"Le château des Carpathes\n\n par\n\n Jules Verne\n\n\n\n\nI\n\n\nCette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il\nen conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance?\nCe serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,--on a\npresque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point\nvraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources\nscientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de\nle mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de\nlégendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en\nBretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des\nbrownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes,\ndes sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des\nCarpathes se prête si naturellement à toutes les évocations\npsychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain\nest encore très attaché aux superstitions des premiers âges.\n\nCes provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée\nReclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire\nsur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être,\nmais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils\nl'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec\ncette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.\n\nPuisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire\npour eux.\n\nLe 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la\nlisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une\nvallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles\ncultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont\nles vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir\nde barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe--et\nparfois de très près.\n\nCe berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique\ndans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou\nMélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros\nsocques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et\npastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman\nde l'Astrée.\n\nFrik, Frik du village de Werst--ainsi se nommait ce rustique pâtour--,\naussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette\nsordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses\nporcs vivaient dans une révoltante prouacrerie--, seul mot, emprunté de\nla vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.\n\n_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik,--_immanior\nipse_. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un oeil,\nveillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses\nchiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un\ncoup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.\n\nIl était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner.\nQuelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante,\ns'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne\nlaissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux\nqui filtre par une porte entrouverte.\n\nCe système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la\nTransylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou\nKolosvar.\n\nCurieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely»\nen magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la\nHongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur\nsoixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares--à peu\nprès le neuvième de la France--, c'est une sorte de Suisse, mais de\nmoitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée.\nAvec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses\nvallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la\nTransylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des\nCarpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la\nTheiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles\nau sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé\nde la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire\nottoman.\n\nTel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle\nde l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly\net ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui\nl'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution\npolitique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y\ncoudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les\nTsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le\ntemps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de\nl'unité transylvaine.\n\nA quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant\ndégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir\nsa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles,\nses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers,\nentre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du\ncercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,--il y a lieu\nde le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon\njaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas\nd'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie,\nvrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin,\naussi immobile qu'un roc.\n\nAu moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest,\nFrik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un\nporte-vue--comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin\net il regarda très attentivement.\n\nDans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par\nl'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château\noccupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure\nd'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante\nlumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que\nprésentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'oeil du\npâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque\ndétail de cette masse lointaine.\n\nSoudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête:\n\n«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!...\nEncore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a\nplus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des\nbastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une\nfine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour\ntout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces\nparoles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au\nchâteau, elle sera donnée en son temps.\n\n«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la\nquatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je\nn'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux\nburg... plus que trois!»\n\nLorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait\nvolontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les\nplanètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai,\nc'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité\npublique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des\nmaléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux\ngens et aux bêtes--ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres\nsympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas\njusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres\nenchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'oeil\ngauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays.\nMême au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un\nberger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour\nsignificatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup\nde chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les\nchemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.\n\nFrik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions\nfantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui\nobéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la\nlune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand\nbissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou\nrêvant aux étoiles.\n\nFrik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des\ncontre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi\ncrédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres\nsortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.\n\nOn ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la\ndisparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à\ntrois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.\n\nAprès avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à\ntravers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village.\nSes chiens le suivaient harcelant les bêtes--deux demi-griffons bâtards,\nhargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons\nqu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis,\ndont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de\ntroisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.\n\nCe troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à\nla commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour\nFrik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement\ndes maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère,\nclavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.\n\nLe troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près\nde lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des\nbêlements.\n\nAu sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes\nchamps. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige,\ntrès long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce\n«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la\nlisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres.\nPlus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis\ndu fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les\nscieries de l'amont.\n\nChiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se\nmirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des\nroseaux.\n\nWerst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse\nsaulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui\ntouffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se\ndéveloppait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui\nporte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs\ndu Plesa.\n\nLa campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit\ntombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait\npu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau\ndésaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un\nhomme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.\n\n--Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.\n\nC'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les\nrencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus\nmodestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser:\nils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou\nvalaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais,\ngrand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.\n\nCe colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et\nde petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle\nassujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou\net à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un\nétalagiste ambulant.\n\nProbablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire\nqu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans\ncette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec\nun accent étranger:\n\n«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?\n\n--Oui... suivant le temps, répondit Frik.\n\n--Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.\n\n--Et j'irai mal demain, car il pleuvra.\n\n--Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans\nvotre pays?\n\n--Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de\nla montagne.\n\n--A quoi voyez-vous cela?\n\n--A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.\n\n--Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...\n\n--Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.\n\n--Encore faut-il posséder une maison, pasteur.\n\n--Avez-vous des enfants? dit Frik.\n\n--Non.\n\n--Etes-vous marié?\n\n--Non.»\n\nEt Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le\ndemander à ceux que l'on rencontre.\n\nPuis, il reprit:\n\n«D'où venez-vous, colporteur?...\n\n--D'Hermanstadt.»\n\nHermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la\nquittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au\nbourg de Petroseny.\n\n«Et vous allez?...\n\n--A Kolosvar.»\n\nPour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la\nvallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises\ndes monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une\nvingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.\n\nEn vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques,\névoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu\nhoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes\nses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera,\ncomme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des\ncotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison\nSaturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut\nl'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans\nétonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne\nconnaissait pas la destination.\n\n«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce\nbric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux\npendu?\n\n--Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles\nà tout le monde.\n\n--A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'oeil,--même à des\nbergers?...\n\n--Même à des bergers.\n\n--Et cette mécanique?...\n\n--Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre\nentre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.\n\n--Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand\nje grelotte sous ma houppelande.»\n\nÉvidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère\ndes pourquoi de la science.\n\n«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un\nbaromètre anéroïde.\n\n--Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il\nfera beau demain ou s'il pleuvra...--Vrai?...\n\n--Vrai.\n\n--Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait\nqu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou\ncourir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps\nvingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui\nsemble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour\ndemain.»\n\nEn réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se\npasser d'un baromètre.\n\n«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le\ncolporteur.\n\n--Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance\nsur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il\ns'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il\nregarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes\nmoutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons.\nGardez donc vos patraques.\n\n--Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que\nles pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez\nbesoin de rien?...\n\n--Pas même de rien.»\n\nDu reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très\nmédiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau\nfixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des\nminutes trop courtes--enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait\npeut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au\nmoment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte\nde tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant:\n\n«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?...\n\n--Ce tuyau n'est pas un tuyau.\n\n--Est-ce donc un gueulard?»\n\nEt le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé.\n\n«Non, dit le juif, c'est une lunette.»\n\nC'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois\nles objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même\nrésultat.\n\nFrik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le\nretournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les\ncylindres.\n\nPuis, hochant la tête «Une lunette? dit-il.\n\n--Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue.\n\n--Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les\ndernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au\nfond des défilés du Vulkan.\n\n--Sans cligner?...\n\n--Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir\nau matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la\nprunelle.\n\n--Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt\naveugle...\n\n--Pas les bergers.\n\n--Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs,\nlorsque je les mets au bout de ma lunette.\n\n--Ce serait à voir.\n\n--Voyez en y mettant les vôtres...\n\n--Moi?...\n\n--Essayez.\n\n--Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature.\n\n--Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.»\n\nBien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent\najustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'oeil gauche, il appliqua\nl'oculaire à son oeil droit.\n\nTout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en\nremontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le\nbraqua vers le village de Werst.\n\n«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes\nyeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck,\nle forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil\nsur l'épaule...\n\n--Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.--Oui... oui...\nc'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de\nla maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour\naller au-devant de lui?...\n\n--Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le\ngarçon...\n\n--Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux...\nles amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les\ntiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs\nmignasses!--Que dites-vous de ma machine?\n\n--Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!»\n\nPour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une\nlunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi\nles plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra\nbientôt.\n\n«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que\nWerst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà,\nvous dis-je!...\n\n--Et ça ne me coûtera pas davantage?...\n\n--Pas davantage.\n\n--Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le\nclocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un\nbras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le\nclocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert,\ncomme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui\npointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais,\nj'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même\nprix...\n\n--Toujours, pasteur.»\n\nFrik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la\nlunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du\nPlesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du\nburg.\n\n«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien\nvu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison\nde la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer\nson corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a\nquelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu\nd'enfer... C'est le Chort!»\n\nLe Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les\nconversations du pays.\n\nPeut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles\nincompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des\nenvirons, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la\nsurprise:\n\n«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une\nbrume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!...\nDepuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus!\n--Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la\nfumée.\n\n--Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se\nbrouille.\n\n--Essuyez-le.\n\n--Et quand je l'essuierais?»\n\nFrik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa\nmanche, il la remit à son oeil.\n\nC'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle\nmontait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les\nhautes vapeurs.\n\nFrik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur\nle burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau\nd'Orgall.\n\nSoudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui\npendait sous son sayon:\n\n«Combien votre tuyau? demanda-t-il.\n\n--Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur.\n\nEt il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik\neut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha\npas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque\nqu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira\nl'argent.\n\n«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le\ncolporteur.\n\n--Non... pour mon maître, le juge Koltz.\n\n--Alors il vous remboursera...\n\n--Oui... les deux florins qu'elle me coûte...\n\n--Comment... les deux florins?...\n\n--Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami.\n\n--Bonsoir, pasteur.»\n\nEt Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement\ndans la direction de Werst.\n\nLe juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à\nfaire à quelque fou:\n\nSi j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma\nlunette!»\n\nPuis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules,\nil prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la\nSil.\n\nOù allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le\nreverra plus.\n\n\n\n\nII\n\n\nQu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques\ngéologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions\ndues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps,\nl'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques\nmilles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre\ntravaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes\nlinéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même\nuniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.\n\nIl en était ainsi du burg,--autrement dit du château des Carpathes. En\nreconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne\nà la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache\npoint en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté\nde prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le\nregarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a\npeut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant,\nincertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes\nn'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.\n\nÉvidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix\navec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la\ncroupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide,\nc'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En\nce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur,\net pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.\n\nQuoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique\ndemeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que\nl'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de\nmaître Koltz:\n\nA huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte,\ncouleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui\ns'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant\nles dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions\nd'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est\nencore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à\ngauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant\nle campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par\nles fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au\nmilieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à\ntrois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est\nentouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige\nmétallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par\nla rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.\n\nQuant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il\nexistait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et\nune poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre\nd'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux\nconservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de\nsuperstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois\nses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses\ntonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.\n\nEt pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité\npar les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du\nplateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme\nsupérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des\nmontagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement\nramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le\nsinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces\nlimitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs\nde Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice\ndes puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller.\nPuis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes,\nboisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes,\nque dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat\ns'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2\n414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la\nvallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains\nprofils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.\n\nAu fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac,\ndans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à\ntravers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un\ncharbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes\ncheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et\ndes hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum\ndes arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe\ncette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa\nmain de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la\nnature.\n\nLe château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce\ntemps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises,\npalais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades\nou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des\nagressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi\nl'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent\nl'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel\narchitecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et\ncet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain\nManoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit\nà Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.\n\nQu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la\nfamille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du\npays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres\nqui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre\nles Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les\n«cantices», les--«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces\ndésastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe\nvalaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils\nrépandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,--ce sang qui leur\nvenait des Roumains, leurs ancêtres.\n\nOn le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti\nqu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette\nvaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont\nécrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de\nla Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance\ninébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes\nleurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le\nmilieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz\nétait le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa\nfamille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa\njeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens\nétaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire,\nauquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg.\nSans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe\npour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait\nfaite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses\naptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une\nirrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands\nartistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort\ndélabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut.\nEt, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui\nétait assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de\nl'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il\npouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce\nun excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son\nexistence donnait lieu de le croire.\n\nCependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le\ncoeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie\ntransylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il\nprendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre\nl'oppression hongroise.\n\nLes descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire\néchut en partage aux vainqueurs.\n\nC'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta\ndéfinitivement le château des Carpathes, dont certaines parties\ntombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses\nderniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de\nGortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux\nRosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de\nl'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après\nl'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du\ncompromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand,\nredevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police,\nqui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.\n\nNéanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat:\nà savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de\nRosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien,\nbien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis\ncette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est\nprudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule\npopulation.\n\nChâteau abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et\nardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y\napparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se\npassent encore les choses au milieu de certaines contrées\nsuperstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au\npremier rang parmi elles.\n\nDu reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les\ncroyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de\nl'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles,\nenseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel\net bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous\ncourent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils\npoussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les\n«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on\noublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des\nfées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le\nvendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc\ndans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se\ncachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se\ndistendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui\nenlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée,\nlorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables,\nsemble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination\npopulaire? Nul autre que le «_serpi de casa_», le serpent du foyer\ndomestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan\nachète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait.\n\nOr, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette\nmythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce\nplateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de\nVulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des\nstryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de\nGortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on.\nQuant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait\nautour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand\ndes miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de\nmille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre.\nCela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.\n\nToutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait\nplus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est\nici qu'intervenait la légende.\n\nD'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était\nliée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion\nd'angle, situé à droite de la courtine.\n\nDepuis le départ de Rodolphe de Gortz--les gens du village, et plus\nparticulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé--, ce hêtre perdait\nchaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à\nson enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière\nfois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois\npour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de\nretranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son\nanéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on\nchercherait vainement les restes du château des Carpathes.\n\nEn réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers\nnaissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre\ns'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien\nmoins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne\nle perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la\nSil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier\npaysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg\nn'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois\nbranches au «hêtre tutélaire».\n\nLe berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village\npour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident\nde la lunette.\n\nGrosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du\ndonjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a\ndistinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une\nvapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et\npourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a\nfranchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est\ncertainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des\nêtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du\nfeu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre,\nest-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.\n\nFrik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens\nharcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se\nrabattait avec l'humidité du soir.\n\nQuelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et\nc'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude,\ncar, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le\nbonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y\nparaissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière,\nses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la\nmoitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle\nmauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?\n\nLe premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut,\nFrik lui cria:\n\n«Le feu est au burg, notre maître!--Que dis-tu là, Frik?\n\n--je dis ce qui est.\n\n--Est-ce que tu es devenu fou?»\n\nEn effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil\namoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute\ncime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus\nabsurde.\n\n«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.\n\n--S'il ne brûle pas, il fume.\n\n--C'est quelque vapeur...\n\n--Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers\nle milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant\nles ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.\n\nUne fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage\nde cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.\n\n«Qu'est-ce cela? dit-il.\n\n--Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en\nvaut bien quatre!\n\n--A qui?\n\n--A un colporteur.\n\n--Et pour quoi faire?\n\n--Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous\nverrez.»\n\nLe juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina\nlonguement.\n\nOui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du\ndonjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de\nla montagne.\n\n«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.\n\nCependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le\nforestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques\ninstants.\n\n«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.\n\n--A voir au loin, répondit le berger.\n\n--Plaisantez-vous, Frik?\n\n--je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu\nvous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et\naussi...»\n\nIl n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis\nyeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille\nd'aller au-devant de son fiancé.\n\nElle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la\ndirigèrent vers le burg.\n\nEntre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la\nterrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de\nl'instrument.\n\n«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.\n\n--Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer\nl'autre.\n\n--Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.\n\n--Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.\n\nEt ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit\nqu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour\nlivrer passage aux vapeurs souterraines.\n\n\n\n\nIII\n\n\nLe village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en\nindiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même\nau-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce\nmassif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les\ndeux.\n\nA l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement\nconsidérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et\nautres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli\nle moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce\nque ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans\ndoute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée\nReclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que\nd'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes,\ncommis du fisc et infirmiers de la quarantaine»--Supprimez les gendarmes\net les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de\ncultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq\ncentaines d'habitants.\n\nC'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes\nbrusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de\nchemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine.\nPar là passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les\nmarchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares\nvoyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les\nrailways de Kolosvar et de la vallée du Maros:\n\nCertes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les\nmonts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol,\nil l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de\nsel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille\ntonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son\ndôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de\nTorotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le\nfer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de\nVayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité\nsupérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières\nstrates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à\nLivadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent\ncinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya,\nà Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un\noutillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole\ntransylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du\nprécieux métal.\n\nVoilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant\ncette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous\nles cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai,\npossèdent quelques installations en rapport avec le confort de\nl'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières,\nsoumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des\nmagasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un\ncertain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne\nfaudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.\n\nBien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies\nsur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde\nles murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour\nétage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois,\ncouverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle\npend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages,\ndes ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est\nce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les\nobliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des\nfleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent\nles murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des\nchaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent\nau-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà,\nl'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier\nplan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent\navec l'azur du ciel.\n\nCe n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus\nqu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain--même\nchez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les\ndivers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays\ncomme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de\npetit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs\n«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par\nles moeurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs\ncongénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec,\nse conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont\ninstallés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à\nVulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un\ndemi-mille.\n\nLa civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage--ne\nfût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les\nconditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure\nne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des\nCarpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le\ndernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on\nne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du\ncomitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces\nendroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés!\n\nEt pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à\nWerst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable\nd'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à\nécrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà.\nEn fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne\nconnaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant.\nLà-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort\nen matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent\ngrand profit de ses leçons.\n\nQuant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée\nau premier magistrat de Werst.\n\nLe biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante\nans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache\nnoire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un\nmontagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à\nboucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la\nculotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de\ncuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à\nintervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il\ns'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans\nquelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions,\nachats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit--sans parler\nde la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants,\ns'empressaient de verser dans sa poche.\n\nCette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine\naisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure,\nqui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables\npropriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son\nbien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette\ncontrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et\nl'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait\nplusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez\nconvenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles\nméthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le\nlong des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la\nrécolte--exception faite, et dans une proportion notable, de ce que\nnécessitait sa consommation particulière.\n\nIl va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison\ndu village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue\nmontante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en\nretour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième\nfenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs\nbrindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie\nau-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses\nplants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui\ndébordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de\nbelles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on\ndort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux,\nleurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles\napparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes\naux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de\ncourtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs\nblancs, les portraits violemment enluminés des patriotes\nroumains,--entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode\nVayda-Hunyad.\n\nVoilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme\nseul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine\nd'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst\njusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces\nbizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur\ndans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite\nbrebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant\nune gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un\nregard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En\nvérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut\nplus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux\npoignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs\nd'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué\nà sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté\nsur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée\nd'un ruban ou d'une piécette de métal.\n\nOui! une belle fille, Miriota Koltz, et--ce qui ne gâte rien--riche pour\nce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute,\npuisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?...\nDame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à\ncalculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas\nété poussée plus loin--et pour cause. En revanche, on ne lui en\nremontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas\ntransylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la\nlégende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse\nquelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende\nde la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende\nde la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la\nlégende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne\nbasaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le\ndiable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa\ncime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit\nd'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota\najoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une\ncharmante et aimable fille.\n\nBien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se\nrappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le\npremier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs.\nN'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?\n\nUn beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans,\nhaute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure\nnoire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous\nsa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes\nfines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses\ngestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant\nmilitaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les\nenvirons de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en\ngars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille\nqu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au\nsurplus, personne n'y songeait.\n\nLe mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré--encore\nune quinzaine de jours--vers le milieu du mois prochain. A cette\noccasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait\nconvenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner\nde l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la\ncérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille\nqui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait\nprès d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le\ngémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues\nnuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses\nlégendes favorites.\n\nPour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer\ndeux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.\n\nLe magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans,\nayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de\nporcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre\navec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les\nplumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de\nfer--par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux\ncanif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'oeil, il\ndonnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle\nécriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que\ndevait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission.\nL'instruction ne venait qu'en seconde ligne--et l'on sait ce\nqu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de\ngarçons et de fillettes sur les bancs de son école!\n\nEt maintenant, au tour du médecin Patak.\n\nComment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à\ncroire aux choses surnaturelles?\n\nOui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le\nmédecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge\nKoltz.\n\nPatak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de\nquarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à\nWerst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde\nétourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik\n--ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des\ndrogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses\nclients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au\ncol de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques\ny sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir,\nmême en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur\nPatak--oui! on disait: docteur!--quoiqu'il fût accepté comme tel, il\nn'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien.\nC'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle\nconsistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la\npatente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la\npopulation peu difficile de Werst. Il faut ajouter--ce qui ne saurait\nsurprendre--que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient\nà quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il\naucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas\nmême celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait.\nEt, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du\nchâteau depuis un temps immémorial:\n\n«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille\ncassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.\n\nMais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en\ndéfier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant,\nle château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable\nmystère.\n\n\n\n\nIV\n\n\nEn quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue\ndans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette,\nvenait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce\nmoment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une\nvingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints\nquelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la\npopulation werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions,\net le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui\nvient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire.\n\n«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant\nqu'il en restera pierre sur pierre!\n\n--Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui\njoignait les mains.\n\n--Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce\npays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à\nles éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la\nfumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent\nqu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement\ninvisible à cette distance.\n\nL'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on\npourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le\nlecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à\ncelle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont\nêtre ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au\nsurnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait\nsans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors\nqu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante,\npuisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu!\n\nIl y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même\naffectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires,\naprès journée faite,--ces derniers en nombre restreint, cela va de soi.\nCe local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire,\nl'unique auberge du village.\n\nQuel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas,\nbrave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante\nmais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée,\nses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et\nobligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre,\nsans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les\nintérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par\nl'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays\ntransylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de\nWerst.\n\nPar malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires\npar le culte, ses confrères par la profession--car ils sont tous\ncabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie--pratiquent le\nmétier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan\nroumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race\nétrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs\ndeviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur\nprofit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être\nfigurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.\n\nL'auberge du _Roi Mathias_--elle se nommait ainsi occupait un des angles\nde la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la\nmaison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre,\ntrès rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très\ntentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec\nporte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait\nd'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et\nd'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où\nscintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de\nbois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa\nclientèle.\n\nVoici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres\nperçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à\nl'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais\nrideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors,\nétait condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre,\nlorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur\ntoute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de\nl'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad.\nD'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris\nsource sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses\ndu burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la\nmontagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le\nlit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.\n\nA droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites\nchambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir\nla frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient\nassurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier\nattentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait\nchercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il\navait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne\nbiscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.\n\nC'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut\nréunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le\nforestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et\naussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces\npersonnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables.\nDemandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que\nlui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que\nses soins ne seraient plus indispensables au défunt.\n\nEn attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du\njour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas\noffrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de\n«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait\nfraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces\nliqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers\nroumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre,\net plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes,\ndont le débit est considérable au pays des Carpathes.\n\nIl faut mentionner que le cabaretier Jonas--c'était une coutume de\nl'auberge--ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés,\nayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement\nque les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient\nde marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients.\nAussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main,\nremplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.\n\nIl était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans\nparvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves\ngens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des\nCarpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux\npour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.\n\n«C'est très grave! dit alors maître Koltz.\n\n--Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable\npipe.--Très grave! répéta l'assistance.--Ce qui n'est que trop sûr,\nreprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà\ngrand tort au pays...\n\n--Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod.\n\n--Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec\nun soupir.\n\n--Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en\nsoupirant à l'unisson du biró.\n\n--Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des\nbuveurs.\n\n--Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès\nque j'aurai vendu mes vignes...\n\n--Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta\nle cabaretier.\n\nOn voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A\ntravers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des\nCarpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement\nlésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son\nauberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la\nperception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus\nd'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne\npouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des\nannées, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver\nencore.\n\nEn effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient\ntranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que\nserait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes\nmatériels?\n\nLe berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:\n\n«Peut-être faudrait-il?...\n\n--Quoi? demanda maître Koltz.\n\n--Y aller voir, mon maître.»\n\nTous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question\nresta sans réponse.\n\nCe fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.\n\n«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose\nqu'il y ait à faire.\n\n--Aller au burg...\n\n--Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de\nla cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du\nfeu, c'est qu'une main l'a allumé...\n\n--Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan\nen secouant la tête.\n\n--Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que\ncela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une\ndes cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a\nquitté...\n\n--Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que\npersonne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.\n\nVoilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister\nHermod.\n\n--C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque\nnous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»\n\nLa remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis\nlongtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que\nfussent ses yeux.\n\nQuoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était\nindubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des\nCarpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants\npour les habitants de Vulkan et de Werst.\n\nLe magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses\ncroyances:\n\n«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire.\nPourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au\nburg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....\n\n--Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.\n\n--Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui\nimposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des\ngobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se\nprésentent sous la forme de belles femmes...»\n\nPendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la\nporte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du _Roi\nMathias_. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir\napparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par\nle maître d'école.\n\n«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des\ngénies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu,\npuisqu'ils n'ont rien à cuisiner...\n\n--Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il\nfaut du feu pour les sorcelleries?\n\n--Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de\nréplique.\n\nCette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous,\nc'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres\nhumains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de\nleurs manigances.\n\nJusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le\nforestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns\net les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique\norigine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de\ncuriosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût\naussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une\nfois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.\n\nOn l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si\naventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa\nguise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en\nde telles aventures, c'eût été oeuvre de fou, ou d'indifférent. Et\npourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le\nforestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est\nque Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car\npersonne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même\nelle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait\njamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota\neût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles\nréflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.\n\nCependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la\nproposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au\nchâteau des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à\nmoins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures\nraisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se\nrisquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder,\nJonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres\npaysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.\n\nNon! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:\n\n«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais\nrevenir!»\n\nA cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand\neffroi de l'assistance.\n\nCe n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre\npour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait\nparlé.\n\nSon client étant mort--ce qui faisait honneur à sa perspicacité\nmédicale, sinon à son talent--, le docteur Patak était accouru à la\nréunion du _Roi Mathias_.\n\n«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.\n\nLe docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le\nmonde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement\nironique, il s'écria:\n\n«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous\noccupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château,\nlaissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et\ntoute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je\nn'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont\nfait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du\ncerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du\ndonjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre\nmonde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on\nressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus\nfaire une fournée...»\n\nEt pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des\ngens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable\njactance.\n\nOn le laissa dire.\n\nEt alors le biró de lui demander:\n\n«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au\nburg?...\n\n--Aucune, maître Koltz.\n\n--Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre...\nsi l'on vous en défiait?...\n\n--Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un\ncertain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.\n\n--Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en\ninsistant.\n\n--Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le\nrépéter...\n\n--Il s'agit de le faire, dit Hermod.\n\n--De le faire?...\n\n--Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous\nen prier, ajouta maître Koltz.\n\n--Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...\n\n--Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en\nprions pas... nous vous en défions!\n\n--Vous m'en défiez?...\n\n--Oui, docteur!\n\n--Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier\nPatak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit\nqu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village\net à tout le pays.\n\n--Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des\nCarpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très\npâle.\n\n--Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître\nKoltz.\n\n--je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons,\ns'il vous plaît!...\n\n--C'est tout raisonné, répondit Jonas.\n\n--soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y\ntrouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et\nqui ne gênent personne...\n\n--Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous\nn'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur\noffrir vos services.--S'ils en avaient besoin, répondit le docteur\nPatak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le...\nà me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et\nje ne fais pas gratis mes visites...\n\n--On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.\n\n--Et qui me le paiera?...\n\n--Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des\nclients de Jonas.\n\nVisiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était,\nà tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi,\naprès s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du\npays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui\ndemandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on\nrémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune\nfaçon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne\nproduirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en\nle déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.\n\nVoyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer,\nreprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...\n\n--Non... je n'y crois pas.\n\n--Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont\ndes êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance\navec eux.\n\nLe raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était\ndifficile à rétorquer.\n\n«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu\nau burg...\n\nC'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.\n\n--Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un\navait besoin de moi dans le village...\n\n--Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a\nplus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son\nbillet pour l'autre monde.\n\n--Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.\n\n--Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous\nsavez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La\nvérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète,\nridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon...\nune fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je\nn'irai pas au château des Carpathes!\n\n--J'irai, moi!»\n\nC'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation\nen y jetant ces deux mots.\n\n«Toi... Nic? s'écria maître Koltz.\n\n--Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.»\n\nCeci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour\nse dépêtrer.\n\n«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?...\nCertainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les\ndeux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder...\nVoyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au\nburg... Nous ne pourrions arriver.\n\n--J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai\ndit, j'irai.\n\n--Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant,\ncomme si quelqu'un l'eût pris au collet.\n\n--Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.\n\n--Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance.\n\nL'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment\nleur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment\nengagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait\nau sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne...\nMaintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la\nrisée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement.\nIl se décida donc à faire contre fortune bon coeur.\n\n«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck,\nquoique cela soit inutile!\n\nBien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi\nMathias_.\n\nEt quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en\naffectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa\npoltronnerie.--Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers\nmots furent suivis d'un assez long silence.\n\nCela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était\nréelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant,\npersonne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle,\nbien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que\nl'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de\nrakiou...\n\nSoudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du\nsilence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées:\n\n_«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il\nt'arrivera malheur!»_\n\nQui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne\nne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne\npouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de\nl'autre monde...\n\nL'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas\nprononcer une parole...\n\nLe plus brave--c'était évidemment Nic Deck--voulut alors savoir à quoi\ns'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces\nparoles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le\ncourage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...\n\nPersonne.\n\nIl alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la\nsalle...\n\nPersonne.\n\nIl poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la\nterrasse jusqu'à la grande rue de Werst...\n\nPersonne.\n\nQuelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur\nPatak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge,\nlaissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double\ntour.\n\nCette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition\nfantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans\nleurs maisons...\n\nLa terreur régnait au village.\n\n\n\n\nV\n\n\nLe lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur\nles neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le\ncol de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.\n\nAprès le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix\nentendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'étonnera pas que toute\nla population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà\nd'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela\n--et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du\nChort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils\nétaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes\nd'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils\navaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable.\nPas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu\nqu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le\nchâteau des Carpathes.\n\nEt, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y\nêtre forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le\nmystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y\npassait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic\nDeck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux\nnoyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette\naventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave.\nAprès l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage,\nvoilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative,\net sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le\nretenir...\n\nNi les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu\ninfluencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On\nconnaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son\nentêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien\nne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été\nadressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir!\n\nLorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois\nMiriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce,\nde l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un\nhommage à la Sainte-Trinité.\n\nEt le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure\nd'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans\nsuccès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les\nobjections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché\nderrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui\navait été distinctement entendue.\n\n«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic\nDeck.\n\n--Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak,\nest-ce que je m'en tirerais sans dommage?\n\n--Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous\ny viendrez, puisque j'y vais!»\n\nComprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de\nWerst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que\nNic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité\ndocteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été\ncompromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir\naprès ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine\nd'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre\nobstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à\nrevenir sur ses pas.\n\nNic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le\nmagister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant\nde la grande route, où ils s'arrêtèrent.\n\nDe cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette--elle\nne le quittait plus--dans la direction du burg. Aucune fumée ne se\nmontrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir\nsur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on\nen conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient\ndéguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs\nmenaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive\npour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.\n\nOn se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à\nl'angle du col.\n\nLe jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large\nvisière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante,\nbottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il\navait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à\ndéfaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent\nles frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné,\nil n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.\n\nQuant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à\npierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette\nque son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait\nnécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa.\nCoiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape\nde voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas\ntoutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion\ns'en présentait.\n\nNic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions\ncontenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger\nl'exploration.\n\nAprès avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur\nPatak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en\nremontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les\nravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été\nplus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui\neût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les\nreplis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge,\nprofondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré\npassage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper\nobliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils\nauraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.\n\nC'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au\ntemps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la\ncommunication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée\nde la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été\nouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux\nenvahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis\ndes broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente\nou d'une tortillère.\n\nAu moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que\nremplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le\nchâteau n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du\nrideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la\nmontagne,--disposition commune à tout le système orographique des\nCarpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute\nde repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont\nles rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.\n\n«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même\nde chemin... ou plutôt, il n'y en a plus!\n\n--Il y en aura, répondit Nic Deck.\n\n--C'est facile à dire, Nic...\n\n--Et facile à faire, Patak.\n\n--Ainsi, tu es toujours décidé?...»\n\nLe forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit\nroute à travers les arbres.\n\nA ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin;\nmais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si\nrésolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.\n\nLe docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne\ntarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son\nservice ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair\nmerveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour\nainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection\ndes branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte\ndes écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux\nvents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il\nl'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre,\nmême en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un\nBas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.\n\nEt, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de\nréelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables\nqu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les\npremiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins,\nmassés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces\narbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève\nnouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour\nformer une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à\npercer.\n\nCependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les\nbasses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel\ntravail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et\ndes ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus\nléger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en\ninquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il\nne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il\nest vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,--fâcheuse\naggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à\natteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour\nqu'ils pussent le visiter,--ce qui leur permettrait d'être rentrés à\nWerst avant la nuit.\n\nAussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un\npassage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes\nvégétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de\nracines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne\ns'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent\nn'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des\npois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette\npétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante,\nlorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui\neût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme.\nMais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il\ns'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable\ncompagnon.\n\nParfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une\naverse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées\ndans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à\ngrands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche\nplus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de\njonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme\nsi la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient\nd'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner\njusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir,\nparfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à\nfaire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en\ntirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant,\nessoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui\nvenir en aide.\n\n--Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre!\nrépétait-il.\n\n--Vous le raccommoderez.\n\n--Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner\ncontre l'impossible!»\n\nBah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se\nhâtait de le rejoindre.\n\nLa direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour\narriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte.\nCependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de\ns'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de\nl'après-midi.\n\nAu-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres\nverts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en\naltitude.\n\nEn cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se\nfût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela\ndonna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route,\npuisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.\n\nNic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du\ntorrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que\nles jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la\ngourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et\nfraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que\npouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait\nréparer la dépense.\n\nDepuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec\nNic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils\nfurent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu\nloquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera\npas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très\nbrèves.\n\n«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.\n\n--je vous écoute, répondit Nic Deck.\n\n--je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour\nreprendre des forces.\n\n--Rien de plus juste.\n\n--Avant de revenir à Werst...\n\n--Non... avant d'aller au burg.\n\n--Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si\nnous sommes à mi-route...\n\n--Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.\n\n--Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme\nj'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans\nvoir clair, il faudra attendre le jour...\n\n--Nous l'attendrons.\n\n--Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens\ncommun?...\n\n--Non.\n\n--Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une\nbonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à\npasser la nuit en plein air?...\n\n--Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du\nchâteau.\n\n--Et s'il n'y a pas d'obstacle?...\n\n--Nous irons coucher dans les appartements du donjon.\n\n--Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois,\nforestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de\nce maudit burg...\n\n--Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.\n\n--Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous\ndevons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour\nretourner au village!--Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous\nme suivrez jusqu'où j'irai...\n\n--Le jour, oui!... La nuit, non!\n\n--Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer\nsous les futaies.»\n\nS'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même,\nn'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts\ndu Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst.\nD'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue--une nuit très\nnoire peut-être--, de descendre les pentes du col au risque de choir au\nfond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point\nescalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier\ns'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais\nle docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.\n\n«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à\nme séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne\nte laisserai pas y aller seul.\n\n--Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir\nlà.\n\n--Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons,\npromets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...\n\n--Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y\npénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas\ndécouvert ce qui s'y passe.\n\n--Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les\népaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?...\n\n--Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le\nsaurai...\n\n--Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le\ndocteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les\ndifficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous\na coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant\nque nous soyons en vue..--je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les\nhauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces\nfutaies d'ormes, d'érables et de hêtres.--Mais le sol sera rude à\nmonter!\n\n--Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.\n\nMais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs\ndu plateau d'Orgall!\n\n--J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre,\ndocteur.\n\n--Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité!\n\n--Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous\nabandonnera plus.\n\n--Un guide?» s'écria le docteur.\n\nEt il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.\n\n«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il\nsuffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du\nplateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous\nserons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.\n\n--Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six!\n\n--Allons, êtes-vous prêt?...\n\n--Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques\nminutes!\n\n--Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.\n\n--Pour la dernière fois, êtes-vous prêt?\n\n--Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu\nsais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes\npieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre...\n\n--A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter!\nBon voyage!»\n\nEt Nic Deck se releva.\n\n«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute\nencore!\n\n--Écouter vos sottises!\n\n--Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet\nendroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous\nrepartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour\natteindre le plateau...\n\n--Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de\npasser la nuit dans le burg.\n\n--Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai\nbien t'en empêcher...\n\n--Vous!\n\n--Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le\nfaut...»\n\nIl ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak.\n\nQuant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir\nremis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers\nla berge du Nyad.\n\n«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable\nd'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes\narticulations ne fonctionnent plus...»\n\nElles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que\nl'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le\nforestier, qui ne se retournait même pas.\n\nIl était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du\nPlesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet\noblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement\nraison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu\nd'instants au déclin du jour.\n\nCurieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les\nrustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés,\ngrimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à\ncinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans\nnodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu\nde broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues\nracines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis\npar le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de\nbrindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un\ntalus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives\nentament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu\nde cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il\nfallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de\nmembres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck\nn'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec\nl'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à\nse hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le\ndocteur n'avait plus qu'une crainte,--crainte effroyable: c'était de se\ntrouver seul au milieu de ces mornes solitudes.\n\nCependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres\ncommençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne\nformaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces\nbouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à\nl'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du\nsoir.\n\nLe torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer\njusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu\nde distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis\ndu terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les\nconstructions du burg.\n\nNic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier\nqui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme\nn'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba\ncomme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher.\n\nNic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension.\nDebout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont\nil ne s'était jamais approché.\n\nDevant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un\nfossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une\npoterne, qu'encadrait un cordon de pierres.\n\nAutour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était\nabandon et silence.\n\nUn reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui\ns'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se\nmontrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la\nplate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du\npremier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de\nl'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire.\n\n«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est\nimpossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir\ncette poterne?»\n\nNic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire\nde faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité,\ncomment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de\nl'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était\nd'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière.\n\nC'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême\nsatisfaction du docteur.\n\n\n\n\nVI\n\n\nLe mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait\ndisparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus\nde l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du\ncrépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses\nzones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du\nburg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit.\n\nSi cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle\ndût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou\ntempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient\ncamper en plein air.\n\nIl n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà\net là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun\nabri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait,\nles unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre,\net qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière.\n\nEn réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol\npierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les\ngraines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les\nchevaux moscovites--«présent de joyeuse conquête que les Russes firent\naux Transylvains».\n\nA présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y\nattendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température,\nqui est assez notable à cette altitude.\n\n«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le\ndocteur Patak.\n\n--Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck.\n\n--Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper\nquelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me\nguérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier\nde la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite\nmaison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de\ncoussins et de courtepointes!\n\nEntre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en\nchoisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la\nbrise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck,\net bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate\ncomme une tablette à sa partie supérieure.\n\nCette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses\net les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins\ndans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y\nasseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un\nvase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens\nde la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe\nde Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille\navaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était\nsouillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc\nl'eût réduit en poussière.\n\nA l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une\nancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical\nque par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le\ndocteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre\ndes apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à\nbon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or,\ndans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui\nhantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis\nredressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient\nd'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le\ncou à tous les deux.\n\nEt, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans\nces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger\nd'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques\nn'auraient pu y résister.\n\nPuis, une idée lui vint tardivement,--une idée à laquelle il n'avait\npoint encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce\njour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher\ndu soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter\naux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie\nmalfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne\nne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du\nsoleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de\nsa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois\nmilles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le\nretour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir\ntenter le diable!\n\nTout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer\ntranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir\npuisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire,\npensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse\nd'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en\nfallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa\nfaim, il ne parvint pas à calmer sa peur.\n\n«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au\npied de la roche.\n\n--Dormir, forestier!\n\n--Bonne nuit, docteur.\n\n--Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci\nne finisse mal...»\n\nNic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué\npar profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux\ncontre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond\nsommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents,\nlorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles\nréguliers.\n\nQuant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler\nses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait\nde regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en\nproie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de\nl'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre?\nTout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les\nnuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du\nchâteau. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui\nsemblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles\nallaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur\nles deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée\nleur était interdite!\n\nIl s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se\npropagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui\ntiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il\nentendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un\nfrénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade\nnocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le\nchuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se\ncontractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une\ntranssudation glaciale.\n\nAinsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak\navait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner\nlibre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais\nNic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit--c'était\nl'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des\nmaléfices.\n\nQue se passait-il donc?\n\nLe docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou\ns'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.\n\nEn effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes\nétranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à\nl'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des\nespèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges\nailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme\npour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.\n\nPuis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les\nroches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très\ndistinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à\nson oreille.\n\n«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la\ncloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont\nle vent eût emporté les sons en une direction contraire.\n\nEt voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met\nen branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les\ncoups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.\n\nEn entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une\npeur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible\népouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le\ncorps.\n\nMais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes\nde cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble\ncomme rentré en lui-même.\n\nNic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses\nténèbres qui recouvrent le burg.\n\n«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le\nChort qui la sonne!...»\n\nDécidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur\nabsolument affolé!\n\nLe forestier, immobile, ne lui a pas répondu.\n\nSoudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes\nmarines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes.\nL'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles\nassourdissants.\n\nPuis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où\nsortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations\naveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les\nirradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau\nd'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui\nsemble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une\nlividité étrange?\n\n«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme\ntoi qu'un cadavre?...»\n\nEn effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure\nblafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé,\ncheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur\nle crâne des pendus...\n\nNic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le\ndocteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles\nrétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une\nraideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il «respire\nde l'épouvante!»\n\nUne minute--une minute au plus--dura cet horrible phénomène. Puis,\nl'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements\ns'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et\nl'obscurité.\n\nNi l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par\nla stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le\nretour de l'aube.\n\nA quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à\nses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution?\nS'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait\ndit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais\nn'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable\nenceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble\ndes éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il\nrevenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à\ntravers ce diabolique château?\n\nTout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main,\ncherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde:\n\n«Viens!... Viens!...\n\nNon!» répond Nic Deck.\n\nEt, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce\ndernier effort.\n\nCette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni\nle forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula\njusqu'au lever du jour.\n\nRien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières\nlueurs du matin.\n\nA cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à\nl'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De\nlégères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé\ncomme une peau de zèbre.\n\nNic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à\npeu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de\nVulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs\nnocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les\nfeuilles bruissaient à la brise du levant.\n\nRien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi\nimmobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait\nles cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient\nobstinément closes.\n\nAu-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de\npetits cris clairs.\n\nNic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le\npont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux\npilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.\n\nLe forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette\naventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée\npar les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa\ndevise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé\npersonellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phénomènes\ninexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne\nl'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait\npour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse\naccomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver\navant midi.\n\nQuant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant\nni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le\npousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les\népouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet\nhébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier,\nmontrant le château, lui dit:\n\n«Allons!»\n\nEt pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner\nWerst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais\nqu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il\nn'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est\nqu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus\nqu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le\ntalus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.\n\nMaintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par\nla poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.\n\nLa courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune\nfaille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même\nsurprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de\nconservation,--ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever\njusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être\nimpraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de\npieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait\nd'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles\ninsurmontables.\n\nTrès heureusement--ou très malheureusement pour lui--, il existait\nau-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure\noù s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant\nde l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne\nserait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser\njusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer\npassage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic\nDeck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.\n\nLe forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de\nprocéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur,\nil descendit par un raidillon oblique le revers interne de la\ncontrescarpe.\n\nTous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre\nle fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le\npied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous\nles herbes de cette humide excavation.\n\nAu milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de\nl'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne\nenjambée permettait de franchir.\n\nNic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait\navec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme\nune bête que l'on tire par une corde.\n\nAprès avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la\ncourtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la\npoterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds\net des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui\nfaisait saillie au-dessous de l'embrasure.\n\nÉvidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur\nPatak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne\nl'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire\ncomprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.\n\nPuis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut\nqu'un jeu pour ses muscles de montagnard.\n\nMais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la\nsituation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda,\nil aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus\ndu sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la\npeur:\n\n«Arrête... Nic... arrête!»\n\nLe forestier ne l'écouta point.\n\n«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se\nremettre sur ses pieds.\n\n--Va-t'en!» répondit Nic Deck.\n\nEt il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.\n\nLe docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le\nraidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du\nplateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst...\n\nO prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit\nprécédente!-voici qu'il ne peut bouger...\n\nSes pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires\nd'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils\nadhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur\ns'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé\npour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous\nde sa chaussure.\n\nQuoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il\nest rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend\ndésespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes\nde quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...\n\nCependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il\nvenait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des\ngonds du pont-levis...\n\nUn cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il\neût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un\ndernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du\nfossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il\net il perdit connaissance.\n\n\n\n\nVII\n\n\nComment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst\ndepuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait\ncessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient\ninterminables.\n\nMaître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres\nn'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun\nd'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si\nquelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se\nmontrait--ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement\nbraquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à\nl'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon\nemploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa\nbourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.\n\nA midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on\nl'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du\nsurnaturel?...\n\nFrik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque,\nsans avoir rien vu de suspect.\n\nAprès le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste\nd'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout\npersonne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix\ncomminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles,\npasse encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage\nusuel... mais une bouche!...\n\nAussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en\nquarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point.\nEn serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds,\nfaute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de\nWerst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_,\nfouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le\ndressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande\nsalle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu\norganiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la\nfaçade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il\nfût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une\nmuraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours\nimpétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du\ntemps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas\neussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son\nrakiou.\n\nBien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne\ndevait point se réaliser.\n\nEn effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très\nimprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences\nquotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi\nMathias_.\n\nMais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur\nPatak.\n\nOn s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la\ndésolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des\nCarpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées\ncontre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux\npremières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle\nimpatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître\nd'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne\npermettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall\navant la nuit tombante.\n\nIl suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa\ntoute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on\nentendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé\npour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée\nd'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant\nqu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir\npoindre au tournant de la route du col.\n\nMaître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à\nl'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils\ncrurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie\ndes arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude,\ncar il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder\npendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir--ce mardi des génies\nmalfaisants--, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas\nvolontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck\nfût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité\nest que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au\nsurplus, dans le village.\n\nMais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles\neffrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi\nson fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa,\ntandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit\nvenue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant\nd'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il\nétait devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à\nleur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine\ngeôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur\nles traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins\naurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père\nl'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux\nrevinrent à leur logis.\n\nDès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans\nréserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et\nd'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait\npoint recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les\nmariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.\n\nChaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux\nfiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du\ncomitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de\nleurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des\nvêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des\ncoffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont\naccompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes\nhabits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant;\nils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et\nun mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour\nde la fête.\n\nCe n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait\nrencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous\ndeux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils\navaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au\nmilieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en\navait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si\nrésolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il\nl'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez\nd'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!\n\nQuelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des\npleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le\nregard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui\nmurmurait:\n\n«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de\nfiancé!»\n\nErreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le\nsilence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi\nMathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.\n\nLe lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la\nterrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres\nredescendaient la grande rue,--ceux-ci pour demander des nouvelles,\nceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter\nen avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du\nPlesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans\nmotif.\n\nIl fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement\navec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du\nvillage.\n\nUne demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en\nhaut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en\ntira mauvais indice.\n\n«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître\nKoltz, dès que le berger l'eut rejoint.--Rien vu... rien appris!\nrépondit Frik.--Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent\nde larmes.\n\n--Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un\nmille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du\ndocteur... ce n'était pas lui!\n\n--Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.--Deux voyageurs\nétrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.\n\n--Tu leur as parlé?...\n\n--Oui.\n\n--Est-ce qu'ils descendent vers le village?\n\n--Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent\natteindre le sommet.\n\n--Ce sont deux touristes?...\n\n--Ils en ont l'air, maître Koltz.\n\n--Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du\ncôté du burg?...\n\n--Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la\nfrontière, répondit Frik.\n\n--Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck?\n\n--Aucune.\n\n--Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota.\n\n--Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours,\najouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir\npour Kolosvar.\n\n--Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas\ninconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre\nlogement!»\n\nEt, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par\ncette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au\n_Roi Mathias_.\n\nEn somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son\nmaître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune\nforestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin,\npouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est\nqu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes!\n\nBrisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus\nla force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle\nparvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes\nredoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait\npartir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de\ncraindre qu'elle tombât malade.\n\nCependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait\naller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant.\nQu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des\nêtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu\nimportait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et\nle docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres\nhabitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au\nmilieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des\nCarpathes.\n\nCela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se\ntrouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et\nl'aubergiste Jonas,--pas un de plus. Quant au magister Hermod, il\ns'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il\navait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école.\n\nVers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par\nprudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où\nNic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous\nl'épais massif.\n\nIls se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le\ndocteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le\nchemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile\nde reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que\ntous trois eurent franchi la lisière d'arbres.\n\nNous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès\nqu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens\nde bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on\ntrouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient\npartis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée\nd'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de\nleur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que\nmaître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur\ndévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à\npleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du\npâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte!\n\nLa désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence\nqu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas\nmalheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses\ndeux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs\nenvironnantes.\n\nQuelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures\nde l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement,\nMiriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.\n\nIls n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra\nsous les traits du docteur.\n\n«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas\nlà?...»\n\nSi... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas\net le berger portaient péniblement.\n\nMiriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le\nserra entre ses bras.\n\n«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort!\n\n--Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il\nmériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune\nforestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure\nexsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au\ndocteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon,\ncela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de\nbrique rougeâtre.\n\nLa voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir\nd'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut\nété ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il\nn'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après,\ncependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille\npenchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il\nessaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps\nétait paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois,\nvoulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est\nvrai:\n\n«Ce ne sera rien... ce ne sera rien!\n\n--Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.\n\n--Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion...\nCela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et\ndu repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant\nMiriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade\nplus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.\n\nPendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire\net d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était\npassé depuis leur départ.\n\nMaître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le\nsentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris\ndirection vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils\ngravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus\nqu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient\nle docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout\nservice, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un\narbre:\n\nCourir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul\nmot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec\ndes branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce\nqui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger,\nque relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.\n\nQuant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il\navait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que\nmaître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore\nsuffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.\n\nMais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât\nmaintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de\nses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des\nêtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire,\nde ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes,\nl'intérêt public lui commandait de manquer à son serment.\n\n«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos\nsouvenirs!\n\n--Vous voulez... que je parle...\n\n--Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village,\nje vous l'ordonne!»\n\nUn bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au\ndocteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il\ns'exprima en ces termes:\n\n--Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des\nfous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts\nmaudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble\nencore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il\nvoulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à\ncoucher de Belzébuth!...»\n\nLe docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on\nfrémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il,\nnon... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse\ncédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!»\n\nEt si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa\nmain s'y égarait machinalement.\n\n«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle\nnuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les\nesprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une\nheure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre\nles nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau\npour nous dévorer...»\n\nTous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas\nchevauché par quelque galopade de spectres.\n\n«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la\nchapelle qui se met en branle!»\n\nToutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut\nentendre des battements lointains, tant le récit du docteur\nimpressionnait son auditoire.\n\n«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent\nl'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté\njaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le\nplateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons...\nAh! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres...\ndeux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de\nl'autre!...»\n\nEt, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous,\nil y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet\nautre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!\n\nIl fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de\ncontinuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui\nparut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits\nlui avaient fait perdre.\n\n«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître\nKoltz.\n\nEt, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la\nréponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été\npersonnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du _Roi\nMathias_.\n\n«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour\nétait revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets...\nMais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil...\nIl est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il\nm'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je\nfaisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il\nsaisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la\ncourtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est\ntemps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce\nsacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de\nrevenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!»\nme crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai\nvoulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à\nma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol...\nMes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en\narracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est\ninutile.»\n\nEt le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu\npar les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège.\n\nPuis, revenant à son récit:\n\n«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est\nNic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché\nprise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une\nmain invisible!»\n\nIl est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon\nqu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si\ntroublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits\nles prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la\nnuit dernière.\n\nQuant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est\névanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses\nbottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir...\nSoudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses\njambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et--ce qui\nétait de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic\nDeck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le\nforestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de\nson corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...\nCependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter\nle revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet\nen route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au\nbras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter...\nEnfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller\nchercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont\narrivés très à propos.\n\nPour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement\natteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât\nhabituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas\nmédical.\n\n«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de\nrépondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une\nmaladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a\nguère que le Chort qui puisse la guérir!»\n\nA défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic\nDeck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile,\net combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se\ntrompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune\nforestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il\nétait permis d'espérer qu'il s'en tirerait--même sans aucune\nintervention diabolique--, et à la condition de ne pas suivre trop\nexactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.\n\n\n\n\nVIII\n\n\nDe tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de\nWerst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de\nvaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait\nfait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une\nmanière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa\ntémérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui\nseraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher\nà s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait\nconclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y\nrisquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à\nfranchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.\n\nIl suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même\nà Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait\nrien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes\némigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il\nservait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était\nau-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait\nplus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que\nle gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable\nrepaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les\nseuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?\n\nPendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du\nvillage, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de\nbêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les\nentrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne\nferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on\nsèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?\n\n«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un\nton convaincu.\n\nEt, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons\ndans les pâtures de la Sil.\n\nAinsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était\nentièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes.\nMaître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses\nadministrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à\nlui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin\nde réclamer l'intervention des autorités.\n\nEt la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la\ncheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de\nl'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du\nplateau d'Orgall.\n\nEt les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte\nrougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit\nque des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.\n\nEt ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se\npropageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante\ndes habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les\nvents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que\nrépercutaient les échos du col.\n\nEn outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de\ntrépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à\nla chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part\nd'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et\nressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs,\ntangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un\npays si extraordinairement machiné.\n\nIl va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte.\nUn lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne\nn'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute\nde clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque\nl'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.\n\nDans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut\nsoulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put\ns'ouvrir.\n\nJonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A\nl'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la\ncrainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il\nne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.\n\nJonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans\nl'ouvrir.\n\n«Qui est là? demanda-t-il.--Ce sont deux voyageurs.--Vivants?...\n\n--Très vivants.\n\n--En êtes-vous bien sûrs?...\n\n--Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne\ntarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser\ndehors.»\n\nJonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le\nseuil de la salle.\n\nA peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun\nune chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à\nWerst.\n\nA la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une\nextrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des\nêtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le\n_Roi Mathias_!\n\nLe plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ.\nUne taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des\ncheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la\nphysionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme,\net un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.\n\nAu surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les\ndeux voyageurs:\n\n«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.\n\n--De quel pays?...\n\n--De Krajowa.»\n\nKrajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui\nconfine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des\nCarpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,--ce que Jonas\navait reconnu au premier aspect.\n\nQuant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste,\népaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien\nmilitaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par\ndes bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.\n\nC'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à\npied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en\nbandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par\nun ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres\ns'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.\n\nCes deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger\nFrik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils\nse dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux\nlimites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient\nprendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la\nvallée des deux Sils.\n\n«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.\n\n--Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte,\nrépondit Jonas.\n\n--Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une\nprès de l'autre.\n\n--Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux\nportes à l'extrémité de la grande salle.\n\n--Très bien», répondit Franz de Télek.\n\nOn le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce\nn'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu\nl'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces\npersonnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de\nrecevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au\n_Roi Mathias_.\n\n--A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.\n\n--A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par\nPetroseny et Karlsburg, répondit Jonas.--Est-ce que l'étape est\nfatigante?\n\n--Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser\ncette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos\nde quelques jours...--Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en\ncoupant court aux invites de l'aubergiste.\n\n--Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur\nle comte un repas digne de lui...--Du pain, du vin, des oeufs et de la\nviande froide nous suffiront pour ce soir.\n\n--je vais vous servir.\n\n--Le plus tôt possible.\n\n--A l'instant.»\n\nEt Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question\nl'arrêta.\n\n«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de\nTélek.\n\n--En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.\n\n--Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant\nleur pipe?\n\n--L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les\npoules au village de Werst.»\n\nJamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait\npas un seul client.\n\n«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents\nhabitants?\n\n--Environ, monsieur le comte.\n\n--Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la\nprincipale rue...\n\n--C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du\ndimanche...»\n\nFranz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait\nplus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la\nsituation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait\ns'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!\n\n«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront\nen train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la\nsalle.\n\nQuelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune\ncomte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek\ns'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en\nvoyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils\nse retirèrent chacun dans sa chambre.\n\nComme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles\npendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur\nconversation--à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait\nêtre peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé,\nl'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait\nla famille de son maître.\n\nJonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes.\nMais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du\nregard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du\ndehors, et se répétant:\n\n--Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur\nsommeil!»\n\nLa nuit s'écoula tranquillement.\n\nLe lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux\nvoyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants\naccoururent devant l'auberge.\n\nTrès fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko\ndormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention\nde se lever avant sept ou huit heures du matin.\n\nDe là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu\nle courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas\nquitté leur chambre.\n\nTous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.\n\nRien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant\ndans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne\nlaissait pas d'être rassurant.\n\nD'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air\naimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance.\nPuisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était\nun gentilhomme--un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des\nplus vieilles familles roumaines--que pouvait-on craindre en si noble\ncompagnie?\n\nBref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de\ndonner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.\n\nVers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt,\nil fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et\ndu pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le\ndécider à les accompagner.\n\n«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me\npaierait dix florins ma visite!»\n\nIl convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une\ncertaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi\nMathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de\ncuriosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de\nTélek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.\n\nEn effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à\npayer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a\npoint oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier\nmagistrat de Werst.\n\nLe biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et\nFranz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y\nfaire droit.\n\nIl offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à\nsa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment\nformulée.\n\nJonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave.\nQuelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte.\nIl y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant\ndispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_.\n\nAprès avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir\nsi elle était productive.\n\n«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître\nKoltz.\n\n--Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la\nTransylvanie?\n\n--Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite\nd'être exploré.\n\n--C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne\nd'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai\nbeaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre\ndans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des\nCarpathes.\n\n--C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le\nmagister Hermod--, et, pour compléter votre excursion, nous vous\nengageons à faire l'ascension du Paring.\n\n--je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de\nTélek.\n\n--Une journée suffirait.\n\n--Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain\nmatin.\n\n--Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en\nprenant son air le plus gracieux.\n\nEt il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte\nau _Roi Mathias_.\n\nIl le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de\nséjourner à Werst?...\n\n--Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un\ntouriste! fit observer maître Koltz.\n\n--Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et\nc'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...\n\n--En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg.\n\n--Non..... rien de curieux... répéta le magister.\n\n--Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa\ninvolontairement.\n\nQuels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus\nparticulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un\nétranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait\nsur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des\nCarpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de\nquitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la\nroute du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?\n\nVraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier\nde ses moutons.\n\n«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître\nKoltz.\n\nToutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa\ndirectement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh!\ninterjectifs.\n\nLe berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être\npensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le\nvillage ferait son profit.\n\n«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en\ndédis point.\n\n--Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter?\nreprit le jeune comte.\n\n--Quelque merveille... répliqua maître Koltz.\n\n--Non!... non!...» s'écrièrent les assistants.\n\nEt ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite\npour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux\nmalheurs.\n\nFranz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens,\ndont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière\ntrès significative.\n\n«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il.\n\n--Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a\nle château des Carpathes.\n\n--Le château des Carpathes?...\n\n--Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans\nl'oreille.»\n\nEt, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser\nregarder le biró.\n\nMaintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du\nsuperstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par\ncette brèche.\n\nMaître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire\nconnaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui\nconcernait le château des Carpathes.\n\nIl va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce\nrécit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique\nmédiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens\nde sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes\nvalaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux\napparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par\ndes esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis,\ndans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de\nmerveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis,\nauxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La\nfumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait\ns'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements\nsortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination.\n\nFranz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand\nscandale de ses auditeurs.\n\n«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore\nautre chose.\n\n--Autre chose?...\n\n--Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des\nCarpathes.\n\n--Vraiment?...\n\n--Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles,\nil y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli\npayer cher leur tentative.\n\n--Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez\nironique.\n\nMaître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur\nPatak.\n\n«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé,\nses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas\nen avant?...\n\n--Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.\n\n--Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la\npeur qui le talonnait... jusque dans les talons!\n\n--Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer\nque Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main\nsur la ferrure du pont-levis...\n\n--Quelque mauvais coup dont il a été victime...\n\n--Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce\njour-là...\n\n--Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune\ncomte.--Non... par bonheur.»\n\nEn réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et\nmaître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait\ndonner.\n\nVoici ce qu'il répondit très explicitement.\n\n«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui\nne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le\nchâteau des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En\ntout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt\nà se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des\nmalfaiteurs...\n\n--Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz.\n\n--C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y\nrelancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des\nêtres surnaturels.\n\n--Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?...\n\n--je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château\nle savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des\nimportuns.»\n\nIl était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais\non ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette\nexplication.\n\nLe jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire\nqui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il\nd'ajouter:\n\n«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs,\ncontinuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.\n\n--Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître\nKoltz.\n\n--Et ce qui est, ajouta le magister.\n\n--Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre\nheures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg,\net je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...\n\n--Visiter le burg!... s'écria maître Koltz.\n\n--Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en\nfranchir l'enceinte.»\n\nEn entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si\nmoqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que\nde traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas\npour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces\ngénies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi\nMathias_?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde\nfois?\n\nEt, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles\nconditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible\nchâtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.\n\nFranz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva,\ndisant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle,\ncomme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans\nl'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du\nschnaps du _Roi Mathias_.\n\nLà-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de\nrester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir\nde pareilles choses.\n\nFranz de Télek les arrêta d'un geste.\n\n«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous\nl'empire de la peur.\n\n--Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.\n\n--Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations\nqui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je\nserai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités\nde la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la\npolice, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le\nburg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité,\nsoit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques\nmauvais coup.»\n\nRien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne\nfut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les\ngendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces\nêtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!\n\n«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez\npas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?\n\n--A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz,\nrépondit maître Koltz.\n\n--La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek.\n\n--Elle-même!\n\n--Cette famille dont était le baron Rodolphe?...\n\n--Oui, monsieur le comte.\n\n--Et vous savez ce qu'il est devenu?...\n\n--Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au\nchâteau.»\n\nFranz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une\nvoix altérée:\n\n«Rodolphe de Gortz!»\n\n\n\n\nIX\n\n\nLa famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus\nillustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que\nle pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe\nsiècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire\nde ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.\n\nActuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des\nCarpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek\nse voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le\ndernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au\nvillage de Werst.\n\nPendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial,\noù demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de\ncette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un\ngénéreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la\nnoblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de\nKrajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la\nbourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.\n\nCe genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils\nunique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était\nécoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre\nitalien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne\nsavait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il\nacquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les\narts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit\net jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou\nsangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes,\ntels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant\ntrès brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces\nrudes exercices.\n\nLa comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et\nil n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un\naccident de chasse.\n\nLa douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il\npleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu\nd'années. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait\nd'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial,\nqui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence.\nMais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et\nson précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.\n\nLe jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il\nne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes\nrelations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest,\nparce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs\nque de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.\n\nCependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par\nsentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les\nmontagnes roumaines et de s'envoler au-delà.\n\nLe jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la\nrésolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire\nlargement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de\nKrajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait\navec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au\nservice de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions\nde chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement\ndévoué à son maître.\n\nL'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant\nquelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent.\nIl estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été\nqu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les\nenseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.\n\nCe fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il\nparlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui\navait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers\nlaquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura\nquatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour\nNaples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait\ns'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre,\nil les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui\nsemblait-il--lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut\navoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des\ngrandes cités italiennes.\n\nFranz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la\ndernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se\nrendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_\nqu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de\nKrajowa afin d'y prendre une année de repos.\n\nUne circonstance inattendue allait non seulement changer ses\ndispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.\n\nPendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait\nmédiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait\naucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé\ncomme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs\nde l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de la peinture,\nlorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de\nFlorence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les\noeuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour\nl'interprétation des grands artistes.\n\nCe fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances\nparticulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature\nplus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son coeur.\n\nIl y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice,\ndont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient\nl'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais\nrecherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre\nmusique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans\nl'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à\nMilan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre\nApollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses\ntriomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur\nles autres scènes de l'Europe.\n\nLa Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté\nincomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux\nnoirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits,\nsa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu\nformer plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste\nsublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:\n\n Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !\n\nMais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances\nimmortelles:\n\n ...cette voix du coeur qui seule au coeur arrive,\n\ncette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable\nmagnificence.\n\nCependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle\nperfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus\npuissants de l'âme, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti les\neffets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux\nmille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne\nvoulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.\n\nDès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les\nentraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au\nprojet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la\nSicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme\nsi quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre,\nl'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations\nque l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes.\nPlusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé\nd'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura\nimpitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses\nfanatiques admirateurs.\n\nIl suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des\nhommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et\nl'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où\nl'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de\nl'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que\nl'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il\nle savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,--pas même un certain\npersonnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent\nque nous fassions connaître les traits et le caractère.\n\nC'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,--on le supposait, du\nmoins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu\ncommunicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces\nconventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait\nrien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait\naujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que\nla Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait\nqu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui\noccupait alors la première place dans l'art du chant.\n\nSi Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il\nl'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet\nexcentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il\nsemblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie\ncomme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer\nailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne\nlui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur\nn'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un\nhomme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé\nd'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre\nplace au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y\nrestait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la\nreprésentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il\ns'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre\nchanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.\n\nQuel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à\nl'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle\nfini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,--frayeur\nirraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût\nl'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille,\nelle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et\nqui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos\ndont le public accueillait son entrée en scène.\n\nIl a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla.\nMais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme--nous insisterons\nparticulièrement sur ce point--, tout ce qui pouvait lui rappeler\nl'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi\nqu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel\nGregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime,\nincarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au\npoids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.\n\nSi cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge\naux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que\npour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût\ndans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que\nlui, partageait son existence.\n\nCet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où\nétait-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A\nl'entendre--car il causait volontiers--, il était un de ces savants\nméconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde\nen aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque\npauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche\ndilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique,\navec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait\nde «chiches-faces». Signe particulier, il portait une oeillère noire sur\nson oeil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique\nou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont\nl'unique verre de myope servait à son oeil gauche, allumé d'un regard\nverdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il\neût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui\nrépondre.\n\nCes deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik,\nétaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces\nvilles d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils\navaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que\nl'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs\nindiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa\nnationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz\nde Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron\nRodolphe de Gortz.»\n\nLes choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à\nNaples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et\nle succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était\nmontrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais\nelle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.\n\nA chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil\nà l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge,\ns'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante,\nfaute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.\n\nCe fut alors qu'un bruit courut à Naples,--un bruit auquel le public\nrefusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.\n\nOn disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre.\nQuoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de\nsa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible\nqu'elle songeât à prendre sa retraite?\n\nSi invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât,\nle baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.\n\nCe spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible\nderrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla\nune émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se\ndéfendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un\ntel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu\nà peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute\nautre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la\ndélivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue\na lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou\nla France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et,\npour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était\nd'abandonner le théâtre.\n\nOr, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût\nrépandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice\nune démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la\nplus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une\ngrande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui\navait offert de devenir comtesse de Télek.\n\nLa Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments\nqu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un\ngentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été\nheureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où\nelle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom,\nl'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à\ndissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle\nconsentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à\nquitter la carrière dramatique.\n\nLa nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun\nthéâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage,\ndont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.\n\nOn le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le\nmonde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir\nrefusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se\nrendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte,\nqui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la\nplus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces\npersonnelles à l'adresse de Franz de Télek--menaces dont le jeune homme\nne se préoccupa pas un instant.\n\nMais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut\néprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui\nêtre enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie.\nLe bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est\ncertain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir\nles rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même\nplusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le\nbaron occupait à chaque représentation,--ce qui ne lui était jamais\narrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au\ncharme de la musique.\n\nCependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle\nallait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière\napparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica,\nd'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser\nses adieux au public.\n\nCe soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les\nspectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut\nrester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de\nTélek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le\nrideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.\n\nLe baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore,\nOrfanik s'y trouvait près de lui.\n\nLa Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit\npourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle\nperfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer.\nL'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs\ns'éleva jusqu'au délire.\n\nPendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la\ncoulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer,\nmaudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que\nprovoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait\nd'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et\nde l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui,\nà lui seul!\n\nElle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais\nl'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la\nStilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme\nsemblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit\nque cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui\nne devait plus se faire entendre!\n\nEn ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête\nétrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra,\nsa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la\ncoulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas\nencore arrivé.\n\nLa Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette\nenlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase\nd'un sentiment sublime:\n\n Innamorata, mio cuore, tremante,\n Voglio morire...\n\nSoudain, elle s'arrête...\n\nLa face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la\nparalyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de\nsang... Elle chancelle... elle tombe...\n\nLe public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...\n\nUn cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...\n\nFranz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses\nbras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:\n\n--Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»\n\nLa Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son\nchant s'est éteint avec son dernier soupir!\n\n\n\nLe jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on\ncraignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la\nStilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la\npopulation napolitaine.\n\nAu cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne\nlit que ce nom sur un marbre blanc:\n\n STILLA\n\nLe soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les\nyeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles\neussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où\nla Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la\nvoix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette\ntombe...\n\nC'était Rodolphe de Gortz.\n\nLa nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples,\net, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.\n\nMais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.\n\nCette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:\n\n«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!\n\n «RUDOLPHE DE GORTZ.»\n\n\n\nX\n\n\nTelle avait été cette lamentable histoire.\n\nPendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne\nreconnaissait personne--pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la\nfièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier\nsouffle: c'était celui de la Stilla.\n\nLe jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins\nincessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz\nde Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable\nébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela\nla tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste\ns'était brisée:\n\n«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient\ncomme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit,\nRotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se\nlaisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant\nd'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de\nla morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.\n\nRotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre\ncruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y\nensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait\ntout son bonheur.\n\nQuelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du\npays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à\nl'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement\nabsolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance\nn'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu\noublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace\ncomme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces\nblessures qui ne se ferment qu'à la mort.\n\nCependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait\nquitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et\npressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à\nrompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à\nse consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de\ndistraire sa douleur.\n\nUn plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces\ntransylvaines. Plus tard--Rotzko l'espérait--, le jeune comte\nconsentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été\ninterrompu par les tristes événements de Naples.\n\nFranz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement\npour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les\nplaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient\nengagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du\nRetyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient\nvenus se reposer au village de Werst, à l'auberge du _Roi Mathias_.\n\nOn sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek\narriva, et comment il avait été mis au courant des faits\nincompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment\ntout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron\nRodolphe de Gortz.\n\nL'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible\npour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point\nremarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz,\nqui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires.\nPourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek\nprécisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des\nCarpathes!\n\nLe jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre,\nn'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait\nvainement à calmer.\n\nMaître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait\nrattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils\nfussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas\npour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à\nfaire.\n\nQuelques instants après, tous avaient quitté le _Roi Mathias_, très\nintrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne\nprésageait rien de bon pour le village.\n\nEt puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le\nchâteau des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à\nKarlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur\nintervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le\ndocteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait,\nmaître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle\nviendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des\nesprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas\nrester plus longtemps sous une pareille obsession.\n\nPour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une\ntentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!...\nMais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs\nfusils rateraient à chaque coup!\n\nFranz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du _Roi Mathias_,\ns'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz\nvenait d'évoquer si douloureusement.\n\nAprès être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se\nreleva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse,\nregarda au loin.\n\nSur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le\nchâteau des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le\nspectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable\nfrayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était\ndélaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait\nfui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible\nqu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.\n\nFranz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à\nlaquelle s'arrêter.\n\nD'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le\npréoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir\nle mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.\n\nAussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs\neussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse\nqu'il avait faite de déjouer les manoeuvres de ces faux revenants, en\nprévenant la police de Karlsburg.\n\nToutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails\nplus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au\njeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de\nl'après-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se présenta à la\nmaison du biró.\n\nMaître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que\nM. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race\nroumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé\nle calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes\nreviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans\navoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes...\netc.\n\nFranz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il\nn'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.\n\n«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon\nva aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son\nservice.»\n\nPuis, se retournant:\n\n«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui\nvenait d'entrer dans la salle.\n\n--Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix\némue.\n\nFranz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et,\nla voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui\ndemander quelques explications à ce sujet.\n\n«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement\natteint...\n\n--Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!\n\n--Vous avez un bon médecin à Werst?\n\n--Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien\ninfirmier de la quarantaine.--Nous avons le docteur Patak, répondit\nMiriota.\n\n--Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?\n\n--Oui, monsieur le comte.\n\n--Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son\nintérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette\naventure.--Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de\nfatigue...\n\n--Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui\nsoit susceptible de nuire à Nic Deck.--je le sais, monsieur le comte.\n\n--Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...\n\n--Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.\n\n--Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien\nm'inviter toutefois...\n\n--Monsieur le comte, un tel honneur...\n\n--Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic\nDeck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade\navec sa jolie fiancée.\n\n--Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune\nfille.\n\nEt, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible,\nque Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit\nMiriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur\ndéfense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne\ns'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...\n\n--Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons\nbon ordre, je vous le promets.--Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...\n\n--Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours\nparcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de\nWerst!»\n\nLe jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du\nsurnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à\nla chambre du forestier.\n\nC'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul\navec son fiancé.\n\nNic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge\ndu _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une\nguérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se\nressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément\nfrappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.\n\n«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du\njeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la\nprésence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?\n\n--je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.\n\n--Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille\ndu burg?--je n'en doute pas.\n\n--Et pourquoi, s'il vous plaît?...\n\n--Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait\ninexplicable.\n\n--Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien\nomettre de ce qui s'est passé?\n\n--Volontiers, monsieur le comte.»\n\nNic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que\nconfirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz\nlors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_,--faits auxquels\nle jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement\nnaturelle.\n\nEn somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela\ns'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui\noccupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces\neffets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur\nPatak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on\npouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce\nqui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué\ntout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz\ndéclara au jeune forestier.\n\n«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il\nvoulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est\nguère possible, vous en conviendrez...\n\n--Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans\nquelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...\n\nLorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous\nblessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du\ndocteur Patak n'ont pas trace de blessure.\n\n--Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il\nest vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient\nretenus de cette façon...\n\n--je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait\npu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»\n\nFranz fut assez embarrassé pour répondre.\n\n«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne\nce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce\nque je sais par moi-même.\n\n--Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est\narrivé, Nic Deck.\n\n--Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu\nune terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.\n\n--Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda\nFranz.\n\n--Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une\nviolence...\n\n--Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du\npont-levis?...\n\n--Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été\ncomme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a\npas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur\nm'a relevé sans connaissance.»\n\nFranz secouait la tête en homme que ces explications laissaient\nincrédule.\n\n«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté\nlà, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu\ntout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la\njambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout\ncela!\n\n--Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu\nune commotion brutale...\n\n--Brutale et diabolique!\n\n--Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune\ncomte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je\nne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni\nmalfaisants ni bienfaisants.\n\n--Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui\nm'est arrivé?\n\n--je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera\net de la façon la plus simple.\n\n--Plaise à Dieu! répondit le forestier.\n\n--Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à\nla famille de Gortz?\n\n--Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le\ndernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans\nqu'on ait jamais eu de ses nouvelles.\n\n--Et à quelle époque remonte cette disparition?\n\n--A vingt ans environ.\n\n--A vingt ans?...\n\n--Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le\nchâteau, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son\ndépart, et on ne l'a plus revu.\n\n--Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?\n\n--Personne.\n\n--Et que croit-on dans le pays?...\n\n--On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort\na suivi de près sa disparition.\n\n--On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore--il y a cinq ans du\nmoins.\n\n--Il vivait, monsieur le comte?...\n\n--Oui... en Italie... à Naples.\n\n--Vous l'y avez vu?...\n\n--Je l'ai vu.\n\n--Et depuis cinq ans?...\n\n--Je n'en ai plus entendu parler.»\n\nLe jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue--une idée\nqu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le\nsourcil froncé:.\n\n«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron\nRodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au\nfond de ce burg?...\n\n--Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.\n\n--Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer\njusqu'à lui?...\n\n--Aucun», répondit Franz de Télek.\n\nEt pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans\nl'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont\nl'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans\nce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances\nsuperstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile,\ns'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute\nrecherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du\npays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens\nsur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de\nfaits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu\npersonne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:\n\n--Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le\nbaron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me\ntraiter de cette façon!»\n\nDésireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la\nconversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le\nforestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à\nne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des\nautorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien\npénétrer le mystère du château des Carpathes.\n\nLe jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse\nrecommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point\nretarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait\nd'assister.\n\nAbsorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne\nsortit plus de la journée.\n\nA six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un\nlouable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne\nvint troubler sa solitude.\n\nVers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de\nmoi, mon maître?\n\n--Non, Rotzko.\n\n--Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.\n\n--Va, Rotzko, va.»\n\nA demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à\nremonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la\ndernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de\nGortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge,\nses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la\nfasciner...\n\nPuis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de\nl'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué\nla Stilla...\n\nTout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le\ngagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut\npercevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène\nsurprenant.\n\nIl semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette\nsalle où Franz est seul, bien seul pourtant.\n\nSans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.\n\nOui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des\nlèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano,\ninspirée par ces paroles:\n\n Nel giardino de' mille fiori,\n Andiamo, mio cuore...\n\nCette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable\nsuavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au\nthéâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...\n\nComme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de\nl'entendre encore une fois...\n\nPuis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint\navec les molles vibrations de l'air.\n\nMais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il\nretient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette\nvoix qui lui va au coeur...\n\nTout est silence au-dedans et au-dehors.\n\n«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que\nj'ai tant aimée!»\n\nPuis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!»\ndit-il.\n\n\n\n\nXI\n\n\nLe lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore\ntroublé des visions de la nuit.\n\nC'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour\nprendre la route de Kolosvar.\n\nAprès avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de\nLivadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à\nKarlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la\nTransylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers\nles provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.\n\nFranz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse,\nsa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les\ncontours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le\nplateau d'Orgall.\n\nEt ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg,\ntiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst?\nPréviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?\n\nLorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village,\nc'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une\nbande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant\nintérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire\nl'approche.\n\nMais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré\ndans ses idées, et il hésitait à présent.\n\nEn effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz,\nle baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne\nl'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il\nétait mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il\nde vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de\nGortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au\nchâteau de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui\nconnût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange\nphysicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces\nphénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est\nprécisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.\n\nOn en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le\nbaron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg,\non comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener\nla vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.\n\nOr, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il\nadopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires\nprivées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour\net le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la\nterrasse.\n\nIl jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:\n\n«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de\nGortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si\ncela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons\nde Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire,\net nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.\n\n--Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as\nraison, mon brave Rotzko.\n\n--je le pense aussi, répondit simplement le soldat.--Quant à maître\nKoltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour\nen finir avec les prétendus esprits du burg.\n\n--En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.\n\n--Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.\n\n--Tout sera prêt.\n\n--Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un\ndétour vers le Plesa.\n\n--Et pourquoi, mon maître?\n\n--Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.\n\n--A quoi bon?...\n\nUne fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même\nd'une demi-journée.»\n\nRotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au\nmoins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte\nle souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en\nvain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.\n\nC'est que Franz--comme s'il eût subi quelque influence irrésistible--se\nsentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être\ncette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait\nentendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.\n\nMais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se\nrappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était\ndéjà fait entendre, assurait-on,--cette voix dont Nic Deck avait si\nimprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se\ntrouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le\nprojet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au\npied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y\npénétrer.\n\nIl va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire\nconnaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient\nété capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du\nburg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En\nle voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne\nmettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg.\nMais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin\nlongeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc\npossible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village,\net, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.\n\nVers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que\nlui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se\ndisposa au départ.\n\nMaître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le\nberger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser\nleurs adieux.\n\nLe jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien\nqu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,--ce dont l'ex-infirmier\ns'attribuait tout l'honneur.\n\n«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi\nqu'à votre fiancée.\n\n--Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille,\nrayonnante de bonheur.\n\n--Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.\n\n--Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était\nassombri.\n\n--Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne\npoint oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.\n\n--Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où\nje serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen\nde vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château\nn'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.\n\n--Cela est facile à dire... murmura le magister.\n\n--Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le\nvoulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se\ncachent dans le burg...\n\n--Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer\nle berger Frik.\n\n--Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement\nd'épaules.\n\n--Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez\naccompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!\n\n--Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais\nété comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du\nburg...\n\n--Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et\nà moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me\ntrouvais... j'aie... rêvé...\n\n--je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point\nà vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que\nsi les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs\nbottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine\ncomme les vôtres.»\n\nCeci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière\nfois les hommages de l'hôtelier du _Roi Mathias_, si honoré d'avoir eu\nl'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître\nKoltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit\nun signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du\ncol.\n\nEn moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite\nde la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du\nRetyezat.\n\nRotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître:\nc'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune\ncomte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en\ntirer.\n\nAprès deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se\nreposer un instant.\n\nEn cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la\ndroite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre\ncôté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à\nla distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc\nd'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de\nprendre direction sur le château.\n\nÉvidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du\ndouble la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il\nferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la\ncrête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps\nd'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir\npour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec\nla certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était\nd'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des\ndeux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.\n\nLa halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs,\ntrès agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché\nson existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...\n\nEt il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas\nlui dire:\n\n«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce\nmaudit burg, et partons!»\n\nTous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent\nd'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun\nsentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées,\ncar, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop\nplein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en\nmarécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment\nun peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de\nVulkan, qui fut franchie vers cinq heures.\n\nLe flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck\nn'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y\neut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce.\nC'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se\nhasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles\nprofondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les\nséracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement\nd'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du\nmont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.\n\nRemonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure\nd'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des\nCarpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de\nses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de\ntels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut\nrien.\n\nAu-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du\nplateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se\ndessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où,\ndepuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.\n\nCe qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient\naborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers\nle nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la\ncourtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient\nlaissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux\ndirections, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est\nformé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été\nimpossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait\nni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les\nirrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.\n\nPeu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque\nle jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.\n\nIl était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko\ns'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se\ndéveloppait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa\nteinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche,\nl'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle.\nC'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que\ngrimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des\nviolentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.\n\nEn vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en\nrapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années\nd'existence au vieux burg des barons de Gortz.\n\nFranz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées\npar le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se\ncachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors\ndédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en\npossèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre\nhabitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier\ndescendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont\npersonne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y\nsongeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait\ndû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.\n\nRien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à\nl'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées,\npas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien--pas\nmême un cri d'oiseau--ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.\n\nPendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette\nenceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas\ndes armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées\naccablantes, son coeur gros de souvenirs.\n\nRotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de\nse mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une\nseule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif'\ndu Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il\nn'hésita plus.\n\n«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit\nheures.»\n\nFranz ne parut pas l'entendre.\n\nIl est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel\navant que les auberges soient fermées.\n\n--Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi,\nrépondit Franz.\n\n--Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du\ncol, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être\nvus en la traversant.\n\n--Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le\nvillage.»\n\nLe jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en\narrivant sur le plateau d'Orgall.\n\n«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera\ndifficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous\nparvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si\nj'insiste...\n\n--Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»\n\nEt il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg,\npeut-être par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est\ninhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le\ndocteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la\ncourtine?...\n\nNon! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il\npouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu,\nrien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le\nrebord de la contrescarpe...\n\nEt peut-être le voulait-il?\n\nC'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:\n\n«Venez-vous, mon maître?...\n\n--Oui... oui...», répondit Franz.\n\nEt il restait immobile.\n\nLe plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en\nremontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les\ncontours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien\nn'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites\nfenêtres du donjon.\n\n«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.\n\nEt Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion,\noù se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...\n\nFranz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à\npeu.\n\nC'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée\nd'un long vêtement blanc.\n\nMais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette\nscène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière\nfois?\n\nOui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune\ncomte, son regard si pénétrant attaché sur lui...\n\n«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.\n\nEt, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si\nRotzko ne l'eût retenu...\n\nL'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était\nmontrée pendant une minute...\n\nPeu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces\nmots lui échappèrent:\n\n«Elle... elle... vivante!»\n\n\n\n\nXII\n\n\nÉtait-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais\nrevoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il\nn'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme\nlui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica,\ntelle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au\nthéâtre San-Carlo!\n\nL'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme\nadorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée\ndepuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que\nFranz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis\nqu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu\npénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des\nCarpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population\navait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!\n\nTout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens.\nCela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû\nse le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la\nStilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans\nle burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de\ncette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.\n\nLe jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses\nidées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à\nRodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des\nCarpathes!\n\n«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi\nsurtout... car il me semble que la raison va m'échapper...\n\n--Mon maître... mon cher maître!\n\n--A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir\nmême...\n\n--Non... demain...\n\n--Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la\nvoyais... Elle m'attend...\n\n--Eh bien... je vous suivrai...\n\n--Non!... J'irai seul.\n\n--Seul?...\n\n--Oui.\n\n--Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne\nl'a pas pu?...\n\n--J'y entrerai, te dis-je.\n\n--La poterne est fermée...\n\n--Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une\nbrèche... j'y passerai...\n\n--Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le\nvoulez pas?...\n\n--Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu\npourras me servir...\n\n--Je vous attendrai donc ici?...\n\n--Non, Rotzko.\n\n--Où irai-je alors?...\n\n--A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est\ninutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu\nresteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès\nle matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis,\npars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui\nraconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que\nl'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu...\nelle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»\n\nEt, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune\ncomte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se\nmanifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède\nplus.\n\nVa... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.--Vous le voulez?...\n\n--je le veux!»\n\nDevant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir.\nD'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux\nregards du soldat.\n\nRotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à\npartir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient\ninutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il\nserait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le\nlendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à\nKarlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le\nferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe\nde Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce\nburg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin...\nquand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!\n\nEt Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre\nla route du col de Vulkan.\n\nCependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà\ncontourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.\n\nMille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute\nmaintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la\nStilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là...\nLa Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à\nelle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne\nsavait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles\nque n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la\ncuriosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion,\nc'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui!\nvivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à\nRodolphe de Gortz!\n\nA la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la\ncourtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le\npont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader\nces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau\nd'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.\n\nDe jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune\nn'étant pas encore levée--une nuit épaissie par ces brumes qui se\ncondensent entre les montagnes--c'était plus que hasardeux. Au danger\ndes faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait\ncelui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.\n\nFranz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les\nzigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de\ns'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine,\nil se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne\npouvait le tromper.\n\nAu-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec\nlaquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était\npas relevé contre la poterne.\n\nA partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre\nles énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe\nn'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure\nun homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont\nles dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un\nrepère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait\njusqu'au faîte du donjon central!\n\nFranz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait\ntout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux\nchardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples\nd'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.\n\nAh! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors\ncomme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette\nlumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas\nau-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût\nmarché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène\nd'alarme ou les éclats d'un phare!\n\nNon!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à\nquelques pas.\n\nCela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur\nsa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu\nplus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du\npont-levis?\n\nIl s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté\ndevait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait\nobligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du\nburg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait\nsur ses gardes...\n\nC'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer\ndans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces\nténèbres!\n\nUn cri lui échappa... un cri de désespoir.\n\n«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»\n\nEn était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui\nrépondre?...\n\nEt, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les\néchos du Plesa.\n\nSoudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à\ntravers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à\nune certaine hauteur.\n\n«Là est le burg... là!» se dit-il.\n\nEt, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait\nvenir que du donjon central.\n\nÉtant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que\nc'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle\nl'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le\nterre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait\nce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver\njusqu'à la poterne...\n\nFranz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure\nqu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le\nplateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à\ndroite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la\ncontrescarpe.\n\nLa lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle\nvenait de l'une des fenêtres du donjon.\n\nFranz allait ainsi se trouver en face des derniers\nobstacles--insurmontables peut-être!\n\nEn effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il\nfaudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis,\nque ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds\nau-dessus de lui?...\n\nFranz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la\npoterne était ouverte...\n\nLe pont-levis était baissé.\n\nSans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier\nbranlant du pont, et mit la main sur la porte...\n\nCette porte s'ouvrit.\n\nFranz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché\nquelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la\npoterne...\n\nLe comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.\n\n\n\n\nXIII\n\n\nLes gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou\nredescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes\nque son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte\narrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne\nprésente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.\n\nMais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on\ndevait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments\nrestés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger\ntoute une garnison.\n\nVastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont\nl'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits\nsouterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés\ndans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites\nmeurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec\nappartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme\ncrénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte,\nd'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au\nterre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de\nl'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les\neaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad,\nenfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui\ndonnaient accès sur la route du col de Vulkan,--tel était l'ensemble de\nce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système\naussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de\nCrète.\n\nTel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un\nsentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à\ntravers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane\nqui servit à guider le héros grec?\n\nFranz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y\navait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir\nque le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément\nrabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter\nde ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!...\nMais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où\nRodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour\narriver jusqu'à elle.\n\nLa galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte\nsurbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète\nobscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un\npied sûr.\n\nFranz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant\nsur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il\nn'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient\ndes résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de\nvétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à\nl'autre extrémité de cette galerie.\n\nAprès avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier\nangle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement\nplus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.\n\nIl s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et\ncherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.\n\nA deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que\ncette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante\npas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers\nla courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?\n\nFranz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était\narrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par\nun angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il\nrencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des\nramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en\nvain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable\ntravail de taupes.\n\nFranz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se\nfourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une\ntrappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une\noubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait\nquelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs,\nmais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le\nloisir de la réflexion.\n\nToutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre,\nc'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures,\nménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance\nque ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de\nl'escalier.\n\nIncontestablement, il devait exister un mode de communication plus\ndirect entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la\nfamille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à\ntravers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face\nà la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place\nd'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était\ncondamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.\n\nUne heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des\ndétours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant\ncrier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter\njusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait\ntant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable\nobstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.\n\nCependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà.\nDepuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la\nfaim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient.\nAu milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa\nrespiration était devenue haletante, son coeur battait précipitamment.\n\nIl devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied\ngauche, ne rencontra plus le sol.\n\nIl se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une\nseconde.\n\nIl y avait là un escalier.\n\nCet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être\nn'avait-il pas d'issue?\n\nFranz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le\ndéveloppement suivait une direction oblique par rapport au couloir.\n\nSoixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un\nsecond boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres\ndétours.\n\nFranz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il\nvenait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois\ncentaines de pieds en avant.\n\nD'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène\nnaturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette\nprofondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes\nqui habitaient le burg?\n\n«Serait-ce elle?...» murmura Franz.\n\nEt il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour\nlui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches\ndu plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette\nlumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui\ncherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?\n\nA peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un\nmouvement.\n\nUne clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une\nsorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.\n\nHâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le\nsoutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une\nétroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.\n\nCette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de\npieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal.\nLes nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers\nventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle\nétait enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.\n\nEn face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une\nautre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur\ntête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des\nverrous.\n\nFranz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en\nébranler les lourds montants...\n\nSes efforts furent inutiles.\n\nQuelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt\nun grabat en vieux coeur de chêne, sur lequel étaient jetés différents\nobjets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au\nmur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles,\nun large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison\nfroide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un\ncoin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le\ntrop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des\npiliers.\n\nCes dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte\nétait attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette\nprison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par\nruse?\n\nDans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon.\nÉpuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur\nla table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa\ntomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes\npouvait lui rendre un peu de ses forces.\n\nMais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles\ns'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.\n\nDevrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa\nvolonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses\nactes?...\n\n«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que\nj'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice\nque versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la\ncrypte fut plongée dans une complète obscurité.\n\nFranz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit\nou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une\nhorloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt\nune torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne\nprovenait pas de l'apaisement de l'esprit...\n\nCombien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater,\nlorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure.\nMais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.\n\nFranz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première\nporte: elle était toujours ouverte;--vers la seconde porte: elle était\ntoujours fermée.\n\nIl voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.\n\nSi son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la\ntête à la fois vide et pesante.\n\n«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il\njour?...»\n\nA l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que\nla lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli\nd'une eau claire.\n\nQuelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet\naccablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du\nburg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz...\nÉtait-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses\nsemblables?\n\nCe n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait\nencore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne,\nil sortirait du château...\n\nSortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière\nlui...\n\nEh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des\nembrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors...\nCoûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du\nburg...\n\nMais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?...\nPartirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...\n\nNon! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le\nconcours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village\nde Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on\nfouillerait le burg de fond en comble!...\n\nCette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans\nperdre un instant.\n\nFranz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était\narrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde\nporte de la crypte.\n\nC'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient--lentement.\n\nFranz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et,\nretenant sa respiration, il écouta...\n\nLes pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent\nmonté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second\nescalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.\n\nPour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il\nportait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.\n\nSi c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se\njetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors\nd'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il\ntenterait d'atteindre le donjon.\n\nSi c'était le baron Rodolphe de Gortz--et il reconnaîtrait bien l'homme\nqu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de\nSan-Carlo--, il le frapperait sans pitié.\n\nCependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil\nextérieur.\n\nFranz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...\n\nElle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au\njeune comte.\n\nC'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie\navec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes\nmodulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait\nêtre mort avec l'artiste.\n\nEt la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de\nFranz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:\n\n Nel giardino de' mille fiori,\n Andiamo, mio cuore...\n\nCe chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il\nl'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla\nsemblait l'inviter à la suivre, répétant:\n\n Andiamo, mio cuore... andiamo...\n\nEt pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne\npourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras,\nl'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.\n\nEt il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.\n\nDéjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas\ns'éloigner...\n\nFranz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains\naux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait\npresque plus.\n\nC'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un\néclair.\n\n«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas\nreconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée\nici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est\négarée...»\n\nAlors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en\nfeu...\n\n«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que\nje vais devenir fou... fou comme elle...»\n\nIl allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans\nsa cage...\n\n«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il\nfaut que je sorte du burg... J'en sortirai!»\n\nEt il s'élança vers la première porte...\n\nElle venait de se fermer sans bruit.\n\nFranz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la\nStilla...\n\nAprès avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant\nemprisonné dans la crypte.\n\n\n\n\nXIV\n\n\nFranz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de\nréfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour\nen déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul\nsentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla,\nc'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne\nlui renvoyaient plus.\n\nAvait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était\nbien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle\nqu'il avait vue sur le bastion du château.\n\nAlors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de\nraison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une\nseconde fois.\n\n«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma\nvoix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»\n\nEt cela n'était que trop vraisemblable!\n\nAh! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de\nKrajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient\nbien lui rendre la raison!\n\nVoilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs\nheures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.\n\nIl essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos\nde ses pensées.\n\n«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira\ncette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient\nrenouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»\n\nUn soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer\nquelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd\nsommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait,\nc'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus...\nIl ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette\ntable... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...\n\nBientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers\nle zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?\n\nAussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût\napproché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant\njusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante,\nl'oeil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous\nl'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à\ntravers le joint des portes.\n\nSoudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle\nplus frais arriver à ses lèvres.\n\nEn cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un\npeu de l'air du dehors?\n\nOui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du\npilier.\n\nSe glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté\nqui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un\ninstant.\n\nLà s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les\nmurailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un\npuits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel\ntombait un peu d'air et de clarté.\n\nFranz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de\nce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la\nmargelle.\n\nLe soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet\nangle lumineux tendait à se rétrécir.\n\nIl devait être environ cinq heures du soir.\n\nDe là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait\nprolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il\nn'eût été provoqué par une boisson soporifique.\n\nOr, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst\nl'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait\ns'achever...\n\nSi humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins\npoumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une\névasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite\ndétrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient\naucune saillie, était impraticable.\n\nFranz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir\nque par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans\nlequel elles se trouvaient.\n\nLa première porte--par laquelle il était arrivé était très solide, très\népaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés\ndans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.\n\nLa seconde porte--derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la\nStilla--semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par\nendroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un\npassage de ce côté.\n\n«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris\nson sang-froid.\n\nMais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que\nquelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi\nsous l'influence de la boisson somnifère.\n\nLe travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure\nayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les\nverrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en\ndétacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant\nparfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.\n\nTrois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait\nen grinçant sur ses gonds.\n\nFranz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins\nétouffant.\n\nEn ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du\npuits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat.\nLa cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques\nétoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût\nregardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en\nallaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent\navec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la\nlune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de\nl'est.\n\nIl devait être à peu près neuf heures du soir.\n\nFranz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau\nde la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son\ncouteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.\n\nEt peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla,\nerrant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son coeur\nbattait à se rompre.\n\nDès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il\nl'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en\nle montant,--soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il\navait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait\ndonc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.\n\nN'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor,\ndont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua\nd'avancer.\n\nUne demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni\npar une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître\nsa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau\nd'Orgall.\n\nAprès une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit\nhaleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût\ninterminable, quand un obstacle l'arrêta.\n\nC'était la paroi d'un mur de briques.\n\nEt tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre\nouverture.\n\nIl n'y avait aucune issue de ce côté.\n\nFranz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se\nbrisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se\ndérobèrent, il tomba le long de la muraille.\n\nMais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont\nles briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les\ndoigts.\n\n«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.\n\nEt il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit\nentendre de l'autre côté.\n\nFranz s'arrêta.\n\nLe bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière\narrivait à travers la crevasse.\n\nFranz regarda.\n\nLà était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de\ndélabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi\neffondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers\ngibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un\nfenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique\nflamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque\nancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel\ndont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la\ntoiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les\nrafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où\npendait une corde jusqu'à terre,--la corde de cette cloche, qui tintait\nquelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur\nla route du col.\n\nDans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux\nintempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à\nla main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.\n\nFranz reconnut aussitôt cet homme.\n\nC'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique\nsociété pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet\noriginal que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se\nparlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la\npoursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions\nau service de Rodolphe de Gortz!\n\nSi donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence\ndu baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla,\nce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses\nyeux.\n\nQu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée\nde la nuit?\n\nFranz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez\ndistinctement.\n\nOrfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de\nfer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée\ndans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait\nà ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci\navait été à même de s'approcher;\n\nAh! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir\nn'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré\ndans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé\nà le conduire au donjon...\n\nMais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car,\nen cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait\npayer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!\n\nQuelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans\nla chapelle.\n\nC'était le baron Rodolphe de Gortz.\n\nL'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne\nsemblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le\nfanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés\nen arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.\n\nRodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait\nOrfanik.\n\nEt voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux\nhommes.\n\n\n\n\nXV\n\n\n«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?--je viens de\nl'achever.\n\n--Tout est préparé dans les casemates des bastions?\n\n--Tout.\n\n--Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au\ndonjon?\n\n--Ils le sont.\n\n--Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps\nde nous enfuir?\n\n--Nous l'aurons.\n\n--A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était\nlibre?\n\n--Il l'est.»\n\nIl y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant\nrepris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la\nchapelle.\n\n«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui\ntenteront de forcer ton enceinte!»\n\nEt Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune\ncomte.\n\n«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.\n\nIl y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait\ndans l'auberge du _Roi Mathias_.\n\nEst-ce que l'attaque est pour cette nuit?\n\n--Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.\n\n--Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?--Depuis deux heures,\navec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.\n\nEh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de\nGortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous\nceux qui lui viendront en aide.»\n\nPuis, au bout de quelques moments:\n\n«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais\nsavoir qu'il établissait une communication entre le château et le\nvillage de Werst...--On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre\navis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes,\nqui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait\npas tarder à être révélée.\n\nA cette époque--nous ferons très particulièrement remarquer que cette\nhistoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle,\n--l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme\n«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements.\nL'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur oeuvre.\n\nEntre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec\nune précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques,\narrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se\ndisait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait\nl'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles\neussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se\nvoir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du\ntéléphote.].\n\nDepuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de\nGortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de\nl'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses\nadmirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le\nméritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu\nd'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que\nl'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.\n\nCe fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik,\ntalonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa\nbourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que\nle savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait\nseul à en profiter.\n\nAu total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa\nfaçon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur\nrencontre, ne se séparèrent-ils plus--pas même lorsque le baron de Gortz\nsuivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.\n\nMais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable\nartiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui\navaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à\nperfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires\neffets.\n\nAprès les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla,\nle baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était\ndevenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il\nétait allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y\nenfermer avec lui.\n\nLorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs\nde ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant\ndu pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de\nlui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen\nd'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet,\nil existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et\nc'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que\nnul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était\nnécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.\n\nEn réalité, ce qui restait du burg--et notamment le donjon central--,\nétait moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne\nl'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il\nfallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux\ntravaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et\nalors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.\n\nLe baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et\nOrfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays\nen produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une\nintervention diabolique.\n\nMais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au\ncourant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il\ndonc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en\ndouter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication\ntéléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi\nMathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir\nchaque soir.\n\nC'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans\nles conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine\nisolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut\ndéroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier\ntravail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une\nnuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de\nl'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener\nl'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette\nfenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant\nplacé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du\nfeuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement\ndisposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que\nle baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi\nMathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.\n\nDurant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement\ntroublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en\nécarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné\ndepuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à\nl'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit\nd'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon.\nA partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on\nsait ce qui en résulta.\n\nC'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le\nbaron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se\npassait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait\npris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix\nmenaçante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour\nl'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa\nrésolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui\ninfliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette\nnuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à\nfonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de\nnature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au\ncampanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de\nsel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale,\nformidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements\népouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au\nmoyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du\nfossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le\ncourant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge\nélectrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé\nle forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du\npont-levis.\n\nAinsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces\ninexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal\ntourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent,\npersonne n'eût voulu s'approcher--même à deux bons milles de ce château\ndes Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.\n\nRodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité\nimportune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.\n\nTandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres,\nsa présence à l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitôt signalée par le\nfil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma\navec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non\nseulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du\nburg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes\nsuperstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui\nprotégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les\nautorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes\nces légendes!\n\nAussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le\nburg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix\nde la Stilla, envoyée à l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil\ntéléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route\npour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le\nterre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y\npénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait\nguidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond\nde cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore\nentendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où\ndes aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil\nléthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et\ndont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir\ndu baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en\npourrait jamais sortir.\n\nTels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse\nde Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême\ndépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui,\nn'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu\nles autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au\nvillage de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte\npartie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se\ndéfendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic\nDeck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit\nguère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils\ndéterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient\nplus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour\nmettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le\ndonjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à\nlancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le\ntemps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion\ndont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte\ndu château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que\njamais on ne retrouverait leurs traces.\n\nCe qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz\nl'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une\ncommunication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le\nvillage de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être\nanéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale\naux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron\nde Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,--fuir en entraînant la\nStilla, inconsciente...\n\nAh! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se\njeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait\nfrappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher\nl'effroyable ruine!\n\nMais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas\naprès le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle,\nFranz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et,\nDieu aidant, il ferait justice!\n\nLe baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne\nles perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir?\nSerait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou\nquelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le\ndonjon, car il semblait que toutes les constructions du burg\ncommuniquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne\nrencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.\n\nEn ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de\nGortz et Orfanik.\n\n«Il n'y a plus rien à faire ici?\n\n--Rien.\n\n--Alors séparons-nous.\n\n--Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le\nchâteau?...\n\n--Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.\n\n--Mais vous?...\n\n--Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.\n\n--Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous\nattendre?\n\n--A Bistritz.\n\n--Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre\nvolonté.\n\n--Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois\npendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des\nCarpathes!»\n\nQuelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait\nquitté la chapelle.\n\nBien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette\nconversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de\nparler Rodolphe de Gortz.\n\n\n\n\nXVI\n\n\nLe désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant\nle baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.\n\nIl était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert,\nFranz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez\nfacilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula\navant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.\n\nDès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à\ntous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les\ndéchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir\nde légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques\nétoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.\n\nIl s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle,\net par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est\npourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le\nchevet.\n\nEn cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires,\nson pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de\nla voûte.\n\nEnfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près\nd'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa\npoussée.\n\nCette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.\n\nC'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la\nchapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.\n\nDès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu\nd'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à\nmonter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des\ncours intérieures.\n\nUne demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une\ndemi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la\ngalerie.\n\nFranz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large\ncasemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle\ngauche de la courtine.\n\nCette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles\npénétraient les rayons de la lune.\n\nA l'opposé il y avait une porte ouverte.\n\nLe premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières,\nafin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques\nsecondes.\n\nMais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou\ntrois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau\nd'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.\n\nFranz regarda.\n\nQuelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des\narbres--sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko.\nS'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre\nles hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières\nlueurs de l'aube?\n\nQuel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui\néchapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et\nreconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et,\navant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz\naurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le\ntunnel.\n\nFranz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la\ncasemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la\ngalerie.\n\nCinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se\ndéroulait dans l'épaisseur du mur.\n\nÉtait-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes?\nIl avait lieu de le croire.\n\nCependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui\naccédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite\nd'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à\nl'intérieur d'une cage étroite et obscure.\n\nFranz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout\nd'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.\n\nLà, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était\nentouré à son premier étage.\n\nFranz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de\ns'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau\nd'Orgall.\n\nPlusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien\nn'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.\n\nDécidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le\ntunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte,\noù la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.\n\nIl mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois,\net commença à monter.\n\nToujours même silence.\n\nL'appartement du premier étage n'était point habité.\n\nFranz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages\nsupérieurs.\n\nLorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de\nmarche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus\nélevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où\nflottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.\n\nLa paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce\nmoment.\n\nA travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait\nun vif rayon de lumière.\n\nFranz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.\n\nEn appliquant son oeil à la serrure, il ne distingua que la partie\ngauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant\nplongée dans l'ombre.\n\nAprès avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui\ns'ouvrit.\n\nUne salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses\nmurs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en\nse rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des\ntentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient\nses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils,\nescabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient\nd'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté\nintérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur\nlequel s'amortissaient les pas.\n\nL'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant,\nFranz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle\nétait baignée d'ombre ou de lumière.\n\nA droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde\nobscurité.\n\nA gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée\nd'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil\nde concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être\naperçu.\n\nA une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un\nécran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier,\nque l'écran entourait d'une sorte de pénombre.\n\nPrès du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait\nune boîte rectangulaire.\n\nCette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont\nle couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un\ncylindre métallique.\n\nDès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était\noccupé.\n\nLà, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète\nimmobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières\ncloses, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie\nantérieure de la boîte.\n\nC'était Rodolphe de Gortz.\n\nÉtait-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu\npasser cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?\n\nNon!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu\ndire à Orfanik.\n\nLe baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et,\nconformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que\nson compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.\n\nEt la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il\nvoulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes,\navant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre\nraison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir,\nl'enivrer de son chant?...\n\nOù était donc la Stilla?...\n\nFranz ne la voyait ni ne l'entendait...\n\nAprès tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la\nmerci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler.\nMais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il\npas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui\navait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par\nlui... et le frapper?...\n\nFranz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à\nfaire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête\nperdue, il levait la main...\n\nSoudain la Stilla apparut.\n\nFranz laissa tomber son couteau sur le tapis.\n\nLa Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure\ndénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de\nl'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du\nburg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond\nde l'âme...\n\nIl était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la\nStilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas\nles lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!\n\nFranz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour\nl'entraîner au-dehors...\n\nLa Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le\nbaron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le\ndilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une\nliqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres\nd'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude\ninfinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!\n\nOui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour\nlui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui\nsemblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du\nmoins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!\n\nFranz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas\nentendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente\ncontemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui\nétait là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses\nyeux!\n\nEt ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait\nfaire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir?\nOui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'_Orlando_, ce\nfinale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière\nphrase:\n\n Innamorata, mio cuore tremante,\n Voglio morire...\n\nFranz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se\ndisait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le\nthéâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres\nde la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...\n\nFranz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant...\nEncore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son\nincomparable pureté...\n\nMais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla\nhésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:\n\n Voglio morire...\n\nLa Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois\ntombée sur la scène?...\n\nElle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même\nnote qu'au théâtre de San-Carlo...\n\nElle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce\nsoir-là...\n\nEt pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son\nregard adoré,--ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses\nde son âme...\n\nFranz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors\nde ce château...\n\nA ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se\nrelever.\n\n«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu\ns'échapper...»\n\nMais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:\n\n«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici...\nvivante...\n\n--Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.\n\nEt cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent\ntout l'emportement de la rage.\n\n«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek\nessaie donc de me l'enlever!»\n\nFranz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment\nfixés sur lui...\n\nA ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est\néchappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...\n\nFranz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la\nmalheureuse folle...\n\nIl est trop tard... le couteau la frappe au coeur...\n\nSoudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec\nles mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la\nStilla...\n\nFranz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est\ndevenu fou, lui aussi?...\n\nEt alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:\n\n«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix\nme reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à\npersonne!»\n\nAu moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces\nl'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.\n\nRodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la\nboîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend\nau premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la\ncontourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation\nretentit.\n\nRotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron\nde Gortz.\n\nLe baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte\nqu'il serrait entre ses bras.\n\nIl poussa un cri terrible.\n\n«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla...\nElle est brisée... brisée... brisée!...»\n\nEt alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le\nlong de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont\nbrisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»\n\nPuis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck\ncherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des\nagents de police.\n\nPresque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif\ndu Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une\navalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.\n\nDes bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des\nCarpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la\nsurface du plateau d'Orgall.\n\n\n\n\nXVII\n\n\nOn ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de\nOrfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de\nRodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il\nétait impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel\nsur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du\ndésespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de\nGortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir\nété la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui\nétaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la\nboîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du\nburg?\n\nEn tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de\nfusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque\nl'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent\natteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall.\nSeuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et,\nen vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette\npluie de pierres.\n\nL'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et\nles agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en\nremontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des\nmurailles.\n\nCinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des\ndécombres, à la base du donjon.\n\nC'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays--entre\nautres maître Koltz--le reconnurent sans hésitation.\n\nQuant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune\ncomte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre\nson soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.\n\nMais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une\nvictime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic\nDeck ne savait comment le calmer.\n\nCependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut\nretrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la\nmuraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.\n\n«Mon maître... mon pauvre maître...\n\n--Monsieur le comte...»\n\nCe furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck,\nlorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il\nn'était qu'évanoui.\n\nFranz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni\nreconnaître Rotzko ni l'entendre.\n\nNic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla\nencore; il ne fit aucune réponse.\n\nCes derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa\nbouche:\n\n Innamorata... Voglio morire...\n\nFranz de Télek était fou.\n\n\n\n\nXVIII\n\n\nPersonne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison,\nn'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château\ndes Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent\nfaites dans les circonstances que voici:\n\nPendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que\nle baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le\nvoyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime\nde l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par\nl'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de\nWerst, et il était revenu rôder aux environs du burg.\n\nMal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à\ns'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le\nconnaissait et de longue date.\n\nUne fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant\nlesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre\naux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur\ncette catastrophe.\n\nNous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne\nparut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait\nà coeur que ses inventions.\n\nEn premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma\nque la Stilla était morte, et--ce sont les expressions mêmes dont il se\nservit--, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans\nle cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.\n\nCette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait\nprovoquer cette étrange aventure.\n\nEn effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût\npu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir\napparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant,\nlorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il\nretrouvée vivante dans la chambre du donjon?\n\nVoici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être\ninexplicables.\n\nOn se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz,\nlorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution\nde quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent\nde l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante,\nallaient lui manquer.\n\nCe fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils\nphonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la\ncantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces\nappareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et\nOrfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait\naucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.\n\nLe baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent\ninstallés successivement et secrètement au fond de la loge grillée\npendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur\nleurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre\nautres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut\ninterrompu par la mort de la Stilla.\n\nVoici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au\nchâteau des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les\nchants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non\nseulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais\n--ce qui peut paraître absolument incompréhensible--, il la voyait comme\nsi elle eût été vivante, devant ses yeux.\n\nC'était un simple artifice d'optique.\n\nOn n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique\nportrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son\ncostume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure\ndénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle\ncalculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait\nplacé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi\n«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur\nde sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur\nle terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait\napparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à\nce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du\ndonjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de\nses chants.\n\nTels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une\nmanière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le\ndire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces\ninventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de\nperfection.\n\nCependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers\nphénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce\nqu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant\nl'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du\nVulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé\nl'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet\nobjet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant\nde la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre\nune fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet\nappareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et,\nfou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.\n\nLe baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec\nles honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne.\nQuant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de\nKrajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui\na volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants\nde la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il\ny prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il\nsemble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet\ninoubliable passé.\n\nDe fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la\nraison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière\nnuit au château des Carpathes.\n\nDisons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck\nfut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les\nfiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils\nrevinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle\nchambre de sa maison.\n\nMais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon\nnaturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit\nplus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner\n--Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_--,\nelle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître\nKoltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de\nWerst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces\nbraves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.\n\nToutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles,\nne cesse de répéter à qui veut l'entendre:\n\n«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce\nqu'il existe des génies!»\n\nMais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses\nrailleries dépassent la mesure.\n\nDu reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur\nl'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune\ngénération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde\nhantent les ruines du château des Carpathes.\n\nFin"