"Le Rouge et le Noir\n\nChronique du XIXe siècle\n\nby Stendhal (Marie-Henri Beyle)\n\n\n\n\nVOLUME PREMIER\n\n\n La vérité, l'âpre vérité\n\n Danton\n\n\n\n\nCHAPITRE PREMIER\n\n\nUNE PETITE VILLE\n\n Put thousands together\n Less bad,\n But the cage less gay.\n\n HOBBES\n\n\nLa petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de\nla Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de\ntuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de\nvigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule\nà quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties\njadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.\n\nVerrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une\ndes branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige\ndès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la\nmontagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs et donne le\nmouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort\nsimple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des\nhabitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies\nà bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des\ntoiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui,\ndepuis la chute de Napoléon a fait rebâtir les façades de presque toutes\nles maisons de Verrières.\n\nA peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas\nd'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants,\net retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par\nune roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux\nfabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont\nde jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces\nmarteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement\ntransformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux\nqui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans\nles montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à\nVerrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de\nclous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond\navec un accent traînard: _Eh! elle est à M. le maire_.\n\nPour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette grande\nrue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers\nle sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu'il verra\nparaître un grand homme à l'air affairé et important.\n\nA son aspect tous les drapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont\ngrisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs\nordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne\nmanque pas d'une certaine régularité: on trouve même, au premier aspect\nqu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément\nqui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais\nbientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement\nde soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu\ninventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se\nfaire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et à payer lui-même le\nplus tard possible quand il doit.\n\nTel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue\nd'un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur.\nMais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit\nune maison d'assez belle apparence, et à travers une grille de fer\nattenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delà, c'est une ligne\nd'horizon formée par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite à\nsouhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur\nl'atmosphère empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à\nêtre asphyxié.\n\nOn lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux\nbénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de\nVerrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achève\nen ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, à ce qu'on\nprétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis X.\n\nDepuis 1815 il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de\nVerrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de\nce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont\naussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du\nter.\n\nNe vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui\nentourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipzig, Francfort,\nNuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse\nsa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on\nacquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de\nRênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté au\npoids de l'or certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par\nexemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du\nDoubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le\nnom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui\ndomine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on\nélève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de\nRênal.\n\nMalgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du\nvieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis\nd'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au\nruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du\ncrédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce\nlui vint après les élections de 182...\n\nIl a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur\nles bords du Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus\navantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel, comme\non l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de\nl'impatience et de la _manie de propriétaire_, qui animait son voisin,\nune somme de 6000 F.\n\nIl est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de\nl'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a quatre ans de\ncela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit de loin\nle vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce\nsourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maire, il pense depuis\nlors qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché.\n\nPour arriver à la considération publique à Verrières, l'essentiel est de\nne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté\nd'Italie par ces maçons, qui, au printemps, traversent les gorges du\nJura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l'imprudent\nbâtisseur une éternelle réputation _de mauvaise tête_, et il serait à\njamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la\nconsidération en Franche-Comté.\n\nDans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme;\nc'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est\ninsupportable, pour qui a vécu dans cette grande république qu'on\nappelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi\nbête dans les petites villes de France, qu'aux États-Unis d'Amérique.\n\n\n\n\nCHAPITRE II\n\nUN MAIRE\n\n L'importance! Monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots,\n l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage.\n\n BARNAVE\n\n\nHeureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur, un\nimmense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui\nlonge la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs.\nElle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques\nde France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la\npromenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet\ninconvénient senti par tous, mit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité\nd'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur\net de trente ou quarante toises de long.\n\nLe parapet de ce mur, pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages à\nParis, car l'avant-dernier ministre de l'Intérieur s'était déclaré\nl'ennemi mortel de la promenade de Verrières, le parapet de ce mur\ns'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour\nbraver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment\navec des dalles de pierre de taille.\n\nCombien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la\npoitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant\nsur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs! Au-delà,\nsur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles\nl'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de\ncascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort\nchaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rêverie du\nvoyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes.\nLeur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la\ndoivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière son\nimmense mur de soutènement, car, malgré l'opposition du conseil\nmunicipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il soit\nultra et moi libéral, je l'en loue); c'est pourquoi dans son opinion et\ndans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du dépôt de mendicité de\nVerrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de\nSaint-Germain-en-Laye.\n\nJe ne trouve quant à moi qu'une chose à reprendre au COURS DE LA\nFIDÉLITÉ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des\nplaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal, ce que\nje reprocherais au Cours de la Fidélité, c'est la manière barbare dont\nl'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes.\nAu lieu de ressembler par leurs têtes basses rondes et aplaties, à la\nplus vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que\nd'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la\nvolonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les\narbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les\nlibéraux de l'endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du\njardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire\nMaslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte.\n\nCe jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années\npour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux\nchirurgien-major de l'armée d'Italie, retiré à Verrières, et qui de son\nvivant était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste,\nosa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces\nbeaux arbres.\n\n--J'aime l'ombre, répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur\nconvenable quand on parle à un chirurgien, membre de la Légion\nd'honneur, j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de\nl'ombre, et je ne conçois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose,\nquand toutefois, comme l'utile noyer, il _ne rapporte pas de revenu_.\n\nVoilà le grand mot qui décide de tout à Verrières: RAPPORTER DU REVENU.\nA lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts\ndes habitants.\n\nRapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite\nville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la\nbeauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourent s'imagine\nd'abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que\ntrop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en\nfassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers\ndont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de\nl'octroi, _rapporte du revenu à la ville_.\n\nC'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le\nCours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son\nmari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rênal suivait avec\ninquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aîné, qui pouvait\navoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y\nmonter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant\nrenonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de\ntrente ans, mais encore assez jolie.\n\n--Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M.\nde Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'a l'ordinaire.\nJe ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...\n\nMais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents\npages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les\nménagements savants d'un dialogue de province.\n\nCe beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était\nautre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen\nde s'introduire, non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité\nde Verrières, mais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le\nmaire et les principaux propriétaires de l'endroit.\n\n--Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce\nmonsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la\nplus scrupuleuse probité?\n\n--Il ne vient que pour _déverser_ le blâme, et ensuite il fera insérer\ndes articles dans les journaux du libéralisme.\n\n--Vous ne les lisez jamais, mon ami.\n\n--Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait\net _nous empêche de faire le bien_[*]. Quant à moi, je ne pardonnerai\njamais au curé.\n\n[*] Historique.\n\n\n\n\nCHAPITRE III\n\nLE BIEN DES PAUVRES\n\n Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.\n\n FLEURY\n\n\nIl faut savoir que le curé de Verrières vieillard de quatre-vingts ans,\nmais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère\nde fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'hôpital et\nmême le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin\nque M. Appert qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse\nd'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au\npresbytère.\n\nEn lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de\nFrance, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan\nresta pensif.\n\nJe suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n'oseraient! Se\ntournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où,\nmalgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de\nfaire une belle action un peu dangereuse:\n\n--Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des\nsurveillants du dépôt de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion\nsur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à\nun homme de coeur: il suivit le vénérable curé visita la prison,\nl'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges\nréponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.\n\nCette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert,\nqui prétendit avoir des lettres à écrire: il ne voulait pas compromettre\ndavantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs\nallèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et revinrent\nensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce\nde géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble\nétait devenue hideuse par l'effet de la terreur.\n\n--Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que je\nvois là avec vous, n'est-il pas M. Appert?\n\n--Qu'importe? dit le curé.\n\n--C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet\na envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas\nadmettre M. Appert dans la prison.\n\n--Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur qui est avec\nmoi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la\nprison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner\npar qui je veux?\n\n--Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête,\ncomme un bouledogue, que fait obéir à regret la crainte du bâton.\nSeulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me\ndestituera; je n'ai pour vivre que ma place.\n\n--Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé,\nd'une voix de plus en plus émue.\n\n--Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le curé, on\nsait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil...\n\nTels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons\ndifférentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses\nde la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte\nà la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin,\nsuivi de M. Valenod directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez\nle curé, pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan\nn'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs\nparoles.\n\n--Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans\nd'âge, que les fidèles verront destituer dans ce voisinage. Il y a\ncinquante-six ans que je suis ici, j'ai baptisé presque tous les\nhabitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je\nmarie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les\ngrands-pères. Verrières est ma famille, mais la peur de la quitter ne me\nfera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur\nde mes actions. Je me suis dit en voyant l'étranger: Cet homme, venu de\nParis, peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop, mais quel\nmal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?\n\nLes reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le\ndirecteur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs:\n\n--Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'était écrié le vieux curé,\nd'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait\nqu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte huit\ncents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies\nillicites dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je\nne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.\n\nM. de Rênal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que répondre\nà cette idée, qu'elle lui répétait timidement: Quel mal ce monsieur de\nParis peut-il faire aux prisonniers? il était sur le point de se fâcher\ntout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de\nmonter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur\nfût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté.\nLa crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de\nRênal de lui adresser la parole. Enfin, l'enfant, qui riait de sa\nprouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade\net accourut à elle. Il fut bien grondé.\n\nCe petit événement changea le cours de la conversation.\n\n--Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de\nplanches, dit M. de Rênal, il surveillera les enfants, qui commencent à\ndevenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre, ou autant vaut,\nbon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants, car il a un\ncaractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai trois cents francs et la\nnourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le\nbenjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui,\nsous prétexte qu'il était leur cousin, était venu se mettre en pension\nchez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent\nsecret des libéraux, il disait que l'air de nos montagnes faisait du\nbien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait\ntoutes les campagnes de Buonaparté en Italie; et même avait, dit-on,\nsigné non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au\nfils Sorel et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait apportés\navec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier\nauprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène qui\nvient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la\nthéologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il\nn'est donc pas libéral, et il est latiniste.\n\nCet arrangement convient de plus d'une façon, continua M. de Rênal, en\nregardant sa femme d'un air diplomatique, le Valenod est tout fier des\ndeux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a\npas de précepteur pour ses enfants.\n\n--Il pourrait bien nous enlever celui-ci.\n\n--Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênal, remerciant sa femme,\npar un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allons,\nvoilà qui est décidé.\n\n--Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti!\n\n--C'est que j'ai du caractère, moi, et le curé l'a bien vu. Ne\ndissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces\nmarchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude, deux ou trois\ndeviennent des richards, eh bien, j'aime assez qu'ils voient passer les\nenfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur\nprécepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que,\ndans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en\npourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire\npour soutenir notre rang.\n\nCette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une\nfemme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit\ndans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la\njeunesse dans la démarche, aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve,\npleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler\ndes idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme\nde Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection\nn'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du\ndépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès ce qui\navait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand\njeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris\nnoirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et broyants qu'en\nprovince on appelle de beaux hommes.\n\nMme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort inégal\nétait surtout choquée du mouvement continuel, et des éclats de voix de\nM. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on\nappelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être très fière de sa\nnaissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente de voir\nles habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons\npas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans\nnulle politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus\nbelles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de\nBesançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle\nne se plaignait jamais.\n\nC'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger\nson mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le dire\nqu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle\naimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs\nenfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature,\net le troisième à l'Église. En somme elle trouvait M. de Rênal beaucoup\nmoins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.\n\nCe jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une\nréputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de\nplaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de\nRênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M. le\nduc d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons\ndu prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M.\nDucrest, l'inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient\nque trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce\nsouvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail\npour lui, et depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes\noccasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était\nd'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait d'argent, il passait,\navec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.\n\n\n\n\nCHAPITRE IV\n\nUN PÈRE ET UN FILS\n\n E sarà mia colpa,\n Se cosi è?\n\n MACHIAVELLI\n\n\nMa femme a réellement beaucoup de tête! se disait, le lendemain à six\nheures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père\nSorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supériorité qui\nm'appartient, je n'avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé\nSorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt,\ncette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me\nl'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses\nenfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?\n\nM. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un\npaysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait\nfort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur\nle chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir\napprocher M. le maire; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et\nétaient déposées là en contravention.\n\nLe père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content\nde la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils\nJulien. Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente\net de désintérêt, dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants\nde ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils\nconservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Égypte.\n\nLa réponse de Sorel ne fut d'abord que la longue récitation de toutes\nles formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait\nces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de\nfausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l'esprit\nactif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter\nun homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il\nétait fort mécontent de Julien et c'était pour lui que M. de Rênal lui\noffrait le gage inespéré de trois cents francs par an, avec la\nnourriture et même l'habillement. Cette dernière prétention, que le père\nSorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été\naccordée de même par M. de Rênal.\n\nCette demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé\npar ma proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est clair,\nse dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre côté et de qui\npeuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod? Ce fut en vain que M. de\nRênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan\ns'y refusa opiniâtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils,\ncomme si, en province, un père riche consultait un fils qui n'a rien,\nautrement que pour la forme.\n\nUne scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est\nsoutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A\nhuit ou dix pieds d'élévation, au milieu du hangar, on voit une scie qui\nmonte et descend, tandis qu'un mécanisme fort simple pousse contre cette\nscie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau\nqui fait aller ce double mécanisme, celui de la scie qui monte et\ndescend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie,\nqui la débite en planches.\n\nEn approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de\nstentor, personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de\ngéants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin,\nqu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la\nmarque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en\nséparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur\npère. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha\nvainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie.\nIl l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des\npièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de\ntout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au\nvieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince peu\npropre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés;\nmais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire\nlui-même.\n\nCe fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que\nle jeune homme donnait à son livre! bien plus que le bruit de la scie\nl'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son\nâge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie,\net de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup\nviolent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second\ncoup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit\nperdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas,\nau milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais\nson père le retint de la main gauche, comme il tombait.\n\n--Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant\nque tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton\ntemps chez le curé, à la bonne heure.\n\nJulien, quoiqu'étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se\nrapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes\naux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son\nlivre qu'il adorait.\n\n--Descends, animal, que je te parle.\n\nLe bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son\npère qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter\nsur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix,\net l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux\nSorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu\nsait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il\nregarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui\nde tous qu'il affectionnait le plus, _le Mémorial de Sainte-Hélène_.\n\nIl avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune\nhomme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits\nirréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs,\nqui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du\nfeu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus\nféroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un\npetit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les\ninnombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être\npoint qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une\ntaille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur.\nDès sa première jeunesse son air extrêmement pensif et sa grande pâleur\navaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait\npour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison,\nil haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la\nplace publique, il était toujours battu.\n\nIl n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner\nquelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde,\ncomme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui\nun jour osa parler au maire au sujet des platanes.\n\nCe chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils,\net lui enseignait le latin et l'histoire c'est-à-dire ce qu'il savait\nd'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait\nlégué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde,\net trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le\nsaut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire.\n\nA peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la\npuissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.\n\n--Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux\npaysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant\nretourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes\nde Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du\nvieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son\nâme.\n\n\n\n\nCHAPITRE V\n\nUNE NÉGOCIATION\n\n Cunctando restituit rem.\n\n ENNIUS.\n\n\n--Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'où\nconnais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé?\n\n--Je ne lui ai jamais parlé répondit Julien, je n'ai jamais vu cette\ndame qu'à l'église.\n\n--Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?\n\n--Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien,\navec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le\nretour des taloches.\n\n--Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et\nil se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au\nfait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as\ngagné M. le curé ou tout autre qui t'a procuré une belle place. Va faire\nton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur\ndes enfants.\n\n--Qu'aurai-je pour cela?\n\n--La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.\n\n--Je ne veux pas être domestique.\n\n--Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que mon\nfils fût domestique?\n\n--Mais, avec qui mangerai-je?\n\nCette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il\npourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il\naccabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller\nconsulter ses autres fils.\n\nJulien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant\nconseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien\ndeviner, alla se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter d'être\nsurpris. Il voulait penser mûrement à cette annonce imprévue qui\nchangeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son\nimagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la\nbelle maison de M. de Rênal.\n\nIl faut renoncer à tout cela se dit-il, plutôt que de se laisser réduire\nà manger avec les domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt\nmourir. J'ai quinze francs huit sous d'économie, je me sauve cette nuit,\nen deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme,\nje suis à Besançon; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je\npasse en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi,\nplus de ce bel état de prêtre qui mène à tout.\n\nCette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à\nJulien; il eût fait, pour arriver à là fortune, des choses bien\nautrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de\nRousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se\nfigurât le monde. Le recueil des bulletins de la grande armée et le\nMémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer\npour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un\nmot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du\nmonde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de\nl'avancement.\n\nAvec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si\nsouvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il\nvoyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par coeur\ntout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre du Pape de\nM. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre.\n\nComme par un accord mutuel. Sorel et son fils évitèrent de se parler ce\njour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez le\ncuré, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange\nproposition qu'on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se\ndisait-il, il faut taire semblant de l'avoir oublié.\n\nLe lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel,\nqui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en\nfaisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences. A\nforce de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son\nfils mangerait avec le maître et la maîtresse de maison, et les jours où\nil y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants.\nToujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un\nvéritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de\ndéfiance et d'étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait\nson fils. C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans\nlaquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.\n\nCette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il\ndemanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son\nfils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.\n\n--Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera\nun habit noir complet.\n\n--Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait\ntout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui\nrestera?\n\n--Sans doute.\n\n--Oh! bien, dit Sorel, d'un ton de voix traînard, il ne reste donc plus\nqu'à nous mettre d'accord sur une seule chose, l'argent que vous lui\ndonnerez.\n\n--Comment! s'écria M. de Rênal indigné, nous sommes d'accord depuis\nhier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et\npeut-être trop.\n\n--C'était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant\nencore plus lentement, et, par un effort de génie qui n'étonnera que\nceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en\nregardant fixement M. de Rênal: _Nous trouvons mieux ailleurs_.\n\nA ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à\nlui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas\nun mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l'emporta sur la\nfinesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les\nnombreux articles, qui devaient régler la nouvelle existence de Julien,\nse trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à\nquatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de\nchaque mois.\n\n--Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.\n\n--Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur\nnotre maire, dit le paysan d'une voix câline, ira bien jusqu'à\ntrente-six francs.\n\n--Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en. Pour le coup, la colère lui\ndonnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de\nmarcher en avant. Alors, à son tour M. de Rênal fit des progrès. Jamais\nil ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux\nSorel fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à\npenser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu'il avait\njoué dans toute cette négociation.\n\n--Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur.\nM. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée\ndu drap noir.\n\nAprès cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules\nrespectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin voyant qu'il\nn'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière\nrévérence finit par ces mots:\n\n--Je vais envoyer mon fils au château.\n\nC'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison\nquand ils voulaient lui plaire.\n\nDe retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se\nméfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la\nnuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la\nLégion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de\nbois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui\ndomine Verrières.\n\nQuand il reparut:\n\n--Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais\nassez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance\ndepuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire.\n\nJulien, étonné de n'être pas battu, se hâta de partir. Mais à peine hors\nde la vue de son terrible père il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait\nutile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église.\n\nCe mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune\npaysan avait eu bien du chemin à parcourir.\n\nDès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6me[*], aux longs\nmanteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs,\nqui revenaient d'Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux à la\nfenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l'état\nmilitaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des\nbatailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux\nchirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard\njetait sur sa croix.\n\n[*] L'auteur était sous-lieutenant au 6e dragons en 1800.\n\nMais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières\nune église, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite\nville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa\nJulien; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle\nqu'elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé\nde Besançon, qui passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge\nde paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était\nl'opinion commune. N'avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre,\nqui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait,\ndisait-on, Mgr l'évêque?\n\nSur ces entrefaites, le juge de paix, père d'une nombreuse famille,\nrendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes, toutes furent\nportées contre ceux des habitants qui lisaient le _Constitutionnel_. Le\nbon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de\ntrois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes doit être payée par\nun cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère cet homme s'écriait: Quel\nchangement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix\npassait pour un si honnête homme! Le chirurgien-major, ami de Julien,\nétait mort.\n\nTout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de\nse faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père,\noccupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait\nprêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées\nentières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant\nlui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de\njeune fille, si pâle et si douce cachait la ré solution inébranlable de\ns'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune?\n\nPour Julien, faire fortune, c'était d'abord sortir de Verrières; il\nabhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination.\n\nDès sa première enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il\nsongeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de\nParis; il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat.\nPourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme Bonaparte pauvre\nencore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien\ndes années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se\ndire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le\nmaître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs\nqu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.\n\nLa construction de l'église et les sentences du juge de paix\nl'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou\npendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la\ntoute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir\ninventée.\n\nQuand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d'être envahie;\nle mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'hui, on voit\ndes prêtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d'appointements,\nc'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de\nNapoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de\npaix, si bonne tête, si honnête homme jusqu'ici, si vieux, qui se\ndéshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il\nfaut être prêtre.\n\nUne fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que\nJulien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du\nfeu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan à un dîner de prêtres\nauquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il\nlui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre\nla poitrine prétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc de\nsapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après\ncette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf\nans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné\ndix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la\nmagnifique église de Verrières.\n\nIl la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fête, toutes les\ncroisées de l'édifice avaient été couvertes d'étoffe cramoisie. Il en\nrésultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du\ncaractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit.\nSeul dans l'église, il s'établit dans le banc qui avait la plus belle\napparence. Il portait les armes de M. de Rênal.\n\nSur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là\ncomme pour être lu. Il y porta es yeux et vit:\n\n_Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté\nà Besançon, le..._\n\nLe papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots\nd'une ligne, c'étaient: _Le premier pas._\n\n--Qui a pu mettre ce papier là? dit Julien. Pauvre malheureux,\najouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa\nle papier.\n\nEn sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était de l'eau\nbénite qu'on avait répandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient\nles fenêtres la faisait paraître du sang.\n\nEnfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.\n\nSerais-je un lâche? se dit-il, aux armes!\n\nCe mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux\nchirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement\nvers la maison de M. de Rênal.\n\nMalgré ses belles résolutions, dès qu'il l'aperçut à vingt pas de lui,\nil fut saisi d'une invincible timidité. La grille de fer était ouverte,\nelle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.\n\nJulien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son\narrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était\ndéconcertée par l'idée de cet étranger, qui, d'après ses fonctions,\nallait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était\naccoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des\nlarmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits\ndans l'appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda\nà son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté\ndans sa chambre.\n\nLa délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de\nRênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier et\nmal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait\nle latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.\n\n\n\n\nCHAPITRE VI\n\nL'ENNUI\n\n Non so più cosa son,\n Cosa faccio.\n\n MOZART: Figaro.\n\n\nAvec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était\nloin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre\ndu salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte\nd'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement\npâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et\navait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.\n\nLe teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que\nl'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce\npouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce\nà M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la\nporte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la\nsonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer\nchagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la\nporte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce\nlui dit tout près de l'oreille:\n\n--Que voulez-vous ici, mon enfant?\n\nJulien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme\nde Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa\nbeauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait\nrépété sa question.\n\n--Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux\nde ses larmes qu'il essuyait de son mieux.\n\nMme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se\nregarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout\nune femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de\nRênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues\nsi pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle\nse mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille; elle se\nmoquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi,\nc'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et\nmal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!\n\n--Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?\n\nCe mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.\n\n--Oui, madame, dit-il timidement.\n\nMme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien:\n\n--Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?\n\n--Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi?\n\n--N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une\nvoix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux,\nvous me le promettez?\n\nS'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une\ndame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien:\ndans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit\nqu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il\naurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement\ntrompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses\njolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se\nrafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine\npublique. A sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille\nà ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la\ndureté et le ton rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le\ncontraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand\névénement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se\ntrouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en\nchemise et si près de lui.\n\n--Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.\n\nDe sa vie, une sensation purement agréable n'avait aussi profondément\nému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé\nà des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignés\npar elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon.\nA peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la\nsuivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle,\nétait une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en\ncroire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir\nun habit noir.\n\n--Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s'arrêtant encore, et\ncraignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait\nheureuse, vous savez le latin?\n\nCes mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans\nlequel il vivait depuis un quart d'heure.\n\n--Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid. Je sais\nle latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la bonté de\ndire mieux que lui.\n\nMme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchant; il s'était\narrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix:\n\n--N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes\nenfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons?\n\nCe ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup\noublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure\nde Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des\nvêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan.\nJulien rougit extrêmement et dit avec un soupir, et d'une voix\ndéfaillante:\n\n--Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.\n\nCe fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut\ntout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté\nde Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air\nd'embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide\nelle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la beauté\nd'un homme lui eût fait peur.\n\n--Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien.\n\n--Bientôt dix-neuf ans.\n\n--Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce\nsera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois\nson père a voulu le battre; l'enfant a été malade pendant toute une\nsemaine, et cependant c'était un bien petit coup.\n\nQuelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m'a\nbattu. Que ces gens riches sont heureux!\n\nMme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se\npassait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse\npour de la timidité, et voulut l'encourager.\n\n--Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une\ngrâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre\ncompte.\n\n--On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la\npremière fois de ma vie dans une maison étrangère j'ai besoin de votre\nprotection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours.\nJe n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé\nà d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la\nLégion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de\nmoi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas s'ils vous\ndisent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais\nmauvaise intention.\n\nJulien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal.\nTel est l'effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle au\ncaractère, et que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à\navoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté\nféminine eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut\nsur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de\nson idée, un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi\nde ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le\nmépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à\npeine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce\nmot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche\npar quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal\nlui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter\navec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau\nfort pâle; il dit, d'un air contraint:\n\n--Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et\nen disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter\nà ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée.\nComme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son\nchâle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres,\nl'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se\ngronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement\nindignée.\n\nM. de Rênal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du même air\nmajestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la\nmairie, il dit à Julien:\n\n--Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous\nvoient.\n\nIl fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les\nlaisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s'assit avec gravité.\n\n--M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous\ntraitera ici avec honneur, et si je suis content j'aiderai à vous faire\npar la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni\nparents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici\ntrente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne\npas donner un sou de cet argent à votre père.\n\nM. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire,\navait été plus fin que lui.\n\n--Maintenant, _monsieur_, car d'après mes ordres tout le monde ici va\nvous appeler monsieur et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une\nmaison de gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n'est pas\nconvenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques\nl'ont-il aperçu? dit M. de Rênal à sa femme.\n\n--Non, mon ami, répondit-elle, d'un air profondément pensif.\n\n--Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant\nune redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de\ndraps.\n\nPlus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau\nprécepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même\nplace. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en\nl'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à\nelle, malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce\nmoment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des\nannées depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant\ndans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit\nqu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais\nle sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents\nde ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de\nlui-même, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses\nmouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le\ncontemplait avec des yeux étonnés.\n\n--De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être\nrespecté de mes enfants et de mes gens.\n\n--Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits; moi,\npauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes; j'irai, si vous le\npermettez, me renfermer dans ma chambre.\n\n--Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa\nfemme.\n\nPar un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se\nrendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.\n\n--Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos\nprévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer\navant un mois.\n\n--Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il\npourra m'en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur\naux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse\nlaissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je\nretiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez\nle drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait\nchez le tailleur, et dont je l'ai couvert.\n\nL'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de\nRênal. Les enfants auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur,\naccablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre\nhomme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la\ngravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air\nqui étonna M. de Rênal lui-même.\n\n--Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour\nvous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une\nleçon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume\nin-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de\nNotre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau\nTestament. Je vous ferai souvent réciter des leçons faites-moi réciter\nla mienne.\n\nAdolphe, l'aîné des enfants, avait pris le livre.\n\n--Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers\nmots d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre\nconduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez.\n\nAdolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien récita toute la page,\navec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait\nsa femme d'un air de triomphe. Les enfants voyant l'étonnement de leurs\nparents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du\nsalon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord\nimmobile, et disparut ensuite. Bientôt la femme de chambre de madame, et\nla cuisinière, arrivèrent près de la porte, alors Adolphe avait déjà\nouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la\nmême facilité.\n\n--Ah! mon Dieu! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne\nfille fort dévote.\n\nL'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner\nle précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques\nmots latins enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de\nlatin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:\n\n--Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète\naussi profane.\n\nM. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il\nexpliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfants,\nfrappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il disait.\nIls regardaient Julien.\n\nLes domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger\nl'épreuve:\n\n--Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier\nm'indique aussi un passade du livre saint.\n\nLe petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un\nalinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au\ntriomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le\npossesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron,\nsous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de\nmonsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.\n\nLe soir tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille.\nJulien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire\ns'étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de\nRênal, craignant qu'on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un\nengagement de deux ans.\n\n--Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer\nje serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à\nrien n'est point égal. Je le refuse.\n\nJulien sut si bien faire que moins d'un mois après son arrivée dans la\nmaison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec\nMM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de\nJulien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur..\n\n\n\n\nCHAPITRE VII\n\nLES AFFINITÉS ÉLECTIVES\n\n Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.\n\n UN MODERNE.\n\n\nLes enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était\nailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait\njamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son\narrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un\nbon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la\nhaute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce\nqui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners\nd'apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui\nl'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait\nle dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se\nsauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de\nla probité, s'écria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et\ncependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui\névidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le\nbien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés\naux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus\nsacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je\nsuis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute\nma famille.\n\nQuelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant\nson bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui\ndomine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux\nfrères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie\nde ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit\nnoir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère\nqu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser\névanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et\nle sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien\nétendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il\ndonna de la jalousie à M. Valenod.\n\nIl prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle,\nmais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui\navait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin\nde faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui\nbaiser la main.\n\nÉlisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de\ndevenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa\nmaîtresse. L'amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d'un des\nvalets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: Vous ne\nvoulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans\nla maison. Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de\njoli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M.\nValenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne\nconvenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c'était le costume que\nportait Julien.\n\nMme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle\nÉlisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de\nla très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il\nétait obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est\npour ces petits soins qu'Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté,\nqu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui\nfaire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut\nle premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de\nJulien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, étaient\nsynonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, Mme\nde Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:\n\n--Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont\nnous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? ce serait dans\nle cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle.\n\nMme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas\nremarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême\npropreté de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire:\nCe pauvre garçon, comment peut-il faire?\n\nPeu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d'en\nêtre choquée.\n\nMme de Rênal était une de ces femmes de province, que l'on peut très\nbien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les\nvoit. Elle n'avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de\nparler. Douée d'une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur\nnaturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne\ndonnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au\nmilieu desquels le hasard l'avait jetée.\n\nOn l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût\nreçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritière, elle avait\nété élevée chez des religieuses adoratrices passionnées _du Sacré-Coeur\nde Jésus_, et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des\njésuites. Mme de Rênal s'était trouvée assez de sens pour oublier\nbientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais\nelle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries\nprécoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une\ngrande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui\navaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de\nla condescendance la plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que\nles maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui\nfaisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme\nétait en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle princesse,\ncitée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d'attention à ce que\nses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si\nmodeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son\nmari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu\nd'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs\ndouleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette\nâme, qui, de la vie, n'avait adoré que Dieu, quand elle était au\nSacré-Coeur de Besançon.\n\nSans qu'elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses\nfils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort.\nUn éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de\nquelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment\naccueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin\nd'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières\nannées de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles\nportaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans\nle coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au milieu des\nflatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait\npassé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière\npour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle\nse figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le\nsous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale\ninsensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance\nou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les\ncontrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter\ndes bottes et un chapeau de feutre.\n\nAprès de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à\nces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.\n\nDe là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances\ndouces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la\nsympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt\npardonné son ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la\nrudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il\nvalait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus\ncommunes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il\ntraversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le\nspectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis\nqu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués\nde Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent\npeu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute\nla sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes\nbien nées.\n\nA Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite\nsimplifiée; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune\nprécepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre\nromans et jusque dans les couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur\nposition. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le\nmodèle à imiter, et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir,\net peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.\n\nDans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident\neût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres\nun jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la\ndélicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des\njouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente\nans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement\ndans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se\nfait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.\n\nSouvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal\nétait attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant\ntout à fait.\n\n--Eh, madame, vous serait-il arrivé quelque malheur!\n\n--Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous\npromener.\n\nElle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à\nJulien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami.\n\nVers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait\nbeaucoup. Elle ralentit le pas.\n\n--On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique\nhéritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de\nprésents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je voudrais\nvous prier d'accepter un petit présent, comme marque de ma\nreconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du\nlinge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de\nparler.\n\n--Quoi, madame? dit Julien.\n\n--Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de\nceci à mon mari.\n\n--Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en\ns'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa\nhauteur, c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins\nqu'un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi\nque ce soit de relatif à mon argent.\n\nMme de Rênal était atterrée.\n\n--M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs\ndepuis que j'habite sa maison; je suis prêt à montrer mon livre de\ndépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me\nhait.\n\nA la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et\ntremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût\ntrouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal\ndevint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien;\nquant à elle, elle le respecta, elle l'admira, elle en avait été grondée.\nSous prétexte de réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait\ncausée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces\nmanières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet\nfut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir rien\nqui pût ressembler à un goût personnel.\n\n--Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et\ncroient ensuite pouvoir tout réparer, par quelques singeries!\n\nLe coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour\nque, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari\nl'offre qu'elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été\nrepoussée.\n\n--Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un\nrefus de la part d'un _domestique_?\n\nEt comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:\n\n--Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses\nchambellans à sa nouvelle épouse: «_Tous ces gens-là_, lui dit-il, _sont\nnos domestiques_.» Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval,\nessentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui\nvit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire\ndeux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.\n\n--Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins\ndevant les domestiques!\n\n--Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari, en\ns'éloignant et pensant à la quotité de la somme.\n\nMme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va\nhumilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se\ncacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire\nde confidences.\n\nLorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était\ntellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre\nparole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra.\n\n--Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari?\n\n--Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il\nm'a donné cent francs.\n\nMme de Rênal le regarda comme incertaine.\n\n--Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que\nJulien ne lui avait jamais vu.\n\nElle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse\nréputation de libéralisme. Là, elle choisit pour dix louis de livres\nqu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait\nque Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire,\nchacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus\nen partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de\nréparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était\nétonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire.\nJamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur\npalpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de\nMme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu'il y aurait, pour un\njeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres.\nEnfin il eut l'idée qu'il serait possible, avec de l'adresse, de\npersuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses\nfils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après\nun mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point, que,\nquelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la\nmention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire, il\ns'agissait de contribuer à la fortune d'un libéral, en prenant un\nabonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était sage\nde donner à son fils aîné l'idée _de visu_ de plusieurs ouvrages qu'il\nentendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à l'École\nmilitaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller plus\nloin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.\n\n--Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute\ninconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût\nsur le sale registre du libraire.\n\nLe front de M. de Rênal s'éclaircit.\n\n--Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus\nhumble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour\ndécouvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de\nlivres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres les\nplus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après mon\nnom les titres de ces livres pervers.\n\nMais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire\nreprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je\ntiens mon homme, se dit-il.\n\nQuelques jours après, l'aîné des enfants interrogeant Julien sur un\nlivre annoncé dans la _Quotidienne_, en présence de M. de Rênal:\n\n--Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune\nprécepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe,\non pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier\nde vos gens.\n\n--Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort\njoyeux.\n\n--Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et\npresque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient\nle succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il\nfaudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une\nfois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les\nfilles de madame, et le domestique lui-même.\n\n--Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d'un air\nhautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant\nmezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.\n\nLa vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites négociations,\net leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence\nmarquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal.\n\nLa position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M.\nle maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait\nprofondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait\nchaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod,\npar les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui venaient de\nse passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la\nréalité. Une action lui semblait-elle admirable? c'était celle-là\nprécisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa\nréplique intérieure était toujours: Quels monstres ou quels sots! Le\nplaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait\nabsolument rien à ce dont on parlait.\n\nDe la vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgien-major;\nle peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte\nen Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit\ncirconstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: Je\nn'aurais pas sourcillé.\n\nLa première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation\nétrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations\nchirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.\n\nJulien ne savait rien au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal,\nle silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient\nseuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle\ntrouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout\nce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui,\nelle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son\ninstinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était\nnullement tendre.\n\nD'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne\nsociété, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se\ntaisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait\nhumilié comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette\nsensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son\nimagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles,\nsur ce qu'un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui\noffrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans\nles nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus\nhumiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec Mme\nde Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus\ncruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à\nparler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour\ncomble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité, mais ce qu'il\nne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux et\nannonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils\ndonnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de\nRênal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais à dire quelque\nchose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne\nsongeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison\nne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes,\nelle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien.\n\nDepuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est\nsévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué.\nLes fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a\nfait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui\nredouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.\n\nMme de Rênal, riche héritière d'une tante dévote mariée à seize ans à un\nbon gentilhomme, n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le\nmoins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseur, le bon\ncuré Chélan, qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de\nM. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot\nne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle\nregardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature,\nl'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans\nque le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de\nRênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin\nde se faire le plus petit reproche.\n\n\n\n\nCHAPITRE VIII\n\nPETITS ÉVÉNEMENTS\n\n Then there were sighs, the deeper for suppression,\n And stolen glances, sweeter for the theft,\n And burning blushes, though for no transgression.\n\n _Don Juan_ C. I, st 74.\n\n\nL'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son\nbonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à\nsa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se\nconfesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le\ncuré eut une véritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut\nextrême, quand Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Élisa\nne pouvait lui convenir.\n\n--Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le\ncuré fronçant le sourcil; je vous félicite de votre vocation, si c'est à\nelle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante.\nIl y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et\ncependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci\nm'afflige, et toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais\npart de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce\nqui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour\naux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous\npourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le\nsous-préfet, le maire, l'homme considéré et servir ses passions: cette\nconduite, qui dans le monde s'appelle savoir-vivre, peut, pour un laïc,\nn'être pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre état,\nil faut opter il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre,\nil n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez\ndans trois jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec\npeine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m'annonce\npas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres\nnécessaires à un prêtre; j'augure bien de votre esprit; mais,\npermettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux,\ndans l'état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.\n\nJulien avait honte de son émotion, pour la première fois de sa vie, il\nse voyait aimé; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans\nles grands bois au-dessus de Verrières.\n\nPourquoi l'état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je\ndonnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan et cependant il vient\nde me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il\nm'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me\nparle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être\nprêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de\ncinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idée de ma\npiété et de ma vocation.\n\nA l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon\ncaractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du\nplaisir à répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je\nne suis qu'un sot!\n\nTrois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se\nmunir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais\nqu'importe? Il avoua au curé, avec beaucoup d'hésitation, qu'une raison\nqu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait à un tiers, l'avait\ndétourné tout d'abord de l'union projetée. C'était accuser la conduite\nd'Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain,\nbien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.\n\n--Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne,\nestimable et instruit, plutôt qu'un prêtre sans vocation.\n\nJulien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux\nparoles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste\nfervent; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui\néclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.\n\nIl ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les\nparoles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son\nâge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il\navait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui\neut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour\nles gestes comme pour les paroles.\n\nMme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre\nne rendît pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse\nchez le curé, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Élisa lui parla\nde son mariage.\n\nMme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l'empêchait de trouver\nle sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme\nde chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'à eux et au bonheur\nqu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison\noù l'on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait à elle\nsous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat\nà Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle\nle verrait quelquefois.\n\nMme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit\nà son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de\nchambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle\nabhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en\ndemanda pardon. Les larmes d'Élisa redoublèrent; elle lui dit que si sa\nmaîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.\n\n--Dites répondit Mme de Rênal.\n\n--Eh bien, madame, il me refuse; des méchants lui auront dit du mal de\nmoi, il les croit.\n\n--Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine.\n\n--Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? répliqua la femme de chambre,\nen sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa résistance; car M. le curé\ntrouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte\nqu'elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n'est\nautre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant\nd'être chez madame?\n\nMme de Rênal n'écoutait plus, l'excès du bonheur lui avait presque ôté\nl'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l'assurance que\nJulien avait refusé d'une façon positive, et qui ne permettait plus de\nrevenir à une résolution plus sage.\n\n--Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je\nparlerai à M. Julien.\n\nLe lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse\nvolupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la\nfortune d'Élisa refusées constamment pendant une heure.\n\nPeu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par\nrépondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne\nput résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de\njours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut\nremise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle\nétait profondément étonnée.\n\nAurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle enfin.\n\nCette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée dans les\nremords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu'un spectacle\nsingulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu'elle\nvenait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions.\n\nMme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand\nelle se réveilla elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle\nétait trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et\ninnocente, jamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âme, pour\ntâcher d'en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de\nsentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l'arrivée de\nJulien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une\nbonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions, comme nous\npensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherché par les fous.\n\nLa cloche du dîner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle\nentendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite\ndepuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un\naffreux mal de tête.\n\n--Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un\ngros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces\nmachines-là!\n\nQuoique accoutumée à ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de\nRênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eût\nété l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.\n\nAttentif à copier les allures des gens de coeur, dès les premiers beaux\njours du printemps, M. de Rênal s'établit à Vergy, c'est le village\nrendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines\nde pas des ruines si pittoresques de l'anciens église gothique, M. de\nRênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin\ndessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et allées\nde marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin, planté de\npommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au\nbout du verger; leur feuillage immense s'élevait peut-être à\nquatre-vingts pieds de hauteur.\n\nChacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les\nadmirait me coûte la récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir sous\nleur ombre.\n\nLa vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal, son admiration\nallait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui\ndonnait de l'esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de\nl'arrivée à Vergy M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les\naffairés de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais.\nJulien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sablé, qui circulerait\ndans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de\nse promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par\nla rosée. Cette idée fut mise à exécution, moins de vingt-quatre heures\naprès avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement\navec Julien à diriger les ouvriers.\n\nLorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de\ntrouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle\navait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de\nla hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation\naussi importante; mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce qui\nle consolait un peu.\n\nElle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à\nfaire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de\ngaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres _lépidoptères_. C'est\nle nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait\nvenir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait\nles moeurs singulières de ces insectes.\n\nOn les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de\ncarton arrangé aussi par Julien.\n\nIl y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il\nne fut plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments de\nsilence.\n\nIls se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême quoique toujours\nde choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du\ngoût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de\ntravail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à\nVerrières, madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle\nchange de robes deux ou trois fois par Jour.\n\nComme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point\nque Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des\nrobes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était\ntrès bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.\n\n--Jamais vous _n'avez été si jeune_, madame, lui disaient ses amis de\nVerrières qui venaient dîner à Vergy. (C'est une façon de parler du\npays.)\n\nUne chose singulière qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'était\nsans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle\ny trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps\nqu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et\nJulien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course à\nVerrières fut causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été\nqu'on venait d'apporter de Mulhouse.\n\nElle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage,\nMme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois\navait été sa compagne au _Sacré-Coeur_.\n\nMme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de\nsa cousine: seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces idées\nimprévues qu'on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait\nhonte comme d'une sottise, quand elle était avec son mari; mais la\nprésence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord\nses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient longtemps seules,\nl'esprit de Mme de Rênal s'animait, et une longue matinée solitaire\npassait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce\nvoyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins\ngaie et beaucoup plus heureuse.\n\nJulien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son sejour à\nla campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses\nélèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des\nregards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal,\nil se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des\nplus belles montagnes du monde.\n\nDès l'arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu'elle était son amie;\nil se hâta de lui montrer le point de vue que l'on a de l'extrémité de\nla nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait il est égal, si\nce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent\noffrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à\nquelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par\ndes bois de chênes, qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est\nsur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre,\net même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux\namies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.\n\n--C'est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville.\n\nLa jalousie de ses frères, la présence d'un père despote et rempli\nd'humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de\nVerrières. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la\npremière fois de sa vie il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rênal\nétait à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientôt, au\nlieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond\nd'un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil, le jour dans\nl'intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le\nlivre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y\ntrouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de\ndécouragement.\n\nCertaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur\nle mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour\nla première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge\naurait eues depuis longtemps.\n\nLes grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de passer les\nsoirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L'obscurité\ny était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec\ndélices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en\ngesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le\ndos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.\n\nCette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu'il était de son\n_devoir_ d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la\ntouchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt\nd'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait pas,\néloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.\n\n\n\n\nCHAPITRE IX\n\nUNE SOIRÉE A LA CAMPAGNE\n\n La Didon de M. Guérin, esquisse charmante!\n\n STROMBECK.\n\n\nSes regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal étaient\nsinguliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se\nbattre. Ces regards si différents de ceux de la veille, firent perdre la\ntête à Mme de Rênal: elle avait été bonne pour lui, et il paraissait\nfâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.\n\nLa présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de\ns'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affaire,\ntoute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré\nqui retrempait son âme.\n\nIl abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la\nprésence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa\ngloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle permît ce soir-là que\nsa main restât dans la sienne.\n\nLe soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif fit battre le\ncoeur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec\nune joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle\nserait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent\ntrès chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent\nfort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à\nJulien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes\ndélicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.\n\nOn s'assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de\nson amie. Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à\ndire. La conversation languissait.\n\nSerai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?\nse dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres,\npour ne pas voir l'état de son âme.\n\nDans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé\npréférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal\nquelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le\njardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte\npour que sa voix ne fût pas profondément altérée, bientôt la voix de Mme\nde Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point.\nL'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible,\npour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois\nquarts venaient de sonner à l'horloge du château sans qu'il eût encore\nrien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit: Au moment précis où dix\nheures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée je me\nsuis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la\ncervelle.\n\nAprès un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès\nde l'émotion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnèrent à\nl'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche\nfatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement\nphysique.\n\nEnfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il\nétendit la main, et prit celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt.\nJulien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique\nbien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main\nqu'il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un\ndernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.\n\nSon âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un\naffreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de\nrien, il se crut obligé de parler, sa voix alors était éclatante et\nforte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d'émotion,\nque son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le\ndanger: Si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la\nposition affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette main trop\npeu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis.\n\nAu moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au\nsalon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.\n\nMme de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d'une voix\nmourante:\n\n--Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du\nbien.\n\nCes mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était\nextrême: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus\naimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un\npeu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à\ncoup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui\ncommençait à s'élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer\nseule au salon. Alors il serait resté en tête-à-tête avec Mme de Rênal.\nIl avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir;\nmais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus\nsimple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il\nallait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir anéanti.\n\nHeureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques\ntrouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait\ngauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans\ncelle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les\nheures qu'on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit\nplanté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur.\nElle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l'épais\nfeuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui\ncommençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne\nremarqua pas une circonstance qui l'eût bien rassuré; Mme de Rênal, qui\navait été obligée de lui ôter sa main, parce qu'elle se leva pour aider\nsa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à\nleurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu'elle lui rendit sa main\npresque sans difficulté, et comme si déjà c'eût été entre eux une chose\nconvenue.\n\nMinuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin:\non se sépara. Mme de Rênal, transportée du bonheur d'aimer, était\ntellement ignorante, qu'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur\nlui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien\nmortellement fatigué des combats que, toute la journée, la timidité et\nl'orgueil s'étaient livrés dans son coeur.\n\nLe lendemain on le réveilla à cinq heures; et, ce qui eût été cruel pour\nMme de Rênal, si elle l'eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il\navait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce\nsentiment, il s'enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un\nplaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.\n\nQuand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant\nles bulletins de la grande armée, tous ses avantages de la veille. Il se\ndit, d'un ton léger, en descendant au salon: Il faut dire à cette femme\nque je l'aime.\n\nAu lieu de ces regards chargés de volupté, qu'il s'attendait à\nrencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé\ndepuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de\nce que Julien passait toute la matinée sans s'occuper des enfants. Rien\nn'était laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant\npouvoir la montrer.\n\nChaque mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à\nJulien, il était tellement plongé dans l'extase, encore si occupé des\ngrandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant\nses yeux, qu'à peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'à\nécouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin,\nassez brusquement:\n\n--J'étais malade.\n\nLe ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible\nque le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en\nle chassant à l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il\ns'était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.\n\nCe jeune sot, se dit-il bientôt, s'est fait une sorte de réputation dans\nma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera\nÉlisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de\nmoi.\n\nMalgré la sagesse de ses réflexions le mécontentement de M. de Rênal\nn'en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu,\nirritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes.\nA peine le déjeuner fut-il fini, qu'elle demanda à Julien de lui donner\nle bras pour la promenade; elle s'appuyait sur lui avec amitié. A tout\nce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à\ndemi-voix:\n\n--_Voilà bien les gens riches_!\n\nM. de Rênal marchait tout près d'eux; sa présence augmentait la colère\nde Julien. Il s'aperçut tout à coup que Mme de Rênal s'appuyait sur son\nbras d'une façon marquée; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa\navec violence et dégagea son bras.\n\nHeureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle\nne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce\nmoment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite\npaysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du\nverger.\n\n--Monsieur Julien, de grâce modérez-vous, songez que nous avons tous des\nmoments d'humeur, dit rapidement Mme Derville.\n\nJulien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus\nsouverain mépris.\n\nCe regard étonna Mme Derville, et l'eût surprise bien davantage si elle\nen eût deviné la véritable expression; elle y eût lu comme un espoir\nvague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments\nd'humiliation qui ont fait les Robespierre.\n\n--Votre Julien est bien violent, il m'effraye, dit tout bas Mme Derville\nà son amie.\n\n--Il a raison d'être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès\nétonnants qu'il a fait faire aux enfants qu'importe qu'il passe une\nmatinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien\ndurs.\n\nPour la première fois de sa vie Mme de Rênal sentit une sorte de désir\nde vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre\nles riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son\njardinier, et resta occupé avec lui à barrer avec des fagots d'épines le\nsentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot\naux prévenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut\nl'objet. A peine M. de Rênal s'était-il éloigné, que les deux amies, se\nprétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.\n\nEntre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de\nrougeur et d'embarras, la pâleur hautaine, l'air sombre et décidé de\nJulien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes et tous les\nsentiments tendres.\n\nQuoi, se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer\nmes études. Ah! comme je l'enverrais promener!\n\nAbsorbé par ces idées sévères, le peu qu'il daignait comprendre des mots\nobligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais,\nfaible, en un mot féminin.\n\nA force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la\nconversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari\nétait venu de Verrières parce qu'il avait fait marché, pour de la paille\nde maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c'est avec de la paille\nde maïs que l'on remplit les paillasses des lits.)\n\n--Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rênal; avec le jardinier\net son valet de chambre, il va s'occuper d'achever le renouvellement des\npaillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans\ntous les lits du premier étage, maintenant il est au second.\n\nJulien changea de couleur, il regarda Mme de Rênal d'un air singulier,\net bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme\nDerville les laissa s'éloigner.\n\n--Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous seule le pouvez;\ncar vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous\navouer, madame, que j'ai un portrait je l'ai caché dans la paillasse de\nmon lit.\n\nA ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour.\n\n--Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre;\nfouillez, sans qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le\nplus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de\ncarton noir et lisse.\n\n--Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal, pouvant à peine se tenir\ndebout.\n\nSon air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.\n\n--J'ai une seconde grâce à vous demander, madame je vous supplie de ne\npas regarder ce portrait, c'est mon secret.\n\n--C'est un secret! répéta Mme de Rênal, d'une voix éteinte.\n\nMais, quoique élevée parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles\nau seul intérêt d'argent, l'amour avait déjà mis de la générosité dans\ncette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l'air du dévouement le plus\nsimple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour\npouvoir bien s'acquitter de sa commission.\n\n--Ainsi, lui dit-elle en s'éloignant, une petite boîte ronde, de carton\nnoir, bien lisse.\n\n--Oui, madame, répondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux\nhommes.\n\nElle monta au second étage du château pâle comme si elle fût allée à la\nmort. Pour comble de misère, elle sentit qu'elle était sur le point de\nse trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit\ndes forces.\n\n--Il faut que j'aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.\n\nElle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre même\nde Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle\nsouleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle\nviolence qu'elle s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux\npetites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci,\ncar presque en même temps elle sentit le poli de la boîte de carton.\nElle la saisit et disparut.\n\nA peine fut-elle délivrée de la crainte d'être surprise par son mari,\nque l'horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire\ndécidément se trouver mal.\n\nJulien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu'il\naime!\n\nAssise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de\nRênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême\nignorance lui fut encore utile en ce moment, l'étonnement tempérait la\ndouleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire\net courut dans sa chambre où il fit du feu et la brûla à l'instant. Il\nétait pâle, anéanti, il s'exagérait l'étendue du danger qu'il venait de\ncourir.\n\nLe portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché\nchez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur!\ntrouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité! et pour\ncomble d'imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait des lignes\nécrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'excès de\nmon admiration! et chacun de ces transports d'amour est daté! Il y en a\nd'avant-hier.\n\nToute ma réputation tombée, anéantie en un moment! se disait Julien, en\nvoyant brûler la boîte et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que\npar elle... et encore, quelle vie, grand Dieu!\n\nUne heure après, la fatigue et la pitié qu'il sentait pour lui-même le\ndisposaient à l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa\nmain qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle\nrougit de bonheur, et presque au même instant repoussa Julien avec la\ncolère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit\nun sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu'une femme riche, il\nlaissa tomber sa main avec dédain et s'éloigna. Il alla se promener\npensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.\n\n--Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps! Je ne\nm'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de\nRênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.\n\nLes caresses du plus jeune qu'il aimait beaucoup calmèrent un peu sa\ncuisante douleur.\n\nCelui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se\nreprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces\nenfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse\nque l'on a acheté hier.\n\n\n\n\nCHAPITRE X\n\nUN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE\n\n But passion most dissembles, yet betrays,\n Even by its darkness; as the blackest sky\n Foretells the heaviest tempest.\n\n _Don Juan_, C. I, st. 73.\n\n\nM. de Rênal qui suivait toutes les chambres du château, revint dans\ncelle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses.\nL'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait\ndéborder le vase.\n\nPlus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui. M. de\nRênal s'arrêta et regarda ses domestiques.\n\n--Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre précepteur,\nvos enfants eussent fait les mêmes progrès qu'avec moi? Si vous répondez\nque non, continua Julien, sans laisser à M. de Rênal le temps de parler,\ncomment osez-vous m'adresser le reproche que je les néglige?\n\nM. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu'il\nvoyait prendre à ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque\nproposition avantageuse, et qu'il allait le quitter. La colère de Julien\ns'augmentant à mesure qu'il parlait:\n\n--Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.\n\n--Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal, en\nbalbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas occupés à arranger\nles lits.\n\n--Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui,\nsongez à l'infamie des paroles que vous m'avez adressées, et devant des\nfemmes encore!\n\nM. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un\npénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement\nfou de colère, s'écria:\n\n--Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous.\n\nA ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod.\n\n--Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il\neût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureuse, j'accède\nà votre demande. A compter d'après-demain, qui est le premier du mois,\nje vous donne cinquante francs par mois.\n\nJulien eut envie de rire et resta stupéfait: toute sa colère avait\ndisparu.\n\nJe ne méprisais pas assez l'animal! se dit-il. Voilà sans doute la plus\ngrande excuse que puisse faire une âme aussi basse.\n\nLes enfants qui écoutaient cette scène bouche béante coururent au\njardin, dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu'il\nallait avoir cinquante francs par mois.\n\nJulien les suivit par habitude sans même regarder M. de Rênal, qu'il\nlaissa profondément irrité.\n\nVoilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M.\nValenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son\nentreprise des fournitures pour les enfants trouvés.\n\nUn instant après, Julien se retrouva vis-à-vis M. de Rênal:\n\n--J'ai à parler de ma conscience à M. Chélan, j'ai l'honneur de vous\nprévenir que je serai absent quelques heures.\n\n--Eh, mon cher Julien! dit M. de Rênal, en riant de l'air le plus faux,\ntoute la journée si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami.\nPrenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.\n\nLe voilà, se dit M. de Rênal qui va rendre réponse à Valenod; il ne m'a\nrien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune\nhomme.\n\nJulien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels\non peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt\nchez M. Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène\nd'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner\naudience à la foule de sentiments qui l'agitaient.\n\nJ'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois\net loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille!\n\nCe mot lui peignait en beau toute sa position et rendit à son âme\nquelque tranquillité.\n\nMe voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M.\nde Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi?\n\nCette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et\npuissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de\ncolère, acheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un\nmoment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait.\nD'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la\nforêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi\nhaut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à\ntrois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu\nimpossible de s'arrêter.\n\nJulien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et\npuis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué\net qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur\nun roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette\nposition physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il\nbrûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées\ncommuniqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières\nétait bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et\nde tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui\nvenait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien\nde personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût\noublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.\nJe l'ai forcé je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi!\nplus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré\ndu plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est\nsans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les\npénibles recherches.\n\nJulien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embrasé par un\nsoleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du\nrocher; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il\nvoyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des\ngrandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à\nautre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien\nsuivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et\npuissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet\nisolement.\n\nC'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne?\n\n\n\n\nCHAPITRE XI\n\nUNE SOIRÉE\n\n Yet Julia's very coldness still was kind,\n And tremulously gentle her small hand\n Withdrew itself from his, but left behind\n A little pressure, thrilling, and so bland\n And slight, so very slight that to the mind.\n 'Twas but a doubt.\n\n _Don Juan_ C. I, st. 71.\n\n\nIl fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytère, un\nheureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de\nraconter l'augmentation de ses appointements.\n\nDe retour à Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit\nclose. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes\nqui l'avaient agité dans cette journée, Que leur dirai-je? pensait-il\navec inquiétude, en songeant aux dames. Il était loin de voir que son\nâme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent\nordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent Julien était\ninintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour,\nne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet\nde la force, et si j'ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de\npassion qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être\nsingulier, c'était presque tous les jours tempête.\n\nEn entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des\nidées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit\nsa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L'obscurité devint bientôt\nprofonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il\nvoyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu,\nmais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur.\nJulien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la\nconversation quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait.\n\nJulien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin. Ne\nserait-ce pas, se dit-il une façon de se moquer de cet être, si comblé\nde tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la\nmain de sa femme, précisément en sa présence? Oui je le ferai, moi pour\nqui il a témoigné tant de mépris.\n\nDe ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien,\ns'éloigna bien vite; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à\nrien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main.\n\nM. de Rênal parlait politique avec colère: deux ou trois industriels de\nVerrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le\ncontrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait. Julien irrité de\nces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité\ncachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli\nbras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut\nplus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses\nlèvres.\n\nMme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas; elle se hâta de donner\nsa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de\nRênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui\ns'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de\nbaisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal.\nCependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale\nque l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant\ntoute l'absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême\nqui l'avait fait réfléchir.\n\nQuoi! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme\nmariée, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais\néprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis\ndétacher ma pensée de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de\nrespect pour moi! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les\nsentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rênal serait\nennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses\nd'imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour\nle donner à Julien.\n\nAucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée\npar une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompée,\nmais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels\nétaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle\nl'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses\ncôtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis\nquinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était\nimprévu pour elle. Cependant, après quelques instants, il suffit donc,\nse dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts? Elle\nfut effrayée; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main.\n\nLes baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait reçu\nde pareils lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une\nautre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de\nla douleur poignante, fille du soupçon, la présence d'un bonheur que\njamais elle n'avait même rêvé lui donnèrent des transports d'amour et de\nfolle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté\npour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels\nenrichis. Julien né pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets\nsi difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était\nentraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et\ndouce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui\nlui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à demi le mouvement\ndes feuilles du tilleul; agitées par ce léger vent de la nuit, et les\nchiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.\n\nMais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans\nsa chambre, il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre\nfavori, à vingt ans l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte\nsur public des marques les plus bruyantes du mépris général.\n\nQuand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie que, dans\nson opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos,\net qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien\ninnocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l'idée\nhorrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur\nquand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en\nle laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte\nsur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'était\nmontré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur\narriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de\npouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui\nréveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès\nde son lit la clarté d'une lumière, et reconnut Élisa.\n\n--Est-ce vous qu'il aime? s'écria-t-elle dans sa folie.\n\nLa femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle\nsurprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot\nsingulier. Mme de Rênal sentit son imprudence:\n\n--J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez\nauprès de moi.\n\nTout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre elle se trouva\nmoins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil\nlui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre,\nelle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la\nvoix de cette fille, lisant un long article de la _Quotidienne_, que Mme\nde Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une\nfroideur parfaite quand elle le reverrait.\n\n\n\n\nCHAPITRE XII\n\nUN VOYAGE\n\n On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des\n gens à caractère.\n\n SIEYES.\n\n\nLe lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible,\nJulien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son\nattente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main\nsi jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps\nattendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière les\npersiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la\nvitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se\ndétermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place\naux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée:\nun sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression\nde sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts\nde la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.\n\nJulien s'approcha d'elle avec empressement, il admirait ces bras si\nbeaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de\nl'air du matin semblait augmenter encore l'état d'un teint que\nl'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les\nimpressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de\npensées que l'on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait\nrévéler à Julien une faculté de son âme qu'il n'avait jamais sentie.\nTout entier à l'admiration des charmes que surprenait son regard avide,\nJulien ne songeait nullement à l'accueil amical qu'il s'attendait à\nrecevoir. Il fut d'autant plus étonné de la froideur glaciale qu'on\ncherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer\nl'intention de le remettre à sa place.\n\nLe sourire du plaisir expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il\noccupait dans la société, et surtout aux yeux d'une noble et riche\nhéritière. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la\nhauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit\nd'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure pour recevoir un\naccueil aussi humiliant.\n\nIl n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres: une\npierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant?\nquand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à\nces gens-là juste pour leur argent? Si je veux être estimé et d'eux et\nde moi-même, il faut leur montrer que c'est ma pauvreté qui est en\ncommerce avec leur richesse; mais que mon coeur est à mille lieues de\nleur insolence et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par\nleurs petites marques de dédain ou de faveur.\n\nPendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'âme du jeune\nprécepteur sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil\nsouffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La\nfroideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son accueil fit place à\nl'expression de l'intérêt, et d'un intérêt animé par toute la surprise\ndu changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on\ns'adresse le matin sur la santé, sur la beauté du jour, tarirent à la\nfois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'était troublé par\naucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal\ncombien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne\nlui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre la salua et\npartit.\n\nComme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu'elle\nlisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait\ndu fond du jardin, lui dit en l'embrassant:\n\n--Nous avons congé, M. Julien s'en va pour un voyage.\n\nA ce mot, Mme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel: elle était\nmalheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.\n\nCe nouvel événement vint occuper toute son imagination; elle fut\nemportée bien au-delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit\nterrible qu'elle venait de passer. Il n'était plus question de résister\nà cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.\n\nIl fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rênal et\nMme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières\navait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il\navait demandé un congé.\n\n--Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un.\nMais ce quelqu'un, fût-ce M. Valenod, doit être un peu découragé par la\nsomme de six cents francs, à laquelle maintenant il faut porter le\ndéboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois\njours pour réfléchir; et ce matin, afin de n'être pas obligé à me donner\nune réponse, le petit monsieur part pour la montagne. Être obligé de\ncompter avec un misérable ouvrier qui fait l'insolent, voilà pourtant où\nnous en sommes arrivés!\n\nPuisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien,\npense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-même? se dit Mme de\nRênal. Ah! tout est décidé!\n\nAfin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux\nquestions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tête affreux, et se\nmit au lit.\n\n--Voilà ce que c'est que les femmes, répéta M. de Rênal, il y a toujours\nquelque chose de dérangé à ces machines compliquées.\n\nEt il s'en alla goguenard.\n\nPendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la\npassion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée, Julien\npoursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que\npuissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la\ngrande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'élevant peu\nà peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la\npente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs.\nBientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins\nélevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'étendirent\njusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque\ninsensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il\nne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre, pour regarder un\nspectacle si vaste et si imposant.\n\nEnfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il\nfallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée\nsolitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien\nn'était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché\ncomme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la\ngrande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se\nserait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la\npente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bientôt\nfut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de\njoie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se\nlivrer au plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux\npour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait: il\nne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se\ncouchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.\n\nPourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du pain, et je\nsuis libre! Au son de ce grand mot son âme s'exalta; son hypocrisie\nfaisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur\nles deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus\nheureux qu'il ne l'avait été de la vie, agité par ses rêveries et par\nson bonheur de liberté. Sans y songer il vit s'éteindre, l'un après\nl'autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité\nimmense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait\nrencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus belle et\nd'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province.\nIl aimait avec passion, il était aimé. S'il se séparait d'elle pour\nquelques instants, c'était pour aller se couvrir de gloire, et mériter\nd'en être encore plus aimé.\n\nMême en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme élevé au\nmilieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce\npoint de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient\ndisparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place à la maxime si\nconnue: Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas! d'être trompé deux\nou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les\nactions les plus héroïques, que le manque d'occasion.\n\nMais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il y avait encore deux\nlieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de\nquitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout\nce qu'il avait écrit.\n\nIl étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il\ntrouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C'était un jeune homme de\nhaute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini,\net beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.\n\n--T'es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m'arrives ainsi à\nl'improviste?\n\nJulien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la\nveille.\n\n--Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M. de Rênal, M.\nValenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan; tu as compris les\nfinesses du caractère de ces gens-là; te voilà en état de paraître aux\nadjudications. Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes\ncomptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire\npar moi-même, et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je\nprendrais pour associé, m'empêchent tous les jours d'entreprendre\nd'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai failli gagner six\nmille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis\nsix ans, et que j'ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier.\nPourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs ou du moins\ntrois mille? car, si ce jour-là je t'avais eu avec moi, j'aurais mis\nl'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût bientôt\nlaissée. Sois mon associé.\n\nCette offre donna de l'humeur à Julien, elle dérangeait sa folie.\nPendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme\ndes héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à\nJulien et lui prouva combien son commerce de bois présentait\nd'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du\ncaractère de Julien.\n\nQuand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin:\nIl est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis\nreprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant\nla mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j'aurai amassé,\nlèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne,\nj'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses\nqui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier,\nil me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s'il\nprend un associé qui n'a pas de fonds à verser dans son commerce, c'est\ndans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.\n\nTromperai-je mon ami? s'écria Julien avec humeur. Cet être, dont\nl'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens\nordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit\nmanque de délicatesse envers un homme qui l'aimait.\n\nMais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser.\nQuoi, je perdrais lâchement sept ou huit années! j'arriverais ainsi à\nvingt-huit ans; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes\nchoses! Quand j'aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces\nventes de bois, et méritant la faveur de quelques fripons subalternes\nqui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un\nnom.\n\nLe lendemain matin, Julien répondit d'un grand sang-froid au bon Fouqué,\nqui regardait l'affaire de l'association comme terminée, que sa vocation\npour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d'accepter.\nFouqué n'en revenait pas.\n\n--Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes\nmieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner\nchez ton M. Rênal qui te méprise comme la boue de ses souliers! Quand tu\nauras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'empêche d'entrer au\nséminaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure\ncure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois\nà brûler M. le.... M. le..., M.... Je leur livre de l'essence de chêne\nde première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais\njamais argent ne fut mieux placé.\n\nRien ne put vaincre la vocation de Julien, Fouqué finit par le croire un\npeu fou. Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour\npasser la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il\nretrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'âme, les\noffres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule il se trouvait\nnon entre le vice et la vertu, mais entre là médiocrité suivie d'un\nbien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n'ai\ndonc pas une véritable fermeté, se disait-il; et c'était là le doute qui\nlui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les\ngrands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer\ndu pain, ne m'enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses\nextraordinaires.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIII\n\nLES BAS A JOUR\n\n Un roman: c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin.\n\n SAINT RÉAL\n\n\nQuand Julien aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de\nVergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pensé une\nseule fois à Mme de Rênal L'autre jour en partant cette femme m'a\nrappelé là distance infinie qui nous sépare, elle m'a traité comme le\nfils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de\nm'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette\nmain! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!\n\nLa possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine\nfacilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent\ngâtés par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa\nbassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il\npouvait juger et dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et\nl'aisance qu'il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa\nposition en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir\ndifférent après ce petit voyage dans la montagne.\n\nIl fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le\npetit récit de son voyage, qu'elle lui avait demandé.\n\nFouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de\nlongues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux\namis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu\nqu'il n'était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien; il\navait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute\nd'imagination et de méfiance, l'avait éloigné de tout ce qui pouvait\nl'éclairer.\n\nPendant son absence, la vie n'avait été pour Mme de Rênal qu'une suite\nde supplices différents, mais tous intolérables, elle était réellement\nmalade.\n\n--Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien,\nindisposée comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide\nredoublerait ton malaise.\n\nMme Derville voyait avec étonnement que son amie toujours grondée par M.\nde Rênal, à cause de l'excessive simplicité de sa toilette, venait de\nprendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris.\nDepuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de\ntailler, et de faire faire en toute hâte par Élisa, une robe d'été,\nd'une jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle\nêtre terminée, quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal\nla mit aussitôt. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée!\nse dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de\nsa maladie.\n\nElle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus\nvive. L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune\nprécepteur. Mme de Rênal s'attendait à chaque moment qu'il allait\ns'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien\nn'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas.\nAprès des combats affreux Mme de Rênal osa enfin lui dire, d'une voix\ntremblante, et où se peignait toute sa passion:\n\n--Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs?\n\nJulien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal!\nCette femme-là m'aime, se dit-il; mais après ce moment passager de\nfaiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu'elle ne craindra plus\nmon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position\nrespective fut, chez Julien, rapide comme l'éclair; il répondit en\nhésitant:\n\n--J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si\nbien nés, mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers\nsoi.\n\nEn prononçant la parole si bien nés (c'était un de ces mots\naristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima d'un\nprofond sentiment d'anti-sympathie.\n\nAux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né.\n\nMme de Rênal, en l'écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait\nle coeur percé de la possibilité de départ qu'il lui faisait entrevoir.\nTous ses amis de Verrières, qui, pendant l'absence de Julien, étaient\nvenus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment, comme à l'envi, sur\nl'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n'est\npas que l'on comprît rien aux progrès des enfants. L'action de savoir\npar coeur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de\nVerrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle.\n\nJulien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait\neu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation\nqu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour\nelle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait\ncharmante. Mme de Rênal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que\nlui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientôt elle\navoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du\nvoyageur, et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras\nles lui ôtait tout à fait.\n\nIl était nuit; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien\nprivilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui\nprendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve\navec ses maîtresses, et non à Mme de Rênal; le mot bien nés pesait\nencore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun\nplaisir. Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que\nMme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la\nbeauté, l'élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La\npureté de l'âme l'absence de toute émotion haineuse prolongent sans\ndoute la durée de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la\npremière chez la plupart des jolies femmes.\n\nJulien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère\nqu'avec le hasard de la société, depuis que Fouqué lui avait offert un\nmoyen ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre\nlui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques\nmots à ces dames, Julien finit, sans s'en apercevoir, par abandonner la\nmain de Mme de Rênal. Cette réaction bouleversa l'âme de cette pauvre\nfemme; elle y vit la manifestation de son sort.\n\nCertaine de l'affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des\nforces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l'égara\njusqu'au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction,\nil avait laissée appuyée sur le dossier d'une chaise. Cette action\nréveilla ce jeune ambitieux: il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous\nces nobles si fiers qui, à table, lorsqu'il était au bas bout avec les\nenfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne\npeut plus me mépriser: dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à\nsa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant! Une telle idée ne lui\nfût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.\n\nLa détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction\nagréable. Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes, il\ns'aperçut qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville;\nce n'est pas qu'elle fût plus agréable, mais toujours elle l'avait vu\nprécepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec\nune veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de\nRênal.\n\nC'était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des\nyeux, arrêté à la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de Rênal\nse le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du\npays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre\ncertitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de\ncaractère faite par le rang d'un homme. Un charretier qui eût montré de\nla bravoure eût été plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine\nde hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'âme de\nJulien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de\nrace et plusieurs d'entre eux titrés.\n\nEn poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas\nsonger à la conquête de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du\ngoût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci:\nQue connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement\nceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait;\naujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle\noccasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait\ncombien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur\nqu'à cause de la facilité des entrevues.\n\nTel est, hélas! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ans,\nl'éducation d'un jeune homme, s'il a quelque éducation, est à mille\nlieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus\nennuyeux des devoirs.\n\nJe me dois d'autant plus, continua la petite vanité de Julien, de\nréussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune et que\nquelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire\nentendre que l'amour m'avait jeté à cette place. Julien éloigna de\nnouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la\nserrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à\nmi-voix:\n\n--Vous nous quitterez, vous partirez?\n\nJulien répondit en soupirant:\n\n--Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c'est une\nfaute... et quelle faute pour un jeune prêtre!\n\nMme de Rênal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue\nsentit la chaleur de celle de Julien.\n\nLes nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était\nexaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une\njeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de\nl'amour; quand elle arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la\nnouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes\nles nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste\nvérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l'avenir. Elle se vit\naussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce moment. L'idée même de\nla vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l'avait agitée\nquelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un\nhôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien se dit Mme de Rênal,\nnous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un\nami.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIV\n\nLES CISEAUX ANGLAIS\n\n Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose,\n et elle mettait du rouge.\n\n POLIDORI\n\n\nPour Julien, l'offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur;\nil ne pouvait s'arrêter à aucun parti.\n\nHélas! peut-être manqué-je de caractère, j'eusse été un mauvais soldat\nde Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse\ndu logis va me distraire un moment.\n\nHeureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne,\nl'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait\npeur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses\nyeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au\nhasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué\net le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa bible, il se fit un plan de\ncampagne fort détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé,\nil écrivit ce plan.\n\nLe lendemain matin au salon, Mme de Rênal fut un instant seule avec lui:\n\n--N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle.\n\nA cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette\ncirconstance n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de\nfaire un plan, l'esprit vif de Julien l'eût bien servi, la surprise\nn'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus.\n\nIl fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. Mme de Rênal la lui pardonna\nbien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui\nmanquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de\ngénie, c'était l'air de la candeur.\n\n--Ton petit précepteur m'inspire beaucoup de méfiance, lui disait\nquelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de\nn'agir qu'avec politique. C'est un sournois.\n\nJulien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre\nà Mme de Rênal.\n\nUn homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment\noù l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner\nun baiser à Mme de Rênal.\n\nRien de moins amené, rien de moins agréable, et pour lui et pour elle,\nrien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'être aperçus. Mme de\nRênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise\nlui rappela M. Valenod.\n\nQue m'arriverait-il, se dit-elle, si j'étais seule avec lui? Toute sa\nvertu revint, parce que l'amour s'éclipsait.\n\nElle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours\nauprès d'elle.\n\nLa journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entière à\nexécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une\nseule fois Mme de Rênal, sans que ce regard n'eût un pourquoi;\ncependant, il n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne\nréussissait point à être aimable et encore moins séduisant.\n\nMme de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche\net en même temps si hardi. C'est la timidité de l'amour, dans un homme\nd'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il\npossible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale.\n\nAprès le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la\nvisite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle\ntravaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville\nétait à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand\njour, que notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser\nle joli pied de Mme de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de\nParis attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.\n\nMme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa tomber ses ciseaux, son\npeloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer\npour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux qu'il\navait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se\nbrisèrent, et Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne\ns'était pas trouvé plus près d'elle.\n\n--Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l'eussiez empêchée, au lieu\nde cela, votre zèle n'a réussi qu'à me donner un fort grand coup de\npied.\n\nTout cela trompa le sous-préfet, mais non Mme Derville. Ce joli garçon a\nde bien sottes manières! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de\nprovince ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rênal trouva le\nmoment de dire à Julien:\n\n--Soyez prudent, je vous l'ordonne.\n\nJulien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur. Il délibéra longtemps\navec lui-même, pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot: Je vous\nl'ordonne. Il fut assez sot pour penser: Elle pourrait me dire je\nl'ordonne, s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des\nenfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l'égalité. On ne\npeut aimer sans égalité...; et tout son esprit se perdit à faire des\nlieux communs sur l'égalité. Il se répétait avec colère ce vers de\nCorneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:\n\n «... L'amour.\n Fait les égalités et ne les cherche pas.»\n\nJulien, s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juan, lui qui de la vie\nn'avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n'eut\nqu'une idée juste, ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec\neffroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle\net dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir\nle curé, il partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.\n\nA Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager; il venait enfin\nd'être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon\ncuré, et il eut l'idée d'écrire à Fouqué que la vocation irrésistible\nqu'il se sentait pour le saint ministère l'avait empêché d'accepter\nd'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple\nd'injustice que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne\npas entrer dans les ordres sacrés.\n\nJulien s'applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé\nde Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce,\nsi dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'héroïsme.\n\n\n\n\nCHAPITRE XV\n\nLE CHANT DU COQ\n\n Amour en latin faict amor\n Or donc provient d'amour la mort,\n Et, par avant, soulcy qui mord,\n Deuil, plours, pièges, forfaitz, remords...\n\n BLASON D'AMOUR.\n\n\nSi Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si\ngratuitement, il eût pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par\nson voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries.\nCe jour-là encore, il fut assez maussade, sur le soir une idée ridicule\nlui vint et il la communiqua à Mme de Rênal, avec une rare intrépidité.\n\nA peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité\nsuffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rênal, et\nau risque de la compromettre horriblement, il lui dit:\n\n--Madame, cette nuit, à deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois\nvous dire quelque chose.\n\nJulien tremblait que sa demande ne fût accordée son rôle de séducteur\nlui pesait si horriblement que, s'il eût pu suivre son penchant, il se\nfût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'eût plus vu ces\ndames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait\ngâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait\nréellement à quel saint se vouer.\n\nMme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement\nexagérée, à l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut\nvoir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette\nréponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de\nquelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à\nson retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de\nRênal. Il s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La\nconversation fut sérieuse, et Julien s'en tira fort bien, à quelques\nmoments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle.\nQue ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour\nforcer Mme de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques\nqui me faisaient croire il y a trois jours, qu'elle était à moi!\n\nJulien était extrêmement déconcerté de l'état presque désespéré où il\navait mis ses affaires. Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le\nsuccès.\n\nLorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il\njouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était\nguère mieux avec Mme de Rênal.\n\nDe fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il\nétait à mille lieues de l'idée de renoncer à toute feinte, à tout\nprojet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rênal, en se contentant\ncomme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée.\n\nIl se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantes; un instant\naprès, il les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureux,\nquand deux heures sonnèrent à l'horloge du château.\n\nCe bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se\nvit au moment de l'événement le plus pénible. Il n'avait plus songé à sa\nproposition impertinente, depuis le moment où il l'avait faite; elle\navait été si mal reçue!\n\nJe lui ai dit que j'irais chez elle à deux heures, se dit-il en se\nlevant; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au\nfils d'un paysan, Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins\nje ne serai pas faible.\n\nJulien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'était\nimposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était\ntellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut\nforcé de s'appuyer contre le mur.\n\nIl était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont\nil put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc\nplus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu'y\nferait-il? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se\nsentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre.\n\nEnfin souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra\ndans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il\nouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.\n\nIl y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée; il ne\ns'attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rênal\nse jeta vivement hors de son lit.\n\n--Malheureux! s'écria-t-elle.\n\nIl y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à\nson rôle naturel: ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le\nplus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant\nà ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une\nextrême dureté, il fondit en larmes.\n\nQuelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de\nRênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à\ndésirer. En effet, il devait à l'amour qu'il avait inspiré et à\nl'impression imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes\nséduisants, une victoire à laquelle ne l'eût pas conduit toute son\nadresse si maladroite.\n\nMais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il\nprétendit encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des\nfemmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il\navait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait\nnaître, et aux remords qui en relevaient la vivacité l'idée du devoir ne\ncessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux\net un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il se\nproposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être\nsupérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se\nplaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans, qui a des\ncouleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du\nrouge.\n\nMortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut\nbientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir\nde Julien la troublaient vivement.\n\nMême quand elle n'eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien\nloin d'elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses\nbras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se\ncroyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de\nl'enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien\nn'eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité\nbrûlante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il eût su en jouir. Le\ndépart de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient\nmalgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.\n\nMon Dieu! être heureux, être aimé, n'est-ce que ça? Telle fut la\npremière pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans\ncet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient\nd'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne\ntrouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs.\nComme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement\noccupé à repasser tous les détails de sa conduite. N'ai-je manqué à rien\nde ce que je me dois à moi-même? Ai-je bien joué mon rôle?\n\nEt quel rôle? celui d'un homme accoutumé à être brillant avec les\nfemmes.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVI\n\nLE LENDEMAIN\n\n He turn'd his lip to hers, and with his hand\n Call'd back the tangles of her wandering hair.\n\n _Don Juan_. C. I, st. 170.\n\n\nHeureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rênal avait été trop\nagitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l'homme qui, en un\nmoment, était devenu tout au monde pour elle.\n\nComme elle l'engageait à se retirer, voyant poindre le jour:\n\n--Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis\nperdue.\n\nJulien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:\n\n--Regretteriez-vous la vie?\n\n--Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir\nconnu.\n\nJulien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec\nimprudence.\n\nL'attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions,\ndans la folle idée de paraître un homme d'expérience, n'eut qu'un\navantage; lorsqu'il revit Mme de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un\nchef-d'oeuvre de prudence.\n\nPour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne\npouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son\ntrouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva\nqu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord Mme de Rênal admira sa\nprudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle\nfut alarmée: Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; hélas! je\nsuis bien vieille pour lui, j'ai dix ans de plus que lui.\n\nEn passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien.\nDans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire il\nla regarda avec passion. Car elle lui avait semblé bien jolie au\ndéjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se\ndétailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas\ntoutes ses inquiétudes, mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à\nfait ses remords envers son mari.\n\nAu déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien, il n'en était pas de\nmême de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber.\nPendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna\npas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le\ndanger qu'elle courait.\n\nMme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui\ndemander s'il l'aimait encore. Malgré là douceur inaltérable de son\ncaractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son\namie combien elle était importune.\n\nLe soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se\ntrouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était\nfait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de\nla porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.\n\nCe contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d'un remords.\nElle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en\nvenant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vînt pas\ncelle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans\nsa chambre. Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son\noreille contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion\nqui la dévoraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la\ndernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.\n\nLes domestiques n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin\nà revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siècles de\ntourments.\n\nMais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour\nmanquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit.\n\nComme une heure sonnait, il s'échappa doucement de sa chambre, s'assura\nque le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez Mme\nde Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car\nil songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir\net des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge\ncontribua à lui donner quelque assurance.\n\n--Hélas! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui\nrépétait-elle sans projet et parce que cette idée l'opprimait.\n\nJulien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il était réel, et il\noublia presque toute sa peur d'être ridicule.\n\nLa sotte idée d'être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa\nnaissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien\nrassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la\nfaculté de juger son amant. Heureusement il n'eut presque pas, ce\njour-là, cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une\nvictoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son\nattention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais\nenlevé tout bonheur. Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet\nde la disproportion des âges.\n\nQuoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la\ndifférence d'âge est, après celle de la fortune, un des grands lieux\ncommuns de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est\nquestion d'amour.\n\nEn peu de jours, Julien, rendu à toute l'ardeur de son âge, fut\néperdument amoureux.\n\nIl faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et\nl'on n'est pas plus jolie.\n\nIl avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer. Dans un\nmoment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette\nconfidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc\npoint eu de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! elle\nosa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt;\nJulien lui jura que c'était celui d'un homme.\n\nQuand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle\nne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât, et que\njamais elle ne s'en fût doutée.\n\nAh! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans quand je\npouvais encore passer pour jolie!\n\nJulien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de\nl'ambition: c'était de la joie de posséder, lui pauvre être si\nmalheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses\nactes d'adoration ses transports à la vue des charmes de son amie,\nfinirent par la rassurer un peu sur la différence d'âge. Si elle eût\npossédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit\ndepuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la\ndurée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement\nd'amour-propre.\n\nDans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport\njusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se\nrassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de\nglace et restait des heures entières, admirant la beauté et\nl'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le\nregardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un\nmariage, emplissent une corbeille de noce.\n\nJ'aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rênal;\nquelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!\n\nPour Julien, jamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles\ninstruments de l'artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il,\nqu'à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point\nd'objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les\ntransports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui\nl'avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers\nmoments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes\nd'hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande\ndame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le rang\nde sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal,\nde son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire\nainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie,\net qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si\nloin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de\nl'admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle\nétait bien loin d'avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de\nce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient\nodieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta\nVergy, sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme\nde Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa\nfélicité redoublait. Par ce départ, elle se trouvait presque toute la\njournée tête à tête avec son amant.\n\nJulien se livrait d'autant plus à la douce société de son amie, que,\ntoutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale\nproposition de Fouqué venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de\ncette vie nouvelle, il y eut des moments où lui qui n'avait jamais aimé,\nqui n'avait jamais été aime de personne, trouvait un si délicieux\nplaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal\nl'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de sa vie. Il eût\nvoulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la\nproposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVII\n\nLE PREMIER ADJOINT\n\n O, how this spring of love resembleth\n The uncertain glory of an April day,\n Which now shows all the beauty of the sun\n And by and by a cloud takes all away!\n\n TWO GENTLEMEN OF VERONA.\n\n\nUn soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du\nverger, loin des importuns il rêvait profondément. Des moments si doux,\npensait-il dureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la\ndifficulté et de la nécessité de prendre un état, il déplorait ce grand\naccès de malheur qui termine l'enfance et gâte les premières années de\nla jeunesse peu riche. Ah! s'écriat-il, que Napoléon était bien l'homme\nenvoyé de Dieu pour les jeunes Français! Qui le remplacera? que feront\nsans lui les malheureux même plus riches que moi, qui ont juste les\nquelques écus qu'il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui\nensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à vingt ans et se\npousser dans une carrière! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond\nsoupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux!\n\nIl vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air\nfroid et dédaigneux, cette façon de penser lui semblait convenir à un\ndomestique. Élevée dans l'idée qu'elle était fort riche, il lui semblait\nchose convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus\nque la vie, elle l'eût aimé même ingrat et perfide et ne faisait aucun\ncas de l'argent.\n\nJulien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcil le\nrappela sur la terre. Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa\nphrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le\nbanc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter il les avait\nentendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le\nraisonnement des impies.\n\n--Hé bien! ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit Mme de Rênal, gardant\nencore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à\nl'expression de la plus douce et intime tendresse.\n\nCe froncement de sourcil, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le\npremier échec porté à l'illusion qui entraînait Julien. Il se dit: Elle\nest bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée\ndans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe\nd'hommes de coeur qui, après une bonne éducation, n'a pas assez d'argent\npour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il\nnous était donné de les combattre à armes égales! Moi, par exemple,\nmaire de Verrières, bien intentionné honnête comme l'est au fond M. de\nRênal! comme j'enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs\nfriponneries! comme la justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont\npas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.\n\nLe bonheur de Julien fut, ce jour-là, sur le point de devenir durable.\nIl manqua à notre héros d'oser être sincère. Il fallait avoir le courage\nde livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rênal avait été étonnée du\nmot de Julien parce que les hommes de sa société répétaient que le\nretour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens\ndes basses classes, trop bien élevés. L'air froid de Mme de Rênal dura\nassez longtemps et sembla marqué à Julien. C'est que la crainte de lui\navoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à la\nrépugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans\nses traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des\nennuyeux.\n\nJulien n'osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il\ntrouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre.\nIl valait mieux qu'elle vînt chez lui; si un domestique l'apercevait\ncourant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer\ncette démarche.\n\nMais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de\nFouqué des livres que lui élève en théologie, n'eût jamais pu demander à\nun libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien\naise de n'être pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille\nencore de la petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire.\n\nIl devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute\nnouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites\nchoses, dont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune\nhomme né hors de la société, quelque génie naturel qu'on veuille lui\nsupposer.\n\nCette éducation de l'amour, donnée par une femme extrêmement ignorante,\nfut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle\nqu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit\nde ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a\nsoixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable\njoie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui\nse passaient à Verrières.\n\nSur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies,\ndepuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées\npar des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu'il y a de plus\nillustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'était l'homme le\nplus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de\nVerrières.\n\nIl avait pour concurrent un fabricant fort riche qu'il fallait\nabsolument refouler à la place de second adjoint.\n\nJulien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris quand la haute\nsociété du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée\nétait profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste\nde la ville, et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la\npossibilité. Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun\nsait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de\nplus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.\n\nOr, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer,\nparvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où\nM. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l'on pourrait\nfaire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites\nréparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent\nans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on\nétait sûr qu'il serait coulant, car il avait beaucoup d'enfants. Parmi\nles maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu'il y a\nde mieux dans Verrières.\n\nAux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que\nl'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la\npremière fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y\navait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait\ncommencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et\nl'humilité d'esprit étant les premières qualités d'un élève en\nthéologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.\n\nUn jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari,\nl'ennemi de Julien.\n\n--Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, répondit\ncet homme d'un air singulier.\n\n--Allez, dit Mme de Rênal.\n\n--Hé bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église\nautrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un\nde ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer.\n\n--C'est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit\nMme de Rênal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais,\nc'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y\ntrouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché\nde s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton.\nSi vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai des détails à M.\nde Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique\nafin qu'un jour ils ne nous égorgent pas.\n\nLe temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait\nJulien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses\ntristes et raisonnables puisqu'ils étaient de partis contraires,\najoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il lui devait, et à\nl'empire qu'elle acquérait sur lui.\n\nDans les moments où la présence d'enfants trop intelligents les\nréduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c'était avec\nune docilité parfaite que Julien la regardant avec des yeux étincelants\nd'amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au\nmilieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un chemin\nou d'une fourniture qui étonnait son esprit, l'attention de Mme de Rênal\ns'égarait tout à coup jusqu'au délire; Julien avait besoin de la\ngronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec\nses enfants. C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de\nl'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses\nquestions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore\npas à quinze ans? Un instant après, elle l'admirait comme son maître.\nSon génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus\nnettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le\nvoyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.\n\n--Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien; la\nplace est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont\nbesoin.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVIII\n\nUN ROI A VERRIÈRES\n\n N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un cadavre de peuple,\n sans âme, et dont les veines n'ont plus de sang?\n\n Discours de l'Evêque, à la chapelle de Saint-Clément.\n\n\nLe 3 septembre à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières\nen montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa\nmajesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on était au\nmardi. Le préfet autorisait, c'est-à-dire demandait la formation d'une\ngarde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une\nestafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit et\ntrouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins\naffairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi.\n\nQui commandera la garde d'honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien\nil importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de\nMoirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de\npremier adjoint. Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod,\nelle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait monté\nà cheval. C'était un homme de trente-six ans, timide de toutes les\nfaçons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.\n\nLe maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.\n\n--Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis comme si déjà vous\noccupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette\nmalheureuse ville, les manufactures prospèrent, le parti libéral devient\nmillionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout.\nConsultons l'intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout\nl'intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l'on\npuisse confier le commandement de la garde d'honneur?\n\nMalgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit\npar accepter cet honneur comme un martyre.\n\n--Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire.\n\nA peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept\nans auparavant, avaient servi lors du passage d'un prince du sang.\n\nA sept heures Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants.\nElle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union\ndes partis, et venaient la supplier d'engager son mari à accorder une\nplace aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si\nson mari n'était pas élu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal\nrenvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupée.\n\nJulien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un mystère de ce\nqui l'agitait. Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour\ns'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce\ntapage l'éblouit. Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste\nne lui troubleront plus la cervelle.\n\nChose étonnante, il l'en aima davantage.\n\nLes tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en\nvain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa\nchambre à lui, Julien emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il\nvoulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'écouter. Je suis bien\nsot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son\nmari.\n\nElle l'était davantage: un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais\navoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne\nfût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse\nvraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de\nM. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien\nserait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens,\nfils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d'une\nexemplaire piété. M. Valenod qui comptait prêter sa calèche aux plus\njolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit\nà donner un de ses chevaux à Julien, l'être qu'il haïssait le plus. Mais\ntous les gardes d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces\nbeaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui\navaient brillé sept ans auparavant. Mme Rênal voulait un habit neuf, et\nil ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire\nrevenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui\nfait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle\ntrouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à Verrières. Elle\nvoulait le surprendre, lui et la ville.\n\nLe travail des gardes d'honneur et de l'esprit public terminé, le maire\neut à s'occuper d'une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne\nvoulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint\nClément que l'on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la\nville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l'affaire la plus\ndifficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix\néviter la présence de M. Chélan. En vain M. de Rênal lui représentait\nqu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres\nont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour\naccompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abbé\nChélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à\nVerrières, et s'il le trouvait disgracié, il était homme à aller le\nchercher dans la petite maison où il s'était retiré, accompagné de tout\nle cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet!\n\n--Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l'abbé Maslon, s'il\nparaît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu!\n\n--Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbé, répliquait M. de Rênal,\nje n'exposerai pas l'administration de Verrières à recevoir un affront\nde M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour;\nmais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne\ncherchant qu'à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour\ns'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.\n\nCe ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de\npourparlers, que l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du maire\nqui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à\nl'abbé Chélan, pour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de\nBray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui\npermettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour\nJulien qui devait l'accompagner en qualité de sous-diacre.\n\nDès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes\nvoisines inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau\nsoleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée; on\napercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce\nsignal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du\ndépartement. Aussitôt le son de toutes les cloches, et les décharges\nrépétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville, marquèrent sa\njoie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les\ntoits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit\nen mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait\nun parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à\nchaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa\nselle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier\ncavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que\nd'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les uns,\nchez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation\ngénérale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux\nnormands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut\nqu'un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que\nce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il\navait l'audace de le nommer garde d'honneur, au préjudice de messieurs\ntels et tels, riches fabricants!\n\n--Ces Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une\navanie à ce petit insolent, né dans la crotte.\n\n--Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait\nassez traître pour leur couper la figure. Les propos de la société noble\nétaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'était du maire\ntout seul que provenait cette haute inconvenance. En général on rendait\njustice à son mépris pour le défaut de naissance.\n\nPendant qu'il était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus\nheureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux à cheval que\nla plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans\nles yeux des femmes qu'il était question de lui.\n\nSes épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles étaient neuves.\nSon cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie.\n\nSon bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart\nle bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang.\nPar un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un\nhéros. Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une\nbatterie.\n\nUne personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer\nd'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche et\nfaisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir,\nquand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au\ngrand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la\nroute par où le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur à\nvingt pas de distance, au milieu d'une noble poussière. Dix mille\npaysans crièrent: Vive le roi, quand le maire eut l'honneur de haranguer\nSa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi\nallait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à\ncoups précipités. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers\nqui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le\nfutur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans\nl'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre,\nparce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer.\n\nSa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée\nde tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après\nremonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A\npeine le roi fut-il à l'église, que Julien galopa vers la maison de M.\nde Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son\nsabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il\nremonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe\nle sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans\npensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix\nmille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme\nrévolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la\nRestauration, et l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit\nl'abbé Chélan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis.\nIl s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du\njeune évoque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé,\net qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put\ntrouver cet évêque.\n\nLe clergé s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre\net gothique de l'ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour\nfigurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de\nvingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure\nla jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il était convenable que\nM. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait\narriver, et qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de\nM. Chélan l'avait fait doyen, malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien,\nil lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au\nmoyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait\nrendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui\nredoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on\npouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur.\n\nArrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais bien chamarrés\ndaignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas\nvisible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité\nde doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être\nadmis en tout temps auprès de l'évoque officiant.\n\nL'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais. Il\nse mit à parcourir Tes dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les\nportes qu'il rencontrait. Une fort petite céda à ses efforts, et il se\ntrouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur,\nen habit noir et la chaîne au cou. A son air pressé, ces messieurs le\ncrurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas\net se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et\ntoute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres\nen ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette\nmaçonnerie n'était déguisée par rien, et faisait un triste contraste\navec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de\ncette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc\nCharles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque\npéché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y\nvoyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de\nl'Apocalypse.\n\nCette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et\ndu plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arrêta en silence. A\nl'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre par laquelle le\njour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en\nrobe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté\nà trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et,\nsans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune\nhomme avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des\nbénédictions du côté du miroir.\n\nQue peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cérémonie préparatoire\nqu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le secrétaire de\nl'évêque... il sera insolent comme les laquais... ma foi, n'importe,\nessayons.\n\nIl avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours\nla vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui\ncontinuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre\ninfini, et sans se reposer un instant.\n\nA mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La\nrichesse du surplis garni de dentelles arrêta involontairement Julien à\nquelques pas du magnifique miroir.\n\nIl est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la\nsalle l'avait ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on\nallait lui adresser.\n\nLe jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant\nsubitement l'air fâché, lu dit du ton le plus doux:\n\n--Hé bien! Monsieur, est-elle enfin arrangée?\n\nJulien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui,\nJulien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'était l'évêque d'Agde.\nSi jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!...\n\nEt il eut honte de ses éperons.\n\n--Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du\nchapitre, M. Chélan.\n\n--Ah! il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla\nl'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous\nprenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal\nemballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut.\nCela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste,\net encore on me fait attendre!\n\n--Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.\n\nLes beaux yeux de Julien firent leur effet.\n\n--Allez, Monsieur, répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me\nla faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du\nchapitre.\n\nQuand Julien fut arrivé au milieu de la salle il se retourna vers\nl'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions.\nQu'est-ce que cela peut être? se demanda Julien, sans doute c'est une\npréparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu.\nComme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre,\nil vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au\nregard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.\n\nIl se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait\nlentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la\nglace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait\nencore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évoque secoua\nla tête.\n\n--Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous\néloigner un peu?\n\nAlors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant\ndu miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des\nbénédictions.\n\nJulien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendre, mais\nn'osait pas. L'évêque s'arrêta, et le regardant avec un air qui perdait\nrapidement de sa gravité:\n\n--Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?\n\n--Fort bien, Monseigneur.\n\n--Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais\nil ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako\nd'officier.\n\n--Elle me semble aller fort bien.\n\n--Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort\ngrave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l'air trop\nléger.\n\nEt l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.\n\nC'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce à donner la\nbénédiction.\n\nAprès quelques instants:\n\n--Je suis prêt, dit l'évoque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et\nmessieurs du chapitre.\n\nBientôt M. Chélan suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort\ngrande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n'avait pas aperçue.\nMais cette fois, il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir\nl'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se\npressaient en foule à cette porte.\n\nL'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le\nseuil, les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de\ndésordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume.\nL'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort\nvieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à\nl'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de\nBray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides.\nOn arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait\nd'admiration pour une si belle cérémonie. L'ambition réveillée par le\njeune âge de l'évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce\nprélat se disputaient son coeur. Cette politesse était bien autre chose\nque celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s'élève vers\nle premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces\nmanières charmantes.\n\nOn entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit\népouvantable fit retentir ses voûtes antiques Julien crut qu'elles\ns'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traînée par huit\nchevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en\nbatterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par\nminute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.\n\nMais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait\nplus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être\névêque d'Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou\ntrois cent mille francs peut-être.\n\nLes laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan\nprit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta.\nL'évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air\nvieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on\npas avec de l'adresse! pensa-t-il.\n\nLe roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L'évêque le\nharangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort\npoli pour Sa Majesté. Nous ne répéterons point la description des\ncérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les\ncolonnes de tous les journaux du département. Julien apprit par le\ndiscours de l'évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.\n\nPlus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes\nde ce qu'avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait\navoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se\ncharger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta\ntrois mille huit cents francs.\n\nAprès le discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça\nsous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin\nprès de l'autel. Le choeur était environné de stalles, et les stalles\nélevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces\nmarches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme\nun caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y\neut un _Te Deum_, des flots d'encens des décharges infinies de\nmousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de\npiété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux\njacobins.\n\nJulien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il\nremarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et\nqui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon\nbleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi\nque beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement\nbrodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le\ndrap. Il apprit quelques moments après, que c'était M. de La Mole. Il\nlui trouva l'air hautain et même insolent.\n\nCe marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah!\nl'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour\nvénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint\nClément?\n\nUn petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était\ndans le haut de l'édifice, dans une chapelle ardente.\n\nQu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien.\n\nMais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention\nredoubla.\n\nEn cas de visite d'un prince souverain l'étiquette veut que les\nchanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se mettant en marche pour\nla chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa\nle suivre.\n\nAprès avoir monté un long escalier, on parvint à une porte extrêmement\npetite, mais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence.\nCet ouvrage avait l'air fait de la veille.\n\nDevant la porte, étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles,\nappartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant\nd'ouvrir la porte, l'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes\nfilles toutes jolies. Pendant qu'il priait à haute voix, elles\nsemblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne\ngrâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre\nhéros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour\nl'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout à coup. La petite\nchapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus\nde mille cierges divisés en huit rangs, séparés entre eux par des\nbouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en\ntourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était\nfort petite, mais très élevée. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel\ndes cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles\nne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit\nvestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux\ncurés et Julien.\n\nBientôt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand\nchambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et\nprésentant les armes.\n\nSa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce\nfut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut,\npar-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint\nClément. Il était caché sous l'autel, en costume de jeune soldat romain.\nIl avait au cou une large blessure d'où le sang semblait couler.\nL'artiste s'était surpassé ses yeux mourants, mais pleins de grâce,\nétaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche\ncharmante, qui à demi fermée avait encore l'air de prier. A cette vue,\nla jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes; une de ses\nlarmes tomba sur la main de Julien.\n\nAprès un instant de prières dans le plus profond silence, troublé\nseulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix\nlieues à la ronde, l'évêque d'Agde demanda au roi la permission de\nparler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles\nsimples, mais dont l'effet n'en était que mieux assuré.\n\n--N'oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l'un des plus\ngrands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu\ntout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persécutés assassinés\nsur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de\nsaint Clément, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes chrétiennes,\nvous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous détesterez l'impie. A\njamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.\n\nA ces mots l'évêque se leva avec autorité.\n\n--Vous me le promettez, dit-il, en avançant le bras, d'un air inspiré.\n\n--Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.\n\n--Je reçois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l'évoque,\nd'une voix tonnante.\n\nEt la cérémonie fut terminée.\n\nLe roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut\nassez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de\nRome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils étaient\ncachés dans la charmante figure de cire.\n\nSa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée\ndans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces\nmots: HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE.\n\nM. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le\nsoir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une raison pour illuminer\ncent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une\nvisite à M. de Moirod.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIX\n\nPENSER FAIT SOUFFRIR\n\n Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai\n malheur des passions.\n\n BARNAVE.\n\n\nEn replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M.\nde La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en\nquatre. Il lut au bas de la première page:\n\nA.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du\nroi, etc., etc.\n\nC'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.\n\n«Monsieur le marquis,\n\n»J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'étais dans Lyon, exposé\naux bombes, lors du siège, en 93, d'exécrable mémoire. Je communie, je\nvais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale. Je n'ai\njamais manqué au devoir pascal, même en 93, d'exécrable mémoire. Ma\ncuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma cuisinière fait\nmaigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération\ngénérale, et j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les\nprocessions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les\ngrandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les\ncertificats sont à Paris au ministère des Finances. Je demande à\nMonsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut\nmanquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'une autre, le titulaire\nétant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections; etc.\n\n»DE CHOLIN.»\n\nEn marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod, et qui\ncommençait par cette ligne:\n\n«J'ai eu l'honneur de parler _yert_ du bon sujet qui fait cette\ndemande», etc.\n\nAinsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut\nsuivre, se dit Julien.\n\nHuit jours après le passage du roi de *** à Verrières ce qui surnageait\ndes innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions\nridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi,\nl'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin,\nle pauvre tombé de Moirod, qui dans l'espoir d'une croix, ne sortit de\nchez lui qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir\nbombardé dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il\nfallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes,\nqui, soir et matin, s'enrouaient au café, à prêcher l'égalité. Cette\nfemme hautaine, Mme de Rênal, était l'auteur de cette abomination. La\nraison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la\ndisaient de reste.\n\nPeu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des\nenfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords\naffreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d'une façon\nsuivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute\nénorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère\nprofondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la\ngrandeur de son crime aux yeux de Dieu.\n\nJadis, au couvent du Sacré-Coeur elle avait aimé Dieu avec passion; elle\nle craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient\nson âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de\nraisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement\nl'irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l'enfer.\nCependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il\nétait mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un\ncaractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la\nfaculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle\neût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux\nhommes.\n\n--Je vous en conjure, lui disait Julien dès qu'ils se trouvaient seuls,\nne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines. Si\nvous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la\nfièvre à notre Stanislas.\n\nMais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que\nMme de Rênal s'était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu\njaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce\nqu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si\nmalheureuse.\n\n--Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette\nmaison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.\n\nDieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste j'adore son\néquité, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C'était le\npremier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie doublement.\n\nJulien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni\nexagération. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la\nmalheureuse m'aime plus que son fils. Voilà, je n'en puis douter, le\nremords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais\ncomment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si\nignorant, quelquefois si grossier dans mes façons?\n\nUne nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de\nRênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et\nne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds\nde son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais.\n\nPar bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.\n\n--Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.\n\n--Non, écoute-moi, s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à\nle retenir. Apprends toute la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui\nai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de\nDieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie\nmoi-même: peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.\n\nSi M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout.\n\n--Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à\nembrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites\nappeler le médecin à la pointe du jour.\n\nEt il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie,\nen repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la\nsecourir.\n\nJulien resta étonné.\n\nVoilà donc l'adultère! se dit-il. Serait-il possible que ces prêtres si\nfourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés, auraient\nle privilège de connaître la vraie théorie du péché? Quelle\nbizarrerie!...\n\nDepuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiré Julien voyait la\nfemme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant,\nimmobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d'un génie\nsupérieur, réduite au comble du malheur parce qu'elle m'a connu, se\ndit-il.\n\nLes heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se\ndécider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et\nleurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la\nlaisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari\nlui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force\nd'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.\n\nSi je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout.\nEt que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter,\nil fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! à ce c...' d'abbé\nMaslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans, pour ne\nplus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa\ncrainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne\nvoit que le prêtre.\n\n--Va-t'en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.\n\n--Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t'être le plus\nutile, répondit Julien: jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou\nplutôt, de cet instant seulement, je commence à t'adorer comme tu\nmérites de l'être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience\nque tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes\nsouffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je\ncesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton\nmari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il\nte chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce\nscandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de\ncette honte...\n\n--C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout. Je\nsouffrirai, tant mieux.\n\n--Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!\n\n--Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là\npeut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est\npeut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger,\nn'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?...\nPeut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils.\nIndique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours.\n\n--Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me\nretire à la Trappe? L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu...\nAh! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...\n\n--Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant\ndans ses bras.\n\nAu même instant, elle le repoussa avec horreur.\n\n--Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s'être remise à\ngenoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas?\nAlors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils.\n\n--Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t'aime que\ncomme un frère? C'est la seule expiation raisonnable; elle peut apaiser\nla colère du Très-Haut.\n\n--Et moi, s'écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien\nentre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi,\nt'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un\nfrère?\n\nJulien fondait en larmes.\n\n--Je t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu\nm'ordonnes c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé\nd'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis\ntout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il\nne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de\nton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon\ndépart? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour\nhuit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l'abbaye\nde Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne\nrien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu\nparles.\n\nElle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.\n\n--Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon\nmari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de\nme taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une\njournée.\n\nEnfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas\nne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu\nl'étendue de son péché: elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les\nremords restèrent et ils furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si\nsincère. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas\nJulien, le ciel quand elle était à ses pieds.\n\n--Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les\nmoments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée,\nirrésistiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le\nciel peut te pardonner mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe\ncertain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais\nau fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si\nelle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce\nmonde, et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne mérite. Mais toi,\ndu moins, mon Julien, s'écriait-elle dans d'autres moments, es-tu\nheureux? Trouves-tu que je t'aime assez?\n\nLa méfiance et l'orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin\nd'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si\ngrand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal.\nElle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je\nne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions\nd'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de\nl'amour, dans ses incertitudes mortelles.\n\n--Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te\nrende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer\nensemble! Hâtons-nous; demain peut-être, je ne serai plus à toi. Si le\nciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne\nvivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue.\nJe ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais;\nje deviendrais folle.\n\n--Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si\ngénéreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas!\n\nCette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait\nJulien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration\npour la beauté, l'orgueil de la posséder.\n\nLeur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui\nles dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de\nfolie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne\nretrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages le\nbonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule\ncrainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur\nbonheur avait quelquefois la physionomie du crime.\n\nDans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles:\n\n--Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de Rênal,\nen serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices\nhorribles! je les ai bien mérités.\n\nElle le serrait, s'attachant à lui comme le lierre à la muraille.\n\nJulien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la\nmain, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie\nsombre:\n\n--L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais\nencore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès\nce monde, la mort de mes enfants... Cependant à ce prix, peut-être mon\ncrime me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce\nà ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi. Je\nsuis la seule coupable! J'aime un homme qui n'est point mon mari.\n\nJulien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en\napparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas\nempoisonner la vie de ce qu'elle aimait.\n\nAu milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir les\njournées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit\nl'habitude de réfléchir.\n\nMlle Élisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle\ntrouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur,\net lui en parlait souvent.\n\n--Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!... disait-elle un\njour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d'accord entre eux pour les\nchoses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres\ndomestiques...\n\nAprès ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M. Valenod\ntrouva l'art d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour\nson amour-propre.\n\nCette femme la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait\nenvironnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout\nle monde; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois\nfait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé\nen précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur\ndu dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant.\n\n--Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est\npoint donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti\npour madame de sa froideur habituelle.\n\nÉlisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagne, mais elle croyait que\ncette intrigue datait de bien plus loin.\n\n--C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le\ntemps il a refusé de m'épouser. Et moi imbécile, qui allais consulter\nMme de Rênal! qui là priais de parler au précepteur!\n\nDès le même soir, M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une\nlongue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui\nse passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite\nsur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute\nla soirée, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que\nJulien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la\ngénéalogie des meilleures familles de la Bourgogne.\n\n\n\n\nCHAPITRE XX\n\nLES LETTRES ANONYMES\n\n Do not give dalliance\n Too much the rein; the strongest oaths are straw\n To the fire i' the blood.\n\n TEMPEST.\n\n\nComme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à\nson amie:\n\n--Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que\ncette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.\n\nPar bonheur Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut\nla folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas\nla voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à\nsa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe\nà l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte était-ce Mme de\nRênal était-ce un mari jaloux?\n\nLe lendemain de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien\nlui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en\nitalien: _Guardate alla pagina 130_.\n\nJulien frémit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva\nattachée, avec une épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée\nde larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la\nmettait fort bien il fut touché de ce détail et oublia un peu\nl'imprudence effroyable.\n\nTu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois\nn'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent.\nJ'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aimée? En ce cas,\nque mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle\nprison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut\nainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.\n\nNe m'aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie?\nVeux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre\ndans tout Verrières ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que\nje t'aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphème; dis-lui que je\nt'adore, que la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que\ndans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais même\nrêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vie, que je te\nsacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.\n\nMais se connaît-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour\nl'irriter, que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au monde\nqu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me\nretienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en\nsacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!\n\nN'en doute pas cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet\nêtre odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du\nrécit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l'énumération\néternelle de tous ses avantages.\n\nY a-t-il une lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter\navec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être\npour la dernière fois jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme\nje fais étant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi\nfacile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui les jours où vous n'aurez\npas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait;\ndemain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je\ndirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme et qu'il faut à\nl'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et\nsans délai te renvoyer à tes parents.\n\nHélas, cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois\npeut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais\nenfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce\nn'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore.\nHélas! combien j'en riais!\n\nTout le but de ma conduite, c'est de faire penser à mon mari que la\nlettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si\ntu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je\nferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour\nprouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à\nVerrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux.\nJe sais que toutes ces dames te rechercheront.\n\nNe va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme\ntu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces.\nL'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez le\nValenod, ou chez tout autre, pour l'éducation des enfants.\n\nVoilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y résoudre, eh bien!\nau moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes\nenfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime\nmieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout\nceci finira-t-il?... Je m'égare... Enfin tu comprends ta conduite; sois\ndoux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le\ndemande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas\nun instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui\nprescrira l'opinion publique.\n\nC'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et\nd'une paire de ciseaux. Coupé dans un livre les mots que tu vas voir;\ncolle-les ensuite, avec de la colle à bouche sur la feuille de papier\nbleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une\nperquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si\ntu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former\nlettre par lettre. Pour épargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme\ntrop courte. Hélas! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la\nmienne doit te sembler longue!\n\n LETTRE ANONYME\n\n «MADAME,\n\n»Toutes vos petites menées sont connues, mais les personnes qui ont\nintérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vous,\nje vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes\nassez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le\ntrompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret\ntremblez, malheureuse; il faut à cette heure _marcher droit_ devant\nmoi.»\n\n»Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y\nas-tu reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maison,\nje te rencontrerai.\n\n»J'irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublé; je le\nserai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout\ncela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un\nvisage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu\nm'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec\nles enfants, et ne reviens qu'à l'heure du dîner.\n\n»Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires\nvont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y\naura rien.\n\n»Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que\ntu m'aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse\narriver, sois sûr d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour à notre\nséparation définitive. Ah, mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je\nviens d'écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer\nqu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée\nde toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon\ndissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas\ndevant l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va,\nje te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma\nlettre. C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours\nheureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me\ncoûteront davantage.»\n\n\n\n\nCHAPITRE XXI\n\nDIALOGUE AVEC UN MAÎTRE\n\n\n Alas, our frailty is the cause, not we,\n For such as we are made of, such we be.\n\n TWELFTH NIGHT.\n\n\nCe fut avec un plaisir d'enfant que pendant une heure Julien assembla\ndes mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et\nleur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le\ncalme l'effraya.\n\n--La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle.\n\nEst-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels\nsont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander;\nmais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.\n\n--Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le même sang-froid, on m'ôtera\ntout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera\npeut-être un jour ma seule ressource.\n\nElle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de\nquelques diamants.\n\n--Partez maintenant, lui dit-elle.\n\nElle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait\nimmobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.\n\nDepuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M.\nde Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un\nduel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice,\nalors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins\nmalheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas là\nune écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a écrite?\nIl passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans\npouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel\nest cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute\nhaï de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme,\nse dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.\n\nA peine levé:\n\n--Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il\nfaut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et de colère,\nles larmes lui vinrent aux yeux.\n\nPar une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la\nsagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M.\nde Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.\n\nAprès ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue,\nestimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de\nchacun. A tous! à tous, s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure\nfera le plus extrême plaisir! Par bonheur, il se croyait fort envié, non\nsans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de ***\nvenait d'honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son\nchâteau de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres\ngarnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l'idée de\ncette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou\nquatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de\ncampagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé\nl'humble couleur grise donnée par le temps.\n\nM. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis,\nle marguillier de la paroisse, mais c'était un imbécile qui pleurait de\ntout. Cet homme était cependant sa seule ressource.\n\nQuel malheur est comparable au mien! s'écria-t-il avec rage; quel\nisolement!\n\nEst-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible\nque, dans mon infortune, je n'aie pas un ami à qui demander conseil, car\nma raison s'égare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'écria-t-il avec\namertume. C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés\npar ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas nobles, et il avait voulu\nchanger le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.\n\nL'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier à\nVerrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département\net entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner: son\njournal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré.\nDans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M. de Rênal pour la\npremière fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre\nen vieux Romain: Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me\nconsulter, je lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de\nprovince et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac. Cette lettre\nà un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal\ns'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rang,\nma fortune, mes croix, je le regretterais un jour? Ce fut dans ces\ntransports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui\nl'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut\npas l'idée d'épier sa femme.\n\nJe suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires;\nje serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la\nremplacer. Alors il se complaisait dans l'idée que sa femme était\ninnocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de\nmontrer du caractère, et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes\ncalomniées n'a-t-on pas vues!\n\nMais quoi! s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif;\nsouffrirai-je comme si j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle\nse moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des\ngorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier\n(c'était un mari notoirement trompé du pays)? Quand on le nomme, le\nsourire n'est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocat, qui\nest-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier,\ndit-on! le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi le nom de l'homme\nqui fait son opprobre.\n\nGrâce au ciel, disait M. de Rênal dans d'autres moments, je n'ai point\nde fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à\nl'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec\nma femme et les tuer tous les deux, dans ce cas le tragique de l'aventure\nen ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans\ntous ses détails. Le code pénal est pour moi, et, quoiqu'il arrive,\nnotre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son\ncouteau de chasse qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit\npeur.\n\nJe puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel\néclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la\ncondamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de\nprison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs.\nOn dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me\ntympaniser avec adresse et de façon à ce qu'il soit impossible de\nl'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux...\nL'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien né,\nqui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me\nverrai dans ces affreux journaux de Paris, ô mon Dieu! quel abîme! voir\nl'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage\njamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire\net ma forcé. Quel comble de misère!\n\nSi je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa\ntante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune.\nMa femme ira vivre à Paris avec Julien, on le saura à Verrières, et je\nserai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut alors à la\npâleur de sa lampe que le jour commençait à paraître. Il alla chercher\nun peu d'air frais au jardin. En ce moment il était presque résolu à ne\npoint faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de\njoie ses bons amis de Verrières.\n\nLa promenade au jardin le calma un peu. Non, s'écria-t-il, je ne me\npriverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec\nhorreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute\nparente que la marquise de R... vieille, imbécile et méchante.\n\nUne idée d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une\nforce de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait.\nSi je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment\noù elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière,\nnous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité\nde sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses\nenfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de\nVerrières. Quoi, diront-ils, il n'a pas su même se venger de sa femme!\nNe vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier? A\nors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.\n\nUn instant après M. de Rênal repris par la vanité blessée se rappelait\nlaborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle\nnoble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour\ns'égayer aux dépens d'un mari trompé. Combien, en cet instant, ces\nplaisanteries lui paraissaient cruelles!\n\nDieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au\nridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois à Paris dans les\nmeilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l'idée du\nveuvage son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité.\nRépandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché une légère\ncouche de son devant la porte de la chambré de Julien? Le lendemain\nmatin, au jour, il verrait l'impression des pas.\n\nMais ce moyen ne vaut rien, s'écria-t-il tout à coup avec rage, cette\ncoquine d'Élisa s'en apercevrait, et l'on saurait bientôt dans la maison\nque je suis jaloux.\n\nDans un autre conte fait au Casino, un mari s'était assuré de sa\nmésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme\nun scellé la porte de sa femme et celle du galant.\n\nAprès tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui\nsemblait décidément le meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsque\nau détour d'une allée il rencontra cette femme qu'il eût voulu voir\nmorte.\n\nElle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans\nl'église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid\nphilosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite\néglise dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire\nde Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait\npasser à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari\ntuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui\nfaisant manger son coeur.\n\nMon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il va penser en m'écoutant. Après\nce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui\nparler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais\nalors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera ou dira. Lui\ndécidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans\nmon habileté, dans l'art de diriger les idées de ce fantasque, que sa\ncolère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand\nDieu! il me faut du talent, du sang-froid; où les prendre?\n\nElle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et\nvoyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre\nannonçaient qu'il n'avait pas dormi.\n\nElle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l'ouvrir,\nregardait sa femme avec des yeux fous.\n\n--Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui\nprétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise\ncomme je passais derrière le jardin du notaire. J'exige une chose de\nvous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M.\nJulien.\n\nMme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment,\npour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire.\n\nElle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari. A la\nfixité du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait\ndeviné juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réel, quel génie,\npensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans\naucune expérience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors\nses succès feront qu'il m'oubliera.\n\nCe petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout à\nfait de son trouble.\n\nElle s'applaudit de sa démarche. Je n'ai pas été indigne de Julien, se\ndit-elle, avec une douce et intime volupté.\n\nSans dire un mot, de peur de s'engager, M. de Rênal examinait la seconde\nlettre anonyme composée, si le lecteur s'en souvient, de mots imprimés\ncollés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes\nles façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.\n\nEncore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma\nfemme! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus\ngrossières, la perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande\npeine. Dévoré du besoin de s'en prendre à quelque chose, il chiffonna le\npapier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands\npas, il avait besoin de s'éloigner de sa femme. Quelques instants après,\nil revint auprès d'elle, et plus tranquille.\n\n--Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle\naussitôt; ce n'est après tout que le fils d'un ouvrier. Vous le\ndédommagerez par quelques écus, et d'ailleurs il est savant et trouvera\nfacilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le\nsous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez\npoint de tort...\n\n--Vous parlez là comme une sotte que vous êtes s'écria M. de Rênal d'une\nvoix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d'une femme? Jamais vous ne\nprêtez attention à ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque\nchose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activité que\npour la chasse aux papillons êtres faibles et que nous sommes malheureux\nd'avoir dans nos familles...\n\nMme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; _il passait sa\ncolère_, c'est le mot du pays.\n\n--Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée\ndans son honneur, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus précieux.\n\nMme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible\nconversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous\nle même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les\nplus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été\ninsensible à toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait\nadressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien.\nSera-t-il content de moi?\n\n--Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de\ncadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins\nl'occasion du premier affront que je reçois... Monsieur! quand j'ai lu\nce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de\nvotre maison.\n\n--Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? vous\nfaites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.\n\n--Il est vrai, on envie généralement l'état de prospérité où la sagesse\nde votre administration a su placer vous, votre famille et la ville...\nEh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller\npasser un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce\npetit ouvrier.\n\n--Gardez-vous d'agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce\nque j'exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas. Vous y\nmettriez de la colère, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien\nce petit Monsieur est sur l'oeil.\n\n--Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être\nsavant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un véritable\npaysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé\nd'épouser Élisa; c'était une fortune assurée; et cela sous prétexte que\nquelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.\n\n--Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d'une façon démesurée, quoi,\nJulien vous a dit cela?\n\n--Non, pas précisément, il m'a toujours parlé de la vocation qui\nl'appelle au saint ministère; mais, croyez-moi, la première vocation\npour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait assez\nentendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.\n\n--Et moi, moi, je les ignorais! s'écria M. de Rênal reprenant toute sa\nfureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que\nj'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod?\n\n--Hé! c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en\nriant, et peut-être il ne s'est point passé de mal. C'était dans le\ntemps que votre bon ami Valenod n'aurait pas été fâché que l'on pensât\ndans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un petit amour tout\nplatonique.\n\n--J'ai eu cette idée une fois, s'écria M. de Rênal se frappant la tête\navec fureur, et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m'en\navez rien dit?\n\n--Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de\nnotre cher directeur? Où est la femme de la société à laquelle il n'a\npas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu\ngalantes?\n\n--Il vous aurait écrit?\n\n--Il écrit beaucoup.\n\n--Montrez-moi ces lettres à l'instant, je l'ordonne, et M. de Rênal se\ngrandit de six pieds.\n\n--Je m'en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait\npresque jusqu'à la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous\nserez plus sage.\n\n--A l'instant même, morbleu! s'écria M. de Rênal ivre de colère, et\ncependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.\n\n--Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n'avoir jamais de\nquerelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?\n\n--Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés; mais,\ncontinua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l'instant, où\nsont-elles?\n\n--Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certes, je ne vous en donnerai\npas la clef.\n\n--Je saurai le briser, s'écria-t-il, en courant vers la chambre de sa\nfemme.\n\nIl brisa, en effet, avec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou\nronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit,\nquand il croyait y apercevoir quelque tache.\n\nMme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier,\nelle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de\nla petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes\naux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans\ndoute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie\nce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit\nle bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit\nimportun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver\njusqu'ici. Son oeil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre\net unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il\npas l'esprit, se dit-elle tout attendrie d'inventer quelque signal pour\nme dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du\ncolombier, que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.\n\nElle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M.\nValenod, peu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.\n\nSaisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la\npossibilité de se faire entendre:\n\n--J'en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que\nJulien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est\naprès tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque\njour, croyant être poli, il m'adresse des compliments exagérés et de\nmauvais goût, qu'il apprend par coeur dans quelque roman...\n\n--Il n'en lit jamais, s'écria M. de Rênal; je m'en suis assuré.\nCroyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui\nse passe chez lui?\n\n--Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les\ninvente, et c'est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce\nton dans Verrières... et sans aller si loin, dit Mme de Rênal avec l'air\nde faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c'est à peu\nprès comme s'il eût parlé devant M. Valenod.\n\n--Ah! s'écria M. de Rênal en ébranlant la table et l'appartement par un\ndes plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre\nanonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même\npapier.\n\nEnfin!... pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette\ndécouverte et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot, alla\ns'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.\n\nLa bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour\nempêcher M. de Rênal d'aller parler à l'auteur supposé de la lettre\nanonyme.\n\n--Comment ne sentez-vous pas que faire une scène, sans preuves\nsuffisantes, à M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous\nêtes envié, monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre sage\nadministration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai\napportée, et surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de\nma bonne tante, héritage dont on exagère infiniment l'importance, ont\nfait de vous le premier personnage de Verrières.\n\n--Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.\n\n--Vous êtes l'un des gentilshommes les plus distingués de la province\nreprit avec empressement Mme de Rênal, si le roi était libre et pouvait\nrendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre\ndes pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez\ndonner à l'envie un fait à commenter?\n\nParler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout\nVerrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce\npetit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l'intimité _d'un Rênal_,\na trouvé le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de\nsurprendre prouveraient que j'ai répondu à l'amour de M. Valenod, vous\ndevriez me tuer, je l'aurais mérité cent fois, mais non pas lui\ntémoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un\nprétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous\navez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son\ntoit...\n\n--Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M. de\nRênal, avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai\npas été pair!...\n\n--Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus\nriche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à\ntous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans\nl'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle\navec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma\ntante.\n\nCe mot fut dit _avec bonheur_. Il y avait une fermeté qui cherche à\ns'environner de politesse; il décida M. de Rênal. Mais, suivant\nl'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur\ntous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la\ncolère dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile\népuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de\ntoute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers\nM. Valenod, Julien et même Élisa.\n\nUne ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le\npoint d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet\nhomme qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions\nsont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la\nlettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point.\nIl manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on\navait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province,\nles maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de\nridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa\nfemme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à\nquinze sols par journée; et encore les bonnes âmes se font-elles un\nscrupule de l'employer.\n\nUne odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est\ntout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une\nsuite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible,\nsanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout.\nC'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle;\nc'est en lui fermant tous les salons.\n\nLe sentiment du danger fut vivement éveillé chez Mme de Rênal, à son\nretour chez elle, elle fut choquée du désordre où elle trouva sa\nchambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été\nbrisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été\nsans pitié pour moi, se dit-elle! Gâter ainsi ce parquet en bois de\ncouleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des\nsouliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La\nvue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle\nse faisait pour sa trop rapide victoire.\n\nUn peu avant la cloche du dîner Julien rentra avec les enfants. Au\ndessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit\nfort sèchement:\n\n--Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à\nVerrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez\npartir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent\npas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous\ncorrigerez.\n\n--Certainement, ajouta M. de Rênal, d'un ton fort aigre, je ne vous\naccorderai pas plus d'une semaine.\n\nJulien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément\ntourmenté.\n\n--Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant\nun instant de solitude qu'ils eurent au salon.\n\nMme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le\nmatin.\n\n--A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.\n\nPerversité de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte\nà nous tromper!\n\n--Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui\ndit-il avec quelque froideur, votre conduite d'aujourd'hui est\nadmirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir?\nCette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Élisa\na pour moi.\n\n--Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous\nauriez pour moi.\n\n--Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai\nplongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Élisa, d'un mot elle\npeut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma\nchambre, bien armé...\n\n--Quoi! pas même du courage, dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur\nd'une fille noble.\n\n--Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement\nJulien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais,\najouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous\nsuis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous\navant cette cruelle absence.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXII\n\nFAÇONS D'AGIR EN 1830\n\n La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.\n\n R. P. MAMAGRIDA\n\n\nA peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme\nde Rênal. Je l'aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse,\nelle avait manqué sa scène avec M. de Rênal! Elle s'en tire comme un\ndiplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a\ndans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquée, parce que M.\nde Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai\nl'honneur d'appartenir, je ne suis qu'un sot.\n\nM. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus\nconsidérés du pays lui avaient offerts à l'envi lorsque sa destitution\nle chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il avait louées étaient\nencombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que\nc'était qu'un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de\nplanches de sapin, qu'il porta lui même sur le dos tout le long de la\ngrande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt\nbâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M.\nChélan.\n\n--Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard\npleurant de joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant\nuniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.\n\nM. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne\nsoupçonna ce qui s'était passé. Le troisième jour après son arrivée,\nJulien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que\nM. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne tut qu'après doux grandes heures de\nbavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des\nhommes, sur le peu de probité des gens chargés de l'administration des\ndeniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que\nJulien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le\npalier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié\nreconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque\nheureux département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune\nde Julien, de louer sa modération en affaires d'intérêt, etc., etc.\nEnfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne\nlui proposa de quitter M. de Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui\navait des enfants à _éduquer_, et qui, comme le roi Philippe,\nremercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnés que de les\navoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur\njouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois\nen mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier,\net toujours d'avance.\n\nC'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la\nparole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un\nmandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien\nnettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la\nvénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour\nl'illustre sous-préfet. Ce sous-préfet étonné de trouver plus jésuite\nque lui essaya vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julien,\nenchanté, saisit l'occasion de s'exercer, et recommença sa réponse en\nd'autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d'une\nséance où la Chambre a l'air de vouloir se réveiller, n'a moins dit en\nplus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire\ncomme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une\nlettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte\nde tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce\ncoquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre!\nCe sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa\nlettre anonyme.\n\nSa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures\ndu matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante\nen gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant\nd'arriver chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des\njouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que\nson coeur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout\nentier à la vocation que le ciel avait placée dans son coeur, mais la\nvocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à\nla vigne du Seigneur, et n'être pas tout à fait indigne de tant de\nsavants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au\nséminaire de Besançon deux années bien dispendieuses, il devenait donc\nindispensable et l'on pouvait dire que c'était en quelque sorte un\ndevoir de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un\ntraitement de huit cents francs payés par quartier qu'avec six cents\nfrancs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côté, le ciel, en le\nplaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux\nun attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était\npas à propos d'abandonner cette éducation pour une autre...\n\nJulien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d'éloquence\nqui a remplacé la rapidité d'action de l'Empire, qu'il finit par\ns'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.\n\nEn rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le\ncherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation à dîner pour\nle même jour.\n\nJamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours seulement\nauparavant il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de coups\nde bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le\ndîner ne fût indiqué que pour une heure Julien trouva plus respectueux\nde se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le\ndirecteur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une\nfoule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de\ncheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa\npipe immense ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d'or croisées\nen tous sens sur sa poitrine et tout cet appareil d'un financier de\nprovince, qui se croit homme à bonnes fortunes, n'imposaient point à\nJulien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.\n\nIl demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa\ntoilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage\nd'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez\nMme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette\ndame, l'une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure\nd'homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie.\nElle y déploya tout le pathos maternel.\n\nJulien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère\nsusceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les\ncontrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement.\nCette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur\ndu dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on\nlui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque\nchose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiques,\ntout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris.\n\nLe percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes,\nl'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires\npublics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques\nlibéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé,\nvint à penser que de l'autre côté du mur de la salle à manger, se\ntrouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on\navait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont\non voulait l'étourdir.\n\nIls ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se\nserra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien\npis un quart d'heure après, on entendant de loin en loin quelques\naccents d'une chanson populaire et, il faut l'avouer, un peu ignoble,\nque chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en\ngrande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans\nce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert,\net Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf\nfrancs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à\nM. Valenod:\n\n--On ne chante plus cette vilaine chanson.\n\n--Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai fait\nimposer silence aux gueux.\n\nCe mot fut trop fort pour Julien, il avait les manières, mais non pas\nencore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent\nexercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.\n\nIl essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument\nimpossible de faire honneur au vin du Rhin. _L'empêcher de chanter!_ se\ndisait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres.\n\nPar bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le\npercepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste.\nPendant le tapage du refrain, chanté en choeur: Voilà donc, se disait la\nconscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu\nn'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras\npeut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant\nque tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre\nprisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa\nmisérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus\nmalheureux!--O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la\nfortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la\ndouleur du misérable!\n\nJ'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me\ndonne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de\nces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la\nmanière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher\nla plus petite égratignure.\n\nJulien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et\nne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.\n\nUn fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de\nl'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un\nbout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait\ngénéralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament\nétait vrai.\n\nUn silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se\nrencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux\nacadémies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au\nhasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré\navec toute la bruyante énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la\nfigure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait\ndistingué la femme du percepteur beau chanteur.\n\n--J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames,\ndit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux\nacadémies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de\nrépondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire\nimpromptu.\n\nCette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.\n\nIl y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants\nsusceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement\nconvertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique,\njamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens\nqui ne connaissaient Julien que de réputation et pour lavoir vu à cheval\nle jour de l'entrée du roi de *** étaient ses plus bruyants admirateurs.\nQuand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils\nne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait\npar son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.\n\nIl se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre\nde la nouvelle théologie de Ligorio qu'il avait à apprendre pour le\nréciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il\nagréablement est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même.\n\nOn rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit à l'usage de Verrières.\nJulien était déjà debout tout le monde se leva malgré le décorum; tel\nest l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il\nfallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme, ils\nfirent les plus drôles de contusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut\ngarde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la\nreligion, pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper,\nmais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.\n\n--Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable,\nsur messire Jean Chouart, ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de\nplus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.\n\nJulien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce\njeune homme fait honneur au département, s'écriaient tous à la fois les\nconvives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée\nsur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à\nParis.\n\nPendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger,\nJulien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille! canaille!\ns'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant\nle plaisir de respirer l'air frais.\n\nIl se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant\nlongtemps, avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la\nsupériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses\nqu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir\nl'extrême différence. Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il\ns'agit d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de\nchanter! Jamais M. de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de\nchaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M. Valenod, dans\nl'énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut\nparler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente,\nsans dire ta maison, ton domaine.\n\nCette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait\nde faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui\navait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines; et ce\ndomestique avait répondu avec la dernière insolence.\n\nQuel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moitié de tout ce\nqu'ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je\nme trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du dédain qu'ils\nm'inspirent.\n\nIl fallut cependant, d'après les ordres de Mme de Rênal, assister à\nplusieurs dîners du même genre, Julien fut à la mode, on lui pardonnait\nson habit de garde d'honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause\nvéritable de ses succès. Bientôt il ne fut plus question dans Verrières\nque de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune\nhomme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient\navec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d'années tyrannisait la\nville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s'en plaindre; mais\naprès tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le\npère de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il\navait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme\nque tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, à l'envie pour ses\nchevaux normands, pour ses chaînes d'or, pour ses habits venus de Paris,\npour toute sa prospérité actuelle.\n\nDans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un\nhonnête homme; il était géomètre, s'appelait Gros, et passait pour\njacobin. Julien, s'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui\nsemblaient fausses à lui-même, fut obligé de s'en tenir au soupçon à\nl'égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On\nlui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette\ntriste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation,\nlorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux\nmains qui lui fermaient les yeux.\n\nC'était Mme de Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui,\nmontant les escaliers quatre à quatre, et laissant ses enfants occupés\nd'un lapin favori qui était du voyage, était parvenue à la chambre de\nJulien un instant avant eux. Ce moment fut délicieux, mais bien court:\nMme de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapin,\nqu'ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous même\nau lapin. Il lui semblait retrouver sa famille, il sentit qu'il aimait\nces enfants qu'il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de là\ndouceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs\npetites façons, il avait besoin de laver son imagination de toutes les\nfaçons d'agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu\ndesquelles il respirait à Verrières. C'était toujours la crainte de\nmanquer, c'étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux.\nLes gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti faisaient des\nconfidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les\nentendait.\n\n--Vous autres nobles, vous avez raison d'être fiers disait-il à Mme de\nRênal. Et il lui racontait tous les dîners qu'il avait subis.\n\n--Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au\nrouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois\nqu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre\ncoeur, ajoutait-elle.\n\nLe déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en\napparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres\nenfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les\ndomestiques n'avaient pas manqué de leur conter qu'on lui offrait deux\ncents francs de plus, pour _éduquer_ les petits Valenod.\n\nAu milieu du déjeuner, Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande\nmaladie, demanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert\nd'argent et le gobelet dans lequel il buvait.\n\n--Pourquoi cela?\n\n--Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu'il ne\nsoit pas _dupe_ en restant avec nous.\n\nJulien l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait,\npendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui\nexpliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employé\ndans ce sens, était une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir\nqu'il faisait à Mme de Rênal, il chercha à expliquer par des exemples\npittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c'était qu'être dupe.\n\n--Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau qui a la sottise de\nlaisser tomber son fromage, que prend le renard qui était un flatteur.\n\nMme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne\npouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.\n\nTout à coup la porte s'ouvrit; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et\nmécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence\nchassait. Mme de Rênal pâlit; elle se sentait hors d'état de rien nier.\nJulien saisit la parole et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le\nmaire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il\nétait sûr que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal\nfronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention\nde ce métal disait-il, est toujours une préface à quelque mandat tiré\nsur ma bourse.\n\nMais ici il y avait plus qu'intérêt d'argent; il y avait augmentation de\nsoupçons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'était\npas fait pour arranger les choses, auprès d'un homme dominé par une\nvanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière\nremplie de grâce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des idées\nnouvelles à ses élèves:\n\n--Oui! oui! je le sais, il me rend odieux à mes enfants; il lui est bien\naisé d'être pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond suis le\nmaître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l'odieux sur l'autorité\n_légitime_. Pauvre France!\n\nMme de Rênal ne s'arrêta point à examiner les nuances de l'accueil que\nlui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilité de passer\ndouze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes à faire à la\nville, et déclara qu'elle voulait absolument aller dîner au _cabaret_;\nquoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants\nétaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir\nla pruderie moderne.\n\nM. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où\nelle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que\nle matin, il était convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de\nJulien. A la vérité, personne ne lui avait encore laissé soupçonner la\npartie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits à M. le\nmaire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui\navec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par\nM. le directeur du dépôt.\n\nCe directeur, qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui _battit\nfroid_. Cette conduite n'était pas sans habileté, il y a peu\nd'étourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les\ncoule à fond.\n\nM. Valenod était ce qu'on appelle, à cent lieues de Paris, un _faraud_;\nc'est une espèce d'un naturel effronté et grossier. Son existence\ntriomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il\nrégnait, pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal,\nmais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans\ncesse allant, écrivant, parlant, oubliant les humiliations, n'ayant\naucune prétention personnelle il avait fini par balancer le crédit de\nson maire, aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en\nquelque sorte aux épiciers du pays: Donnez-moi les deux plus sots\nd'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les deux plus ignares; aux\nofficiers de santé: désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il\navait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait\ndit: régnons ensemble.\n\nLes façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du\nValenod n'était offensée de rien, pas même des démentis que le petit\nabbé Maslon ne lui épargnait pas en public.\n\nMais, au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se\nrassurer, par de petites insolences de détail contre les grosses vérités\nqu'il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son\nactivité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la\nvisite de M. Appert; il avait fait trois voyages à Besançon; il écrivait\nplusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des\ninconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort\npeut-être de faire destituer le vieux curé Chélan; car cette démarche\nvindicative l'avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne\nnaissance, comme un homme profondément méchant. D'ailleurs ce service\nrendu l'avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de\nFrilair, et il en recevait d'étranges commissions. Sa politique en était\nà ce point, lorsqu'il céda au plaisir d'écrire une lettre anonyme. Pour\nsurcroît d'embarras sa femme lui déclara qu'elle voulait avoir Julien\nchez elle; sa vanité s'en était coiffée.\n\nDans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive avec son\nancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles\ndures, ce qui lui était assez égal; mais il pouvait écrire à Besançon et\nmême à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à\nVerrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se\nrapprocher des libéraux: c'est pour cela que plusieurs étaient invités\nau dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le\nmaire. Mais des élections pouvaient survenir, et il était trop évident\nque le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette\npolitique fort bien devinée par Mme de Rênal, avait été fait à Julien,\npendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique à l'autre,\net peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDÉLITÉ, où ils\npassèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'à Vergy.\n\nPendant ce temps, M. Valenod essayait d'éloigner une scène décisive avec\nson ancien patron, en prenant lui-même l'air audacieux envers lui. Ce\njour-là ce système réussit, mais augmenta l'humeur du maire.\n\nJamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent\npeut avoir de plus âpre et de plus mesquin n'ont mis un homme dans un\nplus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au\ncabaret. Jamais au contraire ses enfants n'avaient été plus joyeux et\nplus gais. Ce contraste acheva de le piquer.\n\n--Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir! dit-il en\nentrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant.\n\nPour toute réponse, sa femme le prit à part, et lui exprima la nécessité\nd'éloigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui\navaient rendu l'aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de\nconduite qu'elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de\ntroubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c'est qu'il\nsavait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son\nattachement pour l'espèce. M. Valenod était généreux comme un voleur, et\nlui, il s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante dans\nles cinq ou dix dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour\nla congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement,\netc., etc., etc.\n\nParmi les hobereaux de Verrières et des environs adroitement classés sur\nle registre des frères collecteurs d'après le montant de leurs\noffrandes, on avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rênal occuper la\ndernière ligne. En vain disait-il que lui ne _gagnait rien_. Le clergé\nne badine pas sur cet article.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIII\n\nCHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE\n\n Il piacere di alzar la testa tutto l'anno, è ben pagato\n da certi quarti d'ora che bisogna passar.\n\n CASTI.\n\n\nMais laissons ce petit homme à ses petites craintes pourquoi a-t-il pris\ndans sa maison un homme de coeur tandis qu'il lui fallait l'âme d'un\nvalet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe\nsiècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de\ncoeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que\nl'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est\npas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites\nvilles de France et des gouvernements par élections comme celui de New\nYork, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres\ncomme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces\nhommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans\nun pays qui a la charte. Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et\nqui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par\nl'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que\nle hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se\ndistingue.\n\nAussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy; mais, dès le\nsurlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.\n\nUne heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il\ndécouvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle\ninterrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait et\nsemblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien né se fit pas donner\ndeux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en\naperçut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un\nsuccesseur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on\ndit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les\nrois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez\nlui, va trouver sa lettre de disgrâce.\n\nJulien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à\nson approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant\nà la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située\nvis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que\npeut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant? se\ndisait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de\nFrançois Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un\nmois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de\nserments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas\ndémenti!\n\n Souvent femme varie\n Bien fol qui s'y fie.\n\nM. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux\nheures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet\ncouvert de papier gris sur la table.\n\n--Voilà cette affaire, dit-il à sa femme.\n\nUne heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il\nle suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de\nrue.\n\nIl attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros\npinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place,\nque la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location\naux enchères publiques de cette grande et vieille maison, dont le nom\nrevenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme.\nL'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures en\nla salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut fort\ndésappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les\nconcurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette\naffiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout\nentière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.\n\nIl alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas\napprocher, disait mystérieusement à un voisin:\n\n--Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois\ncents francs, et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché par\nM. le grand vicaire de Frilair.\n\nL'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis qui\nn'ajoutèrent plus un mot.\n\nJulien né manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une\nsalle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d'une façon\nsingulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien\naperçut, dans un plat d'étain, trois petits bouts de bougie allumés.\nL'huissier criait: _Trois cents francs, messieurs!_\n\n--Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son\nvoisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents;\nje veux couvrir cette enchère.\n\n--C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon,\nM. Valenod, l'évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la\nclique.\n\n--Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.\n\n--Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du\nmaire, ajouta-t-il, en montrant Julien.\n\nJulien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux\nFrancs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid\nlui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'éteignit,\net la voix traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à\nM. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois\ncent trente francs.\n\nDès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.\n\n--Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune,\ndisait l'un.\n\n--Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la\nsentira passer.\n\n--Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison\ndont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et\nj'aurais fait un bon marché.\n\n--Bah! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud\nn'est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des\nbourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse\nun supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.\n\n--Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un troisième.\nCar il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.\n\n--Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela\nentre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de\nl'an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.\n\nJulien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort\ntriste.\n\n--Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.\n\n--Oui, madame, où j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le\nmaire.\n\n--S'il m'avait cru, il eût fait un voyage.\n\nA ce moment, M. de Rênal parut; if était fort sombre. Le dîner se passa\nsans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à\nVergy; le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:\n\n--Vous devriez y être accoutumé, mon ami.\n\nLe soir, on était assis en silence, autour du foyer domestique; le bruit\ndu hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de\ntristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des\nenfants s'écria joyeusement:\n\n--On sonne! on sonne!\n\n--Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous\nprétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait, c'est\ntrop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui\nsuis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont\ns'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?\n\nUn fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la\nsuite du domestique.\n\n--Monsieur le maire, je suis _il signor_ Geronimo. Voici une lettre que\nM. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a\nremise pour vous à mon départ; il n'y a que neuf jours, ajouta le\n_signor_ Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le _signor_\nde Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez\nl'italien.\n\nLa bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée\nfort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit\ntoute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien\nde la qualification d'espion que, deux fois dans cette journée, il avait\nentendu retentir à son oreille. Le _signor_ Geronimo était un chanteur\ncélèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui,\nen France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un\npetit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une\nheure du matin, les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa\nd'aller se coucher.\n\n--Encore cette histoire, dit l'aîné.\n\n--C'est la mienne, _Signorino_, reprit _il signor_ Geronimo. Il y a huit\nans, j'étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples,\nj'entends j'avais votre âge; mais je n'avais pas l'honneur d'être le\nfils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.\n\nCe mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.\n\nLe _signor_ Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son\naccent qui faisait pouffer de rire les enfants, le _signor_ Zingarelli\nétait un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au\nconservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait.\nJe sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit théâtre de\nSan Carlino, où j'entendais une musique des dieux: mais, ô ciel! comment\nfaire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre? Somme\nénorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le\n_signor_ Giovannone, directeur de San Carlino, m'entendit chanter.\nJ'avais seize ans: a Cet enfant il est un trésor, dit-il.\n\n--Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire.\n\n--Et combien me donnerez-vous?\n\n--Quarante ducats par mois.\n\nMessieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.\n\n--Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me\nlaisse sortir?\n\n--_Lascia fare a me._\n\n--Laissez faire à moi! s'écria l'aîné des enfants.\n\n--Justement, mon jeune seigneur. Le _signor_ Giovannone il me dit: Caro,\nd'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats.\nJamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite il me dit ce que je dois\nfaire.\n\nLe lendemain, je demande une audience au terrible _signor_ Zingarelli.\nSon vieux valet de chambre me fait entrer.\n\n--Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.\n\n--Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai\ndu conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais\nredoubler d'application.\n\n--Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie\njamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze\njours, polisson.\n\n--Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l'école, _credete\na me_. Mais je vous demande une grâce; si quelqu'un vient me demander\npour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez\npas.\n\n--Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi?\nEst-ce que je permettrai jamais que tu quittes le conservatoire? Est-ce\nque tu veux te moquer de moi? Décampe, décampe, dit-il, en cherchant à\nme donner un coup de pied au c..., ou gare le pain sec et la prison.\n\nUne heure après, le _signor_ Giovannone arrive chez le directeur:\n\n--Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi\nGeronimo. Qu'il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.\n\n--Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux\npas; tu ne l'auras pas; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il\nne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer.\n\n--Si ce n'est que de sa volonté qu'il s'agit, dit gravement Giovannone,\nen tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.\n\nAussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette:\n\n--Qu'on chasse Geronimo du conservatoire, cria-t-il bouillant de colère.\n\nOn me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l'air\n_del Moltiplico_. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts,\nles objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s'embrouille à\nchaque instant dans ce calcul.\n\n--Ah! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.\n\nGeronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. _Il signor_\nGeronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette\nfamille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa\ngaieté.\n\nLe lendemain, M. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait\nbesoin à la cour de France.\n\nAinsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà _il signor_ Geronimo\nqui va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le\nsavoir-faire du directeur de San Carlino, sa voix divine n'eût peut-être\nété connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux\nêtre un Geronimo qu'un Rênal. Il n'est pas si honoré dans la société,\nmais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle\nd'aujourd'hui, et sa vie est gaie.\n\nUne chose étonnait Julien: les semaines solitaires passées à Verrières,\ndans la maison de M. de Rênal avaient été pour lui une époque de\nbonheur. Il n'avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu'aux\ndîners qu'on lui avait donnés dans cette maison solitaire, ne pouvait-il\npas lire, écrire, réfléchir, sans être troublé? A chaque instant, il\nn'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité\nd'étudier les mouvements d'une âme basse, et encore afin de la tromper\npar des démarches ou des mots hypocrites.\n\nLe bonheur serait-il si près de moi?... La dépense d'une telle vie est\npeu de chose, je puis à mon choix épouser Mlle Élisa, ou me faire\nl'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne\nrapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer.\nSerait-il heureux, si on le forçait à se reposer toujours?\n\nL'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses\nrésolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de\nl'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!\n\nElle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si\nelle l'eût vu en péril. C'était une de ces âmes nobles et romanesques,\npour qui apercevoir la possibilité d'une action généreuse, et ne pas la\nfaire, est la source d'un remords presque égal à celui du crime commis.\nToutefois il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser\nl'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait, si, devenant veuve tout\nà coup, elle pouvait épouser Julien.\n\nIl aimait ses fils beaucoup plus que leur père; malgré sa justice\nsévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julien, il\nfallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se\nvoyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation\nqui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien,\ntous étaient parfaitement heureux.\n\nÉtrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siècle! L'ennui de la\nvie matrimoniale fait périr l'amour sûrement, quand l'amour a précédé le\nmariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les\ngens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les\njouissances tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les\nfemmes, qu'il ne prédispose pas à l'amour.\n\nLa réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênal mais on ne\nl'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutât,\nn'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette grande\naffaire, cet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.\n\nL'automne, une partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter\nles bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à\ns'indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M.\nde Rênal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se\ndédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces\nsortes de missions, lui donnèrent les soupçons les plus cruels, mais en\nse servant des termes les plus mesurés.\n\nM. Valenod qui jouait serré avait placé Élisa dans une famille noble et\nfort considérée où il y avait cinq femmes. Élisa craignant, disait-elle\nde ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette\nfamille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le\nmaire. D'elle-même, cette fille avait eu l'excellente idée d'aller se\nconfesser à l'ancien curé Chélan et en même temps au nouveau, afin de\nleur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.\n\nLe lendemain de son arrivée, dès six heures du matin l'abbé Chélan fit\nappeler Julien:\n\n--Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie et au besoin je vous\nordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez\npour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouqué qui\nest toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai tout prévu,\ntout arrangé, mais il faut partir et ne pas revenir d'un an à Verrières.\n\nJulien ne répondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer\noffensé des soins que M. Chélan, qui après tout n'était pas son père,\navait pris pour lui.\n\n--Demain à pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il\nenfin au curé.\n\nM. Chélan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme,\nparla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et la physionomie la plus\nhumble, Julien n'ouvrit pas la bouche.\n\nIl sortit enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au\ndésespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La\nfaiblesse naturelle de son caractère s'appuyant sur la perspective de\nl'héritage de Besançon, l'avait décidé à la considérer comme\nparfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'étrange état dans\nlequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait\ntort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire?\n\nMme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les\noffres de M. Valenod, et rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette\nfemme simple et timide de l'année précédente; sa fatale passion, ses\nremords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à\nelle-même, tout en écoutant son mari, qu'une séparation au moins\nmomentanée était devenue indispensable. Loin de moi Julien va retomber\ndans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi grand\nDieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il\nm'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah!\nmalheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n'ai\npas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. Il ne\ntenait qu'à moi de gagner Élisa à force d'argent, rien ne m'était plus\nfacile. Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles\nimaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.\n\nJulien fut frappé d'une chose: en apprenant la terrible nouvelle du\ndépart à Mme de Rênal, il ne trouva aucune objection égoïste. Elle\nfaisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.\n\n--Nous avons besoin de fermeté, mon ami.\n\nElle coupa une mèche de ses cheveux.\n\n--Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle mais si je meurs,\npromets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de près, tâche\nd'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolution, tous les\nnobles seront égorgés, leur père s'émigrera peut-être à cause de ce\npaysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main.\nAdieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice\nfait, j'espère qu'en public j'aurai le courage de penser à ma\nréputation.\n\nJulien s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le\ntoucha.\n\n--Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent;\nvous le voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je\nreviendrai vous voir de nuit.\n\nL'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bien,\npuisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir! Son affreuse\ndouleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût\néprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son\nami était à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant.\nDès cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal fut\nnoble, ferme et parfaitement convenable.\n\nM. de Rênal rentra bientôt; il était hors de lui. Il parla enfin à sa\nfemme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.\n\n--Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu'elle est de cet infâme\nValenod, que j'ai pris à la besace, pour en faire un des plus riches\nbourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me\nbattrai avec lui. Ceci est trop fort.\n\nJe pourrais être veuve, grand Dieu! pensa Mme de Rênal. Mais presque au\nmême instant, elle se dit: Si je n'empêche pas ce duel, comme\ncertainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.\n\nJamais elle n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de\ndeux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouvées par\nlui, qu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et\nmême reprendre Élisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage\npour se décider à revoir cette fille cause de tous ses malheurs. Mais\ncette idée venait de Julien.\n\nEnfin, après avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie. M. de Rênal\narriva tout seul à l'idée financièrement bien pénible, que ce qu'il y\naurait de plus désagréable pour lui, ce serait que Julien au milieu de\nl'effervescence et des propos de tout Verrières, y restât comme\nprécepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt évident de Julien était\nd'accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait\nau contraire à la gloire de M. de Rênal, que Julien quittât Verrières\npour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment\nl'y décider, et ensuite comment y vivrait-il?\n\nM. de Rênal voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au\ndésespoir que sa femme. Pour elle, après cet entretien, elle était dans\nla position d'un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose de\nstramonium; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte\nplus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant, de dire:\n_Quand j'étais roi._ Parole admirable!\n\nLe lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme.\nCelle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers\napplicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage\nde quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se\nbattre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées\nd'exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre\ndes pistolets qu'il fit charger.\n\nAu fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon\nreviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me\nreprocher. J'ai tout au plus fermé les yeux; mais j'ai de bonnes lettres\ndans mon bureau qui m'y autorisent.\n\nMme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son mari, elle lui\nrappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à\nrepousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui\nparla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle\nparvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en\ncelui d'offrir six cents francs à Julien, pour une année de sa pension\ndans un séminaire. M. de Rênal maudissant mille fois le jour où il avait\neu la fatale idée de prendre un précepteur chez lui, oublia la lettre\nanonyme.\n\nIl se consola un peu par une idée, qu'il ne dit pas à sa femme: avec de\nl'adresse et en se prévalant des idées romanesques du jeune homme, il\nespérait l'engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M.\nValenod.\n\nMme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux\nconvenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs\nque lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans\nhonte accepter un dédommagement.\n\n--Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, même pour un instant,\nle projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie\nélégante, la grossièreté de ces gens-là me tuerait.\n\nLa cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la volonté de Julien.\nSon orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la\nsomme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet\nportant remboursement dans cinq ans avec intérêts.\n\nMme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la\npetite grotte de la montagne.\n\nElle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refusée\navec colère.\n\n--Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours\nabominable?\n\nEnfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux au moment\nfatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort\npour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux\nyeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne\ntrouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour\nexalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies et\ncomptait demander une pareille somme à Fouqué.\n\nIl était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant\nd'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une\ngrande ville de guerre comme Besançon.\n\nPendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée\npar une des plus cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passable,\nil y avait entre elle et l'extrême malheur cette dernière entrevue\nqu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes\nqui l'en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle\nentendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers,\nJulien parut devant elle.\n\nDe ce moment, elle n'eut plus qu'une pensée: c'est pour la dernière fois\nque je le vois. Loin de répondre aux empressements de son ami, elle fut\ncomme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu'elle\nl'aimait, c'était d'un air gauche qui prouvait presque le contraire.\nRien ne put la distraire de l'idée cruelle de séparation éternelle. Le\nméfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce\nsens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence,\net des serrements de mains presque convulsifs.\n\n--Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie, répondait\nJulien aux froides protestations de son amie, vous montreriez cent fois\nplus d'amitié sincère à Mme Derville, à une simple connaissance.\n\nMme de Rênal, pétrifiée, ne savait que répondre.\n\n--Il est impossible d'être plus malheureuse... j'espère que je vais\nmourir... je sens mon coeur se glacer...\n\nTelles furent les réponses les plus longues qu'il put en obtenir.\n\nQuand l'approche du jour vint rendre le départ nécessaire les larmes de\nMme de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée\nà la fenêtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien\nlui disait:\n\n--Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité. Désormais\nvous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants,\nvous ne les verrez plus dans la tombe.\n\n--Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui\ndit-elle froidement.\n\nJulien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur\nde ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs\nlieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il\nput voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIV\n\nUNE CAPITALE\n\n Que de bruit, que de gens affairés! que d'idées pour l'avenir dans une\n tête de vingt ans! quelle distraction pour l'amour!\n\n BARNAVE.\n\n\nEnfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'était la\ncitadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant,\nsi j'arrivais dans cette noble ville de guerre, pour être\nsous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre!\n\nBesançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle\nabonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit\npaysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.\n\nIl avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume\nqu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674, il\nvoulut voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la\ncitadelle. Deux ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrêter\npar les sentinelles il pénétrait dans des endroits que le génie\nmilitaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs\nde foin tous les ans.\n\nLa hauteur des murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons\nl'avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le\ngrand café sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait\nbeau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux\nimmenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa\ntimidité; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou\nquarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce\njour-là, tout était enchantement pour lui.\n\nDeux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les\npoints, les joueurs couraient autour des billards encombrés de\nspectateurs. Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de\ntous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes,\nleurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris,\nles longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de\nJulien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en\ncriant, ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien\nadmirait immobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une\ngrande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le\ncourage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard\nhautain, qui criaient les points du billard.\n\nMais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce\njeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son\npetit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre\nblanc. Cette demoiselle, grande Franc-comtoise, fort bien faite, et mise\ncomme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois,\nd'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien:\n\n--Monsieur! monsieur!\n\nJulien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à\nlui qu'on parlait.\n\nIl s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût\nmarché à l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.\n\nQuelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens\nde Paris qui, à quinze ans savent déjà entrer dans un café d'un air si\ndistingué? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit\ntournent au commun. La timidité passionnée que l'on rencontre en\nprovince se surmonte quelquefois, et alors elle enseigne à vouloir. En\ns'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la\nparole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait\ncourageux à force de timidité vaincue.\n\n--Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon; je\nvoudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.\n\nLa demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli\njeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de\nbillard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.\n\n--Placez-vous ici près de moi, dit-elle en lui montrant une table de\nmarbre, presque tout à fait cachée par l'énorme comptoir d'acajou qui\ns'avance dans la salle.\n\nLa demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna\nl'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua, toutes\nses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui\nune tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon\npour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçon, son\ntête-à-tête avec Julien allait finir.\n\nJulien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains\nsouvenirs qui l'agitaient souvent. L'idée de la passion dont il avait\nété l'objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle\nn'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien.\n\n--Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant\nhuit heures du matin; alors, je suis presque seule.\n\n--Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la\ntimidité heureuse.\n\n--Amanda Binet.\n\n--Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet\ngros comme celui-ci?\n\nLa belle Amanda réfléchit un peu.\n\n--Je suis surveillée: ce que vous me demandez peut me compromettre;\ncependant je m'en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous\nplacerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.\n\n--Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni\nconnaissance à Besançon.\n\n--Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'école de\ndroit?\n\n--Hélas! non, répondit Julien; on m'envoie au séminaire.\n\nLe découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda; elle\nappela un garçon: elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du\ncafé à Julien, sans le regarder.\n\nAmanda recevait de l'argent au comptoir; Julien était fier d'avoir osé\nparler: on se disputa à l'un des billards. Les cris et les démentis des\njoueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui\nétonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.\n\n--Si vous voulez mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je\ndirai que je suis votre cousin?\n\nCe petit air d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de\nrien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son\noeil était occupé à voir si quelqu'un s'approchait du comptoir:\n\n--Moi je suis de Genlis, près de Dijon; dites que vous êtes aussi de\nGenlis, et cousin de ma mère.\n\n--Je n'y manquerai pas.\n\n--Tous les jeudis à cinq heures en été, MM. les séminaristes passent ici\ndevant le café.\n\n--Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes\nà la main.\n\nAmanda le regarda d'un air étonné; ce regard changea le courage de\nJulien en témérité; cependant il rougit beaucoup en lui disant:\n\n--Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.\n\n--Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effrayé. Julien songeait à\nse rappeler les phrases d'un volume dépareillé de la _Nouvelle Héloïse_,\nqu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien; depuis dix\nminutes, il récitait la _Nouvelle Héloïse_ à Mlle Amanda, ravie, il\nétait heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-comtoise\nprit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.\n\nIl s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules; il\nregarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans\nles extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup,\néloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort\nattentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant\nfamilièrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda\nordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux\nminutes, se tint immobile à sa place pâle résolu et ne songeant qu'à ce\nqui allait arriver; il était vraiment bien en cet instant. Le rival\navait été étonné des yeux de Julien, son verre d'eau-de-vie avalé d'un\ntrait il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches\nlatérales de sa grosse redingote, et s'approcha d'un billard en\nsoufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colères;\nmais il ne savait comment s'y prendre pour être insolent. Il posa son\npetit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le\nbillard.\n\nEn vain la prudence lui disait: Mais avec un duel dès l'arrivée à\nBesançon, la carrière ecclésiastique est perdue.\n\nQu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.\n\nAmanda vit son courage, il faisait un joli contraste avec la naïveté de\nses manières; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en\nredingote. Elle se leva, et, tout en avant l'air de suivre de l'oeil\nquelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre\nlui et le billard:\n\n--Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frère.\n\n--Que m'importe? il m'a regardé.\n\n--Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute il vous a regardé,\npeut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un\nparent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-comtois\net n'a jamais dépassé Dole, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce\nque vous voudrez, ne craignez rien.\n\nJulien hésitait encore, elle ajouta bien vite, son imagination de dame\nde comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:\n\n--Sans doute il vous a regardé, mais c'est au moment où il me demandait\nqui vous êtes; c'est un homme qui est manant avec tout le monde, il n'a\npas voulu vous insulter.\n\nL'oeil de Julien suivait le prétendu beau-frère; il le vit acheter un\nnuméro à la poule que l'on jouait au plus éloigné des deux billards.\nJulien entendit sa grosse voix qui criait, d'un ton menaçant: Je prends\nà faire. Il passa vivement derrière Mlle Amanda, et fit un pas vers le\nbillard. Amanda le saisit par le bras:\n\n--Venez me payer d'abord, lui dit-elle.\n\nC'est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer.\nAmanda était aussi agitée que lui et fort rouge; elle lui rendit de la\nmonnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui répétant à voix\nbasse:\n\n--Sortez à l'instant du café, ou je ne vous aime plus; et cependant, je\nvous aime bien.\n\nJulien sortit en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se\nrépétait-il, d'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier\npersonnage? Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard\ndevant le café; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et\nJulien s'éloigna.\n\nIl n'était à Besançon que depuis quelques heures, et déjà il avait\nconquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois,\nmalgré sa goutte, quelques leçons d'escrime, telle était toute la\nscience que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras\nn'eût rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un\nsoufflet, et si l'on en venait aux coups de poing, son rival, homme\nénorme, l'eût battu et puis planté là.\n\nPour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans\nargent, il n'y aura pas grande différence entre un séminaire et une\nprison; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge,\noù je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du\nséminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien avec mes habits\nbourgeois revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau; mais Julien,\npassant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune.\n\nEnfin, comme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux\ninquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune,\nhaute en couleur, à l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui\nraconta son histoire.\n\n--Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l'hôtesse des Ambassadeurs,\nje vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter\nsouvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap\nsans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une\nchambre, en lui recommandant d'écrire la note de ce qu'il laissait.\n\n--Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ça, monsieur l'abbé Sorel,\nlui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m'en vais\nvous faire servir un bon dîner, et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne\nvous coûtera que vingt sols au lieu de cinquante que tout le monde paye;\ncar il faut bien ménager votre petit _boursicot_.\n\n--J'ai dix louis, répliqua Julien, avec une certaine fierté.\n\n--Ah! bon Dieu! répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si\nhaut; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela\nen moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les cafés, ils sont\nremplis de mauvais sujets.\n\n--Vraiment! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.\n\n--Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café.\nRappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à\nvingt sols, c'est parler ça, j'espère. Allez vous mettre à table, je\nvais vous servir moi-même.\n\n--Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer\nau séminaire, en sortant de chez vous.\n\nLa bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de\nprovisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'hôtesse, de\ndessus sa porte, lui en indiquait la route.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXV\n\nLE SÉMINAIRE\n\n Trois cent trente-six dîners à 83 centimes trois cent\n trente-six soupers à 38 centimes; du chocolat à qui; de droit;\n combien y a-t-il à gagner sur la soumission?\n\n LE VALENOD de BESANÇON.\n\n\nIl vit de loin la croix de fer doré sur la porte; il approcha lentement,\nses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la\nterre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit\nde la cloche retentit, comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix\nminutes un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda\net aussitôt baissa les yeux. Il trouva à ce portier une physionomie\nsingulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait\ncomme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupières\nannonçaient l'impossibilité de toute sympathie, ses lèvres minces se\ndéveloppaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant\ncette physionomie ne montrait pas le crime mais plutôt cette\ninsensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse.\nLe seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette\nlongue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait\nlui parler, et qui ne serait pas l'intérêt du ciel.\n\nJulien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de\ncoeur rendait tremblante, il expliqua qu'il désirait parler à M. Pirard,\nle directeur du séminaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit\nsigne de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à\nrampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté\nopposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte,\nsurmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir,\nfut ouverte avec difficulté et le portier le fit entrer dans une chambre\nsombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de\ndeux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul il\nétait atterré, son coeur battait violemment, il eût été heureux d'oser\npleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.\n\nAu bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée, le portier à\nfigure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la\nchambre, et, sans daigner parler lui fit signe d'avancer. Il entra dans\nune pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les\nmurs aussi étaient blanchis, mais il n'y avait pas de meubles. Seulement\ndans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois\nblanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin\nsans coussin. A l'autre extrémité de la chambre, près d'une petite\nfenêtre à vitres jaunies garnie de vases de fleurs tenus salement, il\naperçut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane\ndélabrée, il avait l'air en colère, et prenait l'un après l'autre une\nfoule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa table, après y\navoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de\nJulien. Celui-ci était immobile debout vers le milieu de la chambre, là\noù l'avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.\n\nDix minutes se passèrent ainsi, l'homme mal vêtu écrivait toujours.\nL'émotion et la terreur de Julien étaient telles qu'il lui semblait être\nsur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant:\nC'est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui\nest beau.\n\nL'homme qui écrivait leva la tête, Julien ne s'en aperçut qu'au bout\nd'un moment, et même, après l'avoir vu, il restait encore immobile,\ncomme frappé à mort par le regard terrible dont il était l'objet. Les\nyeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute\ncouverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une\npâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient\ndeux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Le vaste\ncontour de ce front était marqué par des cheveux épais, plats et d'un\nnoir de jais.\n\n--Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec\nimpatience.\n\nJulien s'avança d'un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle,\ncomme de sa vie il ne l'avait été, il s'arrêta à trois pas de la petite\ntable de bois blanc couverte de carrés de papier.\n\n--Plus près, dit l'homme.\n\nJulien s'avança encore en étendant la main, comme cherchant à s'appuyer\nsur quelque chose.\n\n--Votre nom?\n\n--Julien Sorel.\n\n--Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un\noeil terrible.\n\nJulien ne put supporter ce regard, étendant la main comme pour se\nsoutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.\n\nL'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de\nse mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient.\n\nOn le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il\nentendit l'homme terrible qui disait au portier:\n\n--Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.\n\nQuand Julien put ouvrir les yeux, l'homme à la figure rouge continuait à\nécrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre\nhéros, et surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de\ncoeur, s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi.\nEnfin l'homme cessa d'écrire, et regardant Julien de côté:\n\n--Êtes-vous en état de me répondre.\n\n--Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.\n\n--Ah! c'est heureux.\n\nL'homme noir s'était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre\ndans le tiroir de sa table de sapin qui, s'ouvrit en criant. Il la\ntrouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air à\nlui arracher le peu de vie qui lui restait:\n\n--Vous m'êtes recommandé par M. Chélan, c'était le meilleur curé du\ndiocèse, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.\n\n--Ah! c'est à M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une\nvoix mourante.\n\n--Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec\nhumeur.\n\nIl y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeux, suivi d'un\nmouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la\nphysionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.\n\n--La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même.\n_Intelligenti pauca_; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop\npeu. Il lut haut:\n\n«Je vous adresse Julien Sorel de cette paroisse, que j'ai baptisé il y\naura bientôt vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui\ndonne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du\nSeigneur. La mémoire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la\nréflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère?»\n\n--_Sincère!_ répéta l'abbé Pirard, d'un air étonné, et en regardant\nJulien; mais déjà le regard de l'abbé était moins dénué de toute\nhumanité; _sincère!_ répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa\nlecture:\n\n«Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en\nsubissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie,\nde cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des\nFleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur\ndu dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents\nfrancs pour être précepteur de ses enfants.--Mon intérieur est\ntranquille, grâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. _Vale et me\nama_.»\n\nL'abbé Picard, ralentissant la voix comme il lisait la signature,\nprononça avec un soupir le mot _Chélan_.\n\n--Il est tranquille dit-il, en effet sa vertu méritait cette récompense;\nDieu puisse-t-il me l'accorder, le cas échéant!\n\nIl regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacré,\nJulien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entrée dans\ncette maison, l'avait glacé.\n\n--J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saint, dit\nenfin l'abbé Pirard, d'un ton de voix sévère, mais non méchant: sept ou\nhuit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l'abbé\nChélan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le\nneuvième. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse; elle est\nredoublement de soins et de sévérité contré les vices. Allez fermer\ncette porte à clef.\n\nJulien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il\nremarqua qu'une petite fenêtre, voisine de la porte d'entrée, donnait\nsur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme\ns'il eût aperçu d'anciens amis.\n\n--_Loquerisne linguam latinam?_ (Parlez-vous latin?) lui dit l'abbé\nPirard, comme il revenait.\n\n--_Ita, pater optime_ (Oui, mon excellent père), répondit Julien,\nrevenant un peu à lui. Certainement jamais homme au monde ne lui avait\nparu moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.\n\nL'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé\ns'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible,\npensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet\nhomme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien\ns'applaudit d'avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.\n\nL'abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de\nl'étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l'interrogea\nen particulier sur les saintes écritures. Mais quand il arriva aux\nquestions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien ignorait\npresque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint\nBonaventure de saint Basile, etc., etc.\n\nAu fait, pensa l'abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au\nprotestantisme que j'ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance\napprofondie et trop approfondie des saintes écritures.\n\n(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps\nvéritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)\n\nA quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes écritures, pensa\nl'abbé Pirard, si ce n'est à l'examen personnel, c'est-à-dire au plus\naffreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudente, rien sur\nles Pères qui puisse compenser cette tendance.\n\nMais l'étonnement du directeur du séminaire n'eut plus de bornes,\nlorsqu'interrogeant Julien sur l'autorité du Pape, et s'attendant aux\nmaximes de l'ancienne église gallicane, le jeune homme lui récita tout\nle livre de M. de Maistre.\n\nSingulier homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard; lui a-t-il montré ce\nlivre pour lui apprendre à s'en moquer?\n\nCe fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il\ncroyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne\nrépondait qu'avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très\nbien, il sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort long,\nil lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus\nqu'affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis\nquinze ans, il s'était imposés envers ses élèves en théologie, le\ndirecteur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique tant il\ntrouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.\n\nVoilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus débile (le\ncorps est faible).\n\n--Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant\ndu doigt le plancher.\n\n--C'est la première fois de ma vie, la figure du portier m'avait glacé,\najouta Julien en rougissant comme un enfant.\n\nL'abbé Pirard sourit presque.\n\n--Voilà l'effet des vaines pompes du monde, vous êtes accoutumé\napparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La\nvérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas\naustère aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en\ngarde contre cette faiblesse: _Trop de sensibilité aux vaines grâces de\nl'extérieur._\n\nSi vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard, en reprenant la\nlangue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé\npar un homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de\nce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse\nentière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la\nplus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par\ncinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une\nbourse au séminaire.\n\nAprès ces mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans\naucune société ou congrégation secrète sans son consentement.\n\n--Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement\nde coeur d'un honnête homme.\n\nLe directeur du séminaire sourit pour la première fois.\n\n--Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain\nhonneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à\ndes crimes. Vous me devez la sainte obéissance, en vertu du paragraphe\ndix-sept de la bulle _Unam ecclesiam_ de saint Pie V. Je suis votre\nsupérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très-cher\nfils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent?\n\nNous y voici, se dit Julien; c'était pour cela qu'était le très-cher\nfils.\n\n--Trente-cinq francs, mon père.\n\n--Écrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre\ncompte.\n\nCette pénible séance avait duré trois heures, Julien appela le portier.\n\n--Allez installer Julien Sorel dans la cellule nº 103, dit l'abbé Pirard\nà cet homme.\n\nPar une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.\n\n--Portez-y sa malle, ajouta-t-il.\n\nJulien baissa les yeux et vit sa malle précisément en face de lui; il la\nregardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.\n\nEn arrivant au nº 103 (c'était une petite chambrette de huit pieds en\ncarré, au dernier étage de la maison), Julien remarqua qu'elle donnait\nsur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs\nsépare de la ville.\n\nQuelle vue charmante! s'écria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait\npas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait\néprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon, avaient\nentièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur\nl'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans\nun profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du\nsalut; on l'avait oublié.\n\nQuand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin,\nil se trouva couché sur le plancher.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVI\n\nLE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE\n\n\n Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous\n ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de\n coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté\n facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de\n voir les hommes si durs.\n\n YOUNG.\n\n\nIl se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un\nsous-maître le gronda sévèrement, au lieu de chercher à se justifier,\nJulien croisa les bras sur sa poitrine:\n\n--_Peccavi, pater optime_ (j'ai pêché, j'avoue ma faute, ô mon père),\ndit-il d'un air contrit.\n\nCe début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes\nvirent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments\ndu métier. L'heure de la récréation arriva, Julien se vit l'objet de la\ncuriosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence.\nSuivant les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent\nvingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, à\nses yeux, était l'abbé Pirard.\n\nPeu de jours après Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta\nune liste.\n\nEh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne\ncomprenne pas ce que parler veut dire? et il choisit l'abbé Pirard.\n\nSans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un petit\nséminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui dès le premier jour,\ns'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le\nsous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.\n\n--L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de\njansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.\n\nToutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent\nfurent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Égaré par toute\nla présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour\ndes faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à\nse reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.\n\nHélas! c'est ma seule arme! à une autre époque se disait-il, c'est par\ndes actions parlantes, en face de l'ennemi, que j'aurais gagné mon pain.\n\nJulien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui; il trouvait\npartout l'apparence de la vertu la plus pure.\n\nHuit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des\nvisions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu'il reçut les\nstigmates sur le mont _Vernia_ dans l'Apennin. Mais c'était un grand\nsecret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions\nétaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres\nréunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils\ntravaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre\ngrand'chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel et, entre\nautres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour\neux et eux pour lui.\n\nLe reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que\nd'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots\nlatins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous\nétaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en\nrécitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après\ncette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de\nrapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car\nenfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse\nété sergent; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.\n\nTous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers dès l'enfance, ont\nvécu jusqu'à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs\nchaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an.\nSemblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de\nrepos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.\n\nJulien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique\nsatisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas.\nTels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais\nce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que,\nêtre le premier dans les différents cours de dogme, d'histoire\necclésiastique, etc., etc., que l'on suit au séminaire, n'était à leurs\nyeux qu'un péché _splendide_. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement\ndes deux chambres qui n'est au fond que _méfiance et examen personnel_,\net donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier,\nl'Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais\nennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir\ndans les études même sacrées lui est suspect et à bon droit. Qui\nempêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté, comme Sieyès ou\nGrégoire! L'Église tremblante s'attache au pape comme à la seule chance\nde salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et,\npar les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur\nl'esprit ennuyé et malade des gens du monde.\n\nJulien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les\nparoles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans\nune mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait\nrapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses\nà ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait\nn'avoir rien autre chose à faire.\n\nSuis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que\nM. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon,\net où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion\nla plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant\nmieux, pensait l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que\nce jeune homme a aimée.\n\nUn jour l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par\nles larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel\nm'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce\nque j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le\nsacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes comme vous voyez.\nLe salut des êtres auxquels je me dois et que vous avez tant aimés,\nl'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux\ndes crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.\n\nCette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une\nadresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne\nrépondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme\nrevenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.\n\nLa mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que\nfournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimes,\ncommençait à influer sur sa santé lorsque un matin Fouqué parut tout à\ncoup dans sa chambre.\n\n--Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans\nreproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à\nla porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?\n\n--C'est une épreuve que je me suis imposée.\n\n--Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq\nfrancs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas les\navoir offerts dès le premier voyage.\n\nLa conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de\ncouleur, lorsque Fouqué lui dit:\n\n--A propos, sais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute\ndévotion.\n\nEt il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression\nsur l'âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les\nplus chers intérêts.\n\n--Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu'elle fait\ndes pèlerinages. Mais à la honte éternelle de l'abbé Maslon, qui a\nespionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n'a pas voulu de\nlui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.\n\n--Elle vient à Besançon! dit Julien, le front couvert de rougeur.\n\n--Assez souvent, répondit Fouqué, d'un air interrogatif.\n\n--As-tu des _Constitutionnels_ sur toi?\n\n--Que dis-tu? répliqua Fouqué.\n\n--Je te demande si tu as des _Constitutionnels_, reprit Julien, du ton\nde voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.\n\n--Quoi! même au séminaire, des libéraux! s'écria Fouqué. Pauvre France!\najouta-t-il, en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé\nMaslon.\n\nCette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès\nle lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières,\nqui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante\ndécouverte. Depuis qu'il était au séminaire, la conduite de Julien\nn'avait été qu'une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même\navec amertume.\n\nA la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment\nconduites mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au\nséminaire ne regardent qu'aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses\ncamarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de\npetites actions.\n\nA leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, _il pensait, il\njugeait par lui-même_, au lieu de suivre aveuglément _l'autorité_ et\nl'exemple. L'abbé Pirard ne lui avait été d'aucun secours; il ne lui\navait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la\npénitence, où encore il écoutait plus qu'il ne parlait. Il en eût été\nbien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.\n\nDu moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il\nvoulut connaître toute l'étendue du mal et, à cet effet, sortit un peu\nde ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses\ncamarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent\naccueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision. Il reconnut que,\ndepuis son entrée au séminaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout\npendant les récréations, qui n'eût porté conséquence pour ou contre lui,\nqui n'eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la\nbienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu\nmoins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche\nfort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses\ngardes; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.\n\nLes mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de\npeine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés.\nQuelle n'était pas ma présomption à Verrières! se disait Julien, je\ncroyais vivre; je me préparais seulement à la vie; me voici enfin dans\nle monde, tel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de\nvrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette\nhypocrisie de chaque minute! c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule.\nL'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze années\nde suite, par sa modestie quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et\nhautain pendant toute sa Jeunesse.\n\nLa science n'est donc rien ici! se disait-il avec dépit; les progrès\ndans le dogme, dans l'histoire sacrée, etc., ne comptent qu'en\napparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans\nle piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait dans\nmes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce\nqu'au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils\ncomme moi? Et j'avais la sottise d'en être fier! Ces premières places\nque j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner de mauvaises notes\npour les véritables places que l'on obtient à la sortie du séminaire et\noù l'on gagne de l'argent. Chazel, qui a plus de science que moi jette\ntoujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à\nla cinquantième place; s'il obtient la première, c'est par distraction.\nAh! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'eût été utile!\n\nDu moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété\nascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au\nSacré-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux,\ndevinrent ses moments d'action les plus intéressants. En réfléchissant\nsévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses\nmoyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les séminaristes qui\nservaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des actions\n_significatives_, c'est-à-dire prouvant un genre de perfection\nchrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un ouf à la coque,\nqui annonce les progrès faits dans la vie dévote.\n\nLe lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes\nles fautes que fit, en mangeant un ouf l'abbé Delille invité à déjeuner\nchez une grande dame de la cour de Louis XVI.\n\nJulien chercha d'abord à arriver au _non culpa_; c'est l'état du jeune\nséminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les\nyeux, etc., n'indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent\npas encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le _pur néant_ de\ncelle-ci.\n\nSans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des\ncorridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans\nd'épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité\nd'huile bouillante en enfer! Il ne les méprisa plus; il comprit qu'il\nfallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie?\nse disait-il; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment\ncette place leur sera-t-elle rendue visible? par la différence de mon\nextérieur et de celui d'un laïc.\n\nAprès plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait\nencore l'air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la\nbouche n'annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout\nsoutenir, même par le martyre. C'était avec colère que Julien se voyait\nprimé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de\nbonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.\n\nQue de peine ne se donnait-il pas pour arriver à ce front béat et\nétroit, à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout\ncroire et à tout souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les\ncouvents d'Italie, et dont à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de\nsi parfaits modèles dans ses tableaux d'église.[*]\n\n[*] Voir, au musée du Louvre. François duc d'Aquitaine déposant la\ncouronne et prenant l'habit de moine nº 1130.\n\nLes jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec\nde la choucroute. Les voisins de table de Julien avaient observé qu'il\nétait insensible à ce bonheur, ce fut là un de ses premiers crimes. Ses\ncamarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne\nlui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux,\ndisaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure _pitance_, des\nsaucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l'orgueilleux! le damné!\nIl aurait dû s'abstenir par pénitence d'en manger une partie et faire ce\nsacrifice de dire à quelque ami, en montrant la choucroute:\n\n--Qu'est-ce que l'homme peut offrir à un être tout-puissant, si ce n'est\nla douleur volontaire?\n\nJulien n'avait pas l'expérience qui fait voir si facilement les choses\nde ce genre.\n\nHélas! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux,\nun avantage immense, s'écriait-il, dans ses moments de découragement. A\nleur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les délivrer de ce\nnombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent\nsur ma figure quoi que je fasse.\n\nJulien étudiait, avec une attention voisine de l'envie les plus\ngrossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où\non les dépouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la\nrobe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans\nbornes pour l'argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.\n\nC'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime\n_d'argent comptant_.\n\nLe bonheur, pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de\nVoltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque\ntous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de _drap fin_. Ce\nsentiment apprécie la _justice distributive_, telle que nous la donnent\nnos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on\ngagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros?\n\nC'est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on\njuge de leur respect pour l'être le plus riche de tous: le gouvernement!\n\nNe pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux\ndes paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence, or l'imprudence\nchez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.\n\nAprès avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment\ndu mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé\nsouvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans\nl'hiver à leur chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni\npommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'étonnant, se disait Julien, si\nl'homme heureux, à leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien\ndîner, et ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une\nvocation ferme, c'est-à-dire qu'ils voient dans l'état ecclésiastique\nune longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit\nchaud en hiver.\n\nIl arriva à Julien d'entendre un jeune séminariste, doué d'imagination,\ndire à son compagnon:\n\n--Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les\npourceaux?\n\n--On ne fait papes que des Italiens, répondit l'ami; mais pour sûr on\ntirera au sort parmi nous, pour des places de grands vicaires, de\nchanoines, et peut-être d'évêques. M. P..., évêque de Châlons, est fils\nd'un tonnelier: c'est l'état de mon père.\n\nUn jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit appeler\nJulien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère\nphysique et morale au milieu de laquelle il était plongé.\n\nJulien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le\njour de son entrée au séminaire.\n\n--Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il, en\nle regardant de façon à le faire rentrer sous terre.\n\nJulien lut:\n\n«Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l'on\nest de Genlis, et le cousin de ma mère.»\n\nJulien vit l'immensité du danger; la police de l'abbé Castanède lui\navait volé cette adresse.\n\n--Le jour où j'entrai ici, répondit-il en regardant le front de l'abbé\nPirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'étais\ntremblant: M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations\net de méchancetés de tous les genres; l'espionnage et la dénonciation\nentre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer\nla vie telle qu'elle est aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût\ndu monde et de ses pompes.\n\n--Et c'est à moi que vous faites des phrases, dit l'abbé Pirard furieux.\nPetit coquin!\n\n--A Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient\nlorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...\n\n--Au fait! au fait! s'écria M. Pirard, presque hors de lui.\n\nSans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.\n\n--Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j'avais faim, j'entrai\ndans un café. Mon coeur était rempli de répugnance pour un lieu si\nprofane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu'à\nl'auberge. Une dame, qui paraissait être la maîtresse de la boutique,\neut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me\ndit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait quelque\nmauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit\nheures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission,\ndites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis...\n\n--Tout ce bavardage va être vérifié, s'écria l'abbé Pirard, qui, ne\npouvant rester en place, se promenait dans la chambre. Qu'on se rende\ndans sa cellule.\n\nL'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à\nvisiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était\nprécieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait\nplusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel\nbonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je\nn'aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m'offrait\nsi souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être\nj'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle\nAmanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du\nrenseignement de cette manière, pour ne pas le perdre on en a fait une\ndénonciation.\n\nDeux heures après, le directeur le fit appeler.\n\n--Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais\ngarder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez\nconcevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle\nvous portera dommage.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVII\n\nPREMIÈRE EXPÉRIENCE DE LA VIE\n\n Le temps présent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur.\n Malheur à qui y touche.\n\n DIDEROT.\n\n\nLe lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs\net précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous\nmanquent, bien au contraire; mais, peut-être ce qu'il vit au séminaire\nest-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a cherché à conserver\ndans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses\nne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre\nplaisir, même celui de lire un conte.\n\nJulien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba\ndans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n'avait\npas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours\nextérieur eût suffi pour soutenir sa constance, la difficulté à vaincre\nn'était pas bien grande; mais il était seul comme une barque abandonnée\nau milieu de l'Océan. Et quand je réussirais, se disait-il, avoir toute\nune vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent\nqu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dîner, ou des abbés\nCastanède, pour qui aucun crime n'est trop noir! ils parviendront au\npouvoir; mais à quel prix, grand Dieu!\n\nLa volonté de l'homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle\npour surmonter un tel dégoût? La tâche des grands hommes a été facile;\nquelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut\ncomprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m'environne?\n\nCe moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de\ns'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon! Il pouvait\nse faire maître de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance!\nMais alors plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination: c'était\nmourir. Voici le détail d'une de ses tristes journées.\n\nMa présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent\ndes autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que\n_différence engendre haine_, se disait-il un matin. Cette grande vérité\nvenait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il\navait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de\nsainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec\nsoumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à\nl'orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s'écria, le repoussant\nd'une façon grossière:\n\n--Écoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par\nle tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.\n\nLes dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonné par\nla foudre: Je mériterais d'être submergé si je m'endors pendant la\ntempête! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.\n\nLe cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.\n\nA ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de\nleurs pères, l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si\nterrible à leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir réel et\nlégitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.\n\n--Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre vie,\npar votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains, ajoutait-il,\net vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef,\nloin de tout contrôle; une place inamovible, dont le gouvernement paie\nle tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications,\nles deux autres tiers.\n\nAu sortir de son cours, M. Castanède s'arrêta dans la cour, au milieu de\nses élèves, ce jour-là plus attentifs.\n\n--C'est bien d'un curé que l'on peut dire: Tant vaut l'homme, tant vaut\nla place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai\nconnu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne, dont le casuel\nvalait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant\nd'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et\nmille agréments de détail, et là, le curé est le premier sans contredit:\npoint de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.\n\nA peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se\ndivisèrent en groupes. Julien n'était d'aucun; on le laissait comme une\nbrebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol\nen l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades\nen concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.\n\nVinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis\nun an, ayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curé, il\navait obtenu d'être demandé pour vicaire, et peu de mois après, car le\ncuré était mort bien vite, l'avait remplacé dans la bonne cure. Tel\nautre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un\ngros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curé\nparalytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.\n\nLes séminaristes, comme les gens dans toutes les carrières, s'exagèrent\nl'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent\nl'imagination.\n\nIl faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on\nne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la\npartie mondaine des doctrines ecclésiastiques; des différends des\névêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait\napparaître l'idée d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus à craindre\net bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu était le pape. On se\ndisait mais en baissant la voix et quand on était bien sûr de n'être pas\nentendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer\ntous les préfets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce\nsoin le roi de France, en le nommant fils aîné de l'Église.\n\nCe fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa\nconsidération du livre du Pape, par M. de Maistre. A vrai dire, il\nétonna ses camarades, mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en\nexposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été\nimprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir\ndonné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de\nvaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu\nconsidéré, cette habitude est un crime, car tout bon raisonnement\noffense.\n\nLe bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à\nforce de songer à lui, parvinrent à exprimer d'un seul mot toute\nl'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnommèrent Martin Luther;\nsurtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si\nfier.\n\nPlusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et\npouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien, mais il avait les\nmains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté\ndélicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le\nsort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait\ndéclarèrent qu'il avait des moeurs fort relâchées. Nous craignons de\nfatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par\nexemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre\nl'habitude de le battre; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et\nd'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne\npeuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que\ndes paroles.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVIII\n\nUNE PROCESSION\n\n Tous les coeurs étaient émus. La présence de Dieu semblait\n descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes\n parts et bien sablées par les soins des fidèles.\n\n YOUNG.\n\n\nJulien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était\ntrop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens\ntrès fins, et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon\nhumilité? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire\net à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur des\ncérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait\nespérer une place de chanoine; en attendant il enseignait l'éloquence\nsacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un\nde ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé\nChas était parti de là pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie\nde son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques\ntours de Jardin.\n\nOù veut-il en venir? se disait Julien. Il voyait avec étonnement que,\npendant des heures entières, l'abbé Chas lui parlait des ornements\npossédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées,\noutre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille\nprésidente de Rubempré, cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans,\nconservait depuis soixante-dix au moins ses robes de noce en superbes\nétoffes de Lyon, brochées d'or.\n\n--Figurez-vous, mon ami, disait l'abbé Chas, en s'arrêtant tout court,\net ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites tant il y\na d'or. C'est l'opinion commune de tous les honnêtes gens de Besançon\nque, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera\naugmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes\npour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l'abbé Chas en\nbaissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la présidente nous\nlaissera huit magnifiques flambeaux d'argent doré, que l'on suppose\navoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne Charles le\nTéméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.\n\nMais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait\nJulien? Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne\nparaît. Il faut qu'il se méfie bien de moi! Il est plus adroit que tous\nles autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je\ncomprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!\n\nUn soir, au milieu de la leçon d'armes, Julien fut appelé chez l'abbé\nPirard, qui lui dit:\n\n--C'est demain la fête du _Corpus Domini_ (la fête Dieu). M. l'abbé\nChas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédrale, allez\net obéissez.\n\nL'abbé Pirard le rappela, et, de l'air de la commisération, ajouta:\n\n-C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous\nécarter dans la ville.\n\n--_Incedo per ignes_, répondit Julien (j'ai des ennemis cachés).\n\nLe lendemain, dès le grand matin, Julien se rendit à la cathédrale, les\nyeux baissés. L'aspect des rues et de l'activité qui commençait à régner\ndans la ville lui fit du bien. De toutes parts on tendait le devant des\nmaisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait passé au séminaire\nne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette\njolie Amanda Binet, qu'il pouvait rencontrer, car son café n'était pas\nbien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de sa\nchère cathédrale, c'était un gros homme à face réjouie et à l'air\nouvert. Ce jour-là, il était triomphant:\n\n--Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit\nJulien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et\nrude, fortifions-nous par un premier déjeuner; le second viendra à dix\nheures pendant la grand'messe.\n\n--Je désire, Monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'être pas un\ninstant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge\nau-dessus de leur tête, que j'arrive à cinq heures moins une minute.\n\n--Ah! ces petits méchants du séminaire vous font peur! Vous êtes bien\nbon de penser à eux, dit l'abbé Chas. Un chemin est-il moins beau parce\nqu'il y a des épines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font\nroute et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du\nreste, à l'ouvrage, mon cher ami, à l'ouvrage!\n\nL'abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait\neu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale, l'on n'avait\npu rien préparer, il fallait donc, en une seule matinée, revêtir tous\nles piliers gothiques qui forment les trois nefs, d'une sorte d'habit de\ndamas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque avait fait\nvenir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces Messieurs\nne pouvaient suffire à tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs\ncamarades bison tins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.\n\nJulien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-même, son agilité le\nservit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé\nChas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les\npiliers furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq\nénormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du\nmaître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit\ngrandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais pour arriver au centre\ndu baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une\nvieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds\nd'élévation.\n\nL'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaieté, si brillante\njusque-là, des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas,\ndiscutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets\nde plumes, et monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur\nl'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il\ndescendait de l'échelle, l'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras.\n\n--_Optime_, s'écria le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.\n\nLe déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu\nson église si belle.\n\n--Cher disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises\ndans cette vénérable basilique, de sorte que j'ai été nourri dans ce\ngrand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, à huit ans\nque j'avais alors, je servais déjà des messes en chambre, et l'on me\nnourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble\nmieux que moi, jamais les galons n'étaient coupés. Depuis le\nrétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout diriger\ndans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient\nparée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si\nresplendissante, jamais les lais de damas n'ont été aussi bien attachés\nqu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers.\n\nEnfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de\nlui; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme\névidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est heureux,\nse dit Julien, le bon vin n'a pas été épargné. Quel homme! quel exemple\npour moi! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux\nchirurgien.)\n\nComme le Sanctus de la grand'messe sonna, Julien voulut prendre un\nsurplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.\n\n--Et es voleurs, mon ami, et les voleurs! s'écria l'abbé Chas, vous n'y\npensez pas. La procession va sortir; l'église restera déserte; nous\nveillerons vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque\nqu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers.\nC'est encore un don de Mme de Rubempré; il provient du fameux comte son\nbisaïeul, c'est de l'or pur mon cher ami, ajouta l'abbé, en lui parlant\nà l'oreille, et d'un air évidemment exalté, rien de faux! Je vous charge\nde l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi\nl'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de\nlà que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos\ntourné.\n\nComme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent,\naussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée,\nces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination\nn'était plus sur la terre.\n\nL'odeur de l'encens et des feuilles de roses jetées devant le\nSaint-Sacrement par les petits enfants déguisés en saint Jean acheva de\nl'exalter.\n\nLes sons si graves de cette cloche n'auraient dû réveiller chez Julien\nque l'idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes, et\naides peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l'usure\ndes cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même,\nqui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le\nsalaire des sonneurs ou de les payer par quelque indulgence ou autre\ngrâce tirée des trésors de l'église, et qui n'aplatit pas sa bourse.\n\nAu lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons\nsi mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne\nfera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui\ns'émeuvent aussi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici\néclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquante,\npeut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de\nla vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en\nembuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la\ncathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient\nexaminé avec le génie de Barrême si le degré d'émotion du public valait\nl'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux\nintérêts matériels de la cathédrale son imagination, s'élançant au-delà\ndu but aurait pensé à économiser quarante francs à la fabrique et laissé\nperdre l'occasion d'éviter une dépense de vingt-cinq centimes.\n\nTandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait\nlentement Besançon, et s'arrêtait aux brillants reposoirs élevés à\nl'envi par toutes les autorités l'église était restée dans un profond\nsilence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient; elle\nétait encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.\n\nLe silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs\nrendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être\ntroublé par l'abbé fort occupé dans une autre partie de l'édifice. Son\nâme avait presque abandonné son enveloppe mortelle, qui se promenait à\npas lents dans l'aile du nord confiée à sa surveillance. Il était\nd'autant plus tranquille, qu'il s'était assuré qu'il n'y avait dans les\nconfessionnaux que quelques femmes pieuses son oeil regardait sans voir.\n\nCependant sa distraction fut à demi vaincue par l'aspect de deux femmes\nfort bien mises qui étaient à genoux, l'une dans un confessionnal, et\nl'autre tout près de la première, sur une chaise. Il regardait sans\nvoir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration\npour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait\npas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que\nces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si\nelles sont dévotes; ou placées avantageusement au premier rang de\nquelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise!\nquelle grâce! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.\n\nCelle qui était à genoux dans le confessionnal, détourna un peu la tête\nen entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence.\nTout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.\n\nEn perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière; son amie,\nqui était près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps, Julien\nvit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses\nperles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que\ndevint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal! c'était elle.\nLa dame qui cherchait à lui soutenir la tête, et à l'empêcher de tomber\ntout à fait, était Mme Derville. Julien, hors de lui, s'élança; la chute\nde Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie si Julien ne les eût\nsoutenues. Il vit la tête de Mme de Rênal pâle, absolument privée de\nsentiment, flottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer cette\ntête charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il était à genoux.\n\nMme Derville se retourna et le reconnut:\n\n--Fuyez, monsieur, fuyez, lui dit-elle avec l'accent de la plus vive\ncolère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui\nfaire horreur, elle était si heureuse avant vous! Votre procédé est\natroce. Fuyez; éloignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur.\n\nCe mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien était si faible dans ce\nmoment, qu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haï, se dit-il en pensant à\nMme Derville.\n\nAu même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la\nprocession retentit dans l'église; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard\nappela plusieurs fois Julien qui d'abord ne l'entendit pas: il vint\nenfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était\nréfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.\n\n--Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abbé, en le voyant si\npâle, et presque hors d'état de marcher; vous avez trop travaillé.\n\nL'abbé lui donna le bras.\n\n--Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénite,\nderrière moi; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande\nporte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant\nque Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre; quand il passera,\nje vous soulèverai, car je suis fort et vigoureux malgré mon âge.\n\nMais quand l'évêque passa, Julien était tellement tremblant, que l'abbé\nChas renonça à l'idée de le présenter.\n\n--Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.\n\nLe soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges\néconomisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec\nlaquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon\nétait éteint lui-même, il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme\nde Rênal.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIX\n\nLE PREMIER AVANCEMENT\n\n Il a connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.\n\n LE PRECURSEUR.\n\n\nJulien n'était pas encore revenu de la rêverie profonde où l'avait\nplongé l'événement de la cathédrale, lorsqu'un matin le sévère abbé\nPirard le fit appeler.\n\n--Voilà M. l'abbé Chas-Bernard qui m'écrit en votre faveur. Je suis\nassez content de l'ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement\nimprudent et même étourdi sans qu'il y paraisse; cependant, jusqu'ici le\ncoeur est bon et même généreux, l'esprit est supérieur. Au total, je\nvois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.\n\nAprès quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette\nmaison: mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre\narbitre, et de n'avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète\ndont vous m'avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je\nveux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus tôt, car\nvous le méritez, sans la dénonciation fondée sur l'adresse d'Amanda\nBinet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et\nl'Ancien Testament.\n\nJulien, transporté de reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à\ngenoux et de remercier Dieu mais il céda à un mouvement plus vrai. Il\ns'approcha de l'abbé Pirard, et lui prit la main, qu'il porta à ses\nlèvres.\n\n--Qu'est ceci? s'écria le directeur, d'un air fâché mais les yeux de\nJulien en disaient encore plus que son action.\n\nL'abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu'un homme qui, depuis de\nlongues années, a perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates.\nCette attention trahit le directeur, sa voix s'altéra.\n\n--Eh bien! oui, mon enfant je te suis attaché. Le ciel sait que c'est\nbien malgré moi. Je devrais être juste, et n'avoir ni haine ni amour\npour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose\nqui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En\nquelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront\njamais sans te haïr, et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te\ntrahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède: n'aie recours qu'à\nDieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité\nd'être haï; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je\nte voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard\ntes ennemis seront confondus.\n\nIl y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il\nfaut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abbé Pirard lui\nouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.\n\nJulien était fou de joie; cet avancement était le premier qu'il\nobtenait; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut\navoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de\nsolitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins\nimportuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi\npour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante\nde ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d'elle-même,\nne se croyait entière que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs\npoumons.\n\nMaintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que\nles autres séminaristes. Il avait une clef du jardin, et pouvait s'y\npromener aux heures où il est désert.\n\nA son grand étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins; il\ns'attendait au contraire à un redoublement de haine. Ce désir secret\nqu'on ne lui adressât pas la parole, qui était trop évident et lui\nvalait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux\nyeux des êtres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de\nsa dignité. La haine diminua sensiblement surtout parmi les plus jeunes\nde ses camarades devenus ses élèves, et qu'il traitait avec beaucoup de\npolitesse. Peu à peu il eut même des partisans; il devint de mauvais ton\nde l'appeler Martin Luther.\n\nMais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et\nd'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là\nles seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que\ndeviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé?\n\nDepuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta\nde ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite\nprudence pour le maître, comme pour le disciple; mais il y avait surtout\népreuve. Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était: Un\nhomme a-t-il du mérite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu'il\ndésire, à tout ce qu'il entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien\nrenverser ou tourner les obstacles.\n\nC'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire\nun cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux\nmorts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire.\nCe fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut\nun grand objet de curiosité. Le sanglier, tout mort qu'il était, faisait\npeur aux plus jeunes, ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre\nchose pendant huit jours.\n\nCe don qui classait la famille de Julien dans la partie de la société\nqu'il faut respecter, porta un coup mortel à l'envie. Il fut une\nsupériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des\nséminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à\nlui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents,\net les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent.\n\nIl y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de\nséminariste. Cette circonstance l'émut profondément. Voilà donc passé à\njamais l'instant où vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût commencé\npour moi.\n\nIl se promenait seul dans le jardin du séminaire, il entendit parler\nentre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.\n\n--Hé bien! y faut partir, v'là une nouvelle conscription.\n\n--Dans le temps de l'autre à la bonne heure, un maçon y devenait\nofficier, y devenait général, on a vu ça.\n\n--Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui\na de quoi reste au pays.\n\n--Qui est né misérable, reste misérable, et v'là.\n\n--Ah ça, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort?\nreprit un troisième maçon.\n\n--Ce sont les gros qui disent ça, vois-tu! l'autre leur faisait peur.\n\n--Quelle différence, comme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il\na été trahi par ses maréchaux! Faut-y être traître!\n\nCette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant il répétait\navec un soupir:\n\n Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire!\n\nLe temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante; il\nvit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.\n\nLe premier jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de\nFrilair, furent très contrariés de devoir toujours porter le premier ou\ntout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était\nsignalé comme le benjamin de l'abbé Pirard. Il y eut des paris au\nséminaire, que dans la liste de l'examen général, Julien aurait le\nnuméro premier, ce qui emportait l'honneur de dîner chez Mgr l'évêque.\nMais à la fin d'une séance, où il avait été question des Pères de\nl'Église, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint\nJérôme et sa passion pour Cicéron, vint à parler d'Horace, de Virgile et\ndes autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait\nappris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné\npar ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande\nréitérée de l'examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes\nd'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer pendant vingt minutes, tout à\ncoup l'examinateur changea de visage, et lui reprocha avec aigreur le\ntemps qu'il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou\ncriminelles qu'il s'était mises dans la tête.\n\n--Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air\nmodeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.\n\nCette ruse de l'examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui\nn'empêcha pas M. l'abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé\nsi savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les\ndépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu'aux\nofficiers généraux de la garnison, de placer, de sa main puissante le\nnuméro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier son\nennemi, le janséniste Pirard.\n\nDepuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du\nséminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu'il\navait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à\nses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère lui avait donné ce tempérament\nbilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun\ndes outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme ardente.\nIl eût cent fois donné sa démission mais il se croyait utile dans le\nposte où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du\njésuitisme et de l'idolâtrie, se disait-il.\n\nA l'époque des examens, il y a avait deux mois peut-être qu'il n'avait\nparlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en\nrecevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit\nle numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait comme la\ngloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut\nde concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec\nravissement qu'il ne découvrit en lui ni colère, ni projets de\nvengeance, ni découragement.\n\nQuelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle\nportait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se souvient\nde ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel et qui se disait\nson parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On\najoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs\nlatins, une somme pareille lui serait adressée chaque année.\n\nC'est elle, c'est sa bonté! se dit Julien attendri, elle veut me\nconsoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amitié?\n\nIl se trompait sur cette lettre, Mme de Rênal, dirigée par son amie Mme\nDerville, était tout entière à ses remords profonds. Malgré elle, elle\npensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait bouleversé\nson existence, mais se fut bien gardée de lui écrire.\n\nSi nous parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un\nmiracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'était de M.\nde Frilair lui-même, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.\n\nDouze années auparavant, M. l'abbé de Frilair était arrive à Besançon\navec un porte-manteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique,\ncontenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus\nriches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospérités il\navait acheté la moitié d'une terre, dont l'autre partie échut par\nhéritage de M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.\n\nMalgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu'il avait à la\nCour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à\nBesançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les\npréfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille\nfrancs, déguisée sous un nom quelconque admis par le budget, et\nd'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille\nfrancs, le marquis se pique. Il croyait avoir raison: belle raison!\n\nOr, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou\ndu moins un cousin à pousser dans le monde?\n\nPour éclairer les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu'il\nobtint, M. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Mgr l'évêque, et alla\nlui-même porter la croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La\nMole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant\nfaiblir ses avocats, demanda des conseils à l'abbé Chélan, qui le mit en\nrelation avec M. Pirard.\n\nCes relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre\nhistoire. L'abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette\naffaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il étudia sa cause,\net la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de\nLa Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de\nl'insolence, et de la part d'un petit janséniste encore!\n\n--Voyez ce que c'est que cette noblesse de coeur qui se prétend si\npuissante! disait à ses intimes l'abbé de Frilair; M. de La Mole n'a pas\nseulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le\nlaisser platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne\nlaisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le\nsalon du garde des Sceaux, quel qu'il soit.\n\nMalgré toute l'activité de l'abbé Pirard, et quoique M. de La Mole fut\ntoujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses\nbureaux, tout ce qu'il avait pu faire, après six années de soins, avait\nété de ne pas perdre absolument son procès.\n\nSans cesse en correspondance avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils\nsuivaient tous les deux avec passion, le marquis finis par goûter le\ngenre d'esprit de l'abbé. Peu à peu, malgré l'immense distance des\npositions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amitié. L'abbé\nPirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger à force d'avanies à\ndonner sa démission. Dans la colère que lui inspire le stratagème\ninfâme, suivant lui, employé contre Julien, il parla du jeune homme au\nmarquis.\n\nQuoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. De la vie, il\nn'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des\nfrais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer\ncinq cents francs à son élève favori.\n\nM. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi.\nCela le fit penser à l'abbé.\n\nUn jour celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante\nl'engageait à passer sans délai dans une auberge du faubourg de\nBesançon. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.\n\n--M. le marquis m'a chargé de vous amener sa calèche, lui dit cet homme.\nIl espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir\npour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que\nvous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis en\nFranche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons\npour Paris.\n\nLa lettre était courte:\n\n«Débarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de\nprovince, venez respirer un air tranquille à Paris. Je vous envoie ma\nvoiture, qui a l'ordre d'attendre votre détermination pendant quatre\njours. Je vous attendrai moi-même à Paris jusqu'a mardi. Il ne me faut\nqu'un oui de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des\nmeilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos future\nparoissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous ne\npouvez croire; c'est le marquis de La Mole.»\n\nSans s'en douter, le sévère abbé Pirard aimait ce séminaire peuplé de\nses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses\npensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du\nchirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa\ndestitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois\njours de là.\n\nPendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d'incertitude. Enfin, il\nécrivit à M. de La Mole, et compose pour Mgr l'évêque une lettre,\nchef-d'oeuvre de style ecclésiastique, mais un peu longue. Il eut été\ndifficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un\nrespect plus sincère. Et toutefois cette lettre, destinée à donner une\nheure difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron articulait tous\nles sujets de plainte graves, et descendait jusqu'aux petites\ntracasseries sales qui, après avoir été endurées avec résignation\npendant six ans, forçaient abbé Pirard à quitter le diocèse.\n\nOn lui volait son bois dans son bûcher, on empoisonnait son chien, etc.,\netc.\n\nCette lettre finie, il fit réveiller Julien, qui à huit heures du soir\ndormait déjà, ainsi que tous les séminaristes.\n\n--Vous savez où est l'évêché? lui dit-il en beau style latin; portez\ncette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous\nenvoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de\nmensonge dans vos réponses; mais songez que qui vous interroge\néprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis\nbien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous\nquitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma\ndémission.\n\nJulien resta immobile, il aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau\nlui dire: Après le départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Coeur\nva me dégrader et peut-être me chasser.\n\nIl ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassait, c'était une phrase\nqu'il voulait arranger d'une manière polie, et réellement il ne s'en\ntrouvait pas l'esprit.\n\n--Hé bien! mon ami, ne partez-vous pas?\n\n--C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre\nlongue administration, vous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents\nfrancs.\n\nLes larmes l'empêchèrent de continuer.\n\n--Cela aussi sera marqué, dit froidement l'ex-directeur du séminaire.\nAllez à l'évêché, il se fait tard.\n\nLe hasard voulut que, ce soir-là, M. l'abbé de Frilair fût de service\ndans le salon de l'évêché; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut\ndonc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le\nconnaissait pas.\n\nJulien vit avec étonnement cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée\nà l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une\nsurprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu'il\nlisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner.\nCette figure eût eu plus de gravité sans la finesse extrême qui\napparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu'à dénoter la\nfausseté si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en\noccuper. Le nez très avancé formait une seule ligne parfaitement droite,\net donnait par malheur à un profil, fort distingué d'ailleurs, une\nressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet\nabbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis\navec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu'il n'avait jamais\nvue à aucun prêtre.\n\nJulien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de\nFrilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le\nséjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque\navait une fort mauvaise vue et aimait passionnément le poisson. L'abbé\nde Frilair ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.\n\nJulien regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque\ntout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu,\npassa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la\nporte; il aperçut un petit vieillard, portant une croix pectorale. Il se\nprosterna: l'évêque lui adressa un sourire de bonté, et passa. Le bel\nabbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon, dont il put à loisir\nadmirer la magnificence pieuse.\n\nL'évoque de Besançon, homme d'esprit éprouvé, mais non pas éteint par\nles longues misères de l'émigration, avait plus de soixante-quinze ans,\net s'inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.\n\n--Quel est ce séminariste, au regard fin, que je crois avoir vu en\npassant? dit l'évoque. Ne doivent-ils pas suivant mon règlement, être\ncouchés à l'heure qu'il est?\n\n--Celui-ci est fort éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte\nune grande nouvelle: c'est la démission du seul janséniste qui restât\ndans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler\nveut dire.\n\n--Eh bien! dit l'évêque avec un sourire malin, je vous défie de le\nremplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix\nde cet homme, je l'invite à dîner pour demain.\n\nLe grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du\nsuccesseur. Le prélat, peu disposé à parler d'affaires, lui dit:\n\n--Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en\nva. Faites-moi venir ce séminariste, la vérité est dans la bouche des\nenfants.\n\nJulien fut appelé: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs,\npensa-t-il. Jamais il ne s'était senti plus de courage.\n\nAu moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M.\nValenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d'en\nvenir à M. Pirard crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla\nun peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en vint aux humanités, à\nVirgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien, m'ont valu mon\nnuméro 198. Je n'ai rien à perdre, essayons de briller. Il réussit; le\nprélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.\n\nAu dîner de la préfecture, une jeune fille justement célèbre avait\nrécité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature\net oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affaires pour discuter,\navec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou\npauvre. Le prélat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mémoire était\nparesseuse, et sur-le-champ Julien récitait l'ode tout entière, d'un air\nmodeste; ce qui frappa l'évêque fut que Julien ne sortait point du ton\nde la conversation, il disait ses vingt ou trente vers latins comme il\neût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de\nVirgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire\ncompliment au jeune séminariste.\n\n--Il est impossible d'avoir fait de meilleures études.\n\n--Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous offrir cent\nquatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute\napprobation.\n\n--Comment cela? dit le prélat étonné de ce chiffre.\n\n--Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire\ndevant Monseigneur.\n\nA l'examen annuel du séminaire, répondant précisément sur les matières\nqui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu\nle numéro 198.\n\n--Ah! c'est le Benjamin de l'abbé Pirard, s'écria l'évêque en riant et\nregardant M. de Frilair; nous aurions dû nous y attendre; mais c'est de\nbonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à\nJulien, qu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici?\n\n--Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule fois\nen ma vie, pour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la\ncathédrale, le jour de la Fête-Dieu.\n\n--_Optime_, dit l'évêque; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant\nde courage, en plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me\nfont frémir chaque année; je crains toujours qu'ils ne me coûtent la vie\nd'un homme. Mon ami, vous irez loin mais je ne veux pas arrêter votre\ncarrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.\n\nEt sur l'ordre de l'évoque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga,\nauxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abbé de Frilair, qui\nsavait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.\n\nLe prélat, de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un\ninstant d'histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas.\nLe prélat passa à l'état moral de l'Empire romain, sous les empereurs du\nsiècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état\nd'inquiétude et de doute qui, au dix-neuvième siècle, désole les esprits\ntristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque\njusqu'au nom de Tacite.\n\nJulien répondit avec candeur, à l'étonnement de son évoque, que cet\nauteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.\n\n--J'en suis vraiment bien aise, dit l'évêque gaiement. Vous me tirez\nd'embarras depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de\nla soirée aimable que vous m'avez procurée, et certes de manière bien\nimprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de\nmon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous\ndonner un Tacite.\n\nLe prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut\nécrire lui-même, sur le titre du premier un compliment latin pour Julien\nSorel. L'évêque se piquait de belle latinité; il finit par lui dire,\nd'un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la\nconversation:\n\n--Jeune homme, _si vous êtes sage_, vous aurez un jour la meilleure cure\nde mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal; mais il\nfaut _être sage_.\n\nJulien, chargé de ses volumes, sortit de l'évêché fort étonné, comme\nminuit sonnait.\n\nMonseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était\nsurtout étonné de l'extrême politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée\nd'une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi\nnaturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre\nabbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.\n\n--_Quid tibi dixerunt?_ (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix\nforte, du plus loin qu'il l'aperçut.\n\nJulien s'embrouillant un peu à traduire en latin les discours de\nl'évêque:\n\n--Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y\najouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du séminaire, avec\nson ton dur et ses manières profondément inélégantes.\n\n--Quel étrange cadeau de la part d'un évoque à un jeune séminariste!\ndisait-il en feuilletant le superbe _Tacite_, dont la tranche dorée\navait l'air de lui faire horreur.\n\nDeux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il\npermit à son élève favori de regagner sa chambre.\n\n--Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de\nMonseigneur l'évêque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre\nparatonnerre dans cette maison, après mon départ.\n\n_Erit tibi fili mi, successor meus tanquam leo quoerens quem devoret._\n(Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et\nqui cherche à dévorer.)\n\nLe lendemain matin Julien trouva quelque chose d'étrange dans la manière\ndont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus réservé. Voilà,\npensa-t-il, l'effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de\ntoute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de\nl'insulte dans ces façons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au\ncontraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait\nle long des dortoirs: Que veut dire ceci? C'est un piège sans doute,\njouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant:\n\n--_Cornelii Taciti opera omnia_ (Oeuvres complètes de Tacite).\n\nA ce mot, qui fut entendu tous comme à l'envi firent compliment à\nJulien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait reçu de\nMonseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait\nété honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce moment, il\nn'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abbé Castanède,\nqui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint\nle prendre par le bras et l'invita à déjeuner.\n\nPar une fatalité du caractère de Julien, l'insolence de ces êtres\ngrossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du\ndégoût et aucun plaisir.\n\nVers midi, l'abbé Pirard quitta ses élèves, non sans leur adresser une\nallocution sévère. «Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous\nles avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des\nlois et d'être insolent impunément envers tous? ou bien voulez-vous\nvotre salut éternel? les moins avancés d'entre vous n'ont qu'à ouvrir\nles yeux pour distinguer les deux routes.»\n\nA peine fut-il sorti que les dévots du _Sacré-Coeur de Jésus_ allèrent\nentonner un _Te Deum_ dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au\nsérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa\ndestitution, disait-on de toutes parts. Pas un seul séminariste n'eut la\nsimplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait\ntant de relations avec de gros fournisseurs.\n\nL'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de Besançon; et\nsous prétexte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours.\n\nL'évêque l'avait invité à dîner, et, pour plaisanter son grand vicaire\nde Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert,\nlorsqu'arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé\nà la magnifique cure de N..., à quatre lieues de la capitale. Le bon\nprélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un\nbien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion\ndes talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et\nimposa silence à l'abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances.\n\nLe soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré.\nCe fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon; on se\nperdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà\nl'abbé Pirard évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et\nse permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l'abbé de\nFrilair portait dans le monde.\n\nLe lendemain matin, on suivait presque l'abbé Pirard dans les rues, et\nles marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla\nsolliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu\navec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu'il voyait,\nfit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis\nde La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou\ntrois amis de collège, qui l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils\nadmirèrent les armoiries, qu'après avoir administré le séminaire pendant\nquinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économie.\nCes amis l'embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux:\n\n--Le bon abbé eût pu s'épargner ce mensonge, il est aussi par trop\nridicule.\n\nLe vulgaire, aveuglé par l'amour de l'argent, n'était pas fait pour\ncomprendre que c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé\nla force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie\nAlacoque, le Sacré-Coeur de Jésus, les jésuites et son évêque.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXX\n\nUN AMBITIEUX\n\n Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre de duc,\n marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tête.\n\n EDINBURGH REVIEW.\n\n\nL'abbé fut étonné de l'air noble et du ton presque gai du marquis.\nCependant ce futur ministre le recevait sans aucune de ces petites\nfaçons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les\ncomprend. C'eût été du temps perdu, et le marquis était assez avant dans\nles grandes affaires pour n'avoir point de temps à perdre.\n\nDepuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à\nla nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc.\n\nLe marquis demandait en vain, depuis de longues années, à son avocat de\nBesançon un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté.\nComment l'avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s'il ne les\ncomprenait pas lui-même?\n\nLe petit carré de papier, que lui remit l'abbé, expliquait tout.\n\n--Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins de\ncinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les\nchoses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue\nprospérité, il me manque du temps pour m'occuper sérieusement de deux\npetites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires.\nJe soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je\nsoigne mes plaisirs, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins à\nmes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l'étonnement dans ceux de l'abbé\nPirard.\n\nQuoique homme de sens, l'abbé était émerveillé de voir un vieillard\nparler si franchement de ses plaisirs.\n\n--Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais\nperché au cinquième étage; et dès que je me rapproche d'un homme, il\nprend un appartement au second, et la femme prend un jour, par\nconséquent plus de travail, plus d'effort que pour être ou paraître un\nhomme du monde. C'est là leur unique affaire dès qu'ils ont du pain.\n\nPour mes procès, exactement parlant, et encore pour chaque procès pris à\npart, j'ai des avocats qui se tuent; il m'en est mort un de la poitrine,\navant-hier. Mais, pour mes affaires en général, croiriez-vous, monsieur,\nque, depuis trois ans, j'ai renoncé à trouver un homme qui, pendant\nqu'il écrit pour moi, daigne songer un peu sérieusement à ce qu'il fait?\nAu reste, tout ceci n'est qu'une préface.\n\nJe vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la\npremière fois, je vous aime. Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit\nmille francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai\nencore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre\nbelle cure, pour le jour où nous ne nous conviendrons plus.\n\nL'abbé refusa, mais vers la fin de la conversation le véritable embarras\noù il voyait le marquis lui suggéra une idée.\n\n--J'ai laissé au fond de mon séminaire, dit-il au marquis, un pauvre\njeune homme, qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S'il\nn'était qu'un simple religieux, il serait déjà _in pace_.\n\nJusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'Écriture sainte; mais\nil n'est pas impossible qu'un jour il déploie de grands talents soit\npour la prédication, soit pour la direction des âmes. J'ignore ce qu'il\nfera, mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je comptais le donner\nà notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un peu de\nvotre manière de voir les hommes et les affaires.\n\n--D'où sort votre jeune homme? dit le marquis.\n\n--On le dit fils d'un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais\nplutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une\nlettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents\nfrancs.\n\n--Ah! c'est Julien Sorel, dit le marquis.\n\n--D'où savez-vous son nom? dit l'abbé étonné; et comme il rougissait de\nsa question:\n\n--C'est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.\n\n--Eh bien! reprit l'abbé, vous pourriez essayer d'en faire votre\nsecrétaire; il a de l'énergie, de la raison; en un mot, c'est un essai à\ntenter.\n\n--Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme à se laisser\ngraisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire\nl'espion chez moi? Voilà toute mon objection.\n\nD'après les assurances favorables de l'abbé Pirard, le marquis prit un\nbillet de mille francs:\n\n--Envoyez ce viatique à Julien Sorel; faites-le-moi venir.\n\n--L'habitude d'habiter Paris doit, en effet, M. le marquis, produire\ncette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pas, parce que vous\nêtes dans une position sociale élevée, la tyrannie qui pèse sur nous\nautres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prêtres non amis\ndes jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se\ncouvrir des prétextes les plus habiles on me répondra qu'il est malade,\nla poste aura perdu les lettres, etc., etc.\n\n--Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l'évêque, dit le\nmarquis.\n\n--J'oubliais une précaution, dit l'abbé: ce jeune homme quoique né bien\nbas a le coeur haut, il ne sera d'aucune utilité dans vos affaires si\nl'on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.\n\n--Ceci me plaît, dit le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils,\ncela suffira-t-il?\n\nQuelque temps après, Julien reçut une lettre d'une écriture inconnue et\nportant le timbre de Châlon, il y trouva un mandat sur un marchand de\nBesançon, et l'avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était\nsignée d'un nom supposé, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une\ngrosse tache d'encre était tombée au milieu du treizième mot. C'était le\nsignal dont il était convenu avec l'abbé Pirard.\n\nMoins d'une heure après, Julien fut appelé à l'évêché où il se vit\naccueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace,\nMonseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l'attendaient à Paris,\ndes compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des\nexplications. Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait\nrien et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des\npetits prêtres de l'évêché écrivit au maire qui se hâta d'apporter\nlui-même un passeport signé, mais où l'on avait laissé en blanc le nom\ndu voyageur.\n\nLe soir avant minuit, Julien était chez Fouqué, dont l'esprit sage fut\nplus étonné que charmé de l'avenir qui semblait attendre son ami.\n\n--Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par une place de\ngouvernement, qui t'obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans\nles journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles.\nRappelle-toi que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent\nlouis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître que de\nrecevoir quatre mille francs d'un gouvernement fût-il celui du roi\nSalomon.\n\nJulien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de\ncampagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses. Il\naimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce\ncoeur-là il n'y avait plus la moindre peur de mourir de faim. Le bonheur\nd'aller à Paris, qu'il se figurait peuplé de gens d'esprit fort\nintrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'évêque de Besançon\net que l'évêque d'Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta\nhumblement à son ami, comme privé de son libre arbitre par la lettre de\nl'abbé Pirard.\n\nLe lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux des\nhommes; il comptait revoir Mme de Rênal. Il alla d'abord chez son\npremier protecteur, le bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.\n\n--Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Chélan, sans\nrépondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on\nira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir\npersonne.\n\n--Entendre c'est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire, et\nil ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.\n\nIl monta à cheval, fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et\npersonne pour l'y voir entrer, il s'y enfonça. Au coucher du soleil, il\nrenvoya le cheval par un paysan à la porte voisine. Plus tard, il entra\nchez un vigneron qui consentit à lui vendre une échelle et à le suivre\nen la portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDÉLITÉ, à\nVerrières.\n\n--Je suis un pauvre conscrit réfractaire...\n\n--Ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant congé de lui, mais peu\nm'importe! mon échelle est bien payée, et moi-même je ne suis pas sans\navoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.\n\nLa nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son\néchelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put dans\nle lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à\nune profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta\nfacilement avec l'échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde?\npensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrent, et\ns'avancèrent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent\nle caresser.\n\nRemontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles\nfussent fermées, il lui fut facile d'arriver jusque sous la fenêtre de\nla chambre à coucher de Mme de Rênal qui, du côté du jardin, n'est\nélevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.\n\nIl y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien\nconnaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'était\npas éclairée par la lumière intérieure d'une veilleuse.\n\nGrand Dieu! se dit-il, cette nuit, cette chambre n'est pas occupée par\nMme de Rênal! Où sera-t-elle couchée? La famille est à Verrières,\npuisque j'ai trouvé les chiens; mais je puis rencontrer dans cette\nchambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même ou un étranger, et alors\nquel esclandre!\n\nLe plus prudent était de se retirer; mais ce parti fit horreur à Julien.\nSi c'est un étranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon\néchelle; mais si c'est elle, quelle réception m'attend? Elle est tombée\ndans le repentir et dans la plus haute piété, je n'en puis douter; mais\nenfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de\nm'écrire. Cette raison le décida.\n\nLe coeur tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta\nde petits cailloux contre le volet; point de réponse. Il appuya son\néchelle à côté de la fenêtre, et frappa lui-même contre le volet,\nd'abord doucement, puis plus fort. Quelque obscurité qu'il fasse, on\npeut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idée réduisit\nl'entreprise folle à une question de bravoure.\n\nCette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit\nla personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien\nà ménager envers elle; il faut seulement tâcher de n'être pas entendu\npar les personnes qui couchent dans les autres chambres.\n\nIl descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta et passant\nla main dans l'ouverture en forme de coeur, il eut le bonheur de trouver\nassez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il\ntira ce fil de fer ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce\nvolet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l'ouvrir petit\nà petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour\npasser la tête, et en répétant à voix basse: C'est un ami.\n\nIl s'assura, en prêtant l'oreille, que rien ne troublait le silence\nprofond de la chambre. Mais décidément, il n'y avait point de veilleuse\nmême à demi éteinte, dans la cheminée; c'était un bien mauvais signe.\n\nGare le coup de fusil! Il réfléchit un peu; puis, avec le doigt, il osa\nfrapper contre la vitre: pas de réponse; il frappa plus fort. Quand je\ndevrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très fort,\nil crut entrevoir, au milieu de l'extrême obscurité comme une ombre\nblanche qui traversait la chambré. Enfin, il n'y eut plus de doute, il\nvit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrême lenteur. Tout à\ncoup il vit une joue qui s'appuyait à la vitre contre laquelle était son\noeil.\n\nIl tressaillit, et s'éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire\nque, même à cette distance, il ne put distinguer si c'était Mme de\nRênal. Il craignait un premier cri d'alarme; depuis un moment, il\nentendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son\néchelle.\n\n--C'est moi, répétait-il assez haut, un ami.\n\nPas de réponse; le fantôme blanc avait disparu.\n\n--Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux!\net il frappait de façon à briser la vitre.\n\nUn petit bruit sec se fit entendre; l'espagnolette de la fenêtre cédait;\nil poussa la croisée, et sauta légèrement dans la chambre.\n\nLe fantôme blanc s'éloignait; il lui prit les bras; c'était une femme.\nToutes ses idées de courage s'évanouirent. Si c'est elle, que va-t-elle\ndire? Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c'était Mme de\nRênal?\n\nIl la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait à peine la force de\nle repousser.\n\n--Malheureux! que faites-vous?\n\nA peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit\nl'indignation la plus vraie.\n\n--Je viens vous voir après quatorze mois d'une cruelle séparation.\n\n--Sortez, quittez-moi à l'instant. Ah! M. Chélan, pourquoi m'avoir\nempêché de lui écrire? j'aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa\navec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime, le\nciel a daigné m'éclairer, répétait-elle d'une voix entrecoupée. Sortez!\nfuyez!\n\n--Après quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas\nsans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je\nvous ai assez aimée pour mériter cette confidence... Je veux tout\nsavoir.\n\nMalgré Mme de Rênal, ce ton d'autorité avait de l'empire sur son coeur.\n\nJulien, qui la tenait serrée avec passion, et résistait à ses efforts\npour se dégager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura\nun peu Mme de Rênal.\n\n--Je vais retirer l'échelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette\npas si quelque domestique, éveillé par le bruit, fait une ronde.\n\n--Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère!\nQue m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse scène que\nvous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments\nque j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, monsieur\nJulien?\n\nIl retirait l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.\n\n--Ton mari est-il à la ville? lui dit-il, non pour la braver mais\nemporté par l'ancienne habitude.\n\n--Ne me parlez pas ainsi, de grâce, ou j'appelle mon mari. Je ne suis\ndéjà que trop coupable de ne pas vous avoir chassé, quoi qu'il pût en\narriver. J'ai pitié de vous lui dit-elle, cherchant à blesser son\norgueil qu'elle connaissait si irritable.\n\nCe refus de tutoiement, cette façon brusque de briser un lien si tendre,\net sur lequel il comptait encore, portèrent jusqu'au délire le transport\nd'amour de Julien.\n\n--Quoi! est-il possible que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de\nces accents du coeur, si difficiles à écouter de sang-froid.\n\nElle ne répondit pas; pour lui, il pleurait amèrement.\n\nRéellement, il n'avait plus la force de parler.\n\n--Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m'ait jamais aimé!\nA quoi bon vivre désormais? Tout son courage l'avait quitté dès qu'il\nn'avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait\ndisparu de son coeur, hors l'amour.\n\nIl pleura longtemps en silence; elle entendait le bruit de ses sanglots.\nIl prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, après quelques\nmouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L'obscurité était\nextrême; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de\nRênal.\n\nQuelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois! pensa Julien;\net ses larmes redoublèrent. Ainsi l'absence détruit sûrement tous les\nsentiments de l'homme! Il vaut mieux m'en aller.\n\n--Daignez me dire ce qui vous est arrivé, dit enfin Julien d'une voix\npresque éteinte par la douleur.\n\n--Sans doute, répondit Mme de Rênal d'une voix dure, et dont l'accent\navait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes égarements\nétaient connus dans la ville, lors de votre départ. Il y avait eu tant\nd'imprudence dans vos démarches! Quelque temps après, alors j'étais au\ndésespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain que,\npendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'idée de\nme conduire dans cette église de Dijon, où j'ai fait ma première\ncommunion. Là, il osa parler le premier...\n\nMme de Rênal fut interrompue par ses larmes.\n\n--Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point\nm'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi. Dans ce\ntemps-là, je vous écrivais tous les jours des lettres que je n'osais\nvous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j'étais trop\nmalheureuse, je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.\n\nEnfin, M. Chélan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes,\nécrites avec un peu plus de prudence, vous avaient été envoyées; vous ne\nme répondiez point.\n\n--Jamais, je te jure, je n'ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.\n\n--Grand Dieu! qui les aura interceptées?\n\n--Juge de ma douleur, avant le jour où je t'aperçut à la cathédrale, je\nne savais si tu vivais encore.\n\n--Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers lui,\nenvers mes enfants, envers mon mari reprit Mme de Rênal. Il ne m'a\njamais aimée comme je croyais alors que vous m'aimiez...\n\nJulien se précipita dans ses bras, réellement sans projet et hors de\nlui. Mais Mme de Rênal le repoussa, et continuant avec assez de fermeté:\n\n--Mon respectable ami M. Chélan me fit comprendre qu'en épousant M. de\nRênal, je lui avais engagé toutes mes affections, même celles que je ne\nconnaissais pas, et que je n'avais jamais éprouvées avant une liaison\nfatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'étaient si\nchères, ma vie s'est écoulée sinon heureusement, du moins avec assez de\ntranquillité. Ne la troublez point; soyez un ami pour moi... le meilleur\nde mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il\npleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine...\nDites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler.\nJe veux savoir votre genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous\nvous en irez.\n\nSans penser à ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des\njalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontrées, puis de sa vie\nplus tranquille depuis qu'il avait été nommé répétiteur.\n\n--Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'après un long silence, qui sans doute\nétait destiné à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'hui, que\nvous ne m'aimiez plus et que j'étais devenu indifférent pour vous...\n\nMme de Rênal serra ses mains.\n\n--Ce fut alors que vous m'envoyâtes une somme de cinq cents francs.\n\n--Jamais, dit Mme de Rênal.\n\n--C'était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorel afin de\ndéjouer tous les soupçons.\n\nIl s'éleva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre.\nLa position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rênal et Julien\navaient quitté le ton solennel; ils étaient revenus à celui d'une tendre\namitié. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurité était profonde, mais\nle son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille\nde son amie, ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'éloigner\nle bras de Julien, qui avec assez d'habileté, attira son attention dans\nce moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut\ncomme oublié et resta dans la position qu'il occupait.\n\nAprès bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents\nfrancs, Julien avait repris son récit, il devenait un peu plus maître de\nlui en parlant de sa vie passée, qui auprès de ce qui lui arrivait en\ncet instant, l'intéressait si peu. Son attention se fixa tout entière\nsur la manière dont allait finir sa visite.\n\n--Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec\nun accent bref.\n\nQuelle honte pour moi si je suis éconduit! ce sera un remords à\nempoisonner toute ma vie se disait-il, jamais elle ne m'écrira. Dieu\nsait quand je reviendrai en ce pays! De ce moment tout ce qu'il y avait\nde céleste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur.\nAssis à côté d'une femme qu'il adorait, la serrant presque dans ses\nbras, dans cette chambre où il avait été si heureux, au milieu d'une\nobscurité profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle\npleurait sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle avait des\nsanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique presque aussi\ncalculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du séminaire, il se\nvoyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses\ncamarades plus fort que lui. Julien faisait durer son récit, et parlait\nde la vie malheureuse qu'il avait menée depuis son départ de Verrières.\nAinsi, se disait Mme de Rênal, après un an d'absence, privé presque\nentièrement de marques de souvenir, tandis que moi je l'oubliais il\nn'était occupé que des jours heureux qu'il avait trouvés à Vergy. Ses\nsanglots redoublaient. Julien vit le succès de son récit. Il comprit\nqu'il fallait tenter la dernière ressource: il arriva brusquement à la\nlettre qu'il venait de recevoir de Paris.\n\n--J'ai pris congé de Monseigneur l'évêque.\n\n--Quoi! vous ne retournez pas à Besançon! vous nous quittez pour\ntoujours?\n\n--Oui, répondit Julien, d'un ton résolu; oui, j'abandonne un pays où je\nsuis oublié même de ce que j'ai le plus aimé en ma vie, et je le quitte\npour ne jamais le revoir. Je vais à Paris...\n\n--Tu vas à Paris! s'écria assez haut Mme de Rênal.\n\nSa voix était presque étouffée par les larmes, et montrait tout l'excès\nde son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement; il allait\ntenter une démarche qui pouvait tout décider contre lui; et avant cette\nexclamation, n'y voyant point il ignorait absolument l'effet qu'il\nparvenait à produire. Il n'hésita plus, la crainte du remords lui\ndonnait tout empire sur lui-même; il ajouta froidement en se levant:\n\n--Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse, adieu.\n\nIl fit quelques pas vers la fenêtre; déjà il l'ouvrait. Mme de Rênal\ns'élança vers lui. Il sentit sa tête sur son épaule et qu'elle le\nserrait dans ses bras, en collant sa joue contre la sienne.\n\nAinsi, après trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu'il avait\ndésiré avec tant de passion pendant les deux premières. Un peu plus tôt\narrivés, le retour aux sentiments tendres, l'éclipse des remords chez\nMme de Rênal eussent été un bonheur divin, ainsi obtenus avec art, ce ne\nfut plus qu'un triomphe. Julien voulut absolument, contre les instances\nde son amie, allumer la veilleuse.\n\n--Veux-tu donc, lui disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de\nt'avoir vue? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera\ndonc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc\ninvisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être!\n\nQuelle honte! se disait Mme de Rênal, mais elle n'avait rien à refuser à\ncette idée de séparation pour toujours qui la faisait fondre en larmes.\nL'aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la\nmontagne à l'orient de Verrières. Au lieu de s'en aller Julien ivre de\nvolupté demanda à Mme de Rênal de passer toute la journée caché dans sa\nchambre, et de ne partir que la nuit suivante.\n\n--Et pourquoi pas? répondit-elle. Cette fatale rechute m'ôte toute\nestime pour moi, et fait à jamais mon malheur: et elle le pressait\ncontre son coeur avec ravissement. Mon mari n'est plus le même, il a des\nsoupçons; il croit que je l'ai mené dans toute cette affaire, et se\nmontre fort piqué contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis\nperdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.\n\n--Ah! voilà une phrase de M. Chélan, dit Julien, tu ne m'aurais pas\nparlé ainsi avant ce cruel départ pour le séminaire, tu m'aimais alors!\n\nJulien fut récompensé du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit\nson amie oublier en un clin d'oeil le danger que la présence de son mari\nlui faisait courir pour songer au danger bien plus grand de voir Julien\ndouter de son amour. Le jour croissait rapidement et éclairait vivement\nla chambre, Julien retrouva toutes les voluptés de l'orgueil, lorsqu'il\nput revoir dans ses bras et presque à ses pieds, cette femme charmante,\nla seule qu'il eût aimée et qui, peu d'heures auparavant, était tout\nentière à la crainte d'un Dieu terrible et à l'amour de ses devoirs. Des\nrésolutions fortifiées par un an de constance n'avaient pu tenir devant\nson courage.\n\nBientôt on entendit du bruit dans la maison, une chose à laquelle elle\nn'avait pas songé vint troubler Mme de Rênal.\n\n--Cette méchante Élisa va entrer dans la chambre: que faire de cette\nénorme échelle? dit-elle à son ami; où la cacher? Je vais la porter au\ngrenier, s'écria-t-elle tout à coup, avec une sorte d'enjouement.\n\n--C'est là ta physionomie d'autrefois! dit Julien ravi. Mais il faut\npasser dans la chambre du domestique.\n\n--Je laisserai l'échelle dans le corridor, j'appellerai le domestique et\nlui donnerai une commission.\n\n--Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant\nl'échelle, dans le corridor, la remarquera.\n\n--Oui, mon ange dit Mme de Rênal en lui donnant un baiser. Toi, songé à\nte cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Élisa entre\nici.\n\nJulien fut étonné de cette gaieté soudaine. Ainsi, pensa-t-il l'approche\nd'un danger matériel, loin de la troubler, lui rend sa gaieté, parce\nqu'elle oublie ses remords! Femme vraiment supérieure! ah! voilà un\ncoeur dans lequel il est glorieux de régner! Julien était ravi.\n\nMme de Rênal prit l'échelle; elle était évidemment trop pesante pour\nelle. Julien allait à son secours; il admirait cette taille élégante et\nqui était si loin d'annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans\naide, elle saisit l'échelle, et l'enleva comme elle eût fait une chaise.\nElle la porta rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la\ncoucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le\ntemps de s'habiller, monta au colombier. Cinq minutes après, à son\nretour dans le corridor, elle ne trouva plus l'échelle. Qu'était-elle\ndevenue? Si Julien eût été hors de la maison, ce danger ne l'eût guère\ntouchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette échelle! Cet\nincident pouvait être abominable. Mme de Rênal courait partout. Enfin\nelle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l'avait\nportée et même cachée. Cette circonstance était singulière, autrefois\nelle l'eût alarmée.\n\nQue m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre\nheures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi\nhorreur et remords?\n\nElle avait comme une idée vague de devoir quitter la vie, mais\nqu'importe? Après une séparation qu'elle avait crue éternelle, il lui\nétait rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour parvenir\njusqu'à elle montrait tant d'amour!\n\nEn racontant l'événement de l'échelle à Julien:\n\n--Que répondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte\nqu'il a trouvé cette échelle? Elle rêva un instant. Il leur faudra\nvingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l'a vendue; et se\njetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif:\nAh! mourir, mourir ainsi! s'écriait-elle en le couvrant de baisers, mais\nil ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.\n\nViens; d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui\nreste toujours fermée à clef. Elle alla veiller à l'extrémité du\ncorridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d'ouvrir, si l'on\nfrappe, lui dit-elle en l'enfermant à clef; dans tous les cas, ce ne\nserait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.\n\n--Fais-les venir dans le jardin, sous la fenêtre, dit Julien, que j'aie\nle plaisir de les voir, fais-les parler.\n\n--Oui, oui, lui cria Mme de Rênal en s'éloignant.\n\nElle revint bientôt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin\nde Malaga, il lui avait été impossible de voler du pain.\n\n--Que fait ton mari? dit Julien.\n\n--Il écrit des projets de marchés avec des paysans.\n\nMais huit heures avaient sonné, on faisait beaucoup de bruit dans la\nmaison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênal, on l'eût cherchée partout;\nelle fut obligée de le quitter.\n\nBientôt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de\ncafé, elle tremblait qu'il ne mourût de faim. Après le déjeuner, elle\nréussit à amener les enfants sous la fenêtre de la chambre de Mme\nDerville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l'air\ncommun, ou bien ses idées avaient changé. Mme de Rênal leur parla de\nJulien. L'aîné répondit avec amitié et regrets pour l'ancien précepteur;\nmais il se trouva que les cadets l'avaient presque oublié.\n\nM. de Rênal ne sortit pas ce matin-là; il montait et descendait sans\ncesse dans la maison, occupé à faire des marchés avec des paysans,\nauxquels il vendait sa récolte de pommes de terre. Jusqu'au dîner, Mme\nde Rênal n'eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dîner sonné\net servi, elle eut l'idée de voler pour lui une assiette de soupe\nchaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il\noccupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva face à\nface avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. Dans ce\nmoment il s'avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme\nécoutant. Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le\ndomestique s'éloigna un peu confus. Mme de Rênal entra hardiment chez\nJulien, cette rencontre le fit frémir.\n\n--Tu as peur! lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde\net sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment où je\nserai seule après ton départ.\n\nEt elle le quitta en courant.\n\n--Ah! se dit Julien exalté, le remords est le seul danger que redoute\ncette âme sublime!\n\nEnfin le soir vint. M. de Rênal alla au Casino. Sa femme avait annoncé\nune migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer\nÉlisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.\n\nIl se trouva que réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à\nl'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rênal\nrevint, et lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumière,\ns'approchant d'un buffet où l'on serrait le pain, et étendant la main,\nelle avait touché un bras de femme. C'était Élisa qui avait jeté le cri\nentendu par Julien.\n\n--Que faisait-elle là?\n\n--Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous épiait, dit Mme de\nRênal avec une indifférence complète. Mais heureusement j'ai trouvé un\npâté et un gros pain.\n\n--Qu'y a-t-il donc là? dit Julien, en lui montrant les poches de son\ntablier.\n\nMme de Rênal avait oublié que, depuis le dîner, elles étaient remplies\nde pain.\n\nJulien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne\nlui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il confusément je ne\npourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la\ngaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même\ntemps le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre\nordre et bien autrement terribles.\n\nPendant que Julien soupait de grand appétit, et que son amie le\nplaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de\nparler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec\nforce. C'était M. de Rênal.\n\n--Pourquoi t'es-tu enfermée? lui criait-il.\n\nJulien n'eut que le temps de se glisser sous le canapé.\n\n--Quoi! vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant; vous\nsoupez, et vous avez fermé votre porte à clef!\n\nLes jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse\nconjugale, eût troublé Mme de Rênal, mais elle sentait que son mari\nn'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rênal\ns'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant\nvis-à-vis le canapé.\n\nLa migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à son tour son mari lui\ncontait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagnée au\nbillard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi! ajoutait-il,\nelle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux le chapeau de\nJulien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans\nun certain moment, passant rapidement derrière son mari, jeta une robe\nsur la chaise au chapeau.\n\nM. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa\nvie au séminaire.\n\n--Hier je ne t'écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais,\nqu'à obtenir de moi le courage de te renvoyer.\n\nElle était l'imprudence même. Ils parlaient très haut et il pouvait être\ndeux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à\nla porte. C'était encore M. de Rênal.\n\n--Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il,\nSaint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.\n\n--Voici la fin de tout, s'écria Mme de Rênal, en se jetant dans les bras\nde Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs,\nje vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus\nde la vie.\n\nElle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait elle embrassait\nJulien avec passion.\n\n--Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement.\nJe vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans\nle jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et\njette-le dans le jardin aussitôt que tu pourras. En attendant, laisse\nenfoncer la porte. Surtout, point d'aveux je le défends, il vaut mieux\nqu'il ait des soupçons que des certitudes.\n\n--Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule réponse et sa seule\ninquiétude.\n\nElle alla avec lui à la fenêtre du cabinet, elle prit ensuite le temps de\ncacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il\nregarda dans la chambre dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les\nhabits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement\nvers le bas du jardin du côté du Doubs.\n\nComme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit\nd'un coup de fusil.\n\nCe n'est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les\nchiens couraient en silence à ses côtés un second coup cassa apparemment\nla patte à un chien car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien\nsauta le mur d'une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et\nse remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui\ns'appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un\ncoup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté du\njardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.\n\nUne heure après, il était à une lieue de Verrières, sur la route de\nGenève; si l'on a des soupçons, pensa Julien, c'est sur la route de\nParis qu'on me cherchera.\n\n\nFin du Premier Volume\n\n\n\n\nVOLUME SECOND\n\n Elle n'est pas jolie, elle n'a point de rouge.\n\n SAINTE-BEUVE\n\n\n\n\nCHAPITRE PREMIER\n\nLES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE\n\n\n _O rus quando ego te adspiciam!_\n\n VIRGILE.\n\n\n--Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le\nmaître d'une auberge où il s'arrêta pour déjeuner.\n\n--Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien.\n\nLa malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait deux\nplaces libres.\n\n--Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du\ncôté de Genève à celui qui montait en voiture en même temps que Julien.\n\n--Je te croyais établi aux environs de Lyon, dit Falcoz dans une\ndélicieuse vallée près du Rhône?\n\n--Joliment établi. Je fuis.\n\n--Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud! avec cette mine sage, tu as commis\nquelque crime? dit Falcoz en riant.\n\n--Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on mène en\nprovince. J'aime la fraîcheur des bois et la tranquillité champêtre,\ncomme tu sais; tu m'as souvent accusé d'être romanesque. Je ne voulais\nde la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.\n\n--Mais de quel parti es-tu?\n\n--D'aucun, et c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la\nmusique, la peinture, un bon livre est un événement pour moi; je vais\navoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre? Quinze, vingt\ntrente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les\nministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnêtes gens que\nceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre\navenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa\nprérogative; toujours l'ambition de devenir député la gloire et les\ncentaines de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les\ngens riches de la province: ils appelleront cela être libéral et aimer\nle peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre\ngalopera les ultras. Sur le vaisseau de l'État, tout le monde voudra\ns'occuper de la manoeuvre car elle est bien payée. N'y aura-t-il donc\njamais une pauvre petite place pour le simple passager?\n\n--Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton caractère\ntranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta\nprovince?\n\n--Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans, quarante ans\net cinq cent mille francs. J'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et\nprobablement cinquante mille francs de moins que je vais perdre sur la\nvente de mon château de Monfleury, près du Rhône, position superbe.\n\nA Paris, j'étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce\nque vous appelez la civilisation du dix-neuvième siècle. J'avais soif de\nbonhomie et de simplicité. J'achète une terre dans les montagnes près du\nRhône, rien d'aussi beau sous le ciel.\n\nLe vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour\npendant six mois; je leur donne à dîner; j'ai quitté Paris, leur dis-je,\npour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le\nvoyez, je ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste\nm'apporte de lettres, plus je suis content.\n\nCe n'était pas le compte du vicaire; bientôt je suis en butte à mille\ndemandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois\ncents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations\npieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge etc., je refuse:\nalors on me fait cent insultes. J'ai la bêtise d'en être piqué. Je ne\npuis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos\nmontagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries, et me\nrappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions\ndes Rogations, par exemple, dont le chant me plaît (c'est probablement\nune mélodie grecque), on ne bénit plus mes champs, parce que, dit le\nvicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d'une vieille paysanne\ndévote meurt, elle dit que c'est à cause du voisinage d'un étang qui\nappartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après\nje trouve tous mes poissons le ventre en l'air, empoisonnés avec de la\nchaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de\npaix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours\ntort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu\nabandonné par le vicaire, chef de la congrégation du village, et non\nsoutenu par le capitaine en retraite, chef des libéraux, tous me sont\ntombés dessus, jusqu'au maçon que je faisais vivre depuis un an,\njusqu'au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes\ncharrues.\n\nAfin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procès,\nje me fais libéral, mais comme tu dis, ces diables d'élections arrivent,\non me demande ma voix...\n\n--Pour un inconnu?\n\n--Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse,\nimprudence affreuse! dès ce moment, me voilà aussi les libéraux sur les\nbras, ma position devient intolérable. Je crois que s'il fût venu dans\nla tête au vicaire de m'accuser d'avoir assassiné ma servante, il y\naurait eu vingt témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu\ncommettre le crime.\n\n--Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins,\nsans même écouter leurs bavardages. Quelle faute!...\n\n--Enfin, elle est réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante\nmille francs, s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet\nenfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et\nla paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un\nquatrième étage donnant sur les Champs-Élysées. Et encore j'en suis à\ndélibérer, si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le\nquartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.\n\n-Tout cela ne te fût pas arrivé sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux\nbrillants de courroux et de regret.\n\n--A la bonne heure, mais pourquoi n'a-t-il pas su se tenir en place, ton\nBonaparte? tout ce dont je souffre aujourd'hui, c'est lui qui l'a fait.\n\nIci l'attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que\nle bonapartiste Falcoz était l'ancien ami d'enfance de M. de Rênal, par\nlui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de\nce chef de bureau à la préfecture de..., qui savait se faire adjuger à\nbon compte les maisons des communes.\n\n--Et tout cela c'est ton Bonaparte qui l'a fait, continuait\nSaint-Giraud: un honnête homme, inoffensif s'il en fut, avec quarante\nans et cinq cent mille francs, ne peut pas s'établir en province et y\ntrouver la paix, ses prêtres et ses nobles l'en chassent.\n\n--Ah! ne dis pas de mal de lui, s'écria Falcoz, jamais la France n'a été\nsi haut dans l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a\nrégné. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu'on faisait.\n\n--Ton Empereur, que le diable emporte, reprit l'homme de quarante-quatre\nans n'a été grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu'il a rétabli\nles finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses\nchambellans sa pompe et ses réceptions aux Tuileries, il a donné une\nnouvelle édition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle était\ncorrigée, elle eût pu passer encore un siècle ou deux. Les nobles et les\nprêtres ont voulu revenir à l'ancienne, mais ils n'ont pas la main de\nfer qu'il faut pour la débiter au public.\n\n--Voilà bien le langage d'un ancien imprimeur!\n\n--Qui me chasse de ma terre? continua l'imprimeur en colère. Les\nprêtres, que Napoléon a rappelés par son concordat, au lieu de les\ntraiter comme l'État traite les médecins, les avocats, les astronomes,\nde ne voir en eux que des citoyens, sans s'inquiéter de l'industrie par\nlaquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des\ngentilshommes insolents, si ton Bonaparte n'eût fait des barons et des\ncomtes? Non, la mode en était passée. Après les prêtres, ce sont les\npetits nobles campagnards qui m'ont donné le plus d'humeur, et m'ont\nforcé à me faire libéral.\n\nLa conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un\ndemi-siècle. Comme Saint-Giraud répétait toujours qu'il était impossible\nde vivre en province, Julien proposa timidement l'exemple de M. de\nRênal.\n\n--Parbleu, jeune homme, vous êtes bon! s'écria Falcoz il s'est fait\nmarteau pour n'être pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je\nle vois débordé par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-là? voilà le\nvéritable. Que dira votre M. de Rênal lorsqu'il se verra destitué un de\nces quatre matins, et le Valenod mis à sa place?\n\n--Il restera tête à tête avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous\nconnaissez donc Verrières, jeune homme? Eh bien! Bonaparte, que le ciel\nconfonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le règne\ndes Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et des Maslon.\n\nCette conversation d'une sombre politique étonnait Julien, et le\ndistrayait de ses rêveries voluptueuses.\n\nIl fut peu sensible au premier aspect de Paris, aperçu dans le lointain.\nLes châteaux en Espagne sur son sort à venir avaient à lutter avec le\nsouvenir encore présent des vingt-quatre heures qu'il venait de passer à\nVerrières. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie,\net de tout quitter pour les protéger, si les impertinences des prêtres\nnous donnent la république et les persécutions contre les nobles.\n\nQue serait-il arrivé la nuit de son arrivée à Verrières si au moment où\nil appuyait son échelle contre la croisée de la chambre à coucher de Mme\nde Rênal, il avait trouvé cette chambre occupée par un étranger, ou par\nM. de Rênal?\n\nMais aussi quelles délices, les deux premières heures, quand son amie\nvoulait sincèrement le renvoyer et qu'il plaidait sa cause, assis auprès\nd'elle dans l'obscurité! Une âme comme celle de Julien est suivie par de\ntels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se\nconfondait déjà avec les premières époques de leurs amours, quatorze\nmois auparavant.\n\nJulien fut réveillé de sa rêverie profonde, parce que la voiture\ns'arrêta. On venait d'entrer dans la cour des postes, rue\nJ.-J.-Rousseau.\n\n--Je veux aller à la Malmaison, dit-il à un cabriolet qui s'approcha.\n\n--A cette heure, monsieur, et pour quoi faire?\n\n--Que vous importe! marchez.\n\nToute vraie passion ne songe qu'à elle. C'est pourquoi, ce me semble,\ntoutes les passions sont si ridicules à Paris, où le voisin prétend\ntoujours qu'on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les\ntransports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgré les vilains\nmurs blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux?\n--Oui, monsieur; pour Julien comme pour la postérité, il n'y avait rien\nentre Arcole, Sainte-Hélène et la Malmaison.\n\nLe soir, Julien hésita beaucoup avant d'entrer au spectacle, il avait\ndes idées étranges sur ce lieu de perdition.\n\nUne profonde méfiance l'empêcha d'admirer le Paris vivant, il n'était\ntouché que des monuments laissés par son héros.\n\nMe voici donc dans le centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici\nrègnent les protecteurs de l'abbé de Frilair.\n\nLe soir du troisième jour, la curiosité l'emporta sur le projet de tout\nvoir avant de se présenter à l'abbé Pirard. Cet abbé lui expliqua, d'un\nton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole.\n\n--Si, au bout de quelques mois, vous n'êtes pas utile, vous rentrerez au\nséminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis,\nl'un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noir,\nmais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un\necclésiastique. J'exige que, trois fois la semaine, vous suiviez vos\nétudes en théologie dans un séminaire, où je vous ferai présenter.\nChaque jour, à midi, vous vous établirez dans la bibliothèque du\nmarquis, qui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et\nd'autres affaires. Le marquis écrit, en deux mots, en marge de chaque\nlettre qu'il reçoit, le sommaire de la réponse qu'il faut y faire. J'ai\nprétendu qu'au bout de trois mois, vous seriez en état de faire ces\nréponses, de façon que, sur douze que vous présenterez à la signature du\nmarquis, il puisse en signer huit ou neuf. Le soir, à huit heures, vous\nmettrez son bureau en ordre, et à dix vous serez libre.\n\nIl se peut, continua l'abbé Pirard, que quelque vieille dame ou quelque\nhomme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout\ngrossièrement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres reçues par\nle marquis...\n\n--Ah monsieur! s'écria Julien rougissant.\n\n--Il est singulier, dit l'abbé avec un sourire amer que pauvre comme\nvous l'êtes, et après une année de séminaire, il vous reste encore de\nces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez été bien aveugle!\n\nSerait-ce la force du sang? se dit l'abbé à demi-voix et comme se\nparlant à soi-même.\n\n--Ce qu'il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que\nle marquis vous connaît... Je ne sais comment. Il vous donne, pour\ncommencer, cent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par\ncaprices, c'est là son défaut, il luttera d'enfantillages avec vous.\nS'il est content, vos appointements pourront s'élever par la suite\njusqu'à huit mille francs.\n\nMais vous sentez bien, reprit l'abbé d'un ton aigre qu'il ne vous donne\npas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'être utile. A votre\nplace, moi, je parlerais très peu, et surtout je ne parlerais jamais de\nce que j'ignore.\n\nAh! dit l'abbé, j'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la\nfamille de M. de La Mole. Il a deux enfants une fille et un fils de\ndix-neuf ans, élégant par excellence espèce de fou, qui ne sait jamais à\nmidi ce qu'il fera à deux heures. Il a de l'esprit, de la bravoure il a\nfait la guerre d'Espagne. Le marquis espère je né sais pourquoi, que\nvous deviendrez l'ami du jeune comte Norbert. J'ai dit que vous étiez un\ngrand latiniste, peut-être compte-t-il que vous apprendrez à son fils\nquelques phrases toutes faites, sur Cicéron et Virgile.\n\nA votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune\nhomme; et, avant de céder à ses avances parfaitement polies, mais un peu\ngâtées par l'ironie, je me les ferais répéter plus d'une fois.\n\nJe ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser\nd'abord, parce que vous n'êtes qu'un petit bourgeois. Son aïeul à lui\nétait de la Cour, et eut l'honneur d'avoir la tête tranchée en place de\nGrève le 26 avril 1574, pour une intrigue politique. Vous, vous êtes le\nfils d'un charpentier de Verrières, et de plus, aux gages de son père.\nPesez bien ces différences et étudiez l'histoire de cette famille dans\nMoreri; tous les flatteurs qui dînent chez eux y font de temps en temps\nce qu'ils appellent des allusions délicates.\n\nPrenez garde à la façon dont vous répondrez aux plaisanteries de M. le\ncomte Norbert de La Mole, chef d'escadron de hussards et futur pair de\nFrance, et ne venez pas me faire des doléances par la suite.\n\n--Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas\nmême répondre à un homme qui me méprise.\n\n--Vous n'avez pas idée de ce mépris-là; il ne se montrera que par des\ncompliments exagérés. Si vous étiez un sot, vous pourriez vous y laisser\nprendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser\nprendre.\n\n--Le jour où tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je\npour un ingrat, si je retourne à ma petite cellule nº 103?\n\n--Sans doute, répondit l'abbé, tous les complaisants de la maison vous\ncalomnieront, mais je paraîtrai, moi. _Adsum qui feci_. Je dirai que\nc'est de moi que vient cette résolution.\n\nJulien était navré du ton amer et presque méchant qu'il remarquait chez\nM. Pirard; ce ton gâtait tout à fait sa dernière réponse.\n\nLe fait est que l'abbé se faisait un scrupule de conscience d'aimer\nJulien, et c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il se mêlait\naussi directement du sort d'un autre.\n\n--Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la même mauvaise grâce, et comme\naccomplissant un devoir pénible vous verrez Mme la marquise de La Mole.\nC'est une grande femme blonde, dévote, hautaine, parfaitement polie, et\nencore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si\nconnu par ses préjugés nobiliaires. Cette grande dame est une sorte\nd'abrégé en haut relief de ce qui fait au fond le caractère des femmes\nde son rang. Elle ne cache pas, elle, qu'avoir eu des ancêtres qui\nsoient allés aux croisades est le seul avantage qu'elle estime. L'argent\nne vient que longtemps après: cela vous étonne? nous ne sommes plus en\nprovince, mon ami.\n\nVous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos\nprinces avec un ton de légèreté singulier. Pour Mme de La Mole, elle\nbaisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et\nsurtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle\nque Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont été rois, ce\nqui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et\nsurtout aux respects d'êtres sans naissance, tels que vous et moi.\nCependant, ajouta M. Pirard, nous sommes prêtres car elle vous prendra\npour tel, à ce titre elle nous considère comme des valets de chambre\nnécessaires à son salut.\n\n--Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps à\nParis.\n\n--A la bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortune, pour un homme\nde notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi\nd'indéfinissable, du moins pour moi, qu'il y a dans votre caractère, si\nvous ne faites pas fortune vous serez persécuté; il n'y a pas de moyen\nterme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu'ils ne vous\nfont pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme\ncelui-ci, vous êtes voué au malheur, si vous n'arrivez pas aux respects.\n\nQue seriez-vous devenu à Besançon, sans ce caprice du marquis de La\nMole? Un jour, vous comprendrez toute la singularité de ce qu'il fait\npour vous, et, si vous n'êtes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa\nfamille une éternelle reconnaissance. Que de pauvres abbés, plus savants\nque vous, ont vécu des années à Paris, avec les quinze sous de leur\nmesse et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous\nce que je vous contais, l'hiver dernier des premières années de ce\nmauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il, par\nhasard, plus de talent que lui?\n\nMoi, par exemple, homme tranquille et médiocre, je comptais mourir dans\nmon séminaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais\nêtre destitué quand j'ai donné ma démission. Savez-vous quelle était ma\nfortune? j'avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins;\npas un ami, à peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je\nn'avais jamais vu, m'a tiré de ce mauvais pas, il n'a eu qu'un mot à\ndire, et l'on m'a donné une cure dont tous les paroissiens sont des gens\naisés, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant\nil est peu proportionné à mon travail. Je ne vous ai parlé aussi\nlongtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tête.\n\nEncore un mot: j'ai le malheur d'être irascible, il est possible que\nvous et moi nous cessions de nous parler.\n\nSi les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son\nfils, vous rendent cette maison décidément insupportable, je vous\nconseille de finir vos études dans quelque séminaire à trente lieues de\nParis, et plutôt au nord qu'au midi. Il y a au nord plus de civilisation\net moins d'injustices, et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que\nje l'avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits\ntyrans.\n\nSi nous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la maison du\nmarquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et\nje partagerai par moitié avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois\ncela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de\nJulien, pour l'offre singulière que vous m'avez faite à Besançon. Si au\nlieu de cinq cent vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez\nsauvé.\n\nL'abbé avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte Julien se\nsentit les larmes aux yeux il mourait d'envie de se jeter dans les bras\nde son ami: il ne put s'empêcher de lui dire, de l'air le plus mâle\nqu'il put affecter:\n\n--J'ai été haï de mon père depuis le berceau; c'était un de mes grands\nmalheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j'ai retrouvé un père\nen vous, monsieur.\n\n--C'est bon, c'est bon, dit l'abbé embarrassé; puis rencontrant fort à\npropos un mot de directeur de séminaire: il ne faut jamais dire le\nhasard, mon enfant, dites toujours la Providence.\n\nLe fiacre s'arrêta; le cocher souleva le marteau de bronze d'une porte\nimmense: c'était l'HÔTEL DE LA MOLE; et, pour que les passants ne\npussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de\nla porte.\n\nCette affectation déplut à Julien.\n\nIls ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa\ncharrette derrière chaque haie; ils en sont souvent à mourir de rire et\nils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en\ncas d'émeute, et la pille. Il communiqua sa pensée à l'abbé Pirard.\n\n--Ah! pauvre enfant vous serez bientôt mon vicaire. Quelle épouvantable\nidée vous est venue là!\n\n--Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.\n\nLa gravité du portier et surtout la propreté de la cour l'avaient frappé\nd'admiration. Il faisait un beau soleil.\n\n--Quelle architecture magnifique! dit-il à son ami.\n\nIl s'agissait d'un de ces hôtels à façade si plate du faubourg\nSaint-Germain, bâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la\nmode et le beau n'ont été si loin l'un de l'autre.\n\n\n\n\nCHAPITRE II\n\nENTRÉE DANS LE MONDE\n\n Souvenir ridicule et touchant: Le premier salon où à dix-huit ans l'on a\n paru seul et sans appui! le regard d'une femme suffisait pour\n m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me\n faisais de tout les idées les plus fausses; ou je me livrais sans\n motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé\n d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma\n timidité, qu'un beau jour était beau!\n\n KANT.\n\n\nJulien s'arrêtait ébahi au milieu de la cour.\n\n--Ayez donc l'air raisonnable, dit l'abbé Pirard il vous vient des idées\nhorribles, et puis vous n'êtes qu'un enfant! Où est le _nil mirari_\nd'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous\nvoyant établi ici, va chercher à se moquer de vous; ils verront en vous\nun égal, mis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la\nbonhomie, des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer\nde vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.\n\n--Je les en défie dit Julien en se mordant la lèvre, et il reprit toute\nsa méfiance.\n\nLes salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant\nd'arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur,\naussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sont,\nque vous refuseriez de les habiter, c'est la patrie du bâillement et du\nraisonnement triste. Ils redoublèrent l'enchantement de Julien. Comment\npeut-on être malheureux, pensait-il quand on habite un séjour aussi\nsplendide!\n\nEnfin, ces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe\nappartement: à peine s'il y faisait jour; là, se trouva un petit homme\nmaigre, à l'oeil vif et en perruque blonde. L'abbé se retourna vers\nJulien et le présenta. C'était le marquis. Julien eut beaucoup de peine\nà le reconnaître, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'était plus le\ngrand seigneur à mine si altière de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla\nà Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de\ncette sensation il ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l'ami\nde Henri III lui parut d'abord avoir une tournure assez mesquine. Il\nétait fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le\nmarquis avait une politesse encore plus agréable à l'interlocuteur que\ncelle de l'évêque de Besançon lui-même. L'audience ne dura pas trois\nminutes. En sortant, l'abbé dit à Julien:\n\n--Vous avez regardé le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je\nne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la\npolitesse, bientôt vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse\nde votre regard m'a semblé peu polie.\n\nOn était remonté en fiacre, le cocher arrêta près du boulevard; l'abbé\nintroduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua\nqu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule\ndorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu'un monsieur\nfort élégant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut.\n\nLe monsieur sourit et lui mit la main sur l'épaule. Julien tressaillit\net fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L'abbé Pirard, malgré sa\ngravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.\n\n--Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l'abbé en\nsortant; c'est alors seulement que vous pourrez être présenté à Mme de\nla Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille en ces premiers\nmoments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout\nde suite si vous avez à vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse\nque j'ai de penser à vous. Après-demain matin, ce tailleur vous portera\ndeux habits; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera.\nDu reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces\nParisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se\nmoquer de vous. C'est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi...\nAllez, perdez-vous... J'oubliais, allez commander des bottes, des\nchemises, un chapeau aux adresses que voici.\n\nJulien regardait l'écriture de ces adresses.\n\n--C'est la main du marquis, dit l'abbé; c'est un homme actif qui prévoit\ntout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de lui\npour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez\nd'esprit pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous\nindiquera à demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare à vous!\n\nJulien entra, sans dire un seul mot, chez les ouvriers indiqués par les\nadresses; il remarqua qu'il en était reçu avec respect, et le bottier,\nen écrivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel.\n\nAu cimetière du Père-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore\nplus libéral dans ses propos, s'offrit pour indiquer à Julien le tombeau\ndu maréchal Ney, qu'une politique savante prive de l'honneur d'une\népitaphe. Mais en se séparant de ce libéral, qui, les larmes aux yeux,\nle serrait presque dans ses bras, Julien n'avait plus de montre. Ce fut\nriche de cette expérience, que le surlendemain, à midi, il se présenta à\nl'abbé Pirard, qui le regarda beaucoup.\n\n--Vous allez peut-être devenir un fat, lui dit l'abbé d'un air sévère.\nJulien avait l'air d'un fort jeune homme en grand deuil, il était à la\nvérité très bien, mais le bon abbé était trop provincial lui-même pour\nvoir que Julien avait encore cette démarche des épaules qui en province,\nest à la fois élégance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea\nses grâces d'une manière si différente de celle du bon abbé, qu'il lui\ndit:\n\n--Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prît des leçons de\ndanse?\n\nL'abbé resta pétrifié.\n\n--Non, répondit-il enfin, Julien n'est pas prêtre.\n\nLe marquis montant deux à deux les marches d'un petit escalier dérobé,\nalla lui-même installer notre héros dans une jolie mansarde qui donnait\nsur l'immense jardin de l'hôtel. Il lui demanda combien il avait pris de\nchemises chez la lingère.\n\n--Deux, répondit Julien, intimidé de voir un si grand seigneur descendre\nà ces détails.\n\n--Fort bien, reprit le marquis d'un air sérieux et avec un certain ton\nimpératif et bref, qui donna à penser à Julien; fort bien! prenez encore\nvingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.\n\nEn descendant de la mansarde, le marquis appela un homme âgé:\n\n--Arsène, lui dit-il, vous servirez M. Sorel.\n\nPeu de minutes après, Julien se trouva seul dans une bibliothèque\nmagnifique; ce moment fut délicieux. Pour n'être pas surpris dans son\némotion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de là il\ncontemplait avec ravissement le dos brillant des livres: Je pourrai lire\ntout cela, se disait-il. Et comment me déplairais-je ici? M. de Rênal se\nserait cru déshonoré à jamais de la centième partie de ce que le marquis\nde La Mole vient de faire pour moi.\n\nMais, voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé Julien osa\ns'approcher des livres; il faillit devenir fou de oie en trouvant une\nédition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour\nn'être pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des\nquatre-vingts volumes. Ils étaient reliés magnifiquement, c'était le\nchef-d'oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant\npour porter au comble l'admiration de Julien.\n\nUne heure après, le marquis entra, regarda les copies et remarqua avec\nétonnement que Julien écrivait _cela_ avec deux _ll_, _cella_. Tout ce\nque l'abbé m'a dit de sa science serait-il tout simplement un conte! Le\nmarquis fort décourage, lui dit avec douceur:\n\n--Vous n'êtes pas sûr de votre orthographe?\n\n--Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu'il\nse faisait; il était attendri des bontés du marquis, qui lui rappelait\nle ton rogue de M. de Rênal.\n\nC'est du temps perdu que toute cette expérience de petit abbé\nfranc-comtois, pensa le marquis; mais j'avais un si grand besoin d'un\nhomme sûr!\n\n--Cela ne s'écrit qu'avec un l, lui dit le marquis; quand vos copies\nseront terminées, cherchez dans le dictionnaire les mots de\nl'orthographe desquels vous ne serez pas sûr.\n\nA six heures, le marquis le fit demander; il regarda avec une peine\névidente les bottes de Julien:\n\n--J'ai un tort à me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours\nà cinq heures et demie, il faut vous habiller.\n\nJulien le regardait sans comprendre.\n\n--Je veux dire mettre des bas, Arsène vous en fera souvenir; aujourd'hui\nje ferai vos excuses.\n\nEn achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon\nresplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne\nmanquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le\npremier à la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien\nmarcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de\nsa goutte. Ah! il est balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il\nle présenta à une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'était\nla marquise. Julien lui trouva l'air impertinent, un peu comme Mme de\nMaugiron, la sous-préfète de l'arrondissement de Verrières, quand elle\nassistait au dîner de la Saint-Charles. Un peu troublé de l'extrême\nmagnificence du salon, Julien n'entendit pas ce que disait M. de La\nMole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes\nparmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune évoque\nd'Agde, qui avait daigné lui parler quelques mois auparavant, à la\ncérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans doute des\nyeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julien, et ne se soucia\npoint de reconnaître ce provincial.\n\nLes hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose\nde triste et de contraint; on parle bas à Paris, et l'on n'exagère pas\nles petites choses.\n\nUn joli jeune homme, avec des moustaches, très pâle et très élancé,\nentra vers les six heures et demie; il avait une tête fort petite.\n\n--Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, à laquelle il\nbaisait la main.\n\nJulien comprit que c'était le comte de La Mole. Il le trouva charmant\ndès le premier abord.\n\nEst-il possible, se dit-il, que ce soit là l'homme, dont les\nplaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison.\n\nA force d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il était en\nbottes et en éperons; et moi je dois être en souliers apparemment\ncomme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui\ndisait un mot sévère, en élevant un peu la voix. Presque en même temps,\nil aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite,\nqui vint s'asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant\nen la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux\naussi beaux; mais ils annonçaient une grande froideur d'âme. Par la\nsuite, Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine,\nmais qui se souvient de l'obligation d'être imposant. Mme de Rênal avait\ncependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait\ncompliment; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien\nn'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'était du feu de la\nsaillie, que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde,\nc'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rênal\ns'animaient, c'était du feu des passions, ou par l'effet d'une\nindignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin\ndu repas Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux\nde Mlle de La Mole: ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle\nressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus,\net il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait\nadmirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu'il n'eut pas\nl'idée d'en être jaloux et de le haïr, parce qu'il était plus riche et\nplus noble que lui.\n\nJulien trouva que le marquis avait l'air de s'ennuyer.\n\nVers le second service, il dit à son fils:\n\n--Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens de\nprendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella\nse peut.\n\n--C'est mon secrétaire, dit le marquis à son voisin, et il écrit _cela_\navec deux _ll_.\n\nTout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tête un peu\ntrop marquée à Norbert; mais en général on fut content de son regard.\n\nIl fallait que le marquis eût parlé du genre d'éducation que Julien\navait reçue, car un des convives l'attaqua sur Horace: C'est précisément\nen parlant d'Horace que j'ai réussi auprès de l'évêque de Besançon, se\ndit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. A partir\nde cet instant, il fut maître de lui. Ce mouvement tut rendu facile,\nparce qu'il venait de décider que Mlle de La Mole ne serait jamais une\nfemme à ses yeux. Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et\nse laissait difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son\nsang-froid, si la salle à manger eût été meublée avec moins de\nmagnificence. C'était, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut\nchacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur\nen parlant d'Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n'étaient\npas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux dont la\ntimidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait\nl'éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d'examen jetait un peu\nd'intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe\nl'interlocuteur de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible\nqu'il sût quelque chose? pensait-il.\n\nJulien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de sa timidité\npour montrer non pas de l'esprit chose impossible à qui ne sait pas; a\nlangue dont on se sert à paris, mais il eut des idées nouvelles quoique\nprésentées sans grâce ni à-propos, et l'on vit qu'il savait parfaitement\nle latin.\n\nL'adversaire de Julien était un académicien des Inscriptions, qui, par\nhasard savait le latin, il trouva en Julien un très bon humaniste, n'eut\nplus la crainte de le faire rougir, et chercha réellement à\nl'embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin\nl'ameublement magnifique de la salle à manger il en vint à exposer sur\nles poètes latins des idées que l'interlocuteur n'avait lues nulle part.\nEn honnête homme il en fit honneur au jeune secrétaire. Par bonheur, on\nentama une discussion sur la question de savoir si Horace a été pauvre\nou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers\npour s'amuser, comme Chapelle, l'ami de Molière et de La Fontaine, ou un\npauvre diable de poète lauréat suivant la cour et faisant des odes pour\nle jour de naissance du roi, comme Southey, l'accusateur de lord Byron.\nOn parla de l'état de la société sous Auguste et sous George, aux deux\népoques l'aristocratie était toute-puissante; mais à Rome, elle se\nvoyait arracher le pouvoir par Mécène, qui n'était que simple chevalier;\net en Angleterre elle avait réduit George à peu près à l'état d'un doge\nde Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l'état de\ntorpeur, où l'ennui le plongeait au commencement du dîner.\n\nJulien ne comprenait rien à tous les noms modernes comme Southey, lord\nByron, George, qu'il entendait prononcer pour la première fois. Mais il\nn'échappa à personne que, toutes les fois qu'il était question de faits\npassés à Rome, et dont la connaissance pouvait se déduire des ouvres\nd'Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable\nsupériorité. Julien s'empara sans façon de plusieurs idées qu'il avait\napprises de l'évêque de Besançon, dans la fameuse discussion qu'il avait\neue avec ce prélat; ce ne furent pas les moins goûtées.\n\nLorsque l'on fut las de parler de poètes, la marquise, qui se faisait\nune loi d'admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien.\n\n--Les manières gauches de ce jeune abbé cachent peut-être un homme\ninstruit dit à la marquise l'académicien qui se trouvait près d'elle; et\nJulien en entendit quelque chose.\n\nLes phrases toutes faites convenaient assez à l'esprit de la maîtresse\nde la maison, elle adopta celle-ci sur Julien et se sut bon gré d'avoir\nengagé l'académicien à dîner. Il amuse M. de La Mole, pensait-elle.\n\n\n\n\nCHAPITRE III\n\nLES PREMIERS PAS\n\n Cette immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de\n milliers d'hommes éblouit ma vue. Pas un ne me connaît, tous me sont\n supérieurs. Ma tête se perd.\n\n Poemi dell'av. REINA.\n\n\nLe lendemain, de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres\ndans la bibliothèque, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte\nde dégagement, fort bien cachée avec des dos de livres. Pendant que\nJulien admirait cette invention Mlle Mathilde paraissait fort étonnée et\nassez contrariée de le rencontrer là. Julien lui trouva, en papillotes\nl'air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret\nde voler des livres dans la bibliothèque de son père, sans qu'il y\nparût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce\nqui la contraria d'autant plus, qu'elle venait chercher le second volume\nde _la Princesse de Babylone_ de Voltaire, digne complément d'une\néducation éminemment monarchique et religieuse, chef-d'oeuvre du\nSacré-Coeur! Cette pauvre fille, à dix-neuf ans, avait déjà besoin du\npiquant de l'esprit pour s'intéresser à un roman.\n\nLe comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures; il\nvenait étudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut\nbien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié l'existence. Il fut\nparfait pour lui: il lui offrit de monter à cheval.\n\n--Mon père nous donne congé jusqu'au dîner.\n\nJulien comprit ce _nous_ et le trouva charmant.\n\n--Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s'il s'agissait d'abattre un\narbre de quatre-vingts pieds de haut, de! équarrir et d'en faire des\nplanches, je m'en tirerais bien, J'ose le dire; mais monter à cheval,\ncela ne m'est pas arrivé six fois en ma vie.\n\n--Eh bien, ce sera la septième, dit Norbert.\n\nAu fond, Julien se rappelait l'entrée du roi de ***, à Verrières, et\ncroyait monter à cheval supérieurement. Mais, en revenant du bois de\nBoulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba en voulant éviter\nbrusquement un cabriolet et se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir\ndeux habits. Au dîner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui\ndemanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se hâta de répondre en\ntermes généraux.\n\n--M. le comte est plein de bontés pour moi, reprit Julien, je l'en\nremercie, et j'en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le\ncheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y\nattacher, et, faute de cette précaution, je suis tombé au beau milieu de\ncette rue si longue, près du pont.\n\nMlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire; ensuite son\nindiscrétion demanda des détails. Julien s'en tira avec beaucoup de\nsimplicité; il eut de la grâce sans le savoir.\n\n--J'augure bien de ce petit prêtre dit le marquis à l'académicien; un\nprovincial simple en pareille occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais\nvu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant des\ndames!\n\nJulien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortune, qu'à\nla fin du dîner, lorsque la conversation générale eut pris un autre\ncours, Mlle Mathilde faisait des questions à son frère sur les détails\nde l'événement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien\nrencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa répondre directement,\nquoiqu'il ne fût pas interrogé, et tous trois finirent par rire, comme\nauraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois.\n\nLe lendemain, Julien assista à deux cours de théologie, et revint\nensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de\nlui, dans la bibliothèque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin;\nmais la tournure était mesquine, et la physionomie celle de l'envie.\n\nLe marquis entra.\n\n--Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un ton\nsévère.\n\n--Je croyais..., reprit le jeune homme en souriant bassement.\n\n--Non monsieur, vous ne croyiez pas. Ceci est un essai, mais il est\nmalheureux.\n\nLe jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C'était un neveu de\nl'académicien ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres.\nL'académicien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secrétaire.\nTanbeau, qui travaillait dans une chambre écartée, ayant su la faveur\ndont Julien était l'objet voulut la partager et le matin il était venu\nétablir son écritoire dans la bibliothèque.\n\nA quatre heures, Julien osa après un peu d'hésitation, paraître chez le\ncomte Norbert. Celui-ci allait monter à cheval, et fut embarrassé, car\nil était parfaitement poli.\n\n--Je pense, dit-il à Julien, que bientôt vous irez au manège; et, après\nquelques semaines, je serai ravi de monter à cheval avec vous.\n\n--Je voulais avoir l'honneur de vous remercier des bontés que vous avez\neues pour moi; croyez, monsieur, ajouta Julien d'un air fort sérieux,\nque je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n'est pas blessé\npar suite de ma maladresse d'hier, et s'il est libre, je désirerais le\nmonter ce matin.\n\n--Ma foi, mon cher Sorel, à vos risques et périls. Supposez que je vous\nai fait toutes les objections que réclame la prudence, le fait est qu'il\nest quatre heures, nous n'avons pas de temps à perdre.\n\nUne fois qu'il fut à cheval:\n\n--Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.\n\n--Bien des choses, répondit Norbert en riant aux éclats: par exemple,\ntenir le corps en arrière.\n\nJulien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI.\n\n--Ah! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore\nmenées par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous\npasser sur le corps; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur\ncheval en l'arrêtant tout court.\n\nVingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la\npromenade finit sans accident. En rentrant le jeune comte dit à sa\nsoeur:\n\n--Je vous présente un hardi casse-cou.\n\nA dîner, parlant à son père, d'un bout de la table à l'autre, il rendit\njustice à la hardiesse de Julien; c'était tout ce qu'on pouvait louer\ndans sa façon de monter à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin\nles gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la\nchute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.\n\nMalgré tant de bonté, Julien se sentit bientôt parfaitement isolé au\nmilieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et\nil manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de chambre.\n\nL'abbé Pirard était parti pour sa cure. Si Julien est un faible roseau,\nqu'il périsse; si c'est un homme de coeur qu'il se tire d'affaire tout\nseul, pensait-il.\n\n\n\n\nCHAPITRE IV\n\nL'HÔTEL DE LA MOLE\n\n Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire?\n\n RONSARD.\n\n\nSi tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l'hôtel de La\nMole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à son tour fort\nsingulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole\nproposa à son mari de l'envoyer en mission les jours où l'on avait à\ndîner certains personnages.\n\n--J'ai envie de pousser l'expérience jusqu'au bout, répondit le marquis.\nL'abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l'amour-propre des\ngens que nous admettons auprès de nous. _On ne s'appuie que sur ce qui\nrésiste_, etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnue,\nc'est du reste un sourd-muet.\n\nPour que je puisse m'y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j'écrive\nles noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver\ndans ce salon.\n\nIl plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui\nfaisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du\nmarquis. C'étaient de pauvres hères, plus ou moins plats; mais, il faut\nle dire à la louange de cette classe d'hommes, telle qu'on la trouve\naujourd'hui dans les salons de l'aristocratie, ils n'étaient pas plats\négalement pour tous. Tel d'entre eux se fût laissé malmener par le\nmarquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de\nLa Mole.\n\nIl y avait trop de fierté et trop d'ennui au fond du caractère des\nmaîtres de la maison, ils étaient trop accoutumes à outrager pour se\ndésennuyer, pour qu'ils pussent espérer de vrais amis. Mais, excepté les\njours de pluie, et dans les moments d'ennui féroce, qui étaient rares,\non les trouvait toujours d'une politesse parfaite.\n\nSi les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si\npaternelle à Julien eussent déserté l'hôtel de La Mole, la marquise eût\nété exposée à de grands moments de solitude; et, aux veux des femmes de\nce rang, la solitude est affreuse: c'est l'emblème de la _disgrâce_.\n\nLe marquis était parfait pour sa femme; il veillait à ce que son salon\nfût suffisamment garni; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux\ncollègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez\namusants pour y être admis comme subalternes.\n\nCe ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La\npolitique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est\nabordée dans celle de la classe du marquis, que dans les instants de\ndétresse.\n\nTel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l'empire de la nécessité de\ns'amuser, que même les Jours de dîners, à peine le marquis avait-il\nquitté le salon, tout le monde prenait la fuite. Pourvu qu'on ne\nplaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place,\nni des artistes protégés par la Cour, ni de tout ce qui est établi;\npourvu qu'on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de\nl'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se\npermet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu'on ne parlât jamais\npolitique, on pouvait librement raisonner de tout.\n\nIl n'y a pas de cent mille écus de rentes ni de cordon bleu qui puissent\nlutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait\nune grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l'envie\nd'être agréable, l'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens\nqui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose\nqui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se\ntaisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps\nqu'il taisait.\n\nJulien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante\npar deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans\nl'émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de\nrente; quatre tenaient pour ta _Quotidienne_, et trois pour la Gazette\nde France. L'un d'eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote\ndu Château où le mot admirable n'était pas épargné. Julien remarqua\nqu'il avait cinq croix, les autres n'en avaient en général que trois.\n\nEn revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en livrée, et\ntoute la soirée, on avait des glaces ou du thé tous les quarts d'heure;\net, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne.\n\nC'était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu'à la fin;\ndu reste, il ne comprenait presque pas que l'on pût écouter sérieusement\nla conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré.\nQuelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne\nse moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais\npar coeur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien\nennuyeux.\n\nJulien n'était pas le seul à s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns\nse consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de\ndire tout le reste de la soirée: je sors de l'hôtel de La Mole, où j'ai\nsu que la Russie, etc...\n\nJulien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas encore six\nmois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt\nannées en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet\ndepuis la Restauration.\n\nCe grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs, ils se\nseraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent\nplus de rien. Rarement le manque d'égards était direct mais Julien avait\ndéjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le\nmarquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d'eux.\nCes nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout\nce qui n'était pas issu de gens _montant dans les carrosses du roi_.\nJulien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur\nfigure l'expression du sérieux profond, mêlé de respect. Le respect\nordinaire avait toujours une nuance de complaisance.\n\nAu milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s'intéressait\nà rien qu'à M. de La Mole; il l'entendit avec plaisir protester un jour\nqu'il n'était pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon.\nC'était une attention pour la marquise, Julien savait la vérité par\nl'abbé Pirard.\n\nUn matin que l'abbé travaillait avec Julien dans la bibliothèque du\nmarquis, à l'éternel procès de Frilair:\n\n--Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec Mme la\nmarquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l'on a pour\nmoi?\n\n--C'est un honneur insigne! reprit l'abbé, scandalisé. Jamais M. N...\nl'académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n'a pu\nl'obtenir pour son neveu M. Tanbeau.\n\n--C'est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible de mon emploi. Je\nm'ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu'à Mlle\nde La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à l'amabilité des amis de\nla maison. J'ai peur de m'endormir. De grâce, obtenez-moi la permission\nd'aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.\n\nL'abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l'honneur de dîner avec\nun grand seigneur. Pendant qu'il s'efforçait de faire comprendre ce\nsentiment par Julien un bruit loger leur fit tourner la tête. Julien vit\nMlle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un\nlivre et avait tout entendu; elle prit quelque considération pour\nJulien. Celui-là n'est pas né à genoux pensa-t-elle, comme ce vieil\nabbé. Dieu! qu'il est laid.\n\nA dîner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole mais elle eut la\nbonté de lui adresser la parole. Ce jour-là on attendait beaucoup de\nmonde, elle l'engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment\nguère les gens d'un certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin.\nJulien n'avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s'apercevoir\nque les collègues de M. Le Bourguignon restés dans le salon, avaient\nl'honneur d'être l'objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole.\nCe jour-là, qu'il y eût ou non de l'affectation de sa part, elle fut\ncruelle pour les ennuyeux.\n\nMlle de La Mole était le centre d'un petit groupe qui se formait presque\ntous les soirs derrière l'immense bergère de la marquise. Là, se\ntrouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de\nLuz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis de Norbert ou de sa\nsoeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canapé bleu. A\nl'extrémité du canapé, opposée à celle qu'occupait la brillante Mathilde\nJulien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez\nbasse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants, Norbert y\nmaintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant\nla parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, Mlle\nde La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur\nlaquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire\nsi cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il\nriait de grand coeur de ce qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se\nsentait incapable de rien inventer de semblable. C'était comme une\nlangue étrangère qu'il eût comprise et admirée, mais qu'il n'eût pu\nparler.\n\nLes amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les\ngens qui arrivaient dans ce magnifique salon. Les amis de la maison\neurent d'abord la préférence, comme étant mieux connus. On peut juger si\nJulien était attentif; tout l'intéressait, et le fond des choses, et la\nmanière d'en plaisanter.\n\n--Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n'a plus de perruque; est-ce\nqu'il voudrait arriver à la préfecture par le génie? il étale ce front\nchauve qu'il dit rempli de hautes pensées.\n\n--C'est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de\nCroisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de\ncultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de\nsuite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amitié,\nc'est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte\nd'un de ses amis, dès les sept heures du matin, en hiver.\n\nIl se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit lettres pour\nla brouillerie. Puis il se réconcilie, et il a sept ou huit lettres pour\nles transports d'amitié. Mais c'est dans l'épanchement franc et sincère\nde l'honnête homme qui ne garde rien sur le coeur, qu'il brille le plus.\nCette manoeuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des\ngrands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M.\nDescoulis depuis la Restauration. Je vous l'amènerai.\n\n--Bah! je ne croirais pas à ces propos, c'est jalousie de métier entre\npetites gens, dit le comte de Caylus.\n\n--M. Descoulis aura un nom dans l'histoire, reprit le marquis, il a fait\nla Restauration avec l'abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di\nBorgo.\n\n--Cet homme a manié des millions, dit Norbert, et je ne conçois pas\nqu'il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent\nabominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher\nDescoulis? Lui criait-il l'autre jour d'un bout de la table à l'autre.\n\n--Mais est-il vrai qu'il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas\ntrahi?\n\n--Quoi! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M.\nSainclair, ce fameux libéral, et que diable vient-il y faire? Il faut\nque je l'approche, que je lui parle que je me fasse parler; on dit qu'il\na tant d'esprit.\n\n--Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a\ndes idées si extravagantes, si généreuses, si indépendantes...\n\n--Voyez, dit Mlle de La Mole, voilà l'homme indépendant, qui salue\njusqu'à terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J'ai presque cru\nqu'il allait la porter à ses lèvres.\n\n--Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le\ncroyons, reprit M. de Croisenois.\n\n--Sainclair vient ici pour être de l'académie, dit Norbert, voyez comme\nil salue le baron L..., Croisenois.\n\n--Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit M. de Luz.\n\n--Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'esprit, mais qui\narrivez de vos montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait ce grand\npoète, fût-ce Dieu le Père.\n\n--Ah! voici l'homme d'esprit par excellence, M. le baron Bâton, dit Mlle\nde La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer.\n\n--Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron Bâton!\ndit M. de Caylus.\n\n--Que fait le nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde\nFigurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois: Il ne\nmanque au public, à mon égard, qu'un peu d'habitude...\n\nJulien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes\nfinesses d'une moquerie légère pour rire d'une plaisanterie, il\nprétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos\nde ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était\nchoqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'à y voir de\nl'envie, en quoi assurément il se trompait.\n\nLe comte Norbert, se disait-il, à qui j'ai vu faire trois brouillons\npour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s'il\navait écrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.\n\nPassant inaperçu à cause de son peu d'importance, Julien s'approcha\nsuccessivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron Bâton\net voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet,\net Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé trois ou\nquatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'esprit avait\nbesoin d'espace.\n\nLe baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au moins quatre\nphrases de six lignes chacune pour être brillant.\n\n--_Cet homme disserte_, il ne cause pas, disait quelqu'un derrière\nJulien.\n\nIl se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte\nChalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent\ntrouvé son nom dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_ et dans les morceaux\nd'histoire dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa\nparole, ses traits étaient des éclairs, justes, vifs, quelquefois\nprofonds. S'il parfait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la\ndiscussion faire un pas. Il y portait des faits, c'était plaisir de\nl'entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté.\n\n--Je suis indépendant, moi, disait-il à un monsieur portent trois\nplaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois\naujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon\nopinion serait mon tyran.\n\nQuatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent la mine, ces\nmessieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était allé\ntrop loin. Heureusement, il aperçut l'honnête M. Balland, tartufe\nd'honnêteté. Le comte se mit à lui parler: on se rapprocha, on comprit\nque le pauvre Balland allait être immolé. A force de morale et de\nmoralité, quoique horriblement laid, et après des premiers pas dans le\nmonde, difficiles à raconter, M. Balland a épousé une femme fort riche,\nqui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l'on ne volt\npoint dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante mille livres\nde rentes, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de\ntout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux un cercle de\ntrente personnel. Tout le monde souriait, même les jeunes gens graves,\nl'espoir du siècle.\n\nPourquoi vient-il chez M. de La Mole, où il est le plastron évidemment?\npensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé Pirard, pour le lui demander.\n\nM. Balland s'esquiva.\n\n--Bon! dit Norbert, voilà un des espions de mon père parti il ne reste\nplus que le petit boiteux Napier.\n\nSerait-ce là le mot de l'énigme? pensa Julien. Mais en ce cas, pourquoi\nle marquis reçoit-il M. Balland?\n\nLe sévère abbé Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en\nentendant les laquais annoncer.\n\n--C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que\ndes gens tarés.\n\nC'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute\nsociété. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des notions fort\nexactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur\nextrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune\nscandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-là, il répondit\nd'abondance de coeur aux questions empressés de Julien, puis s'arrêta\ntout court, désolé d'avoir toujours du mal à dire de tout le monde, et\nse l'imputant à péché. Bilieux, janséniste, et croyant au devoir de la\ncharité chrétienne sa vie dans le monde était un combat.\n\n--Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien\nse rapprochait du canapé.\n\nJulien se sentit irrité, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard\nétait sans contredit le plus honnête homme du salon, mais sa figure\ncouperosée, qui s'agitait des bourrèlements de sa conscience, le rendait\nhideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomies pensa Julien;\nc'est dans le moment où la délicatesse de l'abbé Pirard se reproche\nquelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce\nNapier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille.\nL'abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti;\nil avait pris un domestique, il était fort bien vêtu.\n\nJulien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'était un\nmouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le\nlaquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections\nvenaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort bien.\nLe baron présidait un collège: il eut l'idée lumineuse d'escamoter les\npetite carrés de papier portent les votes d'un des partis. Mais, pour\nqu'il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d'autres petite\nmorceaux de papier portent un nom qui lui était agréable. Cette\nmanoeuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s'empressèrent\nde faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de\ncette grande affaire. Des esprits mal faits avaient annoncé le mot de\ngalères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s'échappa.\n\n--S'il nous quitte si vite, c'est pour aller chez M. Comte, dit le comte\nChalvet, et l'on rit.\n\nAu milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la\nplupart tarés, mais tous gens d'esprit qui, ce soir-là, abordaient\nsuccessivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un\nministère), le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S'il n'avait\npas encore la finesse des aperçus, il s'en dédommageait, comme on va\nvoir, par l'énergie des paroles.\n\n--Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au\nmoment où Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de\nbasse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir à\nl'ombre, autrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi\nbon le condamner à mille écus d'amende? Il est pauvre, soit, tant mieux;\nmais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et\ndix ans de basse-fosse.\n\nEh bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui\nadmirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La\npetite figure maigre et tirée du neveu favori de l'académicien était\nhideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu'il s'agissait du plus\ngrand poète de l'époque.\n\n--Ah, monstre! s'écria Julien à demi haut, et des larmes généreuses\nvinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai\nce propos.\n\nVoilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis\nest un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnie, que de croix,\nque de sinécures n'eût-il pas accumulées, s'il se fût vendu, je ne dis\npas au plat ministère de M. de Nerval, mais à quelqu'un de ces ministres\npassablement honnêtes que nous avons vus se succéder?\n\nL'abbé Pirard fit signe de loin à Julien, M. de La Mole venait de lui\ndire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait, les yeux\nbaissés les gémissements d'un évêque, fut libre enfin, et put approcher\nde son ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce\npetit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et\nvenait lui faire la court.\n\n_Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture?_\nC'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de\nlettres parfait en ce moment du respectable Lord Holland. Son mérite\nétait de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait\nde faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à\nquelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.\n\nL'abbé Pirard passe dans un salon voisin; Julien le suivit:\n\n--Le marquis n'aime pas les écrivailleurs, je vous en avertis; c'est sa\nseule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l'histoire\ndes Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorée et vous protégera comme\nun savant. Mais n'allez pas écrire une page en français, et surtout sur\ndes matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il\nvous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment,\nhabitant l'hôtel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de\nCastries sur d'Alembert et Rousseau: Cela veut raisonner de tout, et n'a\npas mille écus de rente!\n\nTout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire! Il avait écrit huit\nou dix pages assez emphatiques: c'était une sorte d'éloge historique du\nvieux chirurgien-major qui disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit\ncahier, se dit Julien, a toujours été enfermé à clef! Il monta chez lui\nbrûla son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient\nquitté, il ne restait que les hommes à plaques.\n\nAutour de la table, que les gens venaient d'apporter toute servie, se\ntrouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes, fort affectées,\nâgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques\nentra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il était plus de\nminuit; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut\nprofondément ému; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.\n\nLe groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée\navec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C'était le fils\nunique de ce fameux juif, célèbre par les richesses qu'il avait acquises\nen prêtant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le\njuif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par\nmois, et un nom, hélas! trop connu. Cette position singulière eût exigé\nde la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de force de volonté.\n\nMalheureusement, le comte n'était qu'un bon garçon garni de toutes\nsortes de prétentions qui se réveillaient successivement à la voix de\nses flatteurs.\n\nM. de Caylus prétendait qu'on lui avait donné la volonté de demander en\nmariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait\nêtre duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).\n\n--Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volonté, disait piteusement Norbert.\n\nCe qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c'était\nla faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne\nd'être roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le\ncourage de suivre aucun avis jusqu'au bout.\n\nSa physionomie eût suffi à elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui\ninspirer une joie éternelle. C'était un mélange singulier d'inquiétude\net de désappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort bien\ndes bouffé es d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme\nle plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa\npersonne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent,\ndisait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois\njeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu'ils voulurent, sans\nqu'il s'en doutât, et enfin le renvoyèrent comme une heure sonnait:\n\n--Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le\ntemps qu'il fait? lui dit Norbert.\n\n--Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher répondit M. de Thaler.\nLe cheval de gauche me coûté cinq mille francs, et celui de droite ne\nvaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que\nde nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable à celui de\nl'autre.\n\nLa réflexion de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un\nhomme comme lui d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas\nlaisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un\ninstant après en se moquant de lui.\n\nAinsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a été\ndonné de voir l'autre extrême de ma situation! Je n'ai pas vingt louis\nde rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt\nlouis de rente par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue\nguérit de l'envie.\n\n\n\n\nCHAPITRE V\n\nLA SENSIBILITÉ ET UNE GRANDE DAME DÉVOTE\n\n Une idée un peu vive y a l'air d'une grossièreté, tant on y est\n accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!\n\n FAUBRAS\n\n\nAprès plusieurs mois d'épreuves, voici où en était Julien le jour où\nl'intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses\nappointements. M. de La Mole l'avait chargé de suivre l'administration\nde ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fréquents\nvoyages. Il était chargé en chef de la correspondance relative au fameux\nprocès avec l'abbé de Frilair; M. Pirard l'avait instruit.\n\nSur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de\ntout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres, qui\npresque toutes étaient signées.\n\nA l'école de théologie, ses professeurs se plaignaient de son peu\nd'assiduité, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs élèves\nles plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l'ardeur\nde l'ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches\ncouleurs qu'il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite\naux yeux des jeunes séminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup\nmoins méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de\nBesançon; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait\ndonné un cheval.\n\nCraignant d'être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait\ndit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L'abbé Pirard\nl'avait mené dans plusieurs maisons jansénistes. Julien fut étonné,\nl'idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle\nd'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes\npieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes\nl'avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau\ns'ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira\nqui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son\npays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l'amour de la\nliberté, le frappa.\n\nJulien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu'il\nrépondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis.\nJulien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances, s'était prescrit\nde ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était toujours\nparfaitement poli à son égard à l'hôtel de La Mole mais il se sentait\ndéchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe\nvulgaire, _tout beau tout nouveau_.\n\nPeut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou\nbien le premier enchantement produit par l'urbanité parisienne était\npassé.\n\nDès qu'il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel,\nc'est l'effet desséchant de la politesse admirable, mais si mesurée, si\nparfaitement graduée suivant les positions, qui distingue la haute\nsociété. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.\n\nSans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli.\nMais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l'hôtel de La\nMole l'amour-propre de Julien n'était blessé; mais souvent, à la fin de\nla journée, en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait\nl'envie de pleurer. En province, un garçon de café prend intérêt à vous,\ns'il vous arrive un accident en entrant dans son café. Mais si cet\naccident offre quelque chose de désagréable pour l'amour-propre, en vous\nplaignant, il répétera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a\nl'attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger.\n\nNous passons sous silence une foule de petites aventures, qui eussent\ndonné des ridicules à Julien, s'il n'eût pas été en quelque sorte\nau-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des\nmilliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution: il\ntirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus\nfameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu\nde l'employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait\nles chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du\nmanège, il était presque régulièrement jeté par terre.\n\nLe marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son\nsilence, de son intelligence, et peu à peu, lui confia la suite de\ntoutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où\nsa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait des\naffaires avec sagacité; à portée de savoir des nouvelles, il avait du\nbonheur à la Bourse. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait\nfacilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait\npour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut\ncherchent dans les affaires de l'amusement et non des résultats. Le\nmarquis avait besoin d'un chef d'état-major qui mît un ordre clair et\nfacile à saisir dans toutes ses affaires d'argent.\n\nMme de La Mole, quoique d'un caractère si mesuré, se moquait quelquefois\nde Julien. L'imprévu produit par la sensibilité est l'horreur des\ngrandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le\nmarquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe\ndans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la\nmarquise. Elle daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron\nde La Joumate. C'était un être froid, à physionomie impassible. Il était\npetit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en\ngénéral, ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Mme de\nLa Mole eût été passionnément heureuse pour la première fois de sa vie,\nsi elle eût pu en faire le mari de sa fille.\n\n\n\n\nCHAPITRE VI\n\nMANIÈRE DE PRONONCER\n\n Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la\n vie journalière des peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes\n colères pour les petites causes, ou pour des événements que la voix de\n la renommée transfigure en les portant au loin.\n\n GRATIUS.\n\n\nPour un nouveau débarqué, qui, par hauteur, ne faisait jamais de\nquestions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour,\npoussé dans un café de la rue Saint-Honoré, par une averse soudaine, un\ngrand homme en redingote de castorine, étonné de son regard sombre le\nregarda à son tour, absolument comme jadis, à Besançon, l'amant de Mlle\nAmanda.\n\nJulien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer cette\npremière insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication.\nL'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures: tout\nce qui était dans le café les entoura; les passants s'arrêtaient devant\nla porte. Par une précaution de provincial, Julien portait toujours des\npetits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement\nconvulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de\nminute en minute: _Monsieur votre adresse? je vous méprise._\n\nLa constance avec laquelle il s'attachait à ces six mots finit par\nfrapper la foule.\n\nDame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse.\nL'homme à la redingote, entendant cette décision souvent répétée, jeta\nau nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit\nau visage, il s'était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans\nle cas où il serait touché. L'homme s'en alla, non sans se retourner de\ntemps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.\n\nJulien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des\nhommes de m'émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer\ncette sensibilité si humiliante?\n\nIl eût voulu pouvoir se battre à l'instant. Mais une difficulté\nl'arrêtait. Dans tout ce grand Paris, où prendre un témoin? il n'avait\npas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes,\nrégulièrement, au bout de six semaines de relations, s'éloignaient de\nlui. Je suis insociable, et m'en voilà cruellement puni, pensa-t-il.\nEnfin, il eut l'idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé\nLiévin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut\nsincère avec lui.\n\n--Je veux bien être votre témoin, dit Liévin, mais à une condition: si\nvous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, séance\ntenante.\n\n--Convenu, dit Julien en lui serrant la main avec enthousiasme; et ils\nallèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l'adresse indiquée par ses\nbillets, au fond du faubourg Saint-Germain.\n\nIl était sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez\nlui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de Mme de\nRênal, employé jadis à l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait\ndonné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.\n\nJulien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la\nveille, et une des siennes.\n\nOn le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d'heure;\nenfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance.\nIls trouvèrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc,\nmis comme une poupée; ses traits offraient la perfection et\nl'insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite,\nportait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés\navec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l'autre. C'est pour se\nfaire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a\nfait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout,\njusqu'aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné.\nSa physionomie, noble et vide, annonçait des idées convenables et rares\nl'idéal de l'homme aimable, l'horreur de l'imprévu et de la\nplaisanterie, beaucoup de gravité.\n\nJulien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire\nattendre si longtemps, après lui avoir jeté si grossièrement sa carte à\nla figure, était une offense de plus, entra brusquement chez M. de\nBeauvoisis. Il avait l'intention d'être insolent, mais il aurait bien\nvoulu en même temps être de bon ton.\n\nIl fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de son\nair à la fois compassé, important et content de soi de l'élégance\nadmirable de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute\nidée d'être insolent. Ce n'était pas son homme de la veille. Son\nétonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du\ngrossier personnage rencontré au café, qu'il ne put trouver une seule\nparole. Il présenta une des cartes qu'on lui avait jetées.\n\n--C'est mon nom, dit l'homme à la mode, auquel l'habit noir de Julien\ndès sept heures du matin, inspirait assez peu de considération; mais je\nne comprends pas, d'honneur...\n\nLa manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de\nson humeur.\n\n--Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait\ntoute l'affaire.\n\nM. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez\ncontent de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est\nclair, se disait-il en l'écoutant parler; ce gilet est de bon goût, ces\nbottes sont bien; mais, d'un autre côté, cet habit noir dès le grand\nmatin!... Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de\nBeauvoisis.\n\nDès qu'il se fut donné cette explication, il revint à une politesse\nparfaite, et presque d'égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez\nlong, l'affaire était délicate, mais enfin Julien ne put se refuser à\nl'évidence. Le jeune homme si bien né qu'il avait devant lui n'offrait\naucun point de ressemblance avec le grossier personnage, qui la veille,\nl'avait insulté.\n\nJulien éprouvait une invincible répugnance à s'en aller, il faisait\ndurer l'explication. Il observait la suffisance du chevalier de\nBeauvoisis, c'est ainsi qu'il s'était nommé en parlant de lui, choqué de\nce que Julien l'appelait tout simplement monsieur.\n\nIl admirait sa gravité, mêlée d'une certaine fatuité modeste, mais qui\nne l'abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière\nsingulière de remuer la langue en prononçant les mots... Mais enfin,\ndans tout cela, il n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher\nquerelle.\n\nLe jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâce, mais\nl'ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes écartées, les\nmains sur les cuisses, et les coudes en dehors, décida que son ami M.\nSorel n'était point fait pour chercher une querelle d'Allemand à un\nhomme, parce qu'on avait volé à cet homme ses billets de visite.\n\nJulien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de\nBeauvoisis l'attendait dans la cour, devant le perron; par hasard,\nJulien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.\n\nLe voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siège\net l'accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire d'un instant.\nDeux laquais voulurent défendre leur camarade; Julien reçut des coups de\npoing: au même instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur\neux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute.\n\nLe chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravité la plus\nplaisante, répétant avec sa prononciation de grand seigneur:\n\n--Qu'est ça? qu'est ça?\n\nIl était évidemment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne lui\npermettait pas de marquer plus d'intérêt. Quand il sut de quoi il\ns'agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid\nlégèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.\n\nLe lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se\nbattre; il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les\navantages de l'initiative.\n\n--Pour le coup, s'écria-t-il, il y a là matière à duel!\n\n--Je le croirais assez, reprit le diplomate.\n\n--Je chasse ce coquin, dit-il à ses laquais; qu'un autre monte.\n\nOn ouvrit la portière de la voiture: le chevalier voulut absolument en\nfaire les honneurs à Julien et à son témoin. On alla chercher un ami de\nM. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en\nallant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le diplomate en\nrobe de chambre.\n\nCes messieurs, quoique très nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux\ncomme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole, et je vois\npourquoi, ajouta-t-il un instant après ils se permettent d'être\nindécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans\nun ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des\nanecdotes piquantes que Julien et son témoin, le lieutenant du 96e,\nignoraient absolument. Julien n'eut point la sottise de prétendre les\nsavoir; il avoua de bonne grâce son ignorance. Cette franchise plut à\nl'ami du chevalier, il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands\ndétails, et fort bien.\n\nUne chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au\nmilieu de la rue, pour la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant\nla voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le curé,\nsuivant eux, était fils d'un archevêque. Jamais chez le marquis de La\nMole, qui voulait être duc, on n'eût osé prononcer un tel mot.\n\nLe duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras, on le\nlui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l'eau-de-vie et le\nchevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le\nreconduire chez lui dans la même voiture qui l'avait amené. Quand Julien\nindiqua l'hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le jeune\ndiplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la\nconversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon\nlieutenant du 96e.\n\nMon Dieu! un duel, n'est-ce que ça? pensait Julien. Que je suis heureux\nd'avoir retrouvé ce cocher! Quel serait mon malheur, si j'avais dû\nsupporter encore cette injure dans un café! La conversation amusante\nn'avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que\nl'affectation diplomatique est bonne à quelque chose.\n\nL'ennui n'est donc point inhérent, se disait-il, à une conversation\nentre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de\nla Fête-Dieu, ils osent raconter et avec détails pittoresques des\nanecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le\nraisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que\ncompensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs\nexpressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je\nserais heureux de les voir souvent!\n\nA peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis courut aux\ninformations: elles ne furent pas brillantes.\n\nIl était fort curieux de connaître son homme; pouvait-il décemment lui\nfaire une visite? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'étaient\npas d'une nature encourageante.\n\n--Tout cela est affreux! dit-il à son témoin. Il est impossible que\nj'avoue m'être battu avec un simple secrétaire de M. de La Mole, et\nencore parce que mon cocher m'a volé mes cartes de visite.\n\n--Il est sûr qu'il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.\n\nLe soir même, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que\nce M. Sorel, d'ailleurs un jeune homme parfait, était fils naturel d'un\nami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une\nfois qu'il fut établi, le jeune diplomate et son ami daignèrent faire\nquelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu'il passa dans sa\nchambre. Julien leur avoua qu'il n'était allé qu'une fois en sa vie à\nl'Opéra.\n\n--Cela est épouvantable, lui dit-on, on ne va que là; il faut que votre\npremière sortie soit pour le _Comte Ory_.\n\nA l'Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur\nGeronimo, qui avait alors un immense succès.\n\nJulien faisait presque la cour au chevalier; ce mélange de respect pour\nsoi-même, d'importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme\nl'enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu'il\navait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut.\nJamais Julien n'avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui\namuse et la perfection des manières qu'un pauvre provincial doit\nchercher à imiter.\n\nOn le voyait à l'Opéra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison\nfit prononcer son nom.\n\n--Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils\nnaturel d'un riche gentilhomme de Franche-Comté, mon ami intime?\n\nLe marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu'il n'avait\ncontribué en aucune façon à accréditer ce bruit.\n\n--M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'être battu contre le fils d'un\ncharpentier.\n\n--Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c'est à moi maintenant de\ndonner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j'ai une\ngrâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu'une petite demi-heure\nde votre temps: tous les jours d'Opéra, à onze heures et demie, allez\nassister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois\nencore quelquefois des façons de province, il faudrait vous en défaire,\nd'ailleurs il n'est pas mal de connaître, au moins de vue, de grands\npersonnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission.\nPassez au bureau de location pour vous faire reconnaître; on vous a\ndonné les entrées.\n\n\n\n\nCHAPITRE VII\n\nUNE ATTAQUE DE GOUTTE\n\n Et j'eus de l'avancement, non pour mon mérite, mais parce que mon maître\n avait la goutte.\n\n BERTOLOTTI.\n\n\nLe lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical; nous\navons oublié de dire que, depuis six semaines, le marquis était retenu\nchez lui par une attaque de goutte.\n\nMlle de La Mole et sa mère étaient à Hyères, auprès de la mère de la\nmarquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants, ils\nétaient fort bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien à se dire. M.\nde La Mole, réduit à Julien, fut étonné de lui trouver des idées. Il se\nfaisait lire les journaux. Bientôt le jeune secrétaire fut en état de\nchoisir les passages intéressants. Il y avait un journal nouveau que le\nmarquis abhorrait; il avait juré de ne le jamais lire, et chaque jour en\nparlait. Julien riait et admirait la pauvreté du duel entre le pouvoir\net une idée. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid\nqu'il était tenté de perdre en passant des soirées tête à tête avec un\nsi grand seigneur. Le marquis, irrité contre le temps présent, se fit\nlire Tite-Live; la traduction improvisée sur le texte latin l'amusait.\n\nUn jour le marquis dit, avec ce ton de politesse excessive, qui souvent\nimpatientait Julien:\n\n--Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d'un habit bleu:\nquand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez,\nà mes yeux, le frère cadet du comte de Retz, c'est-à-dire le fils de mon\nami le vieux duc.\n\nJulien ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait; le soir même, il\nessaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un égal.\nJulien avait un coeur digne de sentir la vraie politesse, mais il\nn'avait pas l'idée des nuances. Il eût juré, avant cette fantaisie du\nmarquis, qu'il était impossible d'être reçu par lui avec plus d'égards.\nQuel admirable talent! se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le\nmarquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner à cause de sa\ngoutte.\n\nCette idée singulière occupa Julien: se moquerait-il de moi? pensa-t-il.\nIl alla demander conseil à l'abbé Pirard, qui, moins poli que le\nmarquis, ne lui répondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le\nlendemain matin, Julien se présenta au marquis, en habit noir, avec son\nportefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l'ancienne\nmanière. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout différent et\nabsolument aussi poli que la veille.\n\n--Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez\nla bonté de faire à un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il\nfaudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais\nfranchement et sans songer à autre chose qu'à raconter clairement et\nd'une façon amusante. Car il faut s'amuser continua le marquis; il n'y a\nque cela de réel dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie à la\nguerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un million;\nmais si j'avais Rivarol, ici, auprès de ma chaise longue, tous les jours\nil m'ôterait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup vu à\nHambourg, pendant l'émigration.\n\nEt le marquis conta à Julien les anecdotes de Rivarol avec les\nHambourgeois qui s'associaient quatre pour comprendre un bon mot.\n\nM. de La Mole, réduit à la société de ce petit abbé, voulut\nl'émoustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui\ndemandait la vérité, Julien résolut de tout dire; mais en taisant deux\nchoses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au\nmarquis, et la parfaite incrédulité qui n'allait pas trop bien à un\nfutur curé. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva\nfort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la\nrue Saint-Honoré avec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut\nl'époque d'une franchise parfaite dans les relations entre le maître et\nle protégé.\n\nM. de La Mole s'intéressa à ce caractère singulier. Dans les\ncommencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d'en jouir;\nbientôt il trouva plus d'intérêt à corriger tout doucement les fausses\nmanières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent\nà Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont\ntrop d'affectation, lui n'en a pas assez, et les sots le prennent pour\nun sot.\n\nL'attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l'hiver et\ndura plusieurs mois.\n\nOn s'attache bien à un bel épagneul se disait le marquis, pourquoi ai-je\ntant de honte de m'attacher à ce petit abbé? il est original. Je le\ntraite comme un fils, eh bien! où est l'inconvénient? Cette fantaisie,\nsi elle dure me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon\ntestament.\n\nUne fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégé,\nchaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.\n\nJulien remarqua avec effroi qu'il arrivait à ce grand seigneur de lui\ndonner des décisions contradictoires sur le même objet.\n\nCeci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec le\nmarquis sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisions,\net le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui\ntranscrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre\nparticulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.\n\nCette idée sembla d'abord le comble du ridicule et de l'ennui. Mais, en\nmoins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui\nproposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui\ntiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes\nles dépenses des terres que Julien était chargé d'administrer.\n\nCes mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres\naffaires, qu'il put se donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois\nnouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.\n\n--Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune\nministre.\n\n--Monsieur, ma conduite peut être calomnie.\n\n--Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.\n\n--Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l'écrire de votre main\nsur le registre; cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs.\nAu reste, c'est M. l'abbé Pirard qui a eu l'idée de toute cette\ncomptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade,\nécoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.\n\nLe soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'était jamais\nquestion d'affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour\nl'amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré\nlui, il éprouva une sorte d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce\nn'est pas que Julien fût sensible, comme on l'entend à Paris; mais ce\nn'était pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux\nchirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait\navec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des\nménagements de politesse qu'il n'avait jamais trouvés chez le vieux\nchirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa\ncroix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un\ngrand seigneur.\n\nUn jour, à la fin d'une audience du matin, en habit noir et pour les\naffaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut\nabsolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom\nvenait de lui apporter de la Bourse.\n\n--J'espère, Monsieur le marquis, ne pas m'écarter du profond respect que\nje vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.\n\n--Parlez, mon ami.\n\n--Que Monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n'est\npas à l'homme en habit noir qu'il est adressé, et il gâterait tout à\nfait les façons que l'on a la bonté de tolérer chez l'homme en habit\nbleu.\n\nIl salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.\n\nCe trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l'abbé Pirard.\n\n--Il faut que je vous avoue enfin une chose mon cher abbé. Je connais la\nnaissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret\nsur cette confidence.\n\nSon procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je\nl'anoblis.\n\nQuelque temps après, le marquis put enfin sortir.\n\n--Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers\nextraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec\nmes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque\nlettre dans sa réponse. J'ai calculé que le retard ne sera que de cinq\njours.\n\nEn courant la poste sur la route de Calais, Julien s'étonnait de la\nfutilité des prétendues affaires pour lesquelles on l'envoyait.\n\nNous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d'horreur,\nil toucha le sol anglais. On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il\nvoyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand\nseigneur un Lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en\nrecevant la récompense par dix années de ministère.\n\nA Londres, il connut enfin la haute fatuité. Il s'était lié avec de\njeunes seigneurs russes qui l'initièrent.\n\n--Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui disaient-ils vous avez\nnaturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation\nprésente, que nous cherchons tant à nous donner.\n\n--Vous n'avez pas compris votre siècle, lui disait le prince Korasoff:\nFaites toujours le contraire de ce qu'on attend de vous. Voilà,\nd'honneur, la seule religion de l'époque, ne soyez ni fou, ni affecté,\ncar alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le\nprécepte ne serait plus accompli.\n\nJulien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke,\nqui l'avait engagé à dîner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit\npendant une heure. La façon dont Julien se conduisit, au milieu des\nvingt personnes qui attendaient, est encore citée parmi les jeunes\nsecrétaires d'ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.\n\nIl voulut voir, malgré les plaisanteries des dandys ses amis, le célèbre\nPhilippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke.\nIl le trouva achevant sa septième année de prison. L'aristocratie ne\nbadine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est déshonoré,\nvilipendé, etc.\n\nJulien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le désennuyait.\nVoilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie\nvu en Angleterre.\n\n_L'idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu_, lui avait dit\nVane...\n\nNous supprimons le reste du système comme cynique.\n\nA son retour:\n\n--Quelle idée amusante m'apportez-vous d'Angleterre? lui dit M. de La\nMole...\n\nIl se taisait.\n\n--Quelle idée apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis\nvivement.\n\n--Primo, dit Julien, l'Anglais le plus sage est fou une heure par jour;\nil est visité par le démon au suicide, qui est le dieu du pays.\n\n2º L'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en\ndébarquant en Angleterre.\n\n3º Rien au monde n'est beau, admirable, attendrissant comme les paysages\nanglais.\n\n--A mon tour, dit le marquis:\n\nPrimo pourquoi allez-vous dire, au bal chez l'ambassadeur de Russie,\nqu'il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui\ndésirent passionnément la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant\npour les rois?\n\n--On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit\nJulien. Ils ont la manie d'ouvrir des discussions sérieuses. Si l'on\ns'en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l'on\nse permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont étonnés, ne savent\nque répondre, et le lendemain matin, à sept heures, ils vous font dire\npar le premier secrétaire d'ambassade qu'on a été inconvenant.\n\n--Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l'homme\nprofond, que vous n'avez pas deviné ce que vous êtes allé faire en\nAngleterre.\n\n--Pardonnez-moi, reprit Julien; j'y ai été pour dîner une fois la\nsemaine chez l'ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.\n\n--Vous êtes allé chercher la croix que voilà, lui dit le marquis. Je ne\nveux pas vous faire quitter votre habit noir et je suis accoutumé au ton\nplus amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'à\nnouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix vous serez\nle fils cadet de mon ami le duc de Retz, qui sans s'en douter, est\ndepuis six mois employé dans là diplomatie. Remarquez, ajouta le\nmarquis, d'un air fort sérieux, et coupant court aux actions de grâces,\nque je ne veux point vous sortir de votre état. C'est toujours une faute\net un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès\nvous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour\nvous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abbé Pirard, et n'en de\nplus, ajouta le marquis d'un ton fort sec.\n\n--Cette croix mit à l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus.\nIl se crut moins souvent offensé et pris de mire par ces propos,\nsusceptibles de quelque explication peu polie et qui, dans une\nconversation animée, peuvent échapper à tout le monde.\n\nCette croix lui valut une singulière visite; ce fut celle de M. le baron\nde Valenod, qui venait à Paris remercier le ministère de sa baronnie et\ns'entendre avec lui. Il allait être nommé maire de Verrières en\nremplacement de M. de Rênal destitué.\n\nJulien rit bien, intérieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre\nqu'on venait de découvrir que M. de Rênal était un jacobin. Le fait est\nque, dans une réélection générale qu'on préparait pour la Chambre des\ndéputés, le nouveau baron était le candidat du ministère, et au grand\ncollège du département, à la vérité fort ultra, c'était M. de Rênal qui\nétait porté par les libéraux.\n\nCe fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de\nRênal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalité, et fut\nimpénétrable. Il finit par demander à Julien la voix de son père dans\nles élections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'écrire.\n\n--Vous devriez, Monsieur le chevalier, me présenter à M. le marquis de\nLa Mole.\n\nEn effet, _je le devrais_, pensa Julien; mais un tel coquin!...\n\n--En vérité, répondit-il, je suis un trop petit garçon à l'hôtel de La\nMole pour prendre sur moi de présenter.\n\nJulien disait tout au marquis; le soir il lui conta la prétention du\nValenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.\n\n--Non seulement, reprit M. de La Mole, d'un air fort sérieux, vous me\nprésenterez demain le nouveau baron, mais je l'invite à dîner pour\naprès-demain. Ce sera un de nos nouveaux préfets.\n\n--En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur\ndu dépôt de mendicité pour mon père.\n\n--A la bonne heure dit le marquis en reprenant l'air gai; accordé; je\nm'attendais à des moralités. Vous vous formez.\n\nJulien apprit par M. de Valenod que le titulaire du bureau de loterie de\nVerrières venait de mourir, Julien trouva plaisant de donner cette place\nà M. de Cholin, ce vieil imbécile dont jadis il avait ramassé la\npétition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur\nde la pétition que Julien récita en lui faisant signer la lettre qui\ndemandait cette place au ministre des finances.\n\nA peine M. de Cholin nommé, Julien apprit que cette place avait été\ndemandée par la députation du département pour M. Gros, le célèbre\ngéomètre: cet homme généreux n'avait que quatorze cents francs de rente,\net chaque année prêtait six cents francs au titulaire qui venait de\nmourir, pour l'aider à élever sa famille.\n\nJulien fut étonné de ce qu'il avait fait. Cette famille du mort, comment\nvit-elle aujourd'hui? Cette idée lui serra le coeur. Ce n'est rien, se\ndit-il; il faudra en venir à bien d'autres injustices, si je veux\nparvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles\nsentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui méritait la croix, c'est\nmoi qui l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la\ndonne.\n\n\n\n\nCHAPITRE VIII\n\nQUELLE EST LA DÉCORATION QUI DISTINGUE?\n\n Ton eau ne me rafraîchit pas, dit le génie altéré.--C'est pourtant le\n puits le plus frais de tout le Diar-Békir.\n\n PELLICO.\n\n\nUn jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les\nbords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec intérêt, parce que, de\ntoutes les siennes, c'était la seule qui eût appartenu au célèbre\nBoniface de La Mole. Il trouva à l'hôtel la marquise et sa fille, qui\narrivaient d'Hyères.\n\nJulien était un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre à Paris.\nIl fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir\ngardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des\ndétails sur sa manière de tomber de cheval avec grâce.\n\nMlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure\nn'avaient plus rien du provincial; il n'en était pas ainsi de sa\nconversation; on y remarquait encore trop de sérieux, trop de positif.\nMalgré ces qualités raisonnables, grâce à son orgueil, elle n'avait rien\nde subalterne, on sentait seulement qu'il regardait encore trop de\nchoses comme importantes. Mais on voyait qu'il était homme à soutenir\nson dire.\n\n--Il manque de légèreté, mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole à\nson père, en plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donnée à\nJulien. Mon frère vous l'a demandée pendant dix-huit mois, et c'est un\nLa Mole!\n\n--Oui, mais Julien a de l'imprévu, c'est ce qui n'est jamais arrivé au\nLa Mole dont vous me parlez.\n\nOn annonça M. le duc de Retz.\n\nMathilde se sentit saisie d'un bâillement irrésistible; à le voir, il\nlui semblait qu'elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens\nhabitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement\nennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre à Paris. Et cependant, à\nHyères, elle regrettait Paris.\n\nEt pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle; c'est l'âge du bonheur,\ndisent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix\nvolumes de poésies nouvelles accumulés, pendant le voyage de Provence,\nsur la consolé du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que\nMM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se\nfigurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la\nProvence, la poésie, le midi, etc., etc.\n\nCes yeux si beaux, où respiraient l'ennui le plus profond et, pis encore\nle désespoir de trouver le plaisir s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il\nn'était pas exactement comme un autre.\n\n--Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève et qui n'a rien\nde féminin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe, Monsieur\nSorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?\n\n--Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à M. le duc.\n(On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial\norgueilleux.)\n\n--Il a chargé mon frère de vous amener avec lui; et, si vous y étiez\nvenu, vous m'auriez donné des détails sur la terre de Villequier, il est\nquestion d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est\nlogeable, et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant\nde réputations usurpées!\n\nJulien ne répondait pas.\n\n--Venez au bal avec mon frère, ajouta-t-elle d'un ton fort sec.\n\nJulien salua avec respect. Ainsi, même au milieu du bal, je dois des\ncomptes à tous les membres de la famille; ne suis-je pas payé comme\nhomme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta: Dieu sait encore si ce que\nje dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de\nla mère! C'est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y\nêtre d'une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit\nde se plaindre.\n\nQue cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en regardant marcher Mlle\nde La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs\nfemmes de ses amies. Elle outre toutes les modes; sa robe lui tombe des\népaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage... Quels\ncheveux sans couleur, à force d'être blonds; on dirait que le jour passe\nà travers!... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard!\nquels gestes de reine!\n\nMlle de La Mole venait d'appeler son frère, au moment où il quittait le\nsalon.\n\nLe comte Norbert s'approcha de Julien:\n\n--Mon cher Sorel, lui dit-il, où voulez-vous que je vous prenne à minuit\npour le bal de M. de Retz? Il m'a chargé expressément de vous amener.\n\n--Je sais bien à qui je dois tant de bontés, répondit Julien, en saluant\njusqu'à terre.\n\nSa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de\npolitesse et même d'intérêt avec lequel Norbert lui avait parlé, se mit\nà s'exercer sur la réponse que lui, Julien, avait faite à ce mot\nobligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.\n\nLe soir, en arrivant au bal, il fut frappé de la magnificence de l'hôtel\nde Retz. La cour d'entrée était couverte d'une immense tente de coutil\ncramoisi avec des étoiles en or: rien de plus élégant. Au-dessous de\ncette tente, la cour était transformée en un bois d'orangers et de\nlauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment\nles vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de\nterre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.\n\nCet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n'avait pas\nl'idée d'une telle magnificence; en un instant, son imagination émue fut\nà mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal,\nNorbert était heureux, et lui voyait tout en noir; à peine entrés dans\nla cour, les rôles changèrent.\n\nNorbert n'était sensible qu'à quelques détails, qui, au milieu de tant\nde magnificence, n'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de\nchaque chose et, à mesure qu'il arrivait à un total élevé, Julien\nremarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.\n\nPour lui, il arriva séduit, admirant et presque timide à force\nd'émotion, dans le premier des salons où l'on dansait. On se pressait à\nla porte du second et la foule était si grande, qu'il lui fut impossible\nd'avancer. La décoration de ce second salon représentait l'Alhambra de\nGrenade.\n\n--C'est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme à\nmoustaches, dont l'épaule entrait dans la poitrine de Julien.\n\n--Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a été la plus jolie, lui répondait son\nvoisin, s'aperçoit qu'elle descend à la seconde place; vois son air\nsingulier.\n\n--Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce\nsourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette contredanse.\nC'est, d'honneur impayable.\n\n--Mlle de La Mole a l'air d'être maîtresse du plaisir que lui fait son\ntriomphe, dont elle s'aperçoit fort bien. On dirait qu'elle craint de\nplaire à qui lui parle.\n\n--Très bien! voilà l'art de séduire.\n\nJulien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme séduisante:\nsept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de la voir.\n\n--Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le\njeune homme à moustaches.\n\n--Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment où\nl'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma\nfoi, rien de plus habile.\n\n--Vois comme auprès d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un\ntroisième.\n\n--Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilité je déploierais pour\nvous, si vous étiez l'homme digne de moi!\n\n--Et qui peut être digne de la sublime Mathilde? dit le premier; quelque\nprince souverain, beau, spirituel bien fait, un héros à la guerre, et\nâgé de vingt ans tout au plus.\n\n--Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce\nmariage, on ferait une souveraineté; ou tout simplement le comte de\nThaler, avec son air de paysan habillé...\n\nLa porte fut dégagée, Julien put entrer.\n\nPuisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut\nla peine que je l'étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la\nperfection pour ces gens-là.\n\nComme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir\nm'appelle, se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son\nexpression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe,\nfort basse des épaules, de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité\nd'une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la\njeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien\nreconnut ceux qu'il avait entendus à la porte, étaient entre elle et\nlui.\n\n--Vous monsieur, qui avez été ici tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il\npas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?\n\nIl ne répondait pas.\n\n--Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent\nd'une façon parfaite.\n\nLes jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l'homme heureux\ndont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas\nencourageante.\n\n--Je ne saurais être un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie à\nécrire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu.\n\nLes jeunes gens à moustaches furent scandalisés.\n\n--Vous êtes un sage, Monsieur Sorel, reprit-on avec un intérêt plus\nmarqué; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un philosophe,\ncomme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.\n\nUn mot venait d'éteindre l'imagination de Julien, et de chasser de son\ncoeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un dédain un peu\nexagéré peut-être.\n\n--J.-J. Rousscau, répondit-il, n'est à mes yeux qu'un sot, lorsqu'il\ns'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait\nle coeur d'un laquais parvenu.\n\n--Il a fait le _Contrat Social_, dit Mathilde du ton de la vénération.\n\n--Tout en prêchant la république et le renversement des dignités\nmonarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la\ndirection de sa promenade après dîner, pour accompagner un de ses amis.\n\n--Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet\ndu côté de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon\nde la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son savoir à\npeu près comme l'académicien qui découvrit l'existence du roi Feretrius.\nL'oeil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un moment\nd'enthousiasme, la froideur de son _partner_ la déconcerta profondément.\nElle fut d'autant plus étonnée, que c'était elle qui avait coutume de\nproduire cet effet-là sur les autres.\n\nDans ce moment, le marquis de Croisenois s'avançait avec empressement\nvers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d'elle, sans pouvoir\npénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle.\nLa jeune marquise de Rouvray était près de lui: c'était une cousine de\nMathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l'était que depuis\nquinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout\nl'amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance\nuniquement arrangé par les notaires, trouve une personne parfaitement\nbelle. M. de Rouvray allait être duc à la mort d'un oncle fort âgé.\n\nPendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule,\nregardait Mathilde d'un air riant elle arrêtait ses grands yeux, d'un\nbleu céleste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se dit-elle que\ntout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser, il est doux,\npoli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui\nqu'ils donnent ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra\nau bal avec cet air borné et content. Un an après le mariage, ma\nvoiture, mes chevaux, mes robes, mon château à vingt lieues de Paris,\ntout cela sera aussi bien que possible tout à fait ce qu'il faut pour\nfaire périr d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple;\net après?...\n\nMathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à\nl'approcher, et lui parlait, mais elle rêvait sans l'écouter. Le bruit\nde ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal.\nElle suivait de l'oeil machinalement Julien, qui s'était éloigné d'un\nair respectueux, mais fier et mécontent. Elle aperçut dans un coin, loin\nde la foule circulante, le comte Altamira, condamné à mort dans son\npays, que le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIV, une de ses parentes\navait épousé un prince de Conti; ce souvenir le protégeait un peu contre\nla police de la congrégation.\n\nJe ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme, pensa\nMathilde, c'est la seule chose qui ne s'achète pas.\n\nAh! c'est un bon mot que je viens de me dire! quel dommage qu'il ne soit\npas venu de façon à m'en faire honneur. Mathilde avait trop de goût pour\namener dans la conversation un bon mot fait d'avance, mais elle avait\naussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d'elle-même. Un air de\nbonheur remplaça dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de\nCroisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succès, et\nredoubla de faconde.\n\nQu'est-ce qu'un méchant pourrait objecter à mon bon mot? se dit\nMathilde. Je répondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela\ns'achète; une croix, cela se donne; mon frère vient de l'avoir,\nqu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un\nparent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert.\nUne grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et\npar conséquent de plus méritoire. Voilà ce qui est drôle! c'est le\ncontraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortune,\non épouse la fille de M. Rothschild.\n\nRéellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore\nla seule chose que l'on ne soit pas avisé de solliciter.\n\n--Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.\n\nElle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu\nde rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq\nminutes, que son amabilité en fut déconcertée. C'était pourtant un homme\nd'esprit et fort renommé comme tel.\n\nMathilde a de la singularité, pensa-t-il; c'est un inconvénient, mais\nelle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment\nfait ce marquis de La Mole; il est lié avec ce qu'il y a de mieux dans\ntoutes les nuances, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs,\ncette singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute\nnaissance et beaucoup de fortune le génie n'est point un ridicule, et\nalors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce\nmélange d'esprit, de caractère et d'à-propos, qui fait l'amabilité\nparfaite... Comme il est difficile de faire bien deux choses à la fois,\nle marquis répondait à Mathilde d'un air vide et comme récitant une\nleçon:\n\n--Qui ne connaît ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa\nconspiration, ridicule, absurde.\n\n--Très absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-même, mais il a\nagi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis très\nchoqué.\n\nLe comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l'air\nhautain et presque impertinent de Mlle de La Mole, elle était suivant\nlui l'une des plus belles personnes de Paris.\n\n--Comme elle serait belle sur un trône! dit-il à M. de Croisenois, et il\nse laissa amener sans difficulté.\n\nIl ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien\nn'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et\nquoi de plus laid que le jacobin sans succès?\n\nLe regard de Mathilde se moquait du libéralisme d'Altamira avec M. de\nCroisenois, mais elle l'écoutait avec plaisir.\n\nUn conspirateur au bal, c'est un joli contraste, pensait-elle. Elle\ntrouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand\nil se repose; mais elle s'aperçut bientôt que son esprit n'avait qu'une\nattitude: _l'utilité, l'admiration pour l'utilité_.\n\nExcepté ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement de deux\nChambres, le jeune comte trouvait que rien n'était digne de son\nattention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus séduisante personne\ndu bal, parce qu'il vit entrer un général péruvien.\n\nDésespérant de l'Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser\nque, quand les États de l'Amérique méridionale seront forts et\npuissants, ils pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a\nenvoyée. Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s'était approché de\nMathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'était pas séduit, et se\ntrouvait piquée de son départ; elle voyait son oeil noir briller en\nparlant au général péruvien. Mlle de La Mole promenait ses regards sur\nles jeunes Français avec ce sérieux profond qu'aucune de ses rivales ne\npouvait imiter. Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire\ncondamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables?\n\nCe regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais\ninquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot\npiquant et de réponse difficile.\n\nUne haute naissance donne cent qualités dont l'absence m'offenserait, je\nle vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle étiole ces\nqualités de l'âme qui font condamner à mort.\n\nEn ce moment, quelqu'un disait près d'elle:\n\n--Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel;\nc'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, décapité en 1268. C'est\nl'une des plus nobles familles de Naples.\n\nVoilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime La haute naissance\nôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à\nmort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis\nqu'une femme comme une autre, eh bien, il faut danser. Elle céda aux\ninstances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une\ngalope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut\nêtre parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi.\n\nMais ni la danse, ni le désir de plaire à l'un des plus jolis hommes de\nla cour, rien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d'avoir\nplus de succès. Elle était la reine du bal, elle le voyait, mais avec\nfroideur.\n\nQuelle vie effacée je vais passer avec un être tel que Croisenois! se\ndisait-elle, comme il la ramenait à sa place une heure après... Où est\nle plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après six mois\nd'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal, qui fait l'envie de\ntoutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environnée des hommages\nd'une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n'y a ici\nde bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et\ncependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages\nle sort ne m'a-t-il pas donnés: illustration, fortune jeunesse! hélas!\ntout, excepté le bonheur.\n\nLes plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parlé\ntoute la soirée. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur évidemment à\ntous. S'ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de\nconversation, ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une\ngrande découverte, à une chose que je leur répète depuis une heure. Je\nsuis belle, j'ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout\nsacrifié, et pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une\nraison pour que je m'ennuie moins, quand j'aurai changé mon nom pour\ncelui du marquis de Croisenois?\n\nMais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce\npas un homme parfait? c'est le chef-d'oeuvre de l'éducation de ce\nsiècle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimable, et\nmême spirituelle, à vous dire, il est brave... Mais ce Sorel est\nsingulier, se dit-elle, et son oeil quittait l'air morne pour l'air\nfâché. Je l'ai averti que j'avais à lui parler, et il ne daigne pas\nreparaître!\n\n\n\n\nCHAPITRE IX\n\nLE BAL\n\n Le luxe des toilettes, l'éclat des bougies, les parfums; tant de jolis\n bras, de belles épaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlèvent,\n des peintures de Cicéri! Je suis hors de moi!\n\n Voyages d'Uzeri.\n\n\n--Vous avez de l'humeur, lui dit la marquise de La Mole, je vous en\navertis, c'est de mauvaise grâce au bal.\n\n--Je ne me sens que mal à la tête, répondit Mathilde d'un air\ndédaigneux, il fait trop chaud ici.\n\nA ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole le vieux baron de\nTolly se trouva mal et tomba; on fut obligé de l'emporter. On parla\nd'apoplexie, ce fut un événement désagréable.\n\nMathilde ne s'en occupa point. C'était un parti pris, chez elle, de ne\nregarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des\nchoses tristes.\n\nElle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexie, qui même\nn'en était pas une, car le surlendemain le baron reparut.\n\nMais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, après qu'elle eut\ndansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un\nautre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur\nimpassible qui lui était si naturel; il n'avait plus l'air anglais.\n\nIl cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort! se dit Mathilde.\nSon oeil est plein d'un feu sombre il a la tournure d'un prince déguisé,\nson regard à redoublé d'orgueil.\n\nJulien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec\nAltamira, elle le regardait fixement étudiant ses traits pour y chercher\nces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être\ncondamné à mort.\n\nComme il passait près d'elle:\n\n--Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était un homme!\n\nO ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde, mais il a une figure si\nnoble, et ce Danton était si horriblement laid un boucher, je crois.\nJulien était encore assez près d'elle, elle n'hésita pas à l'appeler,\nelle avait la conscience et l'orgueil de faire une question\nextraordinaire pour une jeune fille.\n\n--Danton n'était-il pas un boucher? lui dit-elle.\n\n--Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien, avec\nl'expression du mépris le plus mal déguisé, et l'oeil encore enflammé de\nsa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien\nnés, il était avocat à Méry-sur-Seine; c'est-à-dire, mademoiselle,\najouta-t-il d'un air méchant, qu'il a commencé comme plusieurs pairs que\nje vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux\nde la beauté, il était fort laid.\n\nCes derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et\nassurément fort peu poli.\n\nJulien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché, et avec\nun air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payé pour vous\nrépondre, et je vis de mon salaire. Il ne daignait pas lever l'oeil sur\nMathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés\nsur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait,\nil la regarda ainsi qu'un valet regarde son maître, afin de prendre des\nordres. Quoique ses veux rencontrassent en plein ceux de Mathilde,\ntoujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s'éloigna avec un\nempressement marqué.\n\nLui, qui est réellement si beau se dit enfin Mathilde sortant de sa\nrêverie, faire un tel éloge de la laideur! Jamais de retour sur\nlui-même! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque\nchose de l'air que prend mon père quand il fait si bien Napoléon au bal.\nElle avait tout à fait oublié Danton. Décidément ce soir, je m'ennuie.\nElle saisit le bras de son frère, et, à son grand chagrin, le força de\nfaire un tour dans le bal. L'idée lui vint de suivre la conversation du\ncondamné à mort avec Julien.\n\nLa foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment\noù, à deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour\nprendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tourné. Il vit\nun bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La\nbroderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait pour\nvoir le personnage à qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux\nnoirs, si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.\n\n--Vous voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien; c'est le prince\nd'Araceli, ambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à\nvotre ministre des affaires étrangères de France, M. de Nerval. Tenez,\nle voilà là-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me\nlivrer, car nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1862.\nSi l'on me rend à mon roi je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et\nce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à moustaches qui\n_m'empoignera_.\n\n--Les infâmes! s'écria Julien à demi haut.\n\nMathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait\ndisparu.\n\n--Pas si infâmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlé de moi pour\nvous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli, toutes les\ncinq minutes il jette les yeux sur sa toison d'or, il ne revient pas du\nplaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au\nfond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la toison était un honneur\ninsigne, mais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête.\nAujourd'hui, parmi les gens bien nés, il faut être un Araceli pour en\nêtre enchanté. Il eût fait pendre toute une ville pour l'obtenir.\n\n--Est-ce à ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxiété.\n\n--Non pas précisément, répondit Altamira froidement; il a peut-être fait\njeter à la rivière une trentaine de riches propriétaires de son pays,\nqui passaient pour libéraux.\n\n--Quel monstre! dit encore Julien.\n\nMlle de La Mole, penchant la tête avec le plus vif intérêt, était si\nprès de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son épaule.\n\n--Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que j'ai une\nsoeur mariée en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce, c'est une\nexcellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non\ndévote.\n\nOù veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.\n\n--Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l'était en 1815.\nAlors j'étais caché chez elle, dans sa terre près d'Antibes; eh bien, au\nmoment où elle apprit l'exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser!\n\n--Est-il possible? dit Julien atterré.\n\n--C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y a plus de passions\nvéritables au XIXe siècle; c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en\nFrance. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.\n\n--Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les\nfaire avec plaisir; ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut même les\njustifier un peu que par cette raison.\n\nMlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu'elle se devait à elle-même,\ns'était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère\nqui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans\nla salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'être arrêté\npar la foule.\n\n--Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans\ns'en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix\nhommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l'ont oublié, et\nle monde aussi.\n\nPlusieurs sont émus jusqu'aux larmes si leur chien se cas se la patte.\nAu Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous\ndites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu'ils réunissaient toutes\nles vertus des preux chevaliers, et l'on parle des grandes actions de\nleur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du\nprince d'Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma\nfortune à Paris, je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins\nhonorés et sans remords.\n\nVous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je\nserai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin,\net vous, méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne\ncompagnie.\n\n--Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.\n\nAltamira la regarda étonné; Julien ne daigna pas la regarder.\n\n--Notez que la révolution à la tête de laquelle je me suis trouvé,\ncontinua le comte Altamira, n'a pas réussi uniquement parce que je n'ai\npas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à nos partisans sept à\nhuit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef.\nMon roi qui, aujourd'hui, brûle de me faire pendre, et qui, avant la\nrévolte, me tutoyait, m'eût donné le grand cordon de son ordre si\nj'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces\ncaisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu\nune charte telle quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'échecs.\n\n--Alors, reprit Julien l'oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu,\nmaintenant...\n\n--Je ferais tomber des têtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un\nGirondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous\nrépondrai, dit Altamira, d'un air triste, quand vous aurez tué un homme\nen duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exécuter par\nun bourreau.\n\n--Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu\nd'être un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes\npour sauver la vie à quatre.\n\nSes yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains\njugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout\nprès de lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil,\nsembla redoubler.\n\nElle en fut profondément choquée, mais il ne fut plus en son pouvoir\nd'oublier Julien; elle s'éloigna avec dépit, entraînant son frère.\n\nIl faut que je prenne du punch et que je danse beaucoup, se dit-elle, je\nveux choisir ce qu'il y a de mieux et faire effet à tout prix. Bon,\nvoici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son\ninvitation, ils dansèrent. Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux\nsera le plus impertinent; mais, pour me moquer pleinement de lui, il\nfaut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne\ndansa que par contenants. On ne voulait pas perdre une des reparties\npiquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que\ndes paroles élégantes au lieu d'idées faisait des mines, Mathilde, qui\navait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et s'en fit un ennemi. Elle\ndansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en\nvoiture, le peu de forces qui lui restait était encore employé à la\nrendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne\npouvait le mépriser.\n\nJulien était au comble du bonheur, ravi à son insu par la musique, les\nfleurs, les belles femmes, l'élégance générale, et, plus que tout, par\nson imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour\ntous.\n\n--Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque.\n\n--Il y manque la pensée, répondit Altamira.\n\nEt sa physionomie trahissait ce mépris, qui n'en est que plus piquant,\nparce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher.\n\n--Vous y êtes, Monsieur le comte. N'est-ce pas la pensée et conspirante\nencore?\n\n--Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos\nsalons. Il faut qu'elle ne s'élève pas au-dessus de la pointe d'un\ncouplet de vaudeville, alors on la récompense. Mais l'homme qui pense,\ns'il a de l'énergie et de la nouveauté dans ses saillies, vous l'appelez\ncynique. N'est-ce pas ce nom-là qu'un de vos juges a donné à Courier?\nVous l'avez mis en prison, ainsi que Béranger. Tout ce qui vaut quelque\nchose, chez vous, par l'esprit, la congrégation le jette à la police\ncorrectionnelle; et la bonne compagnie applaudit.\n\nC'est que votre société vieillie prise avant tout les convenances...\nVous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous\naurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la\nvanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie\nimprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré.\n\nA ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien s'arrêta devant\nl'hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira\nlui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde\nconviction: Vous n'avez pas la légèreté française et comprenez le\nprincipe de l'_utilité_. Or il se trouvait que, justement\nl'avant-veille, Julien avait vu _Marino Faliero_, tragédie de M. Casimir\nDelavigne.\n\nIsraël Bertuccio, un simple charpentier de l'arsenal, n'a-t-il pas plus\nde caractère que tous ces nobles Vénitiens? se disait notre plébéien\nrévolté, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte\nà l'an 700, un siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y\navait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore\nclopin-clopant, que jusqu'au XIIIe siècle. Eh bien! au milieu de ces\nnobles de Venise, si grands par la naissance, mais si étiolés, mais si\neffacés par le caractère, c'est d'Israël Bertuccio qu'on se souvient.\n\nUne conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices\nsociaux. Là, un homme prend d'emblée le rang que lui assigne sa manière\nd'envisager la mort. L'esprit lui-même perd de son empire...\n\nQue serait Danton aujourd'hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal?\npas même substitut du procureur du roi...\n\nQue dis-je? il se serait vendu à la congrégation, il serait ministre,\ncar enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon\navait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout\ncourt par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais volé.\nFaut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l'arrêta\ntout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la\nrévolution.\n\nLe lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne\nsongeait encore qu'à la conversation du comte Altamira.\n\nDans le fait, se disait-il, après une longue rêverie, si ces Espagnols\nlibéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas\nbalayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et\nbavards... comme moi! s'écria tout à coup Julien, comme se réveillant en\nsursaut.\n\nQu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres\ndiables, qui enfin, une fois en la vie, ont osé, ont commencé à agir? Je\nsuis comme un homme qui, au sortir de table, s'écrie: Demain je ne\ndînerai pas; ce qui ne m'empêchera point d'être fort et allègre comme je\nle suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on éprouve à moitié chemin d'une\ngrande action? Car enfin ces choses-là ne se font pas comme on tire un\ncoup de pistolet... Ces hautes pensées furent troublées par l'arrivée\nimprévue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothèque. Il était\ntellement animé par son admiration pour les grandes qualités de Danton,\nde Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'être pas vaincus, que ses yeux\ns'arrêtèrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la\nsaluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts\ns'aperçurent de sa présence, son regard s'éteignit. Mlle de La Mole le\nremarqua avec amertume.\n\nEn vain elle lui demanda un volume de l'Histoire de France de Velly,\nplacé au rayon le plus élevé ce qui obligeait Julien à aller chercher la\nplus grande des deux échelles; Julien avait approché l'échelle, il avait\ncherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à\nelle. En remportant l'échelle, dans sa préoccupation, il donna un coup\nde coude dans une des glaces de la bibliothèque; les éclats, en tombant\nsur le parquet le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à\nMlle de La Mole, il voulut être poli, mais il ne fut que poli. Mathilde\nvit avec évidence qu'elle l'avait troublé, et qu'il eût mieux aimé\nsonger à ce qui l'occupait avant son arrivée, que lui parler. Après\nl'avoir beaucoup regardé elle s'en alla lentement. Julien la regardait\nmarcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette\nactuelle, avec l'élégance magnifique de celle de la veille. La\ndifférence entre les deux physionomies était presque aussi frappante.\nCette jeune fille, si altière au bal du duc de Retz, avait presque en ce\nmoment un regard suppliant. Réellement, se dit Julien, cette robe noire\nfait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de\nreine, mais pourquoi est-elle en deuil?\n\nSi je demande à quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je\ncommets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des\nprofondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les\nlettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautés et les\nbalourdises que j'y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée\nla première de ces lettres, il entendit tout près de lui le bruissement\nd'une robe de soie, il se retourna rapidement; Mlle de La Mole était à\ndeux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de\nl'humeur à Julien.\n\nPour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu'elle n'était rien pour\nce jeune homme; ce rire était fait pour cacher son embarras, elle y\nréussit.\n\n--Évidemment, vous songez à quelque chose de bien intéressant, Monsieur\nSorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui\nnous a envoyé à Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit,\nje brûle de le savoir; je serai discrète, je vous le jure.\n\nElle fut étonnée de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi donc, elle\nsuppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d'un petit\nair léger:\n\n--Qu'est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un être\ninspiré, une espèce de prophète de Michel-Ange?\n\nCette vive et indiscrète interrogation, blessant Julien profondément,\nlui rendit toute sa folie.\n\n--Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air\nqui devenait de plus en plus farouche. Les révolutionnaires du Piémont,\nde l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner\nà des gens même sans mérite toutes les places de l'armée, toutes les\ncroix? les gens qui auraient porté ces croix n'eussent-ils pas redouté\nle retour du roi? fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage? En un\nmot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible,\nl'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre, doit-il\npasser comme la tempête et faire le mal comme au hasard?\n\nMathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle\nle regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d'un pas léger elle\nsortit de la bibliothèque.\n\n\n\n\nCHAPITRE X\n\nLA REINE MARGUERITE\n\n Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du\n plaisir?\n\n _Lettre d'une_ RELIGIEUSE PORTUGAISE.\n\n\nJulien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre:\nCombien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne!\nse dit-il; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais!\nmais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était\ndigne de moi.\n\nPourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes? cette question\nest indiscrète de sa part. Elle a manqué d'usage. Mes pensés sur Danton\nne font point partie du service pour lequel son père me paye.\n\nEn arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur\npar le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus\nqu'aucune autre personne de la famille n'était en noir.\n\nAprès dîner, il se trouva tout à fait débarrassé de l'accès\nd'enthousiasme qui l'avait obsédé toute la journée. Par bonheur,\nl'académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l'homme qui\nse moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma\nquestion sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.\n\nMathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la\ncoquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l'avait\npeinte, se dit Julien. Je n'ai pas été aimable pour elle ce matin, je\nn'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de\nprix à ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard, sa\nhauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle\ndifférence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle\nnaïveté! Je savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je\nn'avais pour antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses\nenfants; c'était une affection raisonnable et naturelle, aimable même\npour moi qui en souffrais. J'ai été un sot. Les idées que je me faisais\nde Paris m'ont empêché d'apprécier cette femme sublime.\n\nQuelle différence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la\nvanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien\nde plus.\n\nOn se levait de table. Ne laissons pas engager mon académicien, se dit\nJulien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air\ndoux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d'_Hernani_.\n\n--Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il.\n\n--Alors il n'eût pas osé, s'écria l'académicien avec un geste à la\nTalma.\n\nA propos d'une fleur, Julien cita quelques mots des Géorgiques de\nVirgile, et trouva que rien n'était égal aux vers de l'abbé Delille. En\nun mot, il flatta l'académicien de toutes les façons. Après quoi, de\nl'air le plus indifférent:\n\n--Je suppose, lui dit-il que Mlle de La Mole a hérité de quelque oncle\ndont elle porte le deuil.\n\n--Quoi! vous êtes de la maison, dit l'académicien en s'arrêtant tout\ncourt, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est étrange que sa\nmère lui permette de telles choses, mais, entre nous, ce n'est pas\nprécisément par la force du caractère qu'on brille dans cette maison.\nMlle Mathilde en a pour eux tous et les mène. C'est aujourd'hui le 30\navril! et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air fin.\nJulien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.\n\nQuel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une\nrobe noire et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus\ngauche que je ne le pensais.\n\n--Je vous avouerai..., dit-il à l'académicien, et son oeil continuait à\ninterroger.\n\n--Faisons un tour de jardin, dit l'académicien entrevoyant avec\nravissement l'occasion de faire une longue narration élégante.\n\n--Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est passé\nle 30 avril 1574?\n\n--Et où? dit Julien étonné.\n\n--En place de Grève.\n\nJulien était si étonné que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosité,\nl'attente d'un intérêt tragique, si en rapport avec son caractère, lui\ndonnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant à voir chez la\npersonne qui écoute. L'académicien, ravi de trouver une oreille vierge,\nraconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli\ngarçon de son siècle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso,\ngentilhomme piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de\nGrève. La Mole était l'amant adoré de la reine Marguerite de Navarre.\n\n--Et remarquez, ajouta l'académicien, que Mlle de La Mole s'appelle\n_Mathilde-Marguerite_. La Mole était en même temps le favori du duc\nd'Alençon et l'intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa\nmaîtresse. Le jour du mardi-gras de cette année 1574, la cour se\ntrouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s'en allait\nmourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine\nCatherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit\navancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc\nd'Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau.\n\nMais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avoué elle-même, il y a\nsept à huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une tête, une\ntête!... et l'académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frappée dans\ncette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de Navarre,\ncachée dans une maison de la place de Grève osa faire demander au\nbourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit\ncette tête dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-même dans une\nchapelle située au pied de la colline de Montmartre.\n\n--Est-il possible? s'écria Julien touché.\n\n--Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne\nsonge nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le\ndeuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler\nl'amitié intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso comme un\nItalien qu'il était, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette\nfamille portent ce nom. Et, ajouta l'académicien en baissant la voix, ce\nCoconasso fut, au dire de Charles IX lui-même, l'un des plus cruels\nassassins du 24 août 1572... Mais comment est-il possible, mon cher\nSorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison?\n\n--Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner, Mlle de La Mole a appelé son\nfrère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.\n\n--C'était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles\nfolies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!\n\nCe mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et\nl'intimité qui brillaient dans les yeux de l'académicien choquèrent\nJulien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres,\npensa-t-il. Mais rien ne doit m'étonner de la part de cet homme\nd'académie.\n\nUn jour, Julien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il\nlui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir,\nune petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour à\nJulien comme jadis Élisa, lui donna cette idée, que le deuil de sa\nmaîtresse n'était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie\ntenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Mole,\namant aimé de la reine la plus spirituelle de son siècle et qui mourut\npour avoir voulu rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! le premier\nprince du sang et Henri IV.\n\nAccoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme\nde Rênal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de\nParis; et, pour peu qu'il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à\nleur dire. Mlle de La Mole fit exception.\n\nIl commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de coeur le genre\nde beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues\nconversations avec Mlle de La Mole, qui, pendant les beaux jours du\nprintemps, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres\nouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de\nd'Aubigné, et Brantôme. Singulière lecture pensa Julien; et la marquise\nne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!\n\nUn jour elle lui raconta, avec ces veux brillants de plaisir qui\nprouvent la sincérité de l'admiration, ce trait d'une jeune femme du\nrègne de Henri III, qu'elle venait de lire dans les _Mémoires_ de\nl'Étoile: Trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.\n\nL'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant\nde respects, et qui, au dire de l'académicien, menait toute la maison,\ndaignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de\nl'amitié.\n\nJe m'étais trompé, pensa bientôt Julien, ce n'est pas de la familiarité\nje ne suis qu'un confident de tragédie c'est le besoin de parler. Je\npasse pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brantôme,\nd'Aubigné, l'Éstoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes\ndont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident\npassif.\n\nPeu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si\nimposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il\noubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et\nmême raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes\nde celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un\nenthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa\nmanière d'être ordinaire, si altière et si froide.\n\nLes guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la France lui\ndisait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et\nd'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose\nqu'il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner\nplatement une croix, comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y\navait moins d'égoïsme et de petitesse. J'aime ce siècle.\n\n--Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.\n\n--Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de l'être. Quelle\nfemme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son\namant décapité?\n\nMme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour être utile, doit se\ncacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une\ndemi-confidence sur son admiration pour Napoléon.\n\nVoilà l'immense avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul\nau jardin. L'histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments\nvulgaires, et ils n'ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle\nmisère! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces\ngrands intérêts. Je les vois mal sans doute. Ma vie n'est qu'une suite\nd'hypocrisies, parce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter\ndu pain.\n\n--A quoi rêvez-vous là, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en\ncourant.\n\nIl y avait de l'intimité dans cette question, et elle revenait en\ncourant et essoufflée pour être avec lui. Julien était las de se\nmépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup\nen parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien\nexprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait\nsemblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de\nsensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.\n\nA moins d'un mois de là, Julien se promenait pensif, dans le jardin de\nl'hôtel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la dureté et la roguerie\nphilosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il\nvenait de reconduire jusqu'à la porte du salon Mlle de La Mole, qui\nprétendait s'être fait mal au pied en courant avec son frère.\n\nElle s'est appuyée sur mon bras d'une façon bien singulière! se disait\nJulien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du goût pour moi?\nElle m'écoute d'un air si doux, même quand je lui avoue toutes les\nsouffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le\nmonde! On serait bien étonné au salon, si on lui voyait cette\nphysionomie. Très certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec\npersonne.\n\nJulien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié. Il la\ncomparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant,\navant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait\npresque: Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? Dans les premières\nphrases échangées, le fond des choses n'était plus rien. On n'était\nattentif des deux côtés qu'à la forme. Julien avait compris que se\nlaisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine,\nc'était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que\nce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil,\nqu'en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le\nmoindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?\n\nPlusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur Mathilde essaya de\nprendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse\nà ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.\n\nUn jour il l'interrompit brusquement:\n\n--Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire\nde son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec\nrespect, mais du reste, il n'a pas le plus petit mot à lui adresser. Il\nn'est point payé pour lui communiquer ses pensées.\n\nCette manière d'être et les singuliers doutes qu'avait Julien firent\ndisparaître l'ennui qu'il avait trouvé durant les premiers mois dans ce\nsalon si magnifique, mais où l'on avait peur de tout, et où il n'était\nconvenable de plaisanter de rien.\n\nIl serait plaisant qu'elle m'aimât! Qu'elle m'aime ou non, continuait\nJulien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit, devant laquelle\nje vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le\nmarquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui\nréunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me\nmettrait le coeur si à l'aise! Il en est amoureux fou, c'est-à-dire\nautant qu'un Parisien peut être amoureux, il doit l'épouser. Que de\nlettres M. de la Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le\ncontrat! Et moi qui me vois, le matin, si subalterne la plume à la main,\ndeux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si\naimable, car enfin, les préférences sont frappantes, directes. Peut-être\naussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela.\nEt alors, les bontés qu'elle a pour moi, je les obtiens à titre de\nconfident subalterne!\n\nMais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour plus je me montre\nfroid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait\nêtre un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s'animer,\nquand je parais à l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre\nà ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi jouissons des\napparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me\nplaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle\ndifférence de ce printemps-ci à celui de l'année passée, quand je\nvivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces\ntrois cents hypocrites méchants et sales! J'étais presque aussi méchant\nqu'eux.\n\nDans les jours de méfiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait\nJulien. Elle est d'accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a\nl'air de tellement mépriser le manque d'énergie de ce frère! Il est\nbrave, et puis c'est tout, me dit-elle. Et encore, brave devant l'épée\ndes Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du\nridicule. Il n'a pas une pensée qui ose s'écarter de la mode. C'est\ntoujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de\ndix-neuf ans! A cet âge peut-on être fidèle à chaque instant de la\njournée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?\n\nD'un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux\nbleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert\ns'éloigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa\nsoeur distingue un _domestique_ de leur maison? car j'ai entendu le duc\nde Chaulnes parler ainsi de moi. A ce souvenir, la colère remplaçait\ntout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc\nmaniaque?\n\nEh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je\nl'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma\nfuite!\n\nCette idée devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser\nà rien autre. Ses journées passaient comme des heures.\n\nA chaque instant, cherchant à s'occuper de quelque affaire sérieuse, sa\npensée se perdait dans une rêverie profonde et il se réveillait un quart\nd'heure après, le coeur palpitant d'ambition, la tête troublée et rêvant\nà cette idée: M'aime-t-elle?\n\n\n\n\nCHAPITRE XI\n\nL'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!\n\n J'admire sa beauté, mais je crains son esprit.\n\n MERIMÉE.\n\n\nSi Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le\ntemps qu'il mettait à s'exagérer la beauté de Mathilde, ou à se\npassionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu'elle oubliait\npour lui, il eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui\nl'entourait. Dès qu'on déplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir\npar une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en\napparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque\ninstant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour\nl'amour-propre offensé. Comme elle n'attachait aucun prix à bien des\nchoses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de la\nfamille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux.\n\nLes salons de l'aristocratie sont agréables à citer, quand on en sort,\nmais voilà tout. L'insignifiance complète, les propos communs surtout\nqui vont au-devant même de l'hypocrisie finissent par impatienter à\nforce de douceur nauséabonde. La politesse toute seule n'est quelque\nchose par elle-même que les premiers jours. Julien l'éprouvait; après le\npremier enchantement, le premier étonnement: La politesse, se disait-il,\nn'est que l'absence de la colère que donneraient les mauvaises manières.\nMathilde s'ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée partout.\nAlors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai\nplaisir.\n\nC'était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses\ngrands-parents, que l'académicien et les cinq ou six autres subalternes\nqui leur faisaient la cour, qu'elle avait donné des espérances au\nmarquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes\ngens de la première distinction. Ils n'étaient pour elle que de nouveaux\nobjets d'épigramme.\n\nNous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu'elle avait reçu\ndes lettres de plusieurs d'entre eux et leur avait quelquefois répondu.\nNous nous hâtons d'ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs\ndu siècle. Ce n'est pas en général le manque de prudence que l'on peut\nreprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Coeur.\n\nUn jour, le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez\ncompromettante qu'elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette\nmarque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'était\nl'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir\nétait de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six\nsemaines.\n\nElle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais, suivant elle,\ntoutes se ressemblaient. C'était toujours la passion la plus profonde,\nla plus mélancolique.\n\n--Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine,\ndisait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus\ninsipide? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces\nlettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre\nd'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du\ntemps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu\nou fait des actions qui _réellement_ avaient de la grandeur. Le duc de\nN***, mon oncle, a été à Wagram.\n\n--Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur\nest arrivé, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-Hérédité, la\ncousine de Mathilde.\n\n--Eh bien! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille,\nune bataille de Napoléon, où l'on tuait dix mille soldats, cela prouve\ndu courage. S'exposer au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où\nmes pauvres adorateurs semblent plongés; et il est contagieux, cet\nennui. Lequel d'entre eux a l'idée de faire quelque chose\nd'extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire! Je\nsuis riche et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en trouver un qui\nfût un peu amusant!\n\nLa manière de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde gâtait son\nlangage comme on voit. Souvent un mot d'elle taisait tache aux yeux de\nses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si elle eût été moins\nà la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu coloré pour la\ndélicatesse féminine.\n\nElle, de son côté, était bien injuste envers les jolis cavaliers qui\npeuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreur,\nc'eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge.\n\nQue pouvait-elle désirer? la fortune, la haute naissance, l'esprit, la\nbeauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été\naccumulé sur elle par les mains du hasard.\n\nVoilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du\nfaubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se\npromener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil; elle admira\nl'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l'abbé\nMaury, se dit-elle.\n\nBientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros\naccueillait plusieurs de ses idées l'occupa; elle y pensait; elle\nracontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait\nque jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.\n\nUne idée l'illumina tout à coup: J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un\njour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair!\nA mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des\nsensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je n'aurai jamais\nd'amour pour Croisenois, Caylus, _et tutti quanti_. Ils sont parfaits,\ntrop parfaits peut-être, enfin, ils m'ennuient.\n\nElle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle\navait lues dans _Manon Lescaut_, la _Nouvelle Héloïse_, les _Lettres\nd'une Religieuse portugaise_, etc., etc. Il n'était question, bien\nentendu, que de la grande passion; l'amour léger était indigne d'une\nfille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à\nce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri\nIII et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux\nobstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses. Quel\nmalheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable, comme celle de\nCatherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce\nqu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi\nhomme de coeur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mènerais\nen Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il\nreconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me\nseconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait\nun nom, il acquerrait de la fortune.\n\nRien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi\nultra, à demi libéral, un être indécis parlant quand il faut agir,\ntoujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second\npartout.\n\nQuelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on\nl'entreprend? C'est quand elle est accomplie, qu'elle semble possible\naux êtres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va\nrégner dans mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait\ncette faveur. Il n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les\navantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne\nressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la\ngrandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par\nsa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me mériter? A la première\nfaiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille de ma naissance,\net avec le caractère chevaleresque que l'on veut bien m'accorder\n(c'était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une sotte.\n\nN'est-ce pas là le rôle que je jouerais si j'aimais le marquis de\nCroisenois? J'aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines,\nque je méprise si complètement. Je sais d'avance tout ce que me dirait\nle pauvre marquis, tout ce que j'aurais à lui répondre. Qu'est-ce qu'un\namour qui fait bâiller? autant vaudrait être dévote. J'aurais une\nsignature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, où les\ngrands-parents s'attendriraient, si pourtant ils n'avaient pas d'humeur\nà cause d'une dernière condition introduite la veille dans le contrat\npar le notaire de la partie adverse.\n\n\n\n\nCHAPITRE XII\n\nSERAIT-CE UN DANTON?\n\n Le besoin d'anxiété, tel était le caractère de la belle Marguerite de\n Valois, ma tante, qui bientôt épousa le roi de Navarre, que nous voyons\n de présent régner en France, sous le nom de Henry IVe. Le besoin de\n jouer formait tout le secret du caractère de cette princesse aimable; de\n là ses brouilles et ses raccommodements avec ses frères dès l'âge de\n seize ans. Or que peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus\n précieux: sa réputation, la considération de toute sa vie.\n\n _Mémoires du duc_ d'ANGOULÊME, _fils naturel de Charles IX_.\n\n\nEntre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat, point de\nnotaire pour la cérémonie bourgeoise; tout est héroïque, tout sera fils\ndu hasard. A la noblesse près, qui lui manque, c'est l'amour de\nMarguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingué de\nson temps. Est-ce ma faute à moi, si les jeunes gens de la Cour sont de\nsi grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la\nmoindre aventure un peu singulière? Un petit voyage en Grèce ou en\nAfrique est, pour eux, le comble de l'audace, et encore ne savent-ils\nmarcher qu'en troupe. Dès qu'ils se voient seuls, ils ont peur, non de\nla lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.\n\nMon petit Julien, au contraire, n'aime à agir que seul. Jamais, dans cet\nêtre privilégié, la moindre idée de chercher de l'appui et du secours\ndans les autres! il méprise les autres et c'est pour cela que je ne le\nméprise pas.\n\nSi, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une\nsottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il\nn'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de\nla difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.\n\nMlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le\nlendemain, sans s'en douter, elle vantait Julien au marquis de\nCroisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin, qu'elle les\npiqua.\n\n--Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d'énergie, s'écria son\nfrère; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.\n\nElle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le\nmarquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'énergie. Ce n'est\nau fond que la peur de rencontrer l'imprévu, que la crainte de rester\ncourt en présence de l'imprévu...\n\n--Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par\nmalheur, est mort en 1816.\n\n--Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y\na deux partis.\n\nSa fille avait compris cette idée.\n\n--Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu\nbien peur toute votre vie, et après on vous dira:\n\n Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre.\n\nMathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur; il\nl'inquiéta beaucoup; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle\ndes louanges.\n\nDans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur.\nJe lui dirai le mot de mon frère, je veux voir la réponse qu'il y fera.\nMais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut\nme mentir.\n\nCe serait un Danton! ajouta-t-elle après une longue et indistincte\nrêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé. Quels rôles\njoueraient alors Croisenois et mon frère? Il est écrit d'avance: La\nrésignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant\négorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être\nde mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui\nviendrait l'arrêter, pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a\npas peur d'être de mauvais goût, lui.\n\nCe dernier mot la rendit passive; il réveillait de pénibles souvenirs,\net lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de\nMM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs\nreprochaient unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite.\n\nMais, reprit-elle tout à coup, l'oeil brillant de joie, l'amertume et la\nfréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d'eux, que c'est\nl'homme le plus distingué que nous ayons eu cet hiver. Qu'importent ses\ndéfauts, ses ridicules? Il a de la grandeur et ils en sont choqués, eux\nd'ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu'il est pauvre et\nqu'il a étudié pour être prêtre; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas\neu besoin d'études, c'est plus commode.\n\nMalgré tous les désavantages de son éternel habit noir et cette\nphysionomie de prêtre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous\npeine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair.\nEt cette physionomie de prêtre, il ne l'a plus dès que nous sommes\nquelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot\nqu'ils croient fin et imprévu, leur premier regard n'est-il pas pour\nJulien? je l'ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que\njamais il ne leur parle, à moins d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi\nqu'il adresse la parole, il me croit l'âme haute. Il ne répond à leurs\nobjections que juste autant qu'il faut pour être poli. Il tourne au\nrespect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il\nn'est pas sûr de ses idées tant que j'y trouve la moindre objection.\nEnfin, tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil, il ne\ns'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon père,\nhomme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison,\nrespecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise, que les\ndévotes amies de ma mère.\n\nLe comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les\nchevaux; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette\ngrande passion, jointe à l'habitude de ne jamais rire, lui donnait\nbeaucoup de considération parmi ses amis: c'était l'aigle de ce petit\ncercle.\n\nDès qu'il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole,\nJulien n'étant point présent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et\npar Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de\nJulien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit\nMlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieue, et en fut\ncharmée.\n\nLes voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n'a pas\ndix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu'autant qu'il est\ninterrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des\népaulettes?\n\nJamais elle n'avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle\ncouvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des\nplaisanteries de ces brillants officiers fut éteint:\n\n--Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté,\ndit-elle à M. de Caylus, s'aperçoive que Julien est son fils naturel, et\nlui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a\ndes moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier des\nhousards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère\nn'est plus un ridicule. Je vous vois réduit, Monsieur le duc futur, à\ncette ancienne mauvaise raison: la supériorité de la noblesse de coeur\nsur la noblesse de province. Mais que vous resterat-il si je veux vous\npousser à bout, si j'ai la malice de donner pour père à Julien un duc\nespagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon, et qui,\npar scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort?\n\nToutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées\nd'assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce\nqu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.\n\nQuelque dominé que fût Norbert, les paroles de sa soeur étaient si\nclaires, qu'il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l'avouer,\nà sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots:\n\n--Êtes-vous malade, mon ami? lui répondit Mathilde d'un petit air\nsérieux. Il faut que vous soyez bien mal pour répondre à des\nplaisanteries par de la morale.\n\n--De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de préfet?\n\nMathilde oublia bien vite l'air piqué du comte de Caylus, l'humeur de\nNorbert et le désespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à\nprendre un parti sur une idée fatale qui venait de saisir son âme.\n\nJulien est assez sincère avec moi, se dit-elle; à son âge, dans une\nfortune inférieure, malheureux comme il l'est par une ambition\nétonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette amie; mais je\nne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractère, il m'eût\nparlé de cet amour.\n\nCette incertitude, cette discussion avec soi-même, qui, dès cet instant,\noccupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, à chaque fois\nque Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa\ntout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement sujette.\n\nFille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre et rendre ses\nbois au clergé, Mlle de La Mole avait été, au couvent du Sacré-Coeur,\nl'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se\nrépare. On lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de\nnaissance, de fortune, etc., elle devait être plus heureuse qu'une\nautre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies.\n\nMathilde n'avait point échappé à la funeste influence de cette idée.\nQuelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en garde à dix ans contre les\nflatteries de tout un couvent, et aussi bien fondées en apparence.\n\nDu moment qu'elle eut décidé qu'elle aimait Julien, elle ne s'ennuya\nplus. Tous les jours, elle se félicitait du parti qu'elle avait pris de\nse donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers,\npensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!\n\nSans grande passion, j'étais languissante d'ennui au plus beau moment de\nla vie, de seize ans jusqu'à vingt. J'ai déjà perdu mes plus belles\nannées obligée pour tout plaisir à entendre déraisonner les amies de ma\nmère, qui, à Coblentz en 1792, n'étaient pas tout à fait, dit-on, aussi\nsévères que leurs paroles d'aujourd'hui.\n\nC'était pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde, que\nJulien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arrêtaient sur lui. Il\ntrouvait bien un redoublement de froideur dans les manières du comte\nNorbert, et un nouvel accès de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de\nLuz et de Croisenois. Il y était accoutumé. Ce malheur lui arrivait\nquelquefois à la suite d'une soirée où il avait brillé plus qu'il ne\nconvenait à sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait\nMathilde, et la curiosité que tout cet ensemble lui inspirait, il eût\névité de suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustaches,\nlorsque, les après-dîners, ils y accompagnaient Mlle de La Mole.\n\nOui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de\nLa Mole me regarde d'une façon singulière. Mais, même quand ses beaux\nyeux bleus fixés sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis\ntoujours un fond d'examen, de sang-froid et de méchanceté. Est-ce\npossible que ce soit là de l'amour? Quelle différence avec les regards\nde Mme de Rênal!\n\nUne après-dîner, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet,\nrevenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans précaution du\ngroupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcés très haut. Elle\ntourmentait son frère. Julien entendit son nom prononcé distinctement\ndeux fois. Il parut; un silence profond s'établit tout à coup, et l'on\nfit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frère\nétaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de\nCaylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un\nfroid de glace. Il s'éloigna.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIII\n\nUN COMPLOT\n\n Des propos décousus, des rencontres par effet du hasard se transforment\n en preuves de la dernière évidence aux yeux de l'homme à imagination\n s'il a quelque feu dans le coeur.\n\n SCHILLER.\n\n\nLe lendemain, il surprit encore Norbert et sa soeur qui parlaient de\nlui. A son arrivée, un silence de mort s'établit, comme la veille. Ses\nsoupçons n'eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils\nentrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus\nprobable, beaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de Mlle de La\nMole, pour un pauvre diable de secrétaire. D'abord, ces gens-là ont-ils\ndes passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre\npetite supériorité de paroles. Être jaloux est encore un de leurs\nfaibles. Tout s'explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me\npersuader qu'elle me distingue, tout simplement pour me donner en\nspectacle à son prétendu.\n\nCe cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée\ntrouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine\nà détruire. Cet amour n'était fondé que sur la rare beauté de Mathilde,\nou plutôt sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela\nJulien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce\nqu'on assure, ce qui étonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il\narrive aux premières classes de la société. Ce n'était point le\ncaractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. Il\navait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce\ncaractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence.\n\nPar exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqué la messe\nun dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Si,\ndans le salon de l'hôtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu\noù il était et se permettait l'allusion la plus éloignée à une\nplaisanterie contre les intérêts vrais ou supposés du trône ou de\nl'autel, Mathilde devenait à l'instant d'un sérieux de glace. Son\nregard, qui était si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d'un\nvieux portrait de famille.\n\nMais Julien s'était assuré qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou\ndeux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-même volait\nsouvent quelques tomes de la belle édition si magnifiquement reliée. En\nécartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l'absence de\ncelui qu'il emportait; mais bientôt il s'aperçut qu'une autre personne\nlisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de séminaire, il plaça\nquelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir\nintéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines\nentières.\n\nM. de La Mole, impatienté contre son libraire, qui lui envoyait tous les\n_faux Mémoires_, chargea Julien d'acheter toutes les nouveautés un peu\npiquantes. Mais, pour que le venin ne se répandît pas dans la maison, le\nsecrétaire avait l'ordre de déposer ces livres dans une petite\nbibliothèque, placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la\ncertitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux\nintérêts du trône et de l'autel, ils ne tardaient pas à disparaître.\nCertes, ce n'était pas Norbert qui lisait.\n\nJulien s'exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La Mole la\nduplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à\nses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle eût. L'ennui de\nl'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excès.\n\nIl excitait son imagination plus qu'il n'était entraîné par son amour.\n\nC'était après s'être perdu en rêveries sur l'élégance de la taille de\nMlle de La Mole, sur l'excellent goût de sa toilette, sur la blancheur\nde sa main, sur la beauté de son bras, sur la disinvoltura de tous ses\nmouvements, qu'il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme,\nil la croyait une Catherine de Médicis. Rien n'était trop profond ou\ntrop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait. C'était l'idéal des\nMaslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse.\nC'était, en un mot, pour lui l'idéal de Paris.\n\nY eut-il jamais rien de plus plaisant que de supposer de la profondeur\nou de la scélératesse au caractère parisien?\n\nIl est possible que ce _trio_ se moque de moi, pensait Julien. On\nconnaît bien peu son caractère, si l'on ne voit pas déjà l'expression\nsombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de\nMathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d'amitié que Mlle de\nLa Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois.\n\nPiqué par cette bizarrerie soudaine, le coeur de cette jeune fille\nnaturellement froid, ennuyé, sensible à l'esprit devint aussi passionné\nqu'il était dans sa nature de l'être. Mais il y avait aussi beaucoup\nd'orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance d'un sentiment\nqui faisait dépendre d'un autre tout son bonheur fut accompagnée d'une\nsombre tristesse.\n\nJulien avait déjà assez profité depuis son arrivée à Paris, pour\ndistinguer que ce n'était pas là la tristesse sèche de l'ennui. Au lieu\nd'être avide, comme autrefois, de soirées, de spectacles et de\ndistractions de tous genres, elle les fuyait.\n\nLa musique chantée par des Français ennuyait Mathilde à la mort, et\ncependant Julien qui se faisait un devoir d'assister à la sortie de\nl'Opéra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle\npouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure\nparfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait\nquelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de\npiquante énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de\nCroisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour\nne pas planter là cette fille, si riche qu'elle soit! pensait Julien. Et\npour lui, indigné des outrages faits à la dignité masculine, il\nredoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux réponses\npeu polies.\n\nQuelque résolu qu'il fût à ne pas être dupe des marques d'intérêt de\nMathilde, elles étaient si évidentes de certains jours, et Julien dont\nles yeux commençaient à se dessiller, la trouvait si jolie, qu'il en\nétait quelquefois embarrassé.\n\nL'adresse et la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient\npar triompher de mon peu d'expérience, se dit-il; il faut partir et\nmettre un terme à tout ceci. Le marquis venait de lui confier\nl'administration d'une quantité de petites terres et de maisons qu'il\npossédait dans le Bas-Languedoc. Un voyage était nécessaire: M. de La\nMole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute\nambition, Julien était devenu un autre lui-même.\n\nAu bout du compte, ils ne m'ont point attrapé, se disait Julien, en\npréparant son départ. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à\nces messieurs soient réelles ou seulement destinées à m'inspirer de la\nconfiance je m'en suis amusé.\n\nS'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La\nMole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du\nmoins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur était bien\nréelle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune\nhomme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le\nplus beau de mes triomphes, il m'égaiera dans ma chaise de poste, en\ncourant les plaines du Languedoc.\n\nIl avait fait de son départ un secret, mais Mathilde savait mieux que\nlui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut\nrecours à un mal de tête fou, qu'augmentait l'air étouffé du salon. Elle\nse promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses\nplaisanteries mordantes Norbert le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz\net quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l'hôtel de La Mole,\nqu'elle les força de partir. Elle regardait Julien d'une façon étrange.\n\nCe regard est peut-être une comédie, pensa Julien; mais cette\nrespiration pressée, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je\npour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus\nsublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration\npressée qui a été sur le point de me toucher, elle l'aura étudiée chez\nLéontine Fay, qu'elle aime tant.\n\nIls étaient restés seuls; la conversation languissait évidemment. Non!\nJulien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse.\n\nComme il prenait congé d'elle, elle lui serra le bras avec force:\n\n--Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d'une voix\ntellement altérée, que le son n'en était pas reconnaissable.\n\nCette circonstance toucha sur-le-champ Julien.\n\n--Mon père, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que\nvous lui rendez. Il faut ne pas partir demain, trouvez un prétexte.\n\nEt elle s'éloigna en courant.\n\nSa taille était charmante. Il était impossible d'avoir un plus joli\npied, elle courait avec une grâce qui ravit Julien; mais devinerait-on à\nquoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut tout à fait disparu? Il fut\noffensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot _il faut_.\nLouis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqué du mot _il\nfaut_, maladroitement employé par son premier médecin, et Louis XV\npourtant n'était pas un parvenu.\n\nUne heure après, un laquais remit une lettre à Julien; c'était tout\nsimplement une déclaration d'amour.\n\nIl n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant\npar ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses\njoues et le forçait à rire malgré lui.\n\nEnfin moi, s'écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour\nêtre contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une déclaration d'amour\nd'une grande dame!\n\nQuant à moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus\npossible. J'ai su conserver la dignité de mon caractère. Je n'ai point\ndit que j'aimais. Il se mit à étudier la forme des caractères, Mlle de\nLa Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait besoin d'une\noccupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au\ndélire.\n\nVotre départ m'oblige à parler... Il serait au-dessus de mes forces de\nne plus vous voir...\n\nUne pensée vint frapper Julien comme une découverte interrompre l'examen\nqu'il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je\nl'emporte sur le marquis de Croisenois, s'écria-t-il, moi, qui ne dis\nque des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un\ncharmant uniforme il trouve toujours à dire, juste au moment convenable\nun mot spirituel et fin.\n\nJulien eut un instant délicieux; il errait à l'aventure dans le jardin,\nfou de bonheur.\n\nPlus tard il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La\nMole, qui heureusement n'était pas sorti. Il lui prouva facilement, en\nlui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin\ndes procès normands l'obligeait à différer son départ pour le Languedoc.\n\n--Je suis bien aise que vous ne partiez pas lui dit le marquis, quand\nils eurent fini de parler d'affaires, j'aime à vous voir. Julien sortit;\nce mot le gênait.\n\nEt moi je vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage\navec le marquis de Croisenois qui fait le charme de son avenir: s'il\nn'est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l'idée de\npartir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathilde, malgré\nl'explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.\n\nQue je suis bon, se dit-il; moi, plébéien, avoir pitié d'une famille de\nce rang! Moi que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le\nmarquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand\nil apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de coup\nd'État. Et moi, jeté au dernier rang par une providence marâtre, moi a\nqui elle a donne un coeur noble et pas mille francs de rente,\nc'est-à-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain, moi refuser\nun plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif\ndans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement!\nMa foi, pas si bête chacun pour soi dans ce désert d'égoïsme qu'on\nappelle la vie.\n\nEt il se rappela quelques regards remplis de dédain, à lui adressés par\nMme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.\n\nLe plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la déroute\nde ce souvenir de vertu.\n\nQue je voudrais qu'il se fâchât! dit Julien; avec quelle assurance je\nlui donnerais maintenant un coup d'épée. Et il faisait le geste du coup\nde seconde. Avant ceci j'étais un cuistre, abusant bassement d'un peu de\ncourage. Après cette lettre, je suis son égal.\n\nOui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos\nmérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du\nJura l'emporte.\n\nBon! s'écria-t-il, voilà la signature de ma réponse trouvée. N'allez pas\nvous figurer, mademoiselle de La Mole, que j'oublie mon état. Je vous\nferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier\nque vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit\nsaint Louis à la croisade.\n\nJulien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au\njardin. Sa chambre, où il s'était enfermé à clef, lui semblait trop\nétroite pour y respirer.\n\nMoi, pauvre paysan du Jura, se répétait-il sans cesse, moi, condamné à\nporter toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôt,\nj'aurais porté l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tué,\nou général à trente-six ans. Cette lettre, qu'il tenait serrée dans sa\nmain, lui donnait la taille et l'attitude d'un héros. Maintenant, il est\nvrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs\nd'appointements et le cordon bleu, comme M. l'évêque de Beauvais.\n\nEh bien! se dit-il en riant comme Méphistophélès, j'ai plus d'esprit\nqu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon siècle. Et il sentit redoubler\nson ambition et son attachement à l'habit ecclésiastique. Que de\ncardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon compatriote\nGranvelle, par exemple.\n\nPeu à peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se\ndit, comme son maître Tartuffe, dont il savait le rôle par coeur:\n\n Je puis croire ces mots un artifice honnête.\n ..................................\n Je ne me firai point à des propos si doux;\n Qu'un peu de ses faveurs, après quoi je soupire,\n Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire.\n\n TARTUFFE, acte IV, scène V.\n\nTartuffe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre...\nMa réponse peut être montrée..., à quoi nous trouvons ce remède,\najouta-t-il en prononçant lentement, et avec l'accent de la férocité qui\nse contient, nous la commençons par les phrases les plus vives de la\nlettre de la sublime Mathilde.\n\nOui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et\nm'arrachent l'original.\n\nNon, car je suis bien armé, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire\nfeu sur les laquais.\n\nEh bien! l'un d'eux a du courage; il se précipite sur moi. On lui a\npromis cent napoléons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure,\nc'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort légalement; je parais\nen police correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et\néquité de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et\nMagallon. Là, je couche avec quatre cents gueux pêle-mêle... Et j'aurais\nquelque pitié de ces gens-là? s'écria-t-il en se levant impétueusement.\nEn ont-ils pour les gens du tiers-état, quand ils les tiennent? Ce mot\nfut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui,\nmalgré lui, le tourmentait jusque-là.\n\nDoucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de\nmachiavélisme, l'abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n'auraient pas\nmieux fait. Vous m'enlèverez la lettre _provocatrice_, et je serai le\nsecond tome du colonel Caron à Colmar.\n\nUn instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un\npaquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est honnête homme,\njanséniste, et en cette qualité à l'abri des séductions du budget. Oui,\nmais il ouvre les lettres..., c'est à Fouqué que j'enverrai celle-ci.\n\nIl faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie\nhideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'était l'homme\nmalheureux en guerre avec toute la société.\n\nAux armes! s'écria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du\nperron de l'hôtel. Il entra dans l'échoppe de l'écrivain du coin de la\nrue; il lui fit peur.\n\n--Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.\n\nPendant que l'écrivain travaillait, il écrivit lui-même à Fouqué; il le\npriait de lui conserver un dépôt précieux. Mais, se dit-il en\ns'interrompant, le cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous\nrendra celle que vous cherchez...; non, messieurs. Il alla acheter une\nénorme bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la\nlettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son\npaquet partit par la diligence, adressé à un des ouvriers de Fouqué,\ndont personne à Paris ne savait le nom.\n\nCela fait, il rentra joyeux et leste à l'hôtel de La Mole. A nous!\nmaintenant, s'écria-t-il, en s'enfermant à clef dans sa chambre, et\njetant son habit:\n\n«Quoi! mademoiselle, écrivait-il à Mathilde, c'est Mlle de La Mole qui,\npar les mains d'Arsène, laquais de son père, fait remettre une lettre\ntrop séduisante à un pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se\njouer de sa simplicité...» Et il transcrivait les phrases les plus\nclaires de la lettre qu'il venait de recevoir.\n\nLa sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier\nde Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur\net du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra\nà l'Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la\nmusique ne l'avait exalté à ce point. Il était un dieu.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIV\n\nPENSÉES D'UNE JEUNE FILLE\n\n Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu!\n vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera lui-même. Mais il part,\n il s'éloigne.\n\n ALFRED DE MUSSET.\n\n\nCe n'était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu'eût été\nle commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il domina l'orgueil\nqui, depuis qu'elle se connaissait, régnait seul dans son coeur. Cette\nâme haute et froide était emportée pour la première fois par un\nsentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueil, il était encore\nfidèle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations\nnouvelles renouvelèrent, pour ainsi dire, tout son être moral.\n\nMathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes\ncourageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre\nla dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle\nentra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre\nde se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui\nrépondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier\neffort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.\n\nLa crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par\nles Caylus, les de Luz, les Croisenois avait assez peu d'empire sur son\nâme; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle\nles eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une\nterre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d'elle.\n\nPeut-être aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme supérieur?\n\nElle abhorrait le manque de caractère, c'était sa seule objection contre\nles beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec\ngrâce tout ce qui s'écarte de la mode, ou la suit mal, croyant la\nsuivre, plus ils se perdaient à ses yeux.\n\nIls étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves? se\ndisait-elle: en duel. Mais le duel n'est plus qu'une cérémonie. Tout en\nest su d'avance, même ce que l'on doit dire en tombant. Étendu sur le\ngazon, et la main sur le coeur, il faut un pardon généreux pour\nl'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va\nau bal le jour de votre mort, de peur d'exciter les soupçons.\n\nOn brave le danger à la tête d'un escadron tout brillant d'acier, mais\nle danger solitaire, singulier, imprévu vraiment laid?\n\nHélas! se disait Mathilde, c'était à la cour de Henri III que l'on\ntrouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah!\nsi Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n'aurais plus de\ndoute. En ces temps de vigueur et de force, les Français n'étaient pas\ndes poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres\nperplexités.\n\nLeur vie n'était pas emprisonnée, comme une momie d'Égypte, sous une\nenveloppe toujours commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle,\nil y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir,\nen sortant de l'hôtel de Soissons, habité par Catherine de Médicis,\nqu'aujourd'hui à courir à Alger. La vie d'un homme était une suite de\nhasards. Maintenant la civilisation et le préfet de police ont chassé le\nhasard, plus d'imprévu. S'il paraît dans les idées, il n'est pas assez\nd'épigrammes pour lui; s'il paraît dans les événements, aucune lâcheté\nn'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la\npeur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu'aurait dit\nBoniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût\nvu, en 1793, dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des\nmoutons, pour être guillotinés deux jours après? La mort était certaine,\nmais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un\njacobin ou deux. Ah! dans les temps héroïques de la France, au siècle de\nBoniface de La Mole, Julien eût été le chef d'escadron et mon frère le\njeune prêtre, aux moeurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et\nla raison à la bouche.\n\nQuelques mois auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un\npeu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se\npermettant d'écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette\nhardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la\ndéshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son père, et\nde tout l'hôtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projeté,\naurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-là, les jours où elle avait\nécrit une de ces lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres\nn'étaient que des réponses.\n\nIci elle osait dire qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot\nterrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.\n\nCette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur\néternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son\nparti? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le\ncoup de l'affreux mépris des salons?\n\nEt encore parler était affreux, mais écrire! _Il est des choses qu'on\nn'écrit pas_, s'écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et\nc'était Julien qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d'avance\nune leçon.\n\nMais tout cela n'était rien encore, l'angoisse de Mathilde avait\nd'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la société la tache\nineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste,\nMathilde allait écrire à un être d'une bien autre nature que les\nCroisenois, les de Luz, les Caylus.\n\nLa profondeur, l'_inconnu_ du caractère de Julien eussent effrayé, même\nen nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son\namant, peut-être son maître!\n\nQuelles ne seront pas ses prétentions, si jamais il peut tout sur moi?\nEh bien! je me dirai comme Médée: _Au milieu de tant de périls, il me\nreste_ MOI.\n\nJulien n'avait nulle vénération pour la noblesse du sang, croyait-elle.\nBien plus, peut-être il n'avait nul amour pour elle!\n\nDans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les idées\nd'orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d'une fille\ncomme moi, s'écria Mathilde impatientée. Alors l'orgueil qu'on lui avait\ninspiré dès le berceau se trouvait un adversaire pour la vertu. Ce fut\ndans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.\n\n(De tels caractères sont heureusement fort rares.)\n\nLe soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle\ntrès pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de\npied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette\nmanoeuvre peut n'avoir aucun résultat, se dit-il, mais si elle réussit,\nelle me croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie.\nMathilde ne ferma pas l'oeil.\n\nLe lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'hôtel sans être\naperçu, mais il rentra avant huit heures.\n\nA peine était-il dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la\nporte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de\nlui parler, rien n'était plus commode du moins, mais Mlle de La Mole ne\nvoulut pas l'écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que\nlui dire.\n\nSi tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est\nclair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l'amour\nbaroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi.\nJe serais un peu plus sot qu'il ne convient, si jamais je me laissais\nentraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce\nraisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait été de\nsa vie.\n\nDans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l'orgueil de la naissance\nsera comme une colline élevée, formant position militaire entre elle et\nmoi. C'est là-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester\nà Paris; cette remise de mon départ m'avilit et m'expose, si tout ceci\nn'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d'eux,\ns'ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je\ncentuplais cet intérêt.\n\nLa lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de\nvanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait\noublié de songer sérieusement à la convenance du départ.\n\nC'était une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses\nfautes. Il était fort contrarié de celle-ci et ne songeait presque plus\nà la victoire incroyable qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers\nles neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la\nbibliothèque, lui jeta une lettre et s'enfuit.\n\nIl paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en relevant\ncelle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la\nfroideur et la vertu.\n\nOn lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa\ngaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux\npages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore\npar une plaisanterie qu'il annonça, vers la fin de sa réponse, son\ndépart décidé pour le lendemain matin.\n\nCette lettre terminée: Le jardin va me servir pour la remettre,\npensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de Mlle\nde La Mole.\n\nElle était au premier étage, à côté de l'appartement de sa mère, mais il\ny avait un grand entresol.\n\nCe premier était tellement élevé, qu'en se promenant sous l'allée de\ntilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait être aperçu de la\nfenêtre de Mlle de La Mole. La voûte formée par les tilleuls, fort bien\ntaillés, interceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeur,\nencore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moi, me faire\nvoir une lettre à la main, c'est servir mes ennemis.\n\nLa chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa soeur,\net si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des\ntilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.\n\nMlle de La Mole parut derrière sa vitre; il montra sa lettre à demi;\nelle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et\nrencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui\nsaisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.\n\nQue de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rênal, se\ndit Julien, quand, même après six mois de relations intimes, elle osait\nrecevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m'a regardé\navec des yeux riants.\n\nIl ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse, avait-il\nhonte de la futilité des motifs? Mais aussi quelle différence, ajoutait\nsa pensée, dans l'élégance de la robe du matin, dans l'élégance de la\ntournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance un\nhomme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la société. Voilà\nce qu'on peut appeler un mérite explicite.\n\nTout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pensée; Mme\nde Rênal n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il\nn'avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se\nfaisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons.\n\nA cinq heures, Julien reçut une troisième lettre; elle lui fut lancée de\nla porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle\nmanie d'écrire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si\ncommodément! L'ennemi veut avoir de mes lettres c'est clair, et\nplusieurs! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases\nélégantes, pensait-il; mais il pâlit en lisant. Il n'y avait que huit\nlignes:\n\n«J'ai besoin de vous parler; il faut que je vous parle ce soir; au\nmoment où une heure après minuit sonnera trouvez-vous dans le jardin.\nPrenez la grande échelle du jardinier auprès du puits, placez-la contre\nma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune; n'importe.»\n\n\n\n\nCHAPITRE XV\n\nEST-CE UN COMPLOT?\n\n Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet conçu et son\n exécution! Que de vaines terreurs! que d'irrésolutions! Il s'agit de la\n vie.\n\n --Il s'agit de bien plus: de l'honneur!\n\n SCHILLER.\n\n\nCeci devient sérieux, pensa Julien... et un peu trop clair ajouta-t-il\naprès avoir pensé. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la\nbibliothèque avec une liberté qui, grâce à Dieu, est entière; le\nmarquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptes, n'y\nvient jamais. Quoi! M. de la Mole et le comte Norbert, les seules\npersonnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journée; on\npeut facilement observer le moment de leur rentrée à l'hôtel, et la\nsublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait\npas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable!\n\nC'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins.\nD'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent\nprudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces\njolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable!\npar le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une échelle à\nun premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation! on aura le temps de me\nvoir, même des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle! Julien\nmonta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à\npartir et à ne pas même répondre.\n\nMais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du coeur. Si par\nhasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de bonne\nfoi! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d'un lâche parfait. Je n'ai\npoint de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent\ncomptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions\nparlantes...\n\nIl fut un quart d'heure à se promener dans sa chambre. A quoi bon le\nnier? dit-il enfin, je serai un lâche à ses veux. Je perds non seulement\nla personne la plus brillante de la haute société, ainsi qu'ils disaient\ntous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me\nvoir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera\nduc lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me\nmanquent: esprit d'à-propos, naissance, fortune...\n\nCe remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de\nmaîtresses!\n\n ...Mais il n'est qu'un honneur!\n\ndit le vieux don Diègue, et ici clairement et nettement, je recule\ndevant le premier péril qui m'est offert, car ce duel avec M. de\nBeauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout\ndifférent. Je puis être tiré au blanc par un domestique, mais c'est le\nmoindre danger, je puis être déshonoré!\n\nCeci devient sérieux, mon garçon, ajouta-t-il avec une gaieté et un\naccent gascons. Il y a de l'_honur_. Jamais un pauvre diable, jeté aussi\nbas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion: j'aurai des\nbonnes fortunes mais subalternes...\n\nIl réfléchit longtemps, il se promenait à pas précipités, s'arrêtant\ntout court de temps à autre. On avait déposé dans sa chambre un\nmagnifique buste en marbre du cardinal de Richelieu qui, malgré lui,\nattirait ses regards. Ce buste éclairé par sa lampe avait l'air de le\nregarder d'une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette\naudace qui doit être si naturelle au caractère français. De ton temps,\ngrand homme, aurais-je hésité?\n\nAu pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piège, il\nest bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je\nne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en\n1574 du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui\nn'oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle de La Mole est si\nenviée! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec\nquel plaisir!\n\nLes domestiques jasent, entre eux, des préférences marquées dont je suis\nl'objet, je le sais, je les ai entendus...\n\nD'un autre côté, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur\nmoi. Surpris dans sa chambre, on me les enlève. J'aurai affaire à deux,\ntrois, quatre hommes que sais-je? Mais ces hommes, où les prendront-ils?\noù trouver des subalternes discrets à Paris? La justice leur fait\npeur... Parbleu! les Caylus, les Croisenois les de Luz eux-mêmes. Ce\nmoment, et la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les\naura séduits. Gare le sort d'Abeilard, M. le secrétaire!\n\nEh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai\nà la figure, comme les soldats de César à Pharsale... Quant aux lettres,\nje puis les mettre en lieu sûr.\n\nJulien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du\nbeau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la\nposte.\n\nQuand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il\navec surprise et terreur. Il avait été un quart d'heure sans regarder en\nface son action de la nuit prochaine.\n\nMais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie,\ncette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est\nle plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant\nd'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien\nclair; une fois avoué, je cesserais d'y penser.\n\nQuoi! un destin, incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour\nme mettre en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de\nFrance, et je me serai moi-même, de gaieté de coeur, déclaré son\ninférieur! Au fond, il y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide\ntout, s'écria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie!\n\nSi ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!... Si\nc'est une mystification parbleu! messieurs, il ne tient qu'à moi de\nrendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.\n\nMais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre;\nils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse!\n\nC'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon\nmaître d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que\nl'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur répondre: il\ntirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce fût fulminante, il la\nrenouvela.\n\nIl y avait encore bien des heures à attendre; pour faire quelque chose,\nJulien écrivit à Fouqué:\n\n«Mon ami, n'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu\nentends dire que quelque chose d'étrange m'est arrivé. Alors, efface les\nnoms propres du manuscrit que je t'envoie et fais-en huit copies que tu\nenverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix\njours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier\nexemplaire à M. le marquis de La Mole, et quinze jours après, jette les\nautres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières.»\n\nCe petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne\ndevait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu\ncompromettant que possible pour Mlle de La Mole; mais enfin, il peignait\nfort exactement sa position.\n\nJulien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna,\nelle fit battre son coeur. Son imagination préoccupée du récit qu'il\nvenait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s'était\nvu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave, avec un\nbâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si\nl'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure eût une fin\ntragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent\npoint de traces; alors, on disait qu'il était mort de maladie, et on le\ntransportait mort dans sa chambre.\n\nÉmu de son propre conte comme un auteur dramatique Julien avait\nréellement peur lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait\ntous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie.\nQuels sont ceux qu'on a choisis pour l'expédition de cette nuit? se\ndisait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III\nsont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant outragés, ils\nauront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il\nregarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa\nfamille; elle était pâle, et il lui trouvait tout à fait une physionomie\ndu Moyen Âge. Jamais il ne lui avait vu l'air si grand, elle était\nvraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. _Pallida\nmorte futura_, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).\n\nEn vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le\njardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment,\ndélivré son coeur d'un grand poids.\n\nPourquoi ne pas l'avouer? il avait peur. Comme il était résolu à agir,\nil s'abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au moment\nd'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce\nque je puis sentir en ce moment? Il alla reconnaître la situation et le\npoids de l'échelle.\n\nC'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de\nme servir! ici comme à Verrières. Quelle différence! Alors, ajouta-t-il\navec un soupir, je n'étais pas obligé de me méfier de la personne pour\nlaquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger!\n\nJ'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de\ndéshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Ici,\nquels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel\nde Chaulnes, de l'hôtel de Caylus, de l'hôtel de Retz, etc., partout\nenfin. Je serai un monstre dans la postérité.\n\nPendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi.\nMais cette idée l'anéantissait. Et moi, où pourra-t-on me justifier? En\nsupposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu'une\ninfamie de plus. Quoi! Je suis reçu dans une maison, et pour prix de\nl'hospitalité que j'y reçois, des bontés dont on m'y accable, j'imprime\nun pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah,\nmille fois plutôt, soyons dupes!\n\nCette soirée fut affreuse.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVI\n\nUNE HEURE DU MATIN\n\n Ce jardin était fort grand, dessiné depuis peu d'années avec un goût\n parfait. Mais les arbres avaient figuré dans le fameux Pré-aux-Clercs,\n si célèbre du temps de Henry III, ils avaient plus d'un siècle. On y\n trouvait quelque chose de champêtre.\n\n MASSINGER\n\n\nIl allait écrire un contre-ordre à Fouqué lorsque onze heures sonnèrent.\nIl fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s'il\nse fût enferme chez lui. Il alla observer à pas de loup ce qui se\npassait dans toute la maison, surtout dans les mansardes du quatrième,\nhabitées par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une\ndes femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirée, les domestiques\nprenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne\ndoivent pas faire partie de l'expédition nocturne, ils seraient plus\nsérieux.\n\nEnfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est\nde se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus\nles murs du jardin les gens chargés de me surprendre.\n\nSi M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit\ntrouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut épouser de\nme faire surprendre avant le moment où je serai entré dans sa chambre.\n\nIl fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s'agit de mon\nhonneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque bévue, ce ne sera pas une\nexcuse à mes propres yeux de me dire: Je n'y avais pas songé.\n\nLe temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune\ns'était levée, à minuit et demi elle éclairait en plein la façade de\nl'hôtel donnant sur le Jardin.\n\nElle est folle, se disait Julien comme une heure sonna, il y avait\nencore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien\nn'avait eu autant de peur il ne voyait que les dangers de l'entreprise,\net n'avait aucun enthousiasme.\n\nIl alla prendre l'immense échelle, attendit cinq minutes, pour laisser\nle temps à un contre-ordre, et à une heure cinq minutes posa l'échelle\ncontre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet à la main,\nétonné de n'être pas attaqué. Comme il approchait de la fenêtre, elle\ns'ouvrit sans bruit:\n\n--Vous voilà, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d'émotion; je\nsuis vos mouvements depuis une heure.\n\nJulien était fort embarrassé, il ne savait comment se conduire, il\nn'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait\noser, il essaya d'embrasser Mathilde.\n\n--Fi donc? lui dit-elle en le repoussant.\n\nFort content d'être éconduit, il se hâta de jeter un coup d'oeil autour\nde lui: la lune était si brillante que les ombres qu'elle formait dans\nla chambre de Mlle de La Mole étaient noires. Il peut fort bien y avoir\nlà des hommes cachés sans que je les voie, pensa-t-il.\n\n--Qu'avez-vous dans la poche de côté de votre habit? lui dit Mathilde,\nenchantée de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait\nétrangement, tous les sentiments de retenue et de timidité, si naturels\nà une fille bien née, avaient repris leur empire, et la mettaient au\nsupplice.\n\n--J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets, répondit Julien, non moins\ncontent d'avoir quelque chose à dire.\n\n--Il faut abaisser l'échelle, dit Mathilde.\n\n--Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de\nl'entresol.\n\n--Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de\nprendre le ton de la conversation ordinaire, vous pourriez, ce me\nsemble, abaisser l'échelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au\npremier échelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi.\n\nEt c'est là une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu'elle\naime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions\nm'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le\ncroyais sottement, mais que tout simplement je lui succède. Au fait que\nm'importe! est-ce que je l'aime? je triomphe du marquis en ce sens,\nqu'il sera très fâché d'avoir un successeur, et plus fâché encore que ce\nsuccesseur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au\ncafé Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaître; avec quel air\nméchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s'en dispenser!\n\nJulien avait attaché la corde au dernier échelon de l'échelle, il la\ndescendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon\npour faire en sorte qu'elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour\nme tuer pensa-t-il, si quelqu'un est caché dans la chambre de Mathilde;\nmais un silence profond continuait à régner partout.\n\nL'échelle toucha la terre, Julien parvint à la coucher dans la\nplate-bande de fleurs exotiques le long du mur.\n\n--Que va dire ma mère, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes\ntout écrasées!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand\nsang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une\ncirconstance difficile à expliquer.\n\n--Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisant, et en\naffectant le langage créole. (Une des femmes de chambre de la maison\nétait née à Saint-Domingue.)\n\n--Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette idée.\n\nAh! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle.\n\nJulien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui\nserra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se retourna vivement\nen tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. Ils\nrestèrent immobiles et sans respirer. La lune les éclairait en plein. Le\nbruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inquiétude.\n\nAlors l'embarras recommença, il était grand des deux parts. Julien\ns'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous; il pensait\nbien à regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un\nou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et\nregarda.\n\nMathilde était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus\nextrême. Elle avait horreur de sa position.\n\n--Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.\n\nQuelle bonne occasion de déconcerter ces messieurs s'ils sont aux\nécoutes, et d'éviter la bataille! pensa Julien.\n\n--La première est cachée dans une grosse bible protestante que la\ndiligence d'hier soir emporte bien loin d'ici.\n\nIl parlait fort distinctement en entrant dans ces détails, et de façon à\nêtre entendu des personnes qui pouvaient être cachées dans deux grandes\narmoires d'acajou qu'il n'avait pas osé visiter.\n\n--Les deux autres sont à la poste, et suivent la même route que la\npremière.\n\n--Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces précautions? dit Mathilde étonnée.\n\nA propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il lui avoua\ntous ses soupçons.\n\n--Voilà donc la cause de la froideur de tes lettres! s'écria Mathilde\navec l'accent de la folie plus que de la tendresse.\n\nJulien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la\ntête, ou du moins ses soupçons s'évanouirent, il se trouva élevé à ses\npropres yeux, il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et qui\nlui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussé qu'à demi.\n\nIl eut recours à sa mémoire, comme jadis à Besançon auprès d'Amanda\nBinet, et récita plusieurs des plus belles phrases de la _Nouvelle\nHéloïse_.\n\n--Tu as un coeur d'homme, lui répondit-on sans trop écouter ses phrases;\nj'ai voulu éprouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soupçons et ta\nrésolution te montrent plus intrépide encore que je ne croyais.\n\nMathilde faisait effort pour le tutoyer, elle était évidemment plus\nattentive à cette étrange façon de parler qu'au fond des choses qu'elle\ndisait. Ce tutoiement dépouillé du ton de la tendresse, au bout d'un\nmoment ne fit aucun plaisir à Julien; il s'étonnait de l'absence du\nbonheur; enfin, pour le sentir, il eut recours à sa raison. Il se voyait\nestimé par cette jeune fille si fière, et qui n'accordait jamais de\nlouanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur\nd'amour-propre.\n\nCe n'était pas, il est vrai, cette volupté de l'âme qu'il avait trouvée\nquelquefois auprès de Mme de Rênal. Quelle différence, grand Dieu! Il\nn'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment.\nC'était le plus vif bonheur d'ambition, et Julien était surtout\nambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnés, et des\nprécautions qu'il avait inventées. En parlant, il songeait aux moyens de\nprofiter de sa victoire.\n\nMathilde encore fort embarrassée, et qui avait l'air atterrée de sa\ndémarche, parut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla\ndes moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de\nla bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On\navait affaire à des gens très clairvoyants, le petit Tanbeau était\ncertainement un espion, mais Mathilde et lui n'étaient pas non plus sans\nadresse.\n\nQuoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothèque, pour\nconvenir de tout?\n\n--Je puis paraître, sans exciter de soupçons, dans toutes les parties de\nl'hôtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La\nMole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa\nfille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arrivât toujours par une échelle\nc'était avec un coeur ivre de joie qu'il s'exposerait à ce faible\ndanger.\n\nEn l'écoutant parler, Mathilde était choquée de cet air de triomphe. Il\nest donc mon maître! se dit-elle. Déjà elle était en proie au remords.\nSa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre.\nSi elle l'eût pu, elle eût anéanti elle et Julien. Quand, par instants\nla force de sa volonté faisait taire les remords, des sentiments de\ntimidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle\nn'avait nullement prévu l'état affreux où elle se trouvait.\n\nIl faut cependant que je lui parle, se dit-elle à la fin cela est dans\nles convenances, on parle à son amant. Et alors, pour accomplir un\ndevoir et avec une tendresse qui était bien plus dans les paroles dont\nelle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses\nrésolutions qu'elle avait prises à son égard pendant ces derniers jours.\n\nElle avait décidé que, s'il osait arriver chez elle avec le secours de\nl'échelle du jardinier, ainsi qu'il lui était prescrit, elle serait\ntoute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli\ndes choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous était glacé. C'était\nà faire prendre l'amour en haine. Quelle leçon de morale pour une jeune\nimprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?\n\nAprès de longues incertitudes, qui eussent pu paraître à un observateur\nsuperficiel l'effet de la haine la plus décidée, tant les sentiments\nqu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder à une volonté\naussi ferme, Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable.\n\nA la vérité, ces transports étaient un peu voulus. L'amour passionné\nétait bien plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité.\n\nMlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son\namant. Le pauvre garçon, se disait-elle, a été d'une bravoure achevée,\nil doit être heureux, ou bien c'est moi qui manque de caractère. Mais\nelle eût voulu racheter au prix d'une éternité de malheur la nécessité\ncruelle où elle se trouvait.\n\nMalgré la violence affreuse qu'elle s'imposait, elle fut parfaitement\nmaîtresse de ses paroles.\n\nAucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla\nsingulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu!\navec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières! Ces belles\nfaçons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se\ndisait-il dans son injustice extrême.\n\nIl se livrait à ces réflexions debout dans une des grandes armoires\nd'acajou où on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans\nl'appartement voisin, qui était celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit\nsa mère à la messe, les femmes quittèrent l'appartement, et Julien\ns'échappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.\n\nIl monta à cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus\nsolitaires du bois de Meudon. Il était bien plus étonné qu'heureux. Le\nbonheur qui, de temps à autre, venait occuper son âme, était comme celui\nd'un jeune sous-lieutenant qui, à la suite de quelque action étonnante,\naurait été nommé colonel d'emblée par le général en chef; il se sentait\nporté à une immense hauteur. Tout ce qui était au-dessus de lui la\nveille, était à ses côtés maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le\nbonheur de Julien augmenta à mesure qu'il s'éloignait.\n\nS'il n'y avait rien de tendre dans son âme, c'est que, quelque étrange\nque ce mot puisse paraître, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui,\navait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous\nles événements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait\ntrouvés au lieu de ces transports divins dont parlent les romans.\n\nMe serais-je trompée, n'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVII\n\nUNE VIEILLE ÉPÉE\n\n I now mean to be serious;--it is time,\n Since laughter now-a-days is deem'd too serious\n A jest at vice by virtue's called a crime.\n\n _Don Juan_, C. XIII.\n\n\nElle ne parut point au dîner. Le soir elle vint un instant au salon,\nmais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange; mais,\npensa-t-il, je dois me l'avouer, je ne connais les usages de la bonne\ncompagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu\nfaire cent fois, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci.\nToutefois, agité par la plus extrême curiosité, il étudiait l'expression\ndes traits de Mathilde, il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air\nsec et méchant. Évidemment ce n'était pas la même femme qui, la nuit\nprécédente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs\npour être vrais.\n\nLe lendemain, le surlendemain même froideur de sa part; elle ne le\nregardait point, elle ne s'apercevait pas de son existence. Julien,\ndévoré par la plus vive inquiétude, était à mille lieues des sentiments\nde triomphe qui l'avaient seuls animé le premier jour. Serait-ce, par\nhasard, se dit-il, un retour à la vertu? Mais ce mot était bien\nbourgeois pour l'altière Mathilde.\n\nDans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la\nreligion, pensait Julien, elle l'aime comme utile aux intérêts de sa\ncaste.\n\nMais par simple délicatesse féminine ne peut-elle pas se reprocher\nvivement la faute irréparable qu'elle a commise? Julien croyait être son\npremier amant.\n\nMais, se disait-il dans d'autres instants, il faut avouer qu'il n'y a\nrien de naïf, de simple, de tendre dans toute sa manière d'être; jamais\nje ne l'ai vue plus semblable à une reine qui vient de descendre de son\ntrône. Me mépriserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce\nqu'elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma\nnaissance.\n\nPendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et\ndans les souvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d'une maîtresse\ntendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu'elle a\nfait le bonheur de son amant, la vanité de Mathilde était furieuse\ncontre lui.\n\nComme elle ne s'ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus\nl'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le moins du monde, Julien avait\nperdu son plus grand avantage.\n\nJe me suis donc donné un maître! se disait Mlle de La Mole en se\npromenant agitée dans sa chambre. Il est rempli d'honneur, à la bonne\nheure; mais si je pousse à bout sa vanité, il se vengera en faisant\nconnaître la nature de nos relations. Tel est le malheur de notre\nsiècle, les plus étranges égarements même ne guérissent pas de l'ennui.\nJulien était le premier amour de Mathilde, et, dans cette circonstance\nde la vie qui donne quelques illusions tendres même aux âmes les plus\nsèches, elle était en proie aux réflexions les plus amères.\n\nIl a sur moi un empire immense, puisqu'il règne par la terreur et peut\nme punir d'une peine atroce, si je le pousse à bout. Cette seule idée\nsuffisait pour porter Mathilde à l'outrage, car le courage était la\npremière qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque\nagitation et la guérir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que\nl'idée qu'elle jouait à croix ou pile son existence entière.\n\nLe troisième jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait à ne pas le\nregarder, Julien la suivit après dîner, et évidemment malgré elle dans\nla salle de billard.\n\n--Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien\npuissants sur moi, lui dit-elle avec une colère à peine retenue, puisque\nen opposition à ma volonté bien clairement déclarée, vous prétendez me\nparler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant osé?\n\nRien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans\ns'en douter ils étaient animés l'un contre l'autre des sentiments de la\nhaine la plus vive. Comme aucun des deux n'avait le caractère endurant\nque d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en\nfurent bientôt à se déclarer nettement qu'ils se brouillaient à jamais.\n\n--Je vous jure un éternel secret, dit Julien, j'ajouterais même que\njamais je ne vous adresserai la parole, si votre réputation ne pouvait\nsouffrir de ce changement trop marqué.\n\nIl salua avec un parfait respect et partit.\n\nIl accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir, il était\nbien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il\nne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait caché dans la\ngrande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son âme, du\nmoment qu'il se vit à jamais brouillé avec elle.\n\nSa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de\ncette nuit qui, dans la réalité, l'avait laissé si froid.\n\nDès la seconde nuit qui suivit la déclaration de brouille éternelle,\nJulien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il avait de\nl'amour pour Mlle de La Mole.\n\nDes combats affreux suivirent cette découverte: tous ses sentiments\nétaient bouleversés.\n\nHuit jours après, au lieu d'être fier avec M. de Croisenois, il l'aurait\npresque embrassé en fondant en larmes.\n\nL'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à\npartir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.\n\nIl se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui\napprit que, par un hasard singulier, il y avait une place dès le\nlendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arrêta et revint à l'hôtel de\nLa Mole, annoncer son départ au marquis.\n\nM. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre\ndans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?\n\nEn le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut\nimpossible de se méprendre.\n\nEmporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse\nde lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'âme:\n\n--Ainsi, vous ne m'aimez plus?\n\n--J'ai horreur de m'être livrée au premier venu, dit Mathilde, en\npleurant de rage contre elle-même.\n\n--_Au premier venu_! s'écria Julien, et il s'élança sur une vieille épée\ndu Moyen Âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une\ncuriosité.\n\nSa douleur, qu'il croyait extrême au moment où il avait adressé la\nparole à Mlle de La Mole, venait d'être centuplée par les larmes de\nhonte qu'il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes\nde pouvoir la tuer.\n\nAu moment où il venait de tirer l'épée, avec quelque peine, de son\nfourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle,\ns'avança fièrement vers lui; ses larmes s'étaient taries.\n\nL'idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à\nJulien. Je tuerais sa fille! se dit-il, quelle horreur! Il fit un\nmouvement pour jeter l'épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater\nde rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il dut à cette idée le\nretour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée\ncurieusement et comme s'il y eût cherché quelque tache de rouille, puis\nil la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la\nreplaça au clou de bronze doré qui la soutenait.\n\nTout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute, Mlle de\nLa Mole le regardait étonnée: J'ai donc été sur le point d'être tuée par\nmon amant! se disait-elle.\n\nCette idée la transportait dans les plus belles années du siècle de\nCharles IX et de Henri III.\n\nElle était immobile, debout devant Julien qui venait de replacer l'épée,\nelle le regardait avec des yeux d'où la haine s'était envolée. Il faut\nconvenir qu'elle était bien séduisante en ce moment, certainement jamais\nfemme n'avait moins ressemblé à une poupée parisienne (Ce mot était la\ngrande objection de Julien contre les femmes de ce pays).\n\nJe vais retomber dans quelque faiblesse pour lui pensa Mathilde; c'est\nbien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et maître, après une\nrechute, et au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle\ns'enfuit.\n\nMon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voilà cet\nêtre qui se précipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas\nquinze jours... et ces instants ne reviendront jamais! et c'est par ma\nfaute! et au moment d'une action si extraordinaire, si intéressante pour\nmoi, je n'y étais pas sensible!... Il faut avouer que je suis né avec un\ncaractère bien plat et bien malheureux.\n\nLe marquis parut; Julien se hâta de lui annoncer son départ.\n\n--Pour où? dit M. de La Mole.\n\n--Pour le Languedoc.\n\n--Non pas, s'il vous plaît, vous êtes réservé à de plus hautes\ndestinées, si vous partez ce sera pour le Nord... même, en termes\nmilitaires, je vous consigne à l'hôtel. Vous m'obligerez de n'être\njamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous\nd'un moment à l'autre.\n\nJulien salua et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort\nétonné, il était hors d'état de parler, il s'enferma dans sa chambre.\nLà, il put s'exagérer en liberté toute l'atrocité de son sort.\n\nAinsi, pensait-il, je ne puis pas même m'éloigner! Dieu sait combien de\njours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir?\net pas un ami que je puisse consulter: l'abbé Pirard ne me laisserait\npas finir la première phrase, le comte Altamira me proposerait, pour me\ndistraire, de m'affilier à quelque conspiration.\n\nEt cependant je suis fou, je le sens; je suis fou!\n\nQui pourra me guider, que vais-je devenir?\n\n\n\n\nCHAPITRE XVIII\n\nMOMENTS CRUELS\n\n Et elle me l'avoue! Elle détaille jusqu'aux moindres circonstances! Son\n oeil si beau fixé sur le mien peint l'amour qu'elle sent pour un autre!\n\n SCHILLER\n\n\nMademoiselle de la Mole ravie ne songeait qu'au bonheur d'avoir été sur\nle point d'être tuée. Elle allait jusqu'à se dire: il est digne d'être\nmon maître, puisqu'il a été sur le point de me tuer. Combien faudrait-il\nfondre ensemble de beaux jeunes gens de la société pour arriver à un tel\nmouvement de passion?\n\nIl faut avouer qu'il était bien joli au moment où il est monté sur la\nchaise, pour replacer l'épée précisément dans la position pittoresque\nque le tapissier décorateur lui a donnée! Après tout, je n'ai pas été si\nfolle de l'aimer!\n\nDans cet instant, s'il se fût présenté quelque moyen honnête de renouer,\nelle l'eût saisi avec plaisir. Julien enfermé à double tour dans sa\nchambre, était en proie au plus violent désespoir. Dans ses idées\nfolles, il pensait à se jeter à ses pieds. Si au lieu de se tenir dans\nun lieu écarté, il eût erré au jardin et dans l'hôtel de manière à se\ntenir à portée des occasions, il eût peut-être, en un seul instant,\nchangé en bonheur le plus vif son affreux malheur.\n\nMais l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le\nmouvement sublime de saisir l'épée qui, dans ce moment, le rendait si\njoli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce caprice, favorable à Julien dura\ntoute la journée; Mathilde se faisait une image charmante des courts\ninstants pendant lesquels elle l'avait aimé, elle les regrettait.\n\nAu fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre garçon n'a duré à ses\nyeux que depuis une heure après minuit, quand je l'ai vu arriver par son\néchelle avec tous ses pistolets dans la poche de côté de son habit,\njusqu'à neuf heures du matin. C'est un quart d'heure après, en entendant\nla messe à Sainte-Valère, que j'ai commencé à penser qu'il allait se\ncroire mon maître, et qu'il pourrait bien essayer de me faire obéir au\nnom de la terreur.\n\nAprès dîner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et\nl'engagea en quelque sorte à la suivre au jardin; il obéit. Cette\népreuve lui manquait. Mathilde cédait, sans trop s'en douter, à l'amour\nqu'elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrême à se\npromener à ses côtés; c'était avec curiosité qu'elle regardait ces mains\nqui, le matin, avaient saisi l'épée pour la tuer.\n\nCependant, après tout ce qui s'était passé, il ne pouvait plus être\nquestion de leur ancienne conversation.\n\nPeu à peu, Mathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l'état\nde son coeur. Elle trouvait une singulière volupté dans ce genre de\nconversation, elle en vint à lui raconter longuement les mouvements\nd'enthousiasme passager qu'elle avait éprouvés jadis pour M. de\nCroisenois, ensuite pour M. de Caylus...\n\n--Quoi! pour M. de Caylus aussi! s'écria Julien; et toute l'amère\njalousie d'un amant délaissé éclatait dans ce mot. Mathilde en jugea\nainsi, et n'en fut point offensée.\n\nElle continua à torturer Julien, en lui détaillant ses sentiments\nd'autrefois de la façon la plus pittoresque, et avec l'accent de la plus\nintime vérité. Il voyait qu'elle peignait ce qu'elle avait sous les\nyeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en parlant, elle faisait des\ndécouvertes dans son propre coeur.\n\nLe malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.\n\nSoupçonner qu'un rival est aimé est déjà bien cruel mais se voir avouer\nen détail l'amour qu'il inspire par là femme qu'on adore est peut-être\nle comble des douleurs.\n\nO combien étaient punis, en cet instant, les mouvements d'orgueil qui\navaient porté Julien à se préférer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel\nmalheur intime et senti, il s'exagérait leurs plus petits avantages!\nAvec quelle bonne foi ardente il se méprisait lui-même!\n\nMathilde lui semblait un être au-dessus du divin; toute parole est\nfaible pour exprimer l'excès de son admiration. En se promenant à côté\nd'elle, il regardait à la dérobée ses mains, ses bras, sa taille de\nreine. Il était sur le point de tomber à ses pieds, anéanti d'amour et\nde malheur, et en criant: Pitié!\n\nEt cette personne si belle, si supérieure à tout, qui une fois m'a aimé,\nc'est M. de Caylus qu'elle aimera sans doute bientôt.\n\nJulien ne pouvait douter de la sincérité de Mlle de La Mole l'accent de\nla vérité était trop évident dans tout ce qu'elle disait. Pour que rien\nabsolument ne manquât à son malheur, il y eut des moments où, à force de\ns'occuper des sentiments qu'elle avait éprouvés une fois pour M. de\nCaylus, Mathilde en vint à parler de lui comme si elle l'aimait\nactuellement. Certainement il y avait de l'amour dans son accent, Julien\nle voyait nettement.\n\nL'intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu'il eût moins\nsouffert. Comment, arrivé à cet excès de malheur, le pauvre garçon\neût-il pu deviner que c'était parce qu'elle parlait à lui, que Mlle de\nLa Mole trouvait tant de plaisir à repenser aux velléités d'amour\nqu'elle avait éprouvées jadis pour M. de Caylus ou M. de Croisenois?\n\nRien ne saurait exprimer les tortures de Julien. Il écoutait les\nconfidences détaillées de l'amour éprouvé pour d'autres, dans cette même\nallée de tilleuls où, si peu de jours auparavant, il attendait qu'une\nheure sonnât pour pénétrer dans sa chambre. Un être humain ne peut\nsoutenir le malheur à un plus haut degré.\n\nCe genre d'intimité cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantôt\nsemblait rechercher, tantôt ne fuyait pas les occasions de lui parler;\net le sujet de conversation, auquel ils semblaient tous deux revenir\navec une sorte de volupté cruelle, c'était le récit des sentiments\nqu'elle avait éprouvés pour d'autres: elle lui racontait les lettres\nqu'elle avait écrites, elle lui en rappelait jusqu'aux paroles, elle lui\nrécitait des phrases entières. Les derniers jours, elle semblait\ncontempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs étaient\nune vive jouissance pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran,\nelle pouvait donc se permettre de l'aimer.\n\nOn voit que Julien n'avait aucune expérience de la vie, il n'avait pas\nmême lu de romans; s'il eût été un peu moins gauche et qu'il eût dit\navec quelque sang-froid à cette jeune fille, par lui si adorée et qui\nlui faisait des confidences si étranges:\n\n--Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c'est\npourtant moi que vous aimez...\n\nPeut-être eût-elle été heureuse d'être devinée; du moins le succès\neût-il dépendu entièrement de la grâce avec laquelle Julien eût exprimé\ncette idée, et du moment qu'il eût choisi. Dans tous les cas, il sortait\nbien, et avec avantage pour lui, d'une situation qui allait devenir\nmonotone aux yeux de Mathilde.\n\n--Et vous ne m'aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un jour, après\nune longue promenade, Julien éperdu d'amour et de malheur.\n\nCette sottise était à peu près la plus grande qu'il pût commettre.\n\nCe mot détruisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole\ntrouvait à lui parler de l'état de son coeur. Elle commençait à\ns'étonner qu'après ce qui s'était passé il ne s'offensât pas de ses\nrécits; elle allait jusqu'à s'imaginer, au moment où il lui tint ce sot\npropos, que peut-être il ne l'aimait plus. La fierté a sans doute éteint\nson amour, se disait-elle. Il n'est pas homme à se voir impunément\npréférer des êtres comme Caylus, de Luz Croisenois, qu'il avoue lui être\ntellement supérieurs. Non je ne le verrai plus à mes pieds!\n\nLes jours précédents, dans la naïveté de son malheur Julien lui faisait\nun éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs; il allait\njusqu'à les exagérer. Cette nuance n'avait point échappé à Mlle de La\nMole, elle en était étonnée. L'âme frénétique de Julien, en louant un\nrival qu'il croyait aimé, sympathisait avec son bonheur.\n\nSon mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant;\nMathilde, sûre d'être aimée, le méprisa parfaitement.\n\nElle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le\nquitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée\nau salon, de toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemain ce\nmépris occupait tout son coeur; il n'était plus question du mouvement\nqui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à\ntraiter Julien comme l'ami le plus intime, sa vue lui était désagréable.\nLa sensation de Mathilde alla bientôt jusqu'au dégoût; rien ne saurait\nexprimer l'excès du mépris qu'elle éprouvait en le rencontrant sous ses\nyeux.\n\nJulien n'avait rien compris à tout ce qui s'était passé dans le coeur de\nMathilde, mais sa vanité clairvoyante discerna le mépris. Il eut le bon\nsens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et jamais\nne la regarda.\n\nMais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il se priva en quelque\nsorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s'en augmentait\nencore. Le courage d'un coeur d'homme ne peut aller plus loin, se\ndisait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de\nl'hôtel; la persienne en était fermée avec soin, et de là du moins il\npouvait apercevoir Mlle de La Mole dans les instants où elle paraissait\nau jardin.\n\nQue devenait-il quand, après dîner, il la voyait se promener avec M. de\nCaylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avoué quelque\nvelléité d'amour autrefois éprouvée?\n\nJulien n'avait pas l'idée d'une telle intensité de malheur; il était sur\nle point de jeter des cris, cette âme si fermé était enfin bouleversée\nde fond en comble.\n\nToute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue odieuse; il\nétait incapable d'écrire les lettres les plus simples.\n\n--Vous êtes fou, lui dit un matin le marquis.\n\nJulien, tremblant d'être deviné, parla de maladie et parvint à se faire\ncroire. Heureusement pour lui, M. de La Mole le plaisanta à dîner sur\nson prochain voyage: Mathilde comprit qu'il pouvait être fort long. Il y\navait déjà plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si\nbrillants qui avaient tout ce qui manquait à cet être si pâle et si\nsombre autrefois aimé d'elle, n'avaient plus le pouvoir de la tirer de\nsa rêverie.\n\nUne fille ordinaire, se disait-elle, eût cherché l'homme qu'elle préfère\nparmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais\nun des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans\nl'ornière tracée par le vulgaire.\n\nCompagne d'un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la\nfortune que j'ai, j'exciterai continuellement l'attention, je ne\npasserai point inaperçue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse\nune révolution comme mes cousines, qui, de peur du peuple, n'osent pas\ngronder un postillon qui les mène mal, je serai sûre de jouer un rôle et\nun grand rôle, car l'homme que j'ai choisi a du caractère et une\nambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l'argent? je lui\ndonne tout cela. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur\ndont on fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour duquel on\nne se permet pas même de douter.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIX\n\nL'OPÉRA BOUFFE\n\n O how this spring of love resembleth\n The uncertain glory of an April day;\n Which now shows all the beauty of the sun\n And by and by a cloud takes all away!\n\n SHAKESPEARE.\n\n\nOccupée de l'avenir et du rôle singulier qu'elle espérait, Mathilde en\nvint bientôt jusqu'à regretter les discussions sèches et métaphysiques\nquelle avait jadis avec Julien. Fatiguée de si hautes pensées,\nquelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait\ntrouvés auprès de lui, ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans\nremords, elle en était accablée dans de certains moments.\n\nMais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille\ntelle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de mérite; on\nne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à\ncheval qui m'ont séduite, mais ses profondes discussions sur l'avenir\nqui attend la France, ses idées sur la ressemblance que les événements\nqui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en\nAngleterre. J'ai été séduite, répondait-elle à ses remords, je suis une\nfaible femme, mais du moins je n'ai pas été égarée comme une poupée par\nles avantages extérieurs.\n\nS'il y a une révolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le\nrôle de Roland, et moi celui de Mme Roland? j'aime mieux ce rôle que\ncelui de Mme de Staël: l'immoralité de la conduite sera un obstacle dans\nnotre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse\nj'en mourrais de honte.\n\nLes rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves, il faut\nl'avouer, que les pensées que nous venons de transcrire.\n\nElle regardait Julien à la dérobée, elle trouvait une grâce charmante à\nses moindres actions.\n\nSans doute, se disait-elle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu'à\nla plus petite idée qu'il a des droits.\n\nL'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m'a\ndit ce mot d'amour naïf, au jardin, il y a huit jours, le prouve de\nreste, il faut convenir que j'ai été bien extraordinaire de me fâcher\nd'un mot où brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas\nsa femme? Son mot était naturel, et, il faut l'avouer, il était bien\naimable. Julien m'aimait encore après des conversations éternelles, dans\nlesquelles je ne lui avais parlé et avec bien de la cruauté j'en\nconviens, que des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène\nm'avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si\njaloux. Ah! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour lui! combien\nauprès de lui ils me semblent étiolés et pâles copies les uns des\nautres.\n\nEn faisant ces réflexions, Mathilde, pour se donner une contenance aux\nyeux de sa mère qui la regardait, traçait au hasard des traits de crayon\nsur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever\nl'étonna, la ravit: il ressemblait à Julien d'une façon frappante. C'est\nla voix du ciel! voilà un des miracles de l'amour, s'écria-t-elle avec\ntransport: sans m'en douter, je fais son portrait.\n\nElle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, prit des couleurs,\ns'appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien,\nmais elle ne put réussir; le profil tracé au hasard se trouva toujours le\nplus ressemblant; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve\névidente de grande passion.\n\nElle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler\npour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut qu'une idée, chercher Julien\ndes yeux pour le faire engager par sa mère a les accompagner.\n\nIl ne parut point, ces dames n'eurent que des êtres vulgaires dans leur\nloge. Pendant tout le premier acte de l'opéra, Mathilde rêva à l'homme\nqu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au\nsecond acte, une maxime d'amour chantée, il faut l'avouer, sur une\nmélodie digne de Cimarosa, pénétra son coeur. L'héroïne de l'opéra\ndisait: Il faut me punir de l'excès d'adoration que je sens pour lui,\nc'est trop l'aimer!\n\nDu moment qu'elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui\nexistait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne\nrépondait pas; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur\nelle de la regarder. Son extase arriva à un état d'exaltation et de\npassion comparable aux mouvements les plus violents que, depuis quelques\njours, Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène, pleine d'une grâce\ndivine, sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une\napplication si frappante à sa position, occupait tous les instants où\nelle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la\nmusique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en\npensant à Julien. L'amour de tête a plus d'esprit sans doute que l'amour\nvrai, mais il n'a que des instants d'enthousiasme; il se connaît trop,\nil se juge sans cesse; loin d'égarer la pensée il n'est bâti qu'à force\nde pensées.\n\nDe retour à la maison, quoi que pût dire Mme de La Mole, Mathilde\nprétendit avoir la fièvre et passa une partie de la nuit à répéter cette\ncantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air célèbre qui\nl'avait charmée:\n\n _Devo punirmi devo punirmi,_\n _Se troppo amai_\n\netc.\n\nLe résultat de cette nuit de folie fut qu'elle crut être parvenue à\ntriompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une façon au\nmalheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront d'indécence. Il ne fait\npoint l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de\nParis, de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des\nmouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce\npersonnage est tout à fait d'imagination, et même imaginé bien en dehors\ndes habitudes sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang\nsi distingué à la civilisation du XIXe siècle.\n\nCe n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait\nl'ornement des bals de cet hiver.\n\nJe ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop mépriser\nune brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui\nassure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de\nl'ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l'objet des désirs\nles plus constants, et, s'il y a passion dans les cours, elle est pour\neux.\n\nCe n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes\ngens doués de quelque talent comme Julien, ils s'attachent d'une\nétreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune,\ntoutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à\nl'homme d'étude qui n'est d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'à de\npetits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le\nvolant. Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une\ngrande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la\nfange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa\nhotte sera par vous accusé d'être immoral! Son miroir montre la fange,\net vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le\nbourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau\ncroupir et le bourbier se former.\n\nMaintenant qu'il est bien convenu que le caractère de Mathilde est\nimpossible dans notre siècle non moins prudent que vertueux, je crains\nmoins d'irriter en continuant le récit des folies de cette aimable\nfille.)\n\nPendant toute la journée du lendemain, elle épia les occasions de\ns'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de\ndéplaire en tout à Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.\n\nJulien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une\nmanoeuvre de passion aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce\nqu'elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais\npeut-être son malheur n'avait été aussi excessif. Ses actions étaient\ntellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe\nchagrin lui eût dit: Songez à profiter rapidement des dispositions qui\nvont vous être favorables, dans ce genre d'amour de tête, que l'on voit\nà Paris, la même manière d'être ne peut durer plus de deux jours, il ne\nl'eût pas compris. Mais quelque exalté qu'il fût, Julien avait de\nl'honneur. Son premier devoir était la discrétion; il le comprit.\nDemander conseil, raconter son supplice au premier venu eût été un\nbonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert\nenflammé, reçoit du ciel une gorgée d'eau glacée. Il connut le péril, il\ncraignit de répondre par un torrent de larmes à l'indiscret qui\nl'interrogerait; il s'enferma chez lui.\n\nIl vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut\nquitté, il y descendit; il s'approcha d'un rosier où elle avait pris une\nfleur.\n\nLa nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre\nd'être vu. Il était évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de\nces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle\nl'avait aimé lui, mais elle avait connu son peu de mérite.\n\nEt en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction;\nje suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour\nles autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté\nde toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu'il avait aimées\navec enthousiasme; et dans cet état d'_imagination renversée_, il\nentreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un\nhomme supérieur.\n\nPlusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui, cette image état pleine\nde charmes c'était comme un repos délicieux, c'était le verre d'eau\nglacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de\nchaleur.\n\nMa mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi! s'écria-t-il. Quel\nsouvenir je laisserai!\n\nTombé dans ce dernier abîme du malheur, un être humain n'a de ressource\nque le courage. Julien n'eut pas assez de génie pour se dire: Il faut\noser; mais comme le soir, il regardait la fenêtre de la chambre de\nMathilde, il vit à travers les persiennes qu'elle éteignait sa lumière:\nil se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, hélas! une fois\nen sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.\n\nUne heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: Je vais monter\navec l'échelle, ne fut qu'un instant.\n\nCe fut l'éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule.\nPuis-je être plus malheureux! se disait-il. Il courut à l'échelle, le\njardinier l'avait enchaînée. A l'aide du chien d'un de ses petits\npistolets, qu'il brisa, Julien animé dans ce moment d'une force\nsurhumaine, tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l'échelle;\nil en fut maître en peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de\nMathilde.\n\nElle va se fâcher, m'accabler de mépris, qu'importe? Je lui donne un\nbaiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue...; mes lèvres\ntoucheront sa joue avant que de mourir!\n\nIl volait en montant l'échelle, il frappe à la persienne; après quelques\ninstants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne, l'échelle s'y\noppose: Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la\npersienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une\nviolente secousse à l'échelle et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir\nla persienne.\n\nIl se jette dans la chambre plus mort que vif:\n\n--C'est donc toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras.\n\n * * * * *\n\nQui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? celui de Mathilde fut\npresque égal.\n\nElle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à lui.\n\n--Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans\nses bras de façon à l'étouffer; tu es mon maître, je suis ton esclave,\nil faut que je te demande pardon à genoux d'avoir voulu me révolter.\n\nElle quittait ses bras pour tomber à ses pieds.\n\n--Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore, ivre de bonheur et\nd'amour; règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave quand elle\nvoudra se révolter.\n\nDans un autre moment, elle s'arrache de ses bras allume la bougie, et\nJulien a toutes les peines du mondé à l'empêcher de se couper tout un\ncôté de ses cheveux.\n\n--Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante: si jamais\nun exécrable orgueil vient m'égarer, montre-moi ces cheveux et dis: Il\nn'est plus question d'amour, il ne s'agit pas de l'émotion que votre âme\npeut éprouver en ce moment, vous avez juré d'obéir, obéissez sur\nl'honneur.\n\nMais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degré\nd'égarement et de félicité.\n\nLa vertu de Julien fut égale à son bonheur.\n\n--Il faut que je descende par l'échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit\nl'aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de\nl'orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de\nvous, je me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu'une âme\nhumaine puisse goûter, c'est un sacrifice que je fais à votre\nréputation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que\nje me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous êtes en ce moment?\nmais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première\nentrevue, tous les soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M.\nde La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est\nenvironné d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit...\n\n--Le pauvre garçon, s'écria Mathilde et elle rit aux éclats. Sa mère et\nune femme de service furent éveillées; tout à coup on lui adressa la\nparole à travers la porte. Julien la regarda, elle pâlit en grondant la\nfemme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.\n\n--Mais si elles ont l'idée d'ouvrir la fenêtre, elles voient l'échelle!\nlui dit Julien.\n\nIl la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'échelle et se\nlaissa glisser plutôt qu'il ne descendit; en un moment il fut à terre.\n\nTrois secondes après, l'échelle était sous l'allée de tilleuls, et\nl'honneur de Mathilde sauvé. Julien, revenu à lui, se trouva tout en\nsang et presque nu, il s'était blessé en se laissant glisser sans\nprécaution.\n\nL'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère:\nvingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet\ninstant, n'eût été qu'un plaisir de plus. Heureusement sa vertu\nmilitaire ne fut pas mise à l'épreuve: il coucha l'échelle à sa place\nordinaire; il replaça la chaîne qui la retenait: il n'oublia point de\nrevenir effacer l'empreinte que l'échelle avait laissée dans la\nplate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.\n\nComme, dans l'obscurité, il promenait sa main sur la terre molle pour\ns'assurer que l'empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber\nquelque chose sur ses mains, c'était tout un côté des cheveux de\nMathilde qu'elle avait coupé et qu'elle lui jetait.\n\nElle était à sa fenêtre.\n\n--Voilà ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le\nsigne d'une obéissance éternelle. Je renonce à l'exercice de ma raison,\nsois mon maître.\n\nJulien vaincu fut sur le point d'aller reprendre l'échelle et de\nremonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.\n\nRentrer du jardin dans l'hôtel n'était pas chose facile. Il réussit à\nforcer la porte d'une cave; parvenu dans la maison, il fut obligé\nd'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans\nson trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu'il venait\nd'abandonner si rapidement, jusqu'à la clef qui était dans la poche de\nson habit. Pourvu pensa-t-il, qu'elle songe à cacher toute cette\ndépouillé mortelle!\n\nEnfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et, comme le soleil se\nlevait, il tomba dans un profond sommeil.\n\nLa cloche du déjeuner eut grand'peine à l'éveiller, il parut à la salle\nà manger. Bientôt après Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un\nmoment bien heureux en voyant l'amour qui éclatait dans les yeux de\ncette personne si belle et environnée de tant d'hommages; mais bientôt\nsa prudence eut lieu d'être effrayée.\n\nSous prétexte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffure,\nMathilde avait arrangé ses cheveux de façon à ce que Julien pût\napercevoir du premier coup d'oeil toute l'étendue du sacrifice qu'elle\navait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi\nbelle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait\nparvenue; tout un côté de ses beaux cheveux, d'un blond cendré, était\ncoupé inégalement à un demi-pouce de la tête.\n\nA déjeuner, toute la manière d'être de Mathilde répondit à cette\npremière imprudence. On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir\nà tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien.\nHeureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort\noccupés d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans\nlaquelle M. de Chaulnes n'était pas compris. Vers la fin du repas, il\narriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l'appeler mon maître. Il\nrougit jusqu'au blanc des yeux.\n\nSoit hasard ou fait exprès de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne\nfut pas un instant seule ce jour-là. Le soir, en passant de la salle à\nmanger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire à Julien:\n\n--Tous mes projets sont renversés. Croirez-vous que ce soit un prétexte\nde ma part? maman vient de décider qu'une de ses femmes s'établira la\nnuit dans mon appartement.\n\nCette journée passa comme un éclair, Julien était au comble du bonheur.\nDès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la\nbibliothèque; il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître, il\nlui avait écrit une lettre infinie.\n\nIl ne la vit que bien des heures après, au déjeuner. Elle était ce\njour-là coiffée avec le plus grand soin; un art merveilleux s'était\nchargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux\nfois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus\nquestion de l'appeler mon maître.\n\nL'étonnement de Julien l'empêchait de respirer... Mathilde se reprochait\npresque tout ce qu'elle avait fait pour lui.\n\nEn y pensant mûrement, elle avait décidé que c'était un être, si ce\nn'est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour\nmériter toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. Au\ntotal, elle ne songeait guère à l'amour; ce jour-là, elle était lasse\nd'aimer.\n\nPour Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de\nseize ans. Le doute affreux, l'étonnement le désespoir l'occupèrent tour\nà tour pendant ce déjeuner qui lui sembla d'une éternelle durée.\n\nDès qu'il put décemment se lever de table il se précipita plutôt qu'il\nne courut à l'écurie, sella lui-même son cheval et partit au galop; il\ncraignait de se déshonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon\ncoeur à force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les\nbois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit pour mériter une telle\ndisgrâce?\n\nIl faut ne rien faire, ne rien dire aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant\nà l'hôtel, être mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne\nvit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore.\n\n\n\n\nCHAPITRE XX\n\nLE VASE DU JAPON\n\n Son coeur ne comprend pas d'abord tout l'excès de son malheur: il est\n plus troublé qu'ému. Mais à mesure que la raison revient, il sent la\n profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent\n anéantis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du désespoir\n qui le déchire. Mais à quoi bon parler de douleur physique? Quelle\n douleur, sentie par le corps seulement, est comparable à celle-ci?\n\n JEAN-PAUL.\n\n\nOn sonnait le dîner, Julien n'eut que le temps de s'habiller, il trouva\nau salon Mathilde, qui faisait des instances à son frère et à M. de\nCroisenois, pour les engager à ne pas aller passer la soirée à Suresnes,\nchez Mme la maréchale de Fervaques.\n\nIl eût été difficile d'être plus séduisante et plus aimable pour eux.\nAprès dîner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis.\nOn eût dit que Mlle de La Mole avait repris avec le culte de l'amitié\nfraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps\nfût charmant ce soir-là, elle insista pour ne pas aller au jardin elle\nvoulut que l'on ne s'éloignât pas de la bergère où Mme de La Mole était\nplacée. Le canapé bleu fut le centre du groupe, comme en hiver.\n\nMathilde avait de l'humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait\nparfaitement ennuyeux: il était lié au souvenir de Julien.\n\nLe malheur diminue l'esprit. Notre héros eut la gaucherie de s'arrêter\nauprès de cette petite chaise de paille, qui jadis avait été témoin de\ntriomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole;\nsa présence était comme inaperçue et pire encore. Ceux des amis de Mlle\nde La Mole, qui étaient placés près de lui à l'extrémité du canapé,\naffectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut\nl'idée.\n\nC'est une disgrâce de cour, pensa-t-il. Il voulut étudier un instant les\ngens qui prétendaient l'accabler de leur dédain.\n\nL'oncle de M. de Luz avait une grande charge auprès du roi, d'où il\nrésultait que ce bel officier plaçait au commencement de sa\nconversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette\nparticularité piquante: son oncle s'était mis en route à sept heures\npour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce détail était\namené avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.\n\nEn observant M. de Croisenois avec l'oeil sévère du malheur, Julien\nremarqua l'extrême influence que cet aimable et bon jeune homme\nsupposait aux causes occultes. C'était au point qu'il s'attristait et\nprenait de l'humeur, s'il voyait attribuer un événement un peu important\nà une cause simple et toute naturelle. Il y a là un commencement de\nfolie, se dit Julien. Ce caractère a un rapport frappant avec celui de\nl'empereur Alexandre, tel que me l'a décrit le prince Korasoff. Durant\nla première année de son séjour à Paris, le pauvre Julien sortant du\nséminaire, ébloui par les grâces pour lui si nouvelles de tous ces\naimables jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur véritable\ncaractère commençait seulement à se dessiner à ses yeux.\n\nJe joue ici un rôle indigne, pensa-t-il tout à coup. Il s'agissait de\nquitter sa petite chaise de paille d'une façon qui ne fût pas trop\ngauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau à une\nimagination tout occupée ailleurs. Il fallait avoir recours à la\nmémoire, la sienne était, il faut l'avouer, peu riche en ressources de\nce genre; le pauvre garçon avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il\nd'une gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu'il se leva pour\nquitter le salon. Le malheur était trop évident dans toute sa manière\nd'être. Il jouait depuis trois quarts d'heure le rôle d'un importun\nsubalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense\nde lui.\n\nLes observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux,\nl'empêchèrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il\navait, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s'était passé\nl'avant-veille. Quels que soient leurs mille avantages sur moi,\npensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n'a été pour aucun d'eux\nce que, deux fois dans ma vie, elle a daigné être pour moi.\n\nSa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère\nde la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse\nabsolue de tout son bonheur.\n\nIl s'en tint, la journée suivante, à tuer de fatigue lui et son cheval.\nIl n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canapé bleu, auquel\nMathilde restait fidèle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait\npas même le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire\nune étrange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.\n\nPour Julien, le sommeil eût été le bonheur. En dépit de la fatigue\nphysique, des souvenirs trop séduisants commençaient à envahir toute son\nimagination. Il n'eut pas le génie de voir que, par ses grandes courses\nà cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur\nlui-même et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathilde, il\nlaissait au hasard la disposition de son sort.\n\nIl lui semblait qu'une chose apporterait à sa douleur un soulagement\ninfini: ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui\ndire?\n\nC'est à quoi, un matin, à sept heures, il rêvait profondément, lorsque\ntout à coup il la vit entrer dans la bibliothèque.\n\n--Je sais, monsieur, que vous désirez me parler.\n\n--Grand Dieu! qui vous l'a dit?\n\n--Je le sais, que vous importe? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez\nme perdre, ou du moins le tenter; mais ce danger, que je ne crois pas\nréel, ne m'empêchera certainement pas d'être sincère. Je ne vous aime\nplus, monsieur, mon imagination folle m'a trompée...\n\nA ce coup terrible, éperdu d'amour et de malheur, Julien essaya de se\njustifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire? Mais la\nraison n'avait plus aucun empire sur ses démarches. Un instinct aveugle\nle poussait à retarder la décision de son sort. Il lui semblait que tant\nqu'il parlait, tout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses\nparoles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il eût l'audace\nde l'interrompre.\n\nLes remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient, ce matin-là,\négalement malheureuse. Elle était en quelque sorte anéantie par\nl'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé fils\nd'un paysan. C'est à peu près, se disait-elle dans les moments où elle\ns'exagérait son malheur, comme si j'avais à me reprocher une faiblesse\npour un des laquais.\n\nDans les caractères hardis et fiers, il n'y a qu'un pas de la colère\ncontre soi-même à l'emportement contre les autres; les transports de\nfureur sont dans ce cas un plaisir vif.\n\nEn un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des\nmarques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d'esprit,\net cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de\nleur infliger des blessures cruelles.\n\nPour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l'action\nd'un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente.\nLoin de songer le moins du monde à se défendre en cet instant, son\nimagination mobile en vint à se mépriser soi-même. En s'entendant\naccabler de marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant\nd'esprit pour détruire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi,\nil lui semblait que Mathilde avait raison, et qu'elle n'en disait pas\nassez.\n\nPour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi\nelle et lui de l'adoration quelle avait sentie quelques jours\nauparavant.\n\nElle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la première fois\nles choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance.\nElle ne faisait que répéter ce que depuis huit jours, disait dans son\ncoeur l'avocat du parti contraire à l'amour.\n\nChaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle\nde La Mole le retint par le bras avec autorité.\n\n--Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous\nentendra de la pièce voisine.\n\n--Qu'importe! reprit fièrement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on\nm'entend? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées\nqu'il a pu se figurer sur mon compte.\n\nLorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné,\nqu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne m'aime plus, se\nrépétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position.\nIl paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute\nla vie.\n\nEst-il bien possible, elle n'était rien! rien pour mon coeur, il y a si\npeu de jours!\n\nLes jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait\ndonc pu rompre à tout jamais! Triompher si complètement d'un penchant si\npuissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi, ce petit monsieur\ncomprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun\nempire sur moi. Elle était si heureuse que réellement elle n'avait plus\nd'amour en ce moment.\n\nAprès une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins\npassionné que Julien, l'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un\nseul instant de ce qu'elle se devait à elle-même Mlle de La Mole lui\navait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées,\nqu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de\nsang-froid.\n\nLa conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si\nétonnante, fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait\nfermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le\nlendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un\ndéfaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme\ndans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait\nfaire, et l'exécutait.\n\nCe jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une\nbrochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui\navait apportée en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit\ntomber un vieux vase de porcelaine bleue, laid au possible.\n\nMme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse, et vint considérer\nde près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux Japon,\ndisait-elle il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'était\nun présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa\nfille...\n\nMathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce\nvase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et\npoint trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.\n\n--Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d'un\nsentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie\nd'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il\nsortit.\n\n--On dirait en vérité, dit Mme de La Mole, comme il s'en allait, que ce\nM. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.\n\nCe mot tomba directement sur le coeur de Mathilde. Il est vrai, se\ndit-elle, ma mère a deviné juste, tel est le sentiment qui l'anime.\nAlors seulement cessa la joie de la scène qu'elle lui avait faite la\nveille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent, il\nme reste un grand exemple, cette erreur est affreuse humiliante! elle me\nvaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.\n\nQue n'ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour\ncette folle me tourmente-t-il encore?\n\nCet amour, loin de s'éteindre comme il l'espérait, fit des progrès\nrapides. Elle est folle il est vrai, se disait-il en est-elle moins\nadorable? est-il possible d'être plus jolie? Tout ce que la civilisation\nla plus élégante peut présenter de vifs plaisirs, n'était-il pas réuni\ncomme à l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passé\ns'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la\nraison.\n\nLa raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais\nsévères ne font qu'en augmenter le charme.\n\nVingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux Japon, Julien\nétait décidément l'un des hommes les plus malheureux.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXI\n\nLA NOTE SECRÈTE\n\n Car tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le\n voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.\n\n Lettre à l'Auteur.\n\n\nLe marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil\nétait brillant.\n\n--Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu'elle est\nprodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les\nréciter à Londres? mais sans changer un mot!...\n\nLe marquis chiffonnait avec humeur la _Quotidienne_ du jour, et\ncherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui\navait jamais vu, même lorsqu'il était question du procès Frilair.\n\nJulien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à\nfait dupe du ton léger qu'on lui montrait.\n\n--Ce numéro de la _Quotidienne_ n'est peut-être pas fort amusant; mais,\nsi Monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le\nlui réciter tout entier.\n\n--Quoi! même les annonces?\n\n--Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot.\n\n--M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravité\nsoudaine.\n\n--Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma\nmémoire.\n\n--C'est que j'ai oublié de vous faire cette question hier: je ne vous\ndemande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez\nentendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai\nrépondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze\npersonnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.\n\nNe soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun\nparlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en\nreprenant l'air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous\nparlerons, vous écrirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec\nmoi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages\nque vous me réciterez demain matin, au lieu de tout le numéro de la\n_Quotidienne_. Vous partirez aussitôt après, il faudra courir la poste\ncomme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de\nn'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand\npersonnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout\nce qui l'entoure; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y\na des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage\npour les intercepter. Vous aurez une lettre de recommandation\ninsignifiante.\n\nAu moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que\nvoici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est\ntoujours autant de fait donnez-moi la vôtre.\n\nLe duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que\nvous aurez apprises par coeur.\n\nCela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son\nExcellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez\nassister.\n\nCe qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre\nParis et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient\npas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa\nmission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment\nsaurons-nous votre mort? votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en\nfaire part.\n\nCourez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis\nd'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce\nsoir que vous ayez l'air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez\ncomme à l'ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine? Oui, mon\nami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est\nfort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra\nbien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne\nauberge où vous aurez demandé à souper.\n\n--Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas\nprendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose...\n\nLe marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui\navait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.\n\n--C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous\nle dire. Je n'aime pas les questions.\n\n--Ceci n'en était pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure,\nmonsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la\nplus sûre.\n\n--Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais\nqu'un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l'air de\nforcer la confiance.\n\nJulien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une\nexcuse et ne la trouvait pas.\n\n--Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle à son\ncoeur quand on a fait quelque sottise.\n\nUne heure après, Julien était dans l'antichambre du marquis avec une\ntournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc\ndouteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.\n\nEn le voyant, le marquis éclata de rire, et alors seulement la\njustification de Julien fut complète.\n\nSi ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et\ncependant quand on agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses\nbrillants amis de même acabit ont du coeur, de la fidélité pour cent\nmille; s'il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône,\nils savent tout... excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable\nsi je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et\nfaire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme\nses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit...\n\nLe marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuer,\ndit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que\nlui...\n\n--Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une idée\nimportune.\n\n--Monsieur, dit Julien, pendant qu'on arrangeait cet habit, j'ai appris\npar coeur la première page de la _Quotidienne_ d'aujourd'hui.\n\nLe marquis prit le journal, Julien récita sans se tromper d'un seul mot.\nBon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là; pendant ce temps, ce\njeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.\n\nIls arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie\nboisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais\nrenfrogné achevait d'établir une grande table à manger, qu'il changea\nplus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout\ntaché d'encre, dépouille de quelque ministère.\n\nLe maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point\nprononcé; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui\ndigère.\n\nSur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table.\nPour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta\ndu coin de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que\npar le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le\nton de l'égalité; les autres semblaient plus ou moins respectueux.\n\nUn nouveau personnage entra sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa\nJulien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution\nserait prise en mon honneur? Tout le monde se leva pour recevoir le\nnouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que\ntrois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait\nassez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à ce que\npouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et\népais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une\nméchanceté de sanglier.\n\nL'attention de Julien fut vivement distraite par l'arrivée presque\nimmédiate d'un être tout différent. C'était un grand homme très maigre\net qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil était caressant, son\ngeste poli.\n\nC'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon, pensa Julien.\nCet homme appartenait évidemment à l'Église, il n'annonçait pas plus de\ncinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus\npaterne.\n\nLe jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand, faisant la\nrevue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas\nadressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard\nsurpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ci\nconnaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands\nseigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard\nde ce jeune évêque me glace! Il faut convenir que je suis un être bien\nsingulier et bien malheureux.\n\nUn petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à\nparler dès la porte, il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès\nl'arrivée de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent,\napparemment pour éviter l'ennui de l'écouter.\n\nEn s'éloignant de la cheminée, on se rapprochait du bas bout de la\ntable, occupé par Julien.. Sa contenance devenait de plus en plus\nembarrassée, car enfin, quelque effort qu'il fît, il ne pouvait pas ne\npas entendre, et quelque peu d'expérience qu'il eût, il comprenait toute\nl'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement; et\ncombien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux\ndevaient tenir à ce qu'elles restassent secrètes!\n\nDéjà, le plus lentement possible. Julien avait taillé une vingtaine de\nplumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un\nordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oublié.\n\nCe que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes;\nmais des gens à physionomie aussi médiocre, et chargés par d'autres ou\npar eux-mêmes d'aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles.\nMon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu\nrespectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les\nyeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles.\n\nSon embarras était extrême, il entendait de singulières choses.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXII\n\nLA DISCUSSION\n\n La république!--Pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien\n public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que\n leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa\n voiture et non à cause de sa vertu.\n\n NAPOLÉON, Mémorial.\n\n\nLe laquais entra précipitamment en disant:\n\n--Monsieur le duc de ***:\n\n--Taisez-vous, vous n'êtes qu'un sot, dit le duc en entrant.\n\nIl dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que malgré lui, Julien\npensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de\nce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il\navait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu'il trembla que son\nregard ne fût une indiscrétion.\n\nCe duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant\npar ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage\nbusqué et tout en avant; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble\net plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance.\n\nJulien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques\npar la voix de M. de La Mole.\n\n--Je vous présente M. l'abbé Sorel, disait le marquis; il est doué d'une\nmémoire étonnante; il n'y a qu'une heure que je lui ai parlé de la\nmission dont il pouvait être honoré, et, afin de donner une preuve de sa\nmémoire, il a appris par coeur la première page de la _Quotidienne_.\n\n--Ah! les nouvelles étrangères de ce pauvre N..., dit le maître de la\nmaison.\n\nIl prit le journal avec empressement, et regardant Julien d'un air\nplaisant, à force de chercher à être important:\n\n--Parlez, monsieur, lui dit-il.\n\nLe silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien; il récita si\nbien qu'au bout de vingt lignes:\n\n--Il suffit, dit le duc.\n\nLe petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le président, car\nà peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe\nde l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour\nécrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.\n\n--Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on\nvous fera appeler.\n\nLe maître de la maison prit l'air fort inquiet:\n\n--Les volets ne sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin.\n\n--Il est inutile de regarder par la fenêtre, cria-t-il sottement à\nJulien. Me voici fourré dans une conspiration tout au moins, pensa\ncelui-ci. Heureusement, elle n'est pas de celles qui conduisent en place\nde Grève. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au\nmarquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le chagrin que mes\nfolies peuvent lui causer un jour!\n\nTout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de\nfaçon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il\nn'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le\nmarquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.\n\nLongtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon\ntendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la\nconsole un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre du\nPape, de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement relié.\nJulien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'écouter. De moment en moment\non parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on\nl'appela.\n\n--Songez, messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons\ndevant le duc de ***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune\nlévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l'aide\nde sa mémoire étonnante, jusqu'à nos moindres discours.\n\nLa parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l'air\npaterne, et qui portait trois ou quatre gilets.\n\nJulien trouva qu'il eût été plus naturel de nommer le Monsieur aux\ngilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.\n\n(Ici l'auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise\ngrâce, dit l'éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce,\nc'est mourir.\n\n--La politique, reprend l'auteur, est une pierre attachée au cou de la\nlittérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au\nmilieu des intérêts d'imagination, c'est un coup de pistolet au milieu\nd'un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne\ns'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser\nmortellement une moitié de lecteurs et ennuyer l'autre qui l'a trouvée\nbien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin...\n\n--Si vos personnages ne parlent pas politique reprend l'éditeur, ce ne\nsont plus les Français de 1830, et votre livre n'est plus un miroir,\ncomme vous en avez la prétention...)\n\nLe procès-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien\npâle, car il a fallu, comme toujours supprimer les ridicules dont\nl'excès eût semblé odieux où peu vraisemblable. (Voir la _Gazette des\nTribunaux._)\n\nL'homme aux gilets et à l'air paterne (c'était un évêque peut-être)\nsouriait souvent, et alors ses yeux, entourés de paupières flottantes,\nprenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de\ncoutume. Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc\n(mais quel duc? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions\net faire les fonctions d'avocat général, parut à Julien tomber dans\nl'incertitude et l'absence de conclusions décidées que l'on reproche\nsouvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla\nmême jusqu'à le lui reprocher.\n\nAprès plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophie, l'homme\naux gilets dit:\n\n--La noble Angleterre, guidée par un grand homme, l'immortel Pitt, a\ndépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si\ncette assemblée me permet d'aborder avec quelque franchise une idée\ntriste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que\nBonaparte, quand surtout on n'avait à lui opposer qu'une collection de\nbonnes intentions, il n'y avait de décisif que les moyens personnels...\n\n--Ah! encore l'éloge de l'assassinat! dit le maître de la maison d'un\nair inquiet.\n\n--Faites-nous grâce de vos homélies sentimentales, s'écria avec humeur\nle président, son oeil de sanglier brilla d'un éclat féroce. Continuez,\ndit-il à l'homme aux gilets. Les joues et le front du président\ndevinrent pourpres.\n\n--La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est écrasée aujourd'hui;\ncar chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligé de payer\nl'intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre\nles jacobins. Elle n'a plus de Pitt...\n\n--Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit\nl'air fort important.\n\n--De grâce, silence, messieurs, s'écria le président; si nous disputons\nencore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.\n\n--On sait que monsieur a beaucoup d'idées, dit le duc d'un air piqué, en\nregardant l'interrupteur, ancien général de Napoléon.\n\nJulien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et\nde fort offensant. Tout le monde sourit; le général transfuge parut\noutré de colère.\n\n--Il n'y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur, de l'air\ndécouragé d'un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui\nl'écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas\ndeux fois une nation par les mêmes moyens...\n\n--C'est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte est désormais\nimpossible en France, s'écria l'interrupteur militaire.\n\nPour cette fois, ni le président ni le duc n'osèrent se fâcher, quoique\nJulien crût lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils\nbaissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être\nentendu de tous.\n\nMais le rapporteur avait pris de l'humeur.\n\n--On est pressé de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout à\nfait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que\nJulien croyait l'expression de son caractère, on est pressé de me voir\nfinir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser\nles oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent être. Eh\nbien, messieurs, je serai bref.\n\nEt je vous dirai en paroles bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou\nau service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendrait, qu'avec tout\nson génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires\nanglais car ils savent que la brève campagne de Waterloo leur à coûté, à\nelle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettes\najouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous dirai:\nAidez-vous vous-mêmes, car l'Angleterre n'a pas une guinée à votre\nservice, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la\nPrusse, qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire\ncontre la France plus d'une campagne ou deux.\n\nL'on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme\nseront battus à la première campagne, à la seconde peut-être; mais à la\ntroisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenus,\nà la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n'étaient plus les\npaysans enrégimentés de 1792.\n\nIci l'interruption partit de trois ou quatre points à la fois.\n\n--Monsieur, dit le président à Julien, allez mettre au net dans la pièce\nvoisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien\nsortit à son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des\nprobabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.\n\nIls ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela,\nM. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le\nconnaissait, semblait bien plaisant:\n\n--... Oui, messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut\ndire:\n\nSera-t-il dieu, table ou cuvette?\n\n_Il sera dieu!_ s'écrie le fabuliste. C'est à vous, messieurs que semble\nappartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes et la\nnoble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l'avaient faite\net que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.\n\nL'Angleterre, ses nobles lords du moins, exècre autant que nous\nl'ignoble jacobinisme: sans l'or anglais, l'Autriche, la Russie, la\nPrusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il\npour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu\ngaspilla si bêtement en 1817? Je ne le crois pas.\n\nIci il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde.\nElle partait encore de l'ancien général impérial, qui désirait le cordon\nbleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.\n\n--Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte.\n\nIl insista sur le _Je_, avec une insolence qui charma Julien. Voilà du\nbien joué, se disait-il, tout en faisant voler sa plume presque aussi\nvite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole\nanéantit les vingt campagnes de ce transfuge.\n\n--Ce n'est pas à l'étranger tout seul, continua le marquis du ton le\nplus mesuré, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire.\nToute cette jeunesse, qui fait des articles incendiaires dans le\n_Globe_, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi\nlesquels peut se trouver un Kléber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru,\nmais moins bien intentionné.\n\n--Nous n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il\nfallait le maintenir immortel.\n\n--Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole,\nmais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets bien\ntranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistes, les\nélecteurs l'opinion en un mot, la jeunesse et tout ce qui l'admire.\nPendant qu'elle s'étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous\navons l'avantage certain de consommer le budget.\n\nIci encore l'interruption.\n\n--Vous, monsieur, dit M. de La Mole à l'interrupteur avec une hauteur et\nune aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque,\nvous dévorez quarante mille francs portés au budget de l'État, et\nquatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.\n\nEh bien, monsieur, puisque vous m'y forcez, je vous prends hardiment\npour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent saint Louis à la\ncroisade, vous devriez pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au\nmoins un régiment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne\nfût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la\nbonne cause, à la vie et à la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en\ncas de révolte, vous feraient peur à vous-même.\n\nLe trône, l'autel, la noblesse peuvent périr demain, messieurs, tant que\nvous n'aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents\nhommes _dévoués_; mais je dis dévoués, non seulement avec toute la\nbravoure française, mais aussi avec la constance espagnole.\n\nLa moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos\nneveux de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura à ses côtés, non\npas un petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si\n1815 se présente de nouveau mais un bon paysan simple et franc comme\nCathelineau; notre gentilhomme l'aura endoctriné, ce sera son frère de\nlait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son\nrevenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par\ndépartement. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère.\nJamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu'à Dijon seulement, s'il\nn'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.\n\nLes rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez\nvingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les\nportes de la France. Ce service est pénible, direz-vous, messieurs,\nnotre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre\nexistence comme gentilshommes il y a guerre à mort. Devenez des\nmanufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si\nvous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.\n\n_Formez vos bataillons_, vous dirai-je avec la chanson des jacobins;\nalors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touché du péril\nimminent du principe monarchique, s'élancera à trois cents lieues de son\npays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants.\nVoulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y aura\nplus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec\nces trois lettres R, O, I s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je\nne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.\n\nVous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un général\naccrédité, connu et aimé de tous, que l'armée n'est organisée que dans\nl'intérêt du trône et de l'autel, qu'on lui a ôté tous les vieux\ntroupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens\ncompte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.\n\nDeux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont\namoureux de la guerre...\n\n--Trêve de vérités désagréables, dit d'un ton suffisant un grave\npersonnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiques,\ncar M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut\nun grand signe pour Julien.\n\nTrêve de vérités désagréables, résumons-nous, messieurs: l'homme à qui\nil est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à\nson chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi\nl'expression, messieurs, le noble duc de *** est notre chirurgien...\n\nVoilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien, c'est vers le... que je\ngaloperai cette nuit.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIII\n\nLE CLERGÉ, LES BOIS, LA LIBERTÉ\n\n La première loi de tout être, c'est de se conserver, c'est de vivre.\n Vous semez de la ciguë et prétendez voir mûrir des épis!\n\n MACHIAVEL.\n\n\nLe grave personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec\nune éloquence douce et modérée, qui plut infiniment à Julien, ces\ngrandes vérités:\n\n1º L'Angleterre n'a pas une guinée à notre service; l'économie et Hume y\nsont à la mode. Les Saints même ne nous donneront pas d'argent, et M.\nBrougham se moquera de nous.\n\n2º Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europe,\nsans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite\nbourgeoisie.\n\n3º Nécessité de former un parti armé en France, sans quoi le principe\nmonarchique d'Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.\n\n--Le quatrième point que j'ose vous proposer comme évident est celui-ci:\n\n_Impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé._ Je\nvous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il\nfaut tout donner au clergé.\n\n1º Parce que s'occupant de son affaire nuit et jour, et guidé par des\nhommes de haute capacité établis loin des orages à trois cents lieues de\nvos frontières...\n\n--Ah! Rome, Rome! s'écria le maître de la maison...\n\n--Oui, monsieur, _Rome_! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que\nsoient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode\nquand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergé,\nguidé par Rome, parle seul au petit peuple.\n\nCinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par\nles chefs, et le peuple, qui, après tout, fournit les soldats, sera plus\ntouché de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde...\n\n(Cette personnalité excita des murmures.)\n\n--Le clergé a un génie supérieur au vôtre, reprit le cardinal en\nhaussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point\ncapital, _avoir en France un parti armé_, ont été faits par nous. Ici\nparurent des faits... Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en\nVendée?... etc., etc.\n\nTant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la première\nguerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus\nd'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle\naime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement\npopulaire, car faire la guerre, c'est affamer les Jésuites, pour parler\ncomme le vulgaire, faire la guerre, c'est délivrer ces monstres\nd'orgueil, les Français, de la menace de l'intervention étrangère.\n\nLe cardinal était écouté avec faveur...\n\n--Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère, son nom\nirrite inutilement.\n\nA ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer\nencore, pensa Julien, mais le sage président lui-même avait oublié la\nprésence et l'existence de Julien.\n\nTous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de\nNerval, le premier ministre qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de\nRetz.\n\n_Le désordre fut à son comble_, comme disent les journaux en parlant de\nla chambre. Au bout d'un gros quart d'heure, le silence se rétablit un\npeu.\n\nAlors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un apôtre:\n\n--Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singulière, que je ne\ntiens pas au ministère.\n\nIl m'est démontré, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins\nen décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc\nvolontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre;\nmais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le\nciel m'a dit: Tu porteras ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la\nmonarchie en France, et réduiras les Chambres à ce qu'était le parlement\nsous Louis XV, et cela, messieurs, _je le ferai_.\n\nIl se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.\n\nVoilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait toujours comme à\nl'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats\nd'une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion\ndans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage,\ncet homme n'avait pas de sens.\n\nMinuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot _je le ferai_.\nJulien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et\nde funèbre. Il était ému.\n\nLa discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une\nincroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien\ndans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un\nplébéien?\n\nDeux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maître de la maison\ndormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire\nrenouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une\nheure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien\ndans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru\nmettre à l'aise tout le monde.\n\nPendant qu'on renouvelait les bougies:\n\n--Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin\nl'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter\nnotre avenir.\n\nIl faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare et même\neffronterie à se présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au\nministère, mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d'un\nhomme, il eût dû le sentir.\n\nA peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux.\nEn ce moment, il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre\net s'en alla.\n\n--Je parierais, dit l'homme aux gilets, que le général court après le\nministre; il va s'excuser de s'être trouvé ici, et prétendre qu'il nous\nmène.\n\nQuand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement\ndes bougies:\n\n--Délibérons enfin, messieurs, dit le président, n'essayons plus de nous\npersuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui, dans\nquarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a\nparlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval\nnous a quittés, que nous importent les ministres? nous les ferons\nvouloir.\n\nLe cardinal approuva par un sourire fin.\n\n--Rien de plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit\nle jeune évêque d'Agde, avec le feu concentré et contraint du fanatisme\nle plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence son oeil, que Julien\navait observé, d'abord doux et calme s'était enflammé après la première\nheure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du\nVésuve.\n\n--De 1806 à 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne\npas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme\neut fait des ducs et des chambellans dès qu'il eut rétabli le trône, la\nmission que Dieu lui avait confiée était finie; il n'était plus bon qu'à\nimmoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d'un endroit la\nmanière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations\nlatines.)\n\nAujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est\nParis. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents\nhommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A\nquoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris\nseul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle\nBabylone périsse.\n\nEntre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même\ndans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé\nsouffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch...\n\n * * * * *\n\nCe ne fut qu'à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La\nMole.\n\nLe marquis était honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à\nJulien, il y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa\nparole de ne jamais révéler les excès de zèle, ce fut son mot, dont le\nhasard venait de le rendre témoin.\n\n--N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement\npour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'état soit\nrenversé? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos\nchâteaux, nous serons massacrés par les paysans.\n\nLa note secrète que le marquis rédigea d'après le grand procès-verbal de\nvingt-six pages, écrit par Julien, ne fut prête qu'à quatre heures trois\nquarts.\n\n--Je suis fatigué à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette\nnote qui manque de netteté vers la fin, j'en suis plus mécontent que\nd'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il,\nallez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enlève, moi\nje vais vous enfermer à clef dans votre chambre.\n\nLe lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez\néloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien\njugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom\nsuppose, mais Indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait\ntoujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calèche.\n\nLe marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoire Julien lui avait\nrécité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait tort qu'il ne\nfût intercepté.\n\n--Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui\ndit-il avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y avait\npeut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.\n\nLe voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de\nla vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission,\npour ne songer qu'aux mépris de Mathilde.\n\nDans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste\nvint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il était dix heures du\nsoir; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la\nporte, et insensiblement, sans qu'il y parût, passa dans la cour des\nécuries. Il n'y vit pas de chevaux.\n\nL'air de cet homme était pourtant singulier, se disait Julien; son oeil\ngrossier m'examinait.\n\nIl commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu'on\nlui disait. Il songeait à s'échapper après souper, et pour apprendre\ntoujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se\nchauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver _il\nsignor_ Geronimo, le célèbre chanteur!\n\nÉtabli dans un fauteuil qu'il avait fait apporter près du feu, le\nNapolitain gémissait tout haut, et parlait plus, à lui tout seul, que\nles vingt paysans allemands qui l'entouraient ébahis.\n\n--Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j'ai promis de chanter\ndemain à Mayence. Sept princes souverains, sont accourus pour\nm'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il d'un air\nsignificatif.\n\nQuand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilité d'être\nentendu:\n\n--Savez-vous de quoi il retourne? dit-il à Julien; ce maître de poste\nest un fripon. Tout en me promenant, j'ai donné vingt sous à un petit\npolisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie\nà l'autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.\n\n--Vraiment? dit Julien d'un air innocent.\n\nCe n'était pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir:\nc'est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir.\n\n--Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C'est\npeut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un\nbon déjeuner; pendant qu'on le prépare nous allons nous promener, nous\nnous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.\n\n--Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-être Geronimo lui-même\npouvait être envoyé pour l'intercepter.\n\nIl fallut souper et se coucher. Julien était encore dans le premier\nsommeil, quand il fut réveillé en sursaut par la voix de deux personnes\nqui parlaient dans sa chambre, sans trop se gêner.\n\nIl reconnut le maître de poste, armé d'une lanterne sourde. La lumière\nétait dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter\ndans sa chambre. A côté du maître de poste était un homme qui fouillait\ntranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les\nmanches de son habit, qui étaient noires et fort serrées.\n\nC'est une soutane, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets\nqu'il avait placés sous son oreiller.\n\n--Ne craignez pas qu'il se réveille, monsieur le curé, disait le maître\nde poste. Le vin qu'on leur a servi était de celui que vous avez préparé\nvous-même.\n\n--Je ne trouve aucune trace de papiers, répondait le curé. Beaucoup de\nlinge, d'essences, de pommades, de futilités, c'est un jeune homme du\nsiècle, occupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autre, qui\naffecte de parler avec un accent italien.\n\nCes gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son\nhabit de voyage. Il était bien tenté de les tuer comme voleurs. Rien de\nmoins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie... Je ne serais\nqu'un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. >, Son habit fouillé:\n\n--Ce n'est pas là un diplomate, dit le prêtre: il s'éloigna et fit bien.\n\nS'il me touche dans mon lit, malheur à lui! se disait Julien; il peut\nfort bien venir me poignarder, et c'est ce que je ne souffrirai pas.\n\nLe curé tourna la tête, Julien ouvrait les yeux à demi; quel ne fut pas\nson étonnement! c'était l'abbé Castanède! En effet, quoique les deux\npersonnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblé, dès l'abord,\nreconnaître une des voix. Julien fut saisi d'une envie démesurée de\npurger la terre d'un de ses plus lâches coquins...\n\nMais ma mission! se dit-il.\n\nLe curé et son acolyte sortirent. Un quart d'heure après, Julien fit\nsemblant de s'éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.\n\n--Je suis empoisonné, s'écriait-il, je souffre horriblement! Il voulait\nun prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi\nasphyxié par le laudanum contenu dans le vin.\n\nJulien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupé avec du\nchocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez\nGeronimo pour le décider à partir.\n\n--On me donnerait tout le royaume de Naples disait le chanteur, que je\nne renoncerais pas en ce moment à la volupté de dormir.\n\n--Mais les sept princes souverains!\n\n--Qu'ils attendent.\n\nJulien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand\npersonnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une\naudience. Par bonheur vers les quatre heures, le duc voulut prendre\nl'air. Julien le vit sortir à pied, il n'hésita pas à l'approcher et à\nlui demander l'aumône. Arrivé à deux pas du grand personnage, il tira la\nmontre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.\n\n--_Suivez-moi de loin_, lui dit-on sans le regarder.\n\nA un quart de lieue de là le duc entra brusquement dans un petit\nCafé-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre\nque Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il\neut fini:\n\n--Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.\n\nLe prince prit des notes.\n\n--_Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre\ncalèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez et le vingt-deux du mois_\n(on était au dix) _trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss\nN'en sortez que dans une demi-heure. Silence!_\n\nTelles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent\npour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il,\nqu'on traite les affaires, que dirait ce grand homme d'État, s'il\nentendait les bavards passionnés d'il y a trois jours?\n\nJulien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait\nrien à y faire. Il prit un grand détour. Si ce diable d'abbé Castanède\nm'a reconnu, il n'est pas homme à perdre facilement ma trace. Et quel\nplaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire échouer ma mission!\n\nL'abbé Castanède, chef de la police de la congrégation, sur toute la\nfrontière du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. Et les jésuites\nde Strasbourg, quoique très zélés, ne songèrent nullement à observer\nJulien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l'air d'un jeune\nmilitaire fort occupé de sa personne.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIV\n\nSTRASBOURG\n\n Fascination! tu as de l'amour toute son énergie, toute sa puissance\n d'éprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances\n sont seuls au-delà de ta sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant\n dormir: elle est toute à moi, avec sa beauté d'ange et ses douces\n faiblesses! La voilà livrée à ma puissance, telle que le ciel la fit\n dans sa miséricorde pour enchanter un coeur d'homme.\n\n _Ode_ de SCHILLER\n\n\nForcé de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire\npar des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Était-il\ndonc amoureux? il n'en savait rien, il trouvait seulement dans son âme\nbourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son\nimagination. Il avait besoin de toute l'énergie de son caractère pour se\nmaintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n'avait pas quelque\nrapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambition, les\nsimples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que\nMme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé, il la\ntrouvait partout dans l'avenir.\n\nDe toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succès. Cet\nêtre que l'on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux,\nétait tombé dans un excès de modestie ridicule.\n\nTrois jours auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanède, et si,\nà Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné\nraison à l'enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu'il avait\nrencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu\ntort.\n\nC'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination\npuissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l'avenir des\nsuccès si brillants.\n\nLa solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette\nnoire imagination. Quel trésor n'eût pas été un ami! Mais, se disait\nJulien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un\nami, l'honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel?\n\nIl se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl; c'est un\nbourg, sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr.\nUn paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les\nîlots du Rhin, auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom.\nJulien, conduisant son cheval de la main gauche tenait déployée de la\ndroite la superbe carte qui orne les _Mémoires du maréchal Saint-Cyr_.\nUne exclamation de gaieté lui fit lever la tête.\n\nC'était le prince Korasoff cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé\nquelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité.\nFidèle à ce grand art, Korasoff arrivé de la veille à Strasbourg, depuis\nune heure à Kehl et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siège de\n1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait\nétonné, car il savait assez de français pour distinguer les énormes\nbévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues\ndes idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme,\nil admirait sa grâce à monter à cheval.\n\nL'heureux caractère! se disait-il. Comme son pantalon va bien, avec\nquelle élégance sont coupés ses cheveux! Hélas! si j'eusse été ainsi,\npeut-être qu'après m'avoir aimé trois jours, elle ne m'eût pas pris en\naversion.\n\nQuand le prince eut fini son siège de Kehl:\n\n--Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le\nprincipe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L'air triste ne\npeut être de bon ton, c'est l'air ennuyé qu'il faut. Si vous êtes\ntriste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne\nvous a pas réussi.\n\n_C'est montrer soi inférieur_. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c'est ce\nqui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc,\nmon cher, combien la méprise est grave.\n\nJulien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.\n\n--Bien! dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain! fort bien!\net il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration\nstupide.\n\nAh! si j'eusse été ainsi, elle ne m'eût pas préféré Croisenois! Plus sa\nraison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne\npas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût\nde soi-même ne peut aller plus loin.\n\nLe prince le trouvait décidément triste:\n\n--Ah! çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg vous êtes de\nmauvaise compagnie, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous\namoureux de quelque petite actrice?\n\nLes Russes copient les moeurs françaises, mais toujours à cinquante ans\nde distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.\n\nCes plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:\n\nPourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout à\ncoup.\n\n--Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg\nfort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une\nville voisine, m'a planté là après trois jours de passion, et ce\nchangement me tue.\n\nIl peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le\ncaractère de Mathilde.\n\n--N'achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre\nmédecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme\njouit d'une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle à la\nplus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fière de quelque\nchose.\n\nJulien fit un signe de tête, il n'avait plus le courage de parler.\n\n--Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous\nallez prendre sans délai:\n\n1º Voir tous les jours Mme..., comment l'appelez-vous?\n\n--Mme de Dubois.\n\n--Quel nom! dit le prince en éclatant de rire; mais pardon, il est\nsublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n'allez\npas surtout paraître à ses yeux froid et piqué rappelez-vous le grand\nprincipe de votre siècle: soyez le contraire de ce à quoi l'on s'attend.\nMontrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d'être\nhonoré de ses bontés.\n\n--Ah! j'étais tranquille alors, s'écria Julien avec désespoir, je\ncroyais la prendre en pitié...\n\n--Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison\nvieille comme le monde.\n\n1º Vous la verrez tous les jours.\n\n2º Vous ferez la cour à une femme de sa société mais sans vous donner\nles apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas,\nvotre rôle est difficile; vous jouez la comédie, et si l'on devine que\nvous la jouez, vous êtes perdu.\n\n--Elle a tant d'esprit et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien\ntristement.\n\n--Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de\nDubois est profondément occupée d'elle-même, comme toutes les femmes qui\nont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde\nau lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les\ndeux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveur, à\ngrand effort d'imagination, elle voyait en vous le héros qu'elle avait\nrêvé, et non pas ce que vous êtes réellement.\n\nMais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout\nà fait un écolier?...\n\nParbleu! entrons dans ce magasin, voilà un col noir charmant, on le\ndirait fait par John Anderson, de Burlington-street; faites-moi le\nplaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire\nque vous avez au cou.\n\nAh! çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier\npassementier de Strasbourg, quelle est la société de Mme de Dubois?\ngrand Dieu! quel nom! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c'est plus\nfort que moi... A qui ferez-vous la cour?\n\n--A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas immensément\nriche. Elle a les plus beaux yeux du monde et qui me plaisent\ninfiniment, elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au\nmilieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter\nsi quelqu'un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur,\nson père était l'un des marchands les plus connus de Strasbourg.\n\n--Ainsi si l'on parle d'_industrie_, dit le prince en riant vous êtes\nsûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est\ndivin et fort utile, il vous empêchera d'avoir le moindre moment de\nfolie auprès de ces beaux yeux. Le succès est certain.\n\nJulien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à\nl'hôtel de La Mole. C'était une belle étrangère qui avait épousé le\nmaréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre\nobjet que de faire oublier qu'elle était fille d'un industriel, et, pour\nêtre quelque chose à Paris, elle s'était mise à la tête de la vertu.\n\nJulien admirait sincèrement le prince; que n'eût-il pas donné pour avoir\nses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff\nétait ravi: jamais un Français ne l'avait écouté aussi longtemps. Ainsi,\nj'en suis enfin venu, se disait le prince charmé à me faire écouter en\ndonnant des leçons à mes maîtres!\n\n--Nous sommes bien d'accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois,\npas l'ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté, fille du\nmarchand de bas de Strasbourg, en présence de Mme de Dubois. Au\ncontraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d'amour bien\nécrite est le souverain plaisir pour une prude; c'est un moment de\nrelâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son coeur donc\ndeux lettres par jour.\n\n--Jamais, jamais! dit Julien découragé; je me ferais plutôt piler dans\nun mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher,\nn'espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.\n\n--Et qui vous parle de composer des phrases? J'ai dans mon nécessaire\nsix volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les\ncaractères de femme, j'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que\nKalisky n'a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à\ntrois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute\nl'Angleterre?\n\nJulien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du\nmatin.\n\nLe lendemain le prince fit appeler un copiste, et, deux jours après,\nJulien eut cinquante-trois lettres d'amour bien numérotées, destinées à\nla vertu la plus sublime et la plus triste.\n\n--Il n'y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se\nfit éconduire; mais que vous importe d'être maltraité par la fille du\nmarchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de\nDubois?\n\nTous les jours on montait à cheval: le prince était fou de Julien, ne\nsachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui\noffrir la main d'une de ses cousines, riche héritière de Moscou.\n\n--Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous\navez là vous font colonel en deux ans.\n\n--Mais cette croix n'est pas donnée par Napoléon, il s'en faut bien.\n\n--Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas inventée? Elle est encore\nde bien loin la première en Europe.\n\nJulien fut sur le point d'accepter; mais son devoir le rappelait auprès\ndu grand personnage, en quittant Korasoff, il promit d'écrire. Il reçut\nla réponse à la note secrète qu'il avait apportée, et courut vers Paris;\nmais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France\net Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'épouserai pas\nles millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses\nconseils.\n\nAprès tout, l'art de séduire est son métier, il ne songe qu'à cette\nseule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut\npas dire qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasme,\nla poésie sont une impossibilité dans ce caractère: c'est un procureur;\nraison de plus pour qu'il ne se trompe pas.\n\nIl le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.\n\nElle m'ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si\nbeaux, et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au\nmonde.\n\nElle est étrangère; c'est un caractère nouveau à observer.\n\nJe suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas\nm'en croire moi-même.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXV\n\nLE MINISTÈRE DE LA VERTU\n\n Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de\n circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.\n\n LOPE DE VEGA.\n\n\nA peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La\nMole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu'on lui présentait, notre\nhéros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'être condamné à\nmort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur\nd'être dévot; ces deux mérites, et, plus que tout, la haute naissance du\ncomte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait\nbeaucoup.\n\nJulien lui avoua gravement qu'il en était fort amoureux.\n\n--C'est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira,\nseulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je\ncomprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la\nphrase tout entière. Elle me donne souvent l'idée que je ne sais pas le\nfrançais aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer\nvotre nom, elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez\nBustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d'ordre; il a fait la\ncour à Mme la maréchale.\n\nDon Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire,\ncomme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine\navec des moustaches noires, et une gravité sans pareille; du reste, bon\ncarbonaro.\n\n--Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques\na-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque\nespoir de réussir? voilà la question. C'est vous dire que, pour ma part,\nj'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce\nraisonnement: souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le\nraconterai bientôt, elle n'est pas mal vindicative.\n\nJe ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et\njette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au\ncontraire à la façon d'être flegmatique et tranquille des Hollandais\nqu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.\n\nJulien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de\nl'Espagnol; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui\néchappaient.\n\n--Voulez-vous m'écouter? lui dit gravement don Diego Bustos.\n\n--Pardonnez à la _furia francese_; je suis tout oreilles, dit Julien.\n\n--La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine; elle\npoursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats,\nde pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme\nCollé. Vous savez?\n\n _J'ai la marotte_\n _D'aimer Marote._\n\netc.\n\nEt Julien dut essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien\naise de chanter en français.\n\nCette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d'impatience. Quand\nelle fut finie:\n\n--La maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette\nchanson:\n\n Un jour l'amour au cabaret...\n\nJulien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de l'analyser.\nRéellement elle était impie et peu décente.\n\n--Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit Don\nDiego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire\ntoutes les sottises qu'on publie. Quelques progrès que fassent la piété\net la gravité, il y aura toujours en France une littérature de cabaret.\nQuand Mme de Fervaques eut fait ôter à l'auteur, pauvre diable en\ndemi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui\ndis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il peut vous\nrépondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons\ndorés seront pour vous; les gens qui aiment à rire répéteront ses\népigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la maréchale me répondit?--Pour\nl'intérêt du Seigneur, tout Paris me verrait marcher au martyre; ce\nserait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter\nla qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne\nfurent plus beaux.\n\n--Et elle les a superbes, s'écria Julien.\n\n--Je vois que vous êtes amoureux... Donc, reprit gravement don Diego\nBustos, elle n'a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance.\nSi elle aime à nuire pourtant, c'est qu'elle est malheureuse, je\nsoupçonne là malheur intérieur. Ne serait-ce point une prude lasse de\nson métier?\n\nL'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.\n\n--Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c'est de là que\nvous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup réfléchi pendant les\ndeux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre\navenir, monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand problème: Est-ce\nune prude lasse de son métier, et méchante parce qu'elle est\nmalheureuse?\n\n--Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce\nce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité française;\nc'est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait le\nmalheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un\nbonheur pour elle, celui d'habiter Tolède, et d'être tourmentée par un\nconfesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.\n\nComme Julien sortait:\n\n--Altamira m'apprend que vous êtes des nôtres, lui dit Don Diego,\ntoujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre\nliberté, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon\nque vous connaissiez le style de la maréchale; voici quatre lettres de\nsa main.\n\n--Je vais les copier, s'écria Julien, et vous les rapporter.\n\n--Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?\n\n--Jamais, sur l'honneur! s'écria Julien.\n\n--Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l'Espagnol, et il reconduisit\nsilencieusement, jusque sur l'escalier, Altamira et Julien.\n\nCette scène égaya un peu notre héros, il fut sur le point de sourire. Et\nvoilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise\nd'adultère!\n\nPendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait\nété attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel d'Aligre.\n\nCelle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et\ns'habilla avec beaucoup de soin.\n\nPremière sottise, se dit-il en descendant l'escalier; il faut suivre à\nla lettre l'ordonnance du prince.\n\nIl remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus\nsimple.\n\nMaintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards. Il n'était que cinq\nheures et demie, et l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au\nsalon, qu'il trouva solitaire. A la vue du canapé bleu, il se précipita\nà genoux et baisa l'endroit où Mathilde appuyait son bras, il répandit\ndes larmes, ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette\nsensibilité sotte, se dit-il avec colère; elle me trahirait. Il prit un\njournal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du\nsalon au jardin.\n\nCe ne fut qu'en tremblant et bien caché par un grand chêne, qu'il osa\nlever les yeux jusqu'à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était\nhermétiquement fermée, il fut sur le point de tomber et resta longtemps\nappuyé contre le chêne; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir\nl'échelle du jardinier.\n\nLe chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances hélas! si\ndifférentes, n'avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de\nfolie, Julien le pressa contre ses lèvres.\n\nAprès avoir erré longtemps du salon au jardin, Julien se trouva\nhorriblement fatigué; ce fut un premier succès qu'il sentit vivement.\nMes regards seront éteints et ne me trahiront pas! Peu à peu les\nconvives arrivèrent au salon, jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un\ntrouble mortel dans le coeur de Julien.\n\nOn se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidèle à son\nhabitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on\nne lui avait pas dit son arrivée. D'après la recommandation du prince\nKorasoff, Julien regarda ses mains, elles tremblaient. Troublé lui-même\nau-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux\npour ne paraître que fatigué.\n\nM. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un\ninstant après, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se\ndisait à chaque instant: Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole,\nmais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce\nque j'étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu\nd'être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première\nfois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour\nfaire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation\nvivante.\n\nSa politesse fut récompensée, sur les huit heures, on annonça Mme la\nmaréchale de Fervaques. Julien s'échappa et reparut bientôt, vêtu avec\nle plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque\nde respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son\nvoyage à Mme de Fervaques. Julien s'établit auprès de la maréchale, de\nfaçon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsi,\nsuivant toutes les règles de l'art, Mme de Fervaques fut pour lui\nl'objet de l'admiration la plus ébahie. C'est par une tirade sur ce\nsentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le\nprince Korasoff lui avait fait cadeau.\n\nLa maréchale annonça qu'elle allait à l'Opéra-Buffa. Julien y courut; il\ntrouva le chevalier de Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de\nmessieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge\nde Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il\nen rentrant à l'hôtel, que je tienne un journal de siège; autrement\nj'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur\nce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable, à ne presque pas\npenser à Mlle de La Mole.\n\nMathilde l'avait presque oublié pendant son voyage. Ce n'est après tout\nqu'un être commun, pensait-elle son nom me rappellera toujours la plus\ngrande tache de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires\nde sagesse et d'honneur; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle\nse montra disposée à permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec\nle marquis de Croisenois, prépare depuis si longtemps. Il était fou de\njoie; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la résignation\nau fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.\n\nToutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au\nvrai, c'est là mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux\nidées de sagesse, c'est évidemment lui que je dois épouser.\n\nElle s'attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de\nJulien; elle préparait ses réponses: car sans doute, au sortir du dîner,\nil essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme\nau salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin. Dieu\nsait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout de suite cette\nexplication, se dit Mlle de La Mole; elle alla seule au jardin, Julien\nn'y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du\nsalon; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux\nchâteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur\ndonnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la\nphrase sentimentale et pittoresque qu'on appelle _esprit_ dans certains\nsalons.\n\nLe prince Korasoff eût été bien fier, s'il se fût trouvé à Paris: cette\nsoirée était exactement ce qu'il avait prédit.\n\nIl eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.\n\nUne intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer\nde quelques cordons bleus; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que\nson grand oncle fût chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la\nmême prétention pour son beau-père; ils réunirent leurs efforts, et la\nmaréchale vint presque tous les jours à l'hôtel de La Mole. Ce fut\nd'elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre: il offrait\nà la _Camarilla_ un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans\ncommotion, en trois ans.\n\nJulien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au\nministère; mais, à ses yeux, tous ces grands intérêts s'étaient comme\nrecouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que\nvaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en\nfaisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa\nmanière d'être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'après cinq ou six\nans de soins, il parviendrait à s'en faire aimer de nouveau.\n\nCette tête si froide était, comme on voit, tombée à l'état de déraison\ncomplet. De toutes les qualités qui l'avaient distingué autrefois il ne\nlui restait qu'un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de\nconduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez\nprès du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était impossible de\ntrouver un mot à dire.\n\nL'effort qu'il s'imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde\nabsorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la\nmaréchale comme un être à peine animé; ses yeux même, ainsi que dans\nl'extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.\n\nComme la manière de voir de Mme de La Mole n'était jamais qu'une\ncontre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse,\ndepuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVI\n\nL'AMOUR MORAL\n\n There also was of course in Adeline\n That calm patrician polish in the address,\n Which ne'er can pass the equinoctial line\n Of any thing which Nature would express:\n Just as a Mandarin finds nothing fine,\n At least his manner suffers not to guess\n That any thing he views can greatly please.\n\n _Don Juan_. C. XIII, stanza 84.\n\n\nIl y a un peu de folie dans la manière de voir de toute cette famille,\npensait la maréchale; ils sont engoués de leur jeune abbé, qui ne sait\nqu'écouter, avec d'assez beaux yeux, il est vrai.\n\nJulien, de son côté, trouvait dans les façons de la maréchale un exemple\nà peu près parfait de ce _calme patricien_ qui respire une politesse\nexacte et encore plus l'impossibilité d'aucune vive émotion. L'imprévu\ndans les mouvements, le manque d'empire sur soi-même, eût scandalisé Mme\nde Fervaques presque autant que l'absence de majesté envers les\ninférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût été à ses yeux comme une\nsorte d'_ivresse morale_ dont il faut rougir, et qui nuit fort à ce\nqu'une personne d'un rang élevé se doit à soi-même. Son grand bonheur\nétait de parler de la dernière chasse du roi, son livre favori les\n_Mémoires du duc de Saint-Simon_, surtout pour la partie généalogique.\n\nJulien savait la place qui, d'après la disposition des lumières,\nconvenait au genre de beauté de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait\nd'avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas\napercevoir Mathilde. Étonnée de cette constance à se cacher d'elle un\njour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d'une petite\ntable voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d'assez près\npar-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de\nson sort, l'effrayèrent d'abord, aperçus de si près, ensuite le jetèrent\nviolemment hors de son apathie habituelle, il parla et fort bien.\n\nIl adressait la parole à la maréchale, mais son but unique était d'agir\nsur l'âme de Mathilde. Il s'anima de telle sorte que Mme de Fervaques\narriva à ne plus comprendre ce qu'il disait.\n\nC'était un premier mérite. Si Julien eût eu l'idée de le compléter par\nquelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de\njésuitisme, la maréchale l'eût rangé d'emblée parmi les hommes\nsupérieurs appelés à régénérer le siècle.\n\nPuisqu'il est d'assez mauvais goût, se disait Mlle de La Mole, pour\nparler aussi longtemps et avec tant de feu à Mme de Fervaques, je ne\nl'écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint\nparole, quoique avec peine.\n\nA minuit, lorsqu'elle prit le bougeoir de sa mère pour l'accompagner à\nsa chambre, Mme de La Mole s'arrêta sur l'escalier pour faire un éloge\ncomplet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur, elle ne\npouvait trouver le sommeil Une idée la calma: ce que je méprise peut\nencore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.\n\nPour Julien, il avait agi, il était moins malheureux; ses yeux tombèrent\npar hasard sur le portefeuille en cuir de Russie, où le prince Korasoff\navait enfermé les cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait\ncadeau. Julien vit en note, au bas de la première lettre: _On envoie le\nnº 1 huit jours après la première vue_.\n\nJe suis en retard! s'écria Julien, car il y a bien longtemps que je vois\nMme de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre\nd'amour c'était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse\nà périr; Julien eut le bonheur de s'endormir à la seconde page.\n\nQuelques heures après, le grand soleil le surprit appuyé sur sa table.\nUn des moments les plus pénibles de sa vie était celui où, chaque matin,\nen s'éveillant, il s'apprenait son malheur. Ce jour-là, il acheva la\ncopie de sa lettre presque en riant. Est-il possible, se disait-il,\nqu'il se soit trouvé un jeune homme pour écrire ainsi! Il compta\nplusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l'original, il aperçut une\nnote au crayon:\n\n_On porte ces lettres soi-même: à cheval, cravate notre, redingote\nbleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit; profonde\nmélancolie dans le regard. Si l'on aperçoit quelque femme de chambre,\nessuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole à la femme de chambre._\n\nTout cela fut exécuté fidèlement.\n\nCe que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'hôtel de\nFervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si\ncélèbre! Je vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne\nm'amusera davantage. C'est, au fond, la seule comédie à laquelle je\npuisse être sensible. Oui couvrir de ridicule cet être si odieux, que\nj'appelle moi, m'amusera. Si je m'en croyais, je commettrais quelque\ncrime pour me distraire.\n\nDepuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien était celui où\nil remettait son cheval à l'écurie. Korasoff avait expressément défendu\nde regarder, sous quelque prétexte que ce fût, la maîtresse qui l'avait\nquitté. Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bien, la manière\navec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l'écurie pour\nappeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derrière le rideau de\nsa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien voyait au travers.\nEn regardant d'une certaine façon sous le bord de son chapeau, il\napercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par conséquent, se\ndisait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point là la\nregarder.\n\nLe soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'eût\npas reçu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le\nmatin, il avait remise à son portier avec tant de mélancolie. La veille,\nle hasard avait révélé à Julien le moyen d'être éloquent; il s'arrangea\nde façon à voir les yeux de Mathilde. Elle, de son côté, un instant\naprès l'arrivée de la maréchale, quitta le canapé bleu: c'était déserter\nsa société habituelle. M. de Croisenois parut consterné de ce nouveau\ncaprice; sa douleur évidente ôta à Julien ce que son malheur avait de\nplus atroce.\n\nCet imprévu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme\nl'amour-propre se glisse même dans les cours qui servent de temple à la\nvertu la plus auguste Mme de La Mole a raison, se dit la maréchale en\nremontant en voiture, ce jeune prêtre a de la distinction. Il faut que,\nles premiers jours, ma présence l'ait intimidé. Dans le fait, tout ce\nque l'on rencontre dans cette maison est bien léger; je n'y vois que des\nvertus aidées par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces\nde l'âge. Ce jeune homme aura su voir la différence, il écrit bien mais\nje crains fort que cette demande de l'éclairer de mes conseils, qu'il me\nfait dans sa lettre, ne soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore\nsoi-même.\n\nToutefois, que de conversions ont ainsi commencé! Ce qui me fait bien\naugurer de celle-ci, c'est la différence de son style avec celui des\njeunes gens dont j'ai eu l'occasion de voir les lettres. Il est\nimpossible de ne pas reconnaître de l'onction, un sérieux profond et\nbeaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lévite, il aura la\ndoute vertu de Massillon.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVII\n\nLES PLUS BELLES PLACES DE L'ÉGLISE\n\n Des services! des talents! du mérite! bah! soyez d'une coterie.\n\n TÉLÉMAQUE.\n\n\nAinsi l'idée d'évêché était pour la première fois mêlée avec celle de\nJulien dans la tête d'une femme qui, tôt ou tard, devait distribuer les\nplus belles places de l'Église de France. Cet avantage n'eût guère\ntouché Julien; en cet instant, sa pensée ne s'élevait à rien d'étranger\nà son malheur actuel: tout le redoublait, par exemple, la vue de sa\nchambre lui était devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec\nsa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une\nvoix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau détail de son malheur.\n\nCe jour-là, j'ai un travail forcé, se dit-il en rentrant et avec une\nvivacité que, depuis longtemps, il ne connaissait plus: espérons que la\nseconde lettre sera aussi ennuyeuse que la première.\n\nElle l'était davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il\nen vint à transcrire ligne par ligne, sans songer au sens.\n\nC'est encore plus emphatique, se disait-il, que les pièces officielles\ndu traité de Münster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier\nà Londres.\n\nIl se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il\navait oublié de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos.\nIl les chercha; elles étaient réellement presque aussi amphigouriques\nque celles du jeune seigneur russe. Le vague était complet. Cela voulait\ntout dire et ne rien dire. C'est la harpe éolienne du style, pensa\nJulien. Au milieu des plus hautes pensées sur le néant, sur la mort, sur\nl'infini, etc., je ne vois de réel qu'une peur abominable du ridicule.\n\nLe monologue que nous venons d'abréger fut répété pendant quinze jours\nde suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de\nl'Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d'un air\nmélancolique, remettre le cheval à l'écurie avec l'espérance\nd'apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir paraître à l'Opéra\nquand Mme de Fervaques ne venait pas à l'hôtel de La Mole, tels étaient\nles événements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d'intérêt\nquand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait\nentrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la maréchale,\net il était éloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales\ncommençaient à prendre une tournure plus frappante à la fois et plus\nélégante.\n\nIl sentait bien que ce qu'il disait était absurde aux yeux de Mathilde,\nmais il voulait la frapper par l'élégance de la diction. Plus ce que je\ndis est faux, plus je dois lui plaire, pensait Julien, et alors, avec\nune hardiesse abominable, il exagérait certains aspects de la nature. Il\ns'aperçut bien vite que, pour ne pas paraître vulgaire aux yeux de la\nmaréchale il fallait surtout se bien garder des idées simples et\nraisonnables. Il continuait ainsi, ou abrégeait ses amplifications\nsuivant qu'il voyait le succès ou l'indifférence dans les yeux des deux\ngrandes dames auxquelles il fallait plaire.\n\nAu total, sa vie était moins affreuse que lorsque ses journées se\npassaient dans l'inaction.\n\nMais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinzième de ces\nabominables dissertations; les quatorze premières ont été fidèlement\nremises au suisse de la maréchale. Je vais avoir l'honneur de remplir\ntoutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement\ncomme si je n'écrivais pas! Quelle peut être la fin de tout ceci? Ma\nconstance l'ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce\nRusse, ami de Korasoff et amoureux de la belle quakeresse de Richemond,\nfut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus assommant.\n\nComme tous les êtres médiocres que le hasard met en présence des\nmanoeuvres d'un grand général, Julien ne comprenait rien à l'attaque\nexécutée par le jeune Russe sur le coeur de la sévère Anglaise. Les\nquarante premières lettres n'étaient destinées qu'à se faire pardonner\nla hardiesse d'écrire. Il fallait faire contracter à cette douce\npersonne, qui peut-être s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir\ndes lettres peut-être un peu moins insipides que sa vie de tous les\njours.\n\nUn matin, on remit une lettre à Julien; il reconnut les armes de Mme de\nFervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui eût semblé\nbien impossible quelques jours auparavant: ce n'était qu'une invitation\nà dîner.\n\nIl courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune\nRusse avait voulu être léger comme Dorat, là où il eût fallu être simple\net intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu'il devait\noccuper au dîner de la maréchale.\n\nLe salon était de la plus haute magnificence, doré comme la galerie de\nDiane aux Tuileries, avec des tableaux à l'huile au lambris. Il y avait\ndes taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les\nsujets avaient semblé peu décents à la maîtresse du logis, qui avait\nfait corriger les tableaux. _Siècle moral!_ pensa-t-il.\n\nDans ce salon, il remarqua trois des personnages qui avaient assisté à\nla rédaction de la note secrète. L'un d'eux, Mgr l'évoque de ***, oncle\nde la maréchale, avait la feuille des bénéfices et, disait-on, ne savait\nrien refuser à sa nièce. Quel pas immense j'ai fait se dit Julien en\nsouriant avec mélancolie, et combien il m'est indifférent! Me voici\ndînant avec le fameux évêque de ***.\n\nLe dîner fut médiocre et la conversation impatientante. C'est la table\nd'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des\npensées des hommes y sont fièrement abordés. Écoute-t-on trois minutes,\non se demande ce qui l'emporte, de l'emphase du parleur ou de son\nabominable ignorance.\n\nLe lecteur a sans doute oublié ce petit homme de lettres, nommé Tanbeau,\nneveu de l'académicien et futur professeur, qui, par ses basses\ncalomnies, semblait chargé d'empoisonner le salon de l'hôtel de La Mole.\n\nCe fut par ce petit homme que Julien eut la première idée qu'il se\npourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne répondant pas à ses\nlettres, vit avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'âme noire\nde M. Tanbeau était déchirée en pensant aux succès de Julien, mais comme\nd'un autre côté, un homme de mérite, pas plus qu'un sot ne peut être en\ndeux endroits à la fois, si Sorel devient l'amant de la sublime\nmaréchale se disait le futur professeur, elle le placera dans l'Église\nde quelque manière avantageuse, et j'en serai délivré à l'hôtel de La\nMole.\n\nM. l'abbé Pirard adressa aussi à Julien de longs sermons sur ses succès\nà l'hôtel de Fervaques. Il y avait _jalousie de secte_ entre l'austère\njanséniste et le salon jésuitique, régénérateur et monarchique de la\nvertueuse maréchale.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVIII\n\nMANON LESCAUT\n\n Or, une fois qu'il fut bien convaincu de la sottise et ânerie du prieur,\n il réussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui était blanc,\n et blanc ce qui était noir.\n\n LICHTENBERG.\n\n\nLes instructions russes prescrivaient impérieusement de ne jamais\ncontredire de vive voix la personne à qui on écrivait. On ne devait\ns'écarter sous aucun prétexte, du rôle de l'admiration la plus\nextatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.\n\nUn soir, à l'Opéra, dans la loge de Mme de Fervaques Julien portait aux\nnues le ballet de _Manon Lescaut_. Sa seule raison pour parler ainsi,\nc'est qu'il le trouvait insignifiant.\n\nLa maréchale dit que ce ballet était bien inférieur au roman de l'abbé\nPrévost.\n\nComment! pensa Julien étonné et amusé, une personne d'une si haute vertu\nvanter un roman! Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois\nla semaine, du mépris le plus complet pour les écrivains qui, au moyen\nde ces plats ouvrages, cherchent à corrompre une jeunesse qui n'est,\nhélas! que trop disposée aux erreurs des sens.\n\nDans ce genre immoral et dangereux, _Manon Lescaut_ continua la\nmaréchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les\nangoisses méritées d'un coeur bien criminel y sont, dit-on, dépeintes\navec une vérité qui a de la profondeur, ce qui n'empêche pas votre\nBonaparte de prononcer à Sainte-Hélène que c'est un roman écrit pour des\nlaquais.\n\nCe mot rendit toute son activité à l'âme de Julien. On a voulu me perdre\nauprès de la maréchale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce\nfait l'a assez piquée pour qu'elle cède à la tentation de me le faire\nsentir. Cette découverte l'amusa toute la soirée, et le rendit amusant.\nComme il prenait congé de la maréchale sous le vestibule de l'Opéra:\n\n--Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu'il ne faut pas aimer\nBonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme une\nnécessité imposée par la Providence. Du reste, cet homme n'avait pas\nl'âme assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts.\n\n_Quand on m'aime!_ se répétait Julien, cela ne veut rien dire, ou veut\ntout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres\nprovinciaux. Et il songea beaucoup à Mme de Rênal, en copiant une lettre\nimmense destinée à la maréchale.\n\n--Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d'un air d'indifférence\nqu'il trouva mal joué, que vous me parliez de _Londres_ et de\n_Richemond_ dans une lettre que vous avez écrite hier soir, à ce qu'il\nsemble, au sortir de l'Opéra?\n\nJulien fut très embarrassé, il avait copié ligne par ligne, sans songer\nà ce qu'il écrivait, et apparemment avait oublié de substituer aux mots\n_Londres_ et _Richemond_, qui se trouvaient dans l'original, ceux de\n_Paris_ et _Saint-Cloud_. Il commença deux ou trois phrases, mais sans\npossibilité de les achever il se sentait sur le point de céder au rire\nfou. Enfin en cherchant ses mots il parvint à cette idée: Exalté par la\ndiscussion des plus sublimes, des plus grands intérêts de l'âme humaine,\nla mienne, en vous écrivant, a pu avoir une distraction.\n\nJe produis une impression se dit-il donc je puis m'épargner l'ennui du\nreste de la soirée. Il sortit en courant de l'hôtel de Fervaques. Le\nsoir, en revoyant l'original de la lettre par lui copiée la veille, il\narriva bien vite à l'endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres\net de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque\ntendre.\n\nC'était le contraste de l'apparente légèreté de ses propos, avec la\nprofondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l'avait\nfait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la\nmaréchale; ce n'est pas là ce style sautillant mis à la mode par\nVoltaire, cet homme immoral! Quoique notre héros fît tout au monde pour\nbannir toute espèce de bon sens de sa conversation, elle avait encore\nune couleur antimonarchique et impie qui n'échappait pas à Mme de\nFervaques. Environnée de personnages éminemment moraux, mais qui souvent\nn'avaient pas une idée par soirée cette dame était profondément frappée\nde tout ce qui ressemblait à une nouveauté, mais en même temps, elle\ncroyait se devoir à elle-même d'en être offensée. Elle appelait ce\ndéfaut, _garder l'empreinte de la légèreté du siècle_...\n\nMais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout\nl'ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute\npartagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.\n\nPendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l'épisode\nFervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas\nsonger à lui. Son âme était en proie à de violents combats: quelquefois\nelle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste; mais, malgré\nelle, sa conversation la captivait. Ce qui l'étonnait surtout, c'était\nsa fausseté parfaite, il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût\nun mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de\npenser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les\nsujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur! se disait-elle;\nquelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs,\ntels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage!\n\nToutefois, Julien avait des journées affreuses. C'était pour accomplir\nle plus pénible des devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon\nde la maréchale. Ses efforts pour jouer un rôle achevaient d'ôter toute\nforce à son âme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de\nl'hôtel de Fervaques ce n'était qu'à force de caractère et de\nraisonnement qu'il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du\ndésespoir.\n\nJ'ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il: pourtant quelle\naffreuse perspective j'avais alors! Je faisais ou je manquais ma\nfortune, dans l'un comme dans l'autre cas, je me voyais obligé de passer\ntoute ma vie en société intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus\nméprisable et de plus dégoûtant. Le printemps suivant onze petits mois\naprès seulement, j'étais le plus heureux peut-être des jeunes gens de\nmon âge.\n\nMais bien souvent, tous ces beaux raisonnements étaient sans effet\ncontre l'affreuse réalité. Chaque jour il voyait Mathilde au déjeuner et\nà dîner. D'après les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole,\nil la savait à la veille d'épouser M. de Croisenois. Déjà cet aimable\njeune homme paraissait deux fois par jour à l'hôtel de La Mole: l'oeil\njaloux d'un amant délaissé ne perdait pas une seule de ses démarches.\n\nQuand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son prétendu,\nen rentrant chez lui, Julien ne pouvait s'empêcher de regarder ses\npistolets avec amour.\n\nAh! que je serais plus sage, se disait-il, de démarquer mon linge, et\nd'aller dans quelque forêt solitaire, à vingt lieues de Paris, finir\ncette exécrable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cachée pendant\nquinze jours, et qui songerait à moi après quinze jours! >.\n\nCe raisonnement était fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde,\nentrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger\nnotre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant\nl'attachaient à la vie. Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au\nbout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?\n\nA l'égard de la maréchale, certes, après avoir transcrit ces\ncinquante-trois lettres, je n'en écrirai pas d'autres.\n\nA l'égard de Mathilde, ces six semaines de comédie si pénible, ou ne\nchangeront rien à sa colère, ou m'obtiendront un instant de\nréconciliation. Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait\nachever sa pensée.\n\nQuand, après une longue rêverie, il parvenait à reprendre son\nraisonnement: Donc, se disait-il, j'obtiendrais un jour de bonheur,\naprès quoi recommenceraient ses rigueurs fondées, hélas! sur le peu de\npouvoir que j'ai de lui plaire et il ne me resterait plus aucune\nressource, je serais ruiné, perdu à jamais...\n\nQuelle garantie peut-elle me donner avec son caractère? Hélas! mon peu\nde mérite répond à tout. Je manquerai d'élégance dans mes manières, ma\nfaçon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je\nmoi?\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIX\n\nL'ENNUI\n\n Se sacrifier à ses passions, passe: mais à des passions qu'on n'a pas!\n O triste dix-neuvième siècle!\n\n GIRODET.\n\n\nAprès avoir lu sans plaisir d'abord les longues lettres de Julien, Mme\nde Fervaques commençait à en être occupée; mais une chose la désolait:\nquel dommage que M. Sorel ne soit pas décidément prêtre! On pourrait\nl'admettre à une sorte d'intimité; avec cette croix et cet habit presque\nbourgeois, on est exposé à des questions cruelles, et que répondre? Elle\nn'achevait pas sa pensée: quelque amie maligne peut supposer et même\nrépandre que c'est un petit cousin subalterne, parent de mon père,\nquelque marchand décoré par la garde nationale.\n\nJusqu'au moment où elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de\nFervaques avait été d'écrire le mot maréchale à côté de son nom. Ensuite\nune vanité de parvenue, maladive et qui s'offensait de tout, combattit\nun commencement d'intérêt.\n\nIl me serait si facile, se disait la maréchale, d'en faire un grand\nvicaire dans quelque diocèse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court,\net encore petit secrétaire de M. de La Mole! c'est désolant.\n\nPour la première fois, cette âme qui craignait tant, était émue d'un\nintérêt étranger à ses prétentions de rang et de supériorité sociale.\nSon vieux portier remarqua que lorsqu'il apportait une lettre de ce beau\njeune homme qui avait l'air si triste, il était sûr de voir disparaître\nl'air distrait et mécontent que la maréchale avait toujours soin de\nprendre à l'arrivée d'un de ses gens.\n\nL'ennui d'une façon de vivre toute ambitieuse d'effet sur le public,\nsans qu'il y eût au fond du coeur jouissance réelle pour ce genre de\nsuccès, était devenu si intolérable depuis qu'on pensait à Julien, que\npour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitées de toute une\njournée, il suffisait que, pendant la soirée de la veille, on eût passé\nune heure avec ce jeune homme singulier. Son crédit naissant résista à\ndes lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit\nà MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort\nadroites, et que ces messieurs prirent plaisir à répandre sans trop se\nrendre compte de la vérité des accusations. La maréchale, dont l'esprit\nn'était pas fait pour résister à ces moyens vulgaires, racontait ses\ndoutes à Mathilde, et toujours était consolée.\n\nUn jour, après avoir demandé trois fois s'il y avait des lettres, Mme de\nFervaques se décida subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire\nde l'ennui. A la seconde lettre, la maréchale fut presque arrêtée par\nl'inconvenance d'écrire de sa main une adresse aussi vulgaire: _A M.\nSorel, chez M. le marquis de La Mole_.\n\n--Il faut, dit-elle le soir à Julien d'un air fort sec, que vous\nm'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.\n\nMe voilà constitué amant valet de chambre, pensa Julien, et il s'inclina\nen prenant plaisir à se grimer comme Arsène, le vieux valet de chambre\ndu marquis.\n\nLe même soir, il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne\nheure, il eut une troisième lettre: il en lut cinq ou six lignes au\ncommencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages\nd'une petite écriture fort serrée.\n\nPeu à peu on prit la douce habitude d'écrire presque tous les jours.\nJulien répondait par des copies fidèles des lettres russes, et tel est\nl'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'était point étonnée\ndu peu de rapport des réponses avec ses lettres.\n\nQuelle n'eût pas été l'irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau,\nqui s'était constitué espion volontaire des démarches de Julien, eût pu\nlui apprendre que toutes ses lettres non décachetées étaient jetées au\nhasard dans le tiroir de Julien.\n\nUn matin, le portier lui apportait dans la bibliothèque une lettre de la\nmaréchale, Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l'adresse de\nl'écriture de Julien. Elle entra dans la bibliothèque comme le portier\nen sortait, la lettre était encore sur le bord de la table; Julien, fort\noccupé à écrire, ne l'avait pas placée dans son tiroir.\n\n--Voilà ce que je ne puis souffrir, s'écria Mathilde en s'emparant de la\nlettre; vous m'oubliez tout à fait, moi qui suis votre épouse. Votre\nconduite est affreuse, Monsieur.\n\nA ces mots, son orgueil, étonné de l'effroyable inconvenance de sa\ndémarche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bientôt parut à Julien\nhors d'état de respirer.\n\nSurpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette\nscène avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida Mathilde à\ns'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras.\n\nLe premier instant où il s'aperçut de ce mouvement fut de joie extrême.\nLe second fut une pensée pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul\nmot.\n\nSes bras se raidirent, tant l'effort imposé par la politique était\npénible. Je ne dois pas même me permettre de presser contre mon coeur ce\ncorps souple et charmant, ou elle me méprise et me maltraite. Quel\naffreux caractère!\n\nEt en maudissant le caractère de Mathilde, il l'en aimait cent fois\nplus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.\n\nL'impassible froideur de Julien redoubla le malheur d'orgueil qui\ndéchirait l'âme de Mlle de La Mole. Elle était loin d'avoir le\nsang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu'il\nsentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder;\nelle tremblait de rencontrer l'expression du mépris.\n\nAssise sur le divan de la bibliothèque immobile et la tête tournée du\ncôté opposé à Julien, elle était en proie aux plus vives douleurs que\nl'orgueil et l'amour puissent faire éprouver à une âme humaine. Dans\nquelle atroce démarche elle venait de tomber!\n\nIl m'était réservé, malheureuse que je suis! de voir repousser les\navances les plus indécentes! et repoussées par qui? ajoutait l'orgueil\nfou de douleur, repoussées par un domestique de mon père.\n\n--C'est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle à haute voix.\n\nEt, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien\nplacée à deux pas devant elle. Elle resta comme glacée d'horreur en y\nvoyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout à celle que\nle portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait\nl'écriture de Julien, plus ou moins contrefaite.\n\n--Ainsi, s'écria-t-elle hors d'elle-même, non seulement vous êtes bien\navec elle, mais encore vous la méprisez. Vous, un homme de rien,\nmépriser Mme la maréchale de Fervaques!\n\nAh! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux,\nméprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de\nton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.\n\nLa voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds! se dit Julien.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXX\n\nUNE LOGE AUX BOUFFES\n\n As the blackest sky\n Foretells the heaviest tempest.\n\n _Don Juan_, C. I, st. 75.\n\n\nAu milieu de tous ces grands mouvements, Julien était plus étonné\nqu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique\nrusse était sage. _Peu parler peu agir_, voilà mon unique moyen de\nsalut.\n\nIl releva Mathilde, et sans mot dire la replaça sur le divan. Peu à peu\nles larmes la gagnèrent.\n\nPour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de\nMme de Fervaques; elle les décachetait lentement. Elle eut un mouvement\nnerveux bien marqué, quand elle reconnut l'écriture de la maréchale.\nElle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart\navaient six pages.\n\n--Répondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus\nsuppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j'ai de\nl'orgueil; c'est le malheur de ma position et même de mon caractère, je\nl'avouerai; Mme de Fervaques m'a donc enlevé votre coeur... A-t-elle\nfait pour vous tous les sacrifices où ce fatal amour m'a entraînée?\n\nUn morne silence fut toute la réponse de Julien. De quel droit\npensait-il, me demande-t-elle une indiscrétion indigne d'un honnête\nhomme?\n\nMathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en\nôtaient la possibilité.\n\nDepuis un mois elle était malheureuse, mais cette âme hautaine était\nloin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amené cette\nexplosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emporté sur\nl'orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de Julien. Il\nvoyait ses cheveux et son cou d'albâtre, un moment il oublia tout ce\nqu'il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra\npresque contre sa poitrine.\n\nElle tourna la tête vers lui lentement: il fut étonné de l'extrême\ndouleur qui était dans ses yeux, c'était à ne pas reconnaître leur\nphysionomie habituelle.\n\nJulien sentit ses forces l'abandonner, tant était mortellement pénible\nl'acte de courage qu'il s'imposait.\n\nCes yeux n'exprimeront bientôt que le plus froid dédain, se dit Julien,\nsi je me laisse entraîner au bonheur de l'aimer. Cependant, d'une voix\néteinte et avec des paroles qu'elle avait à peine la force d'achever,\nelle lui répétait, en ce moment l'assurance de tous ses regrets pour des\ndémarches que trop d'orgueil avait pu conseil.\n\n--J'ai aussi de l'orgueil, lui dit Julien d'une voix à peine formée, et\nses traits peignaient le point extrême de l'abattement physique.\n\nMathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix était un\nbonheur à l'espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce moment\nelle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eût voulu\ntrouver des démarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'à\nquel point elle l'adorait et se détestait elle-même.\n\n--C'est probablement à cause de cet orgueil, continua Julien, que vous\nm'avez distingué un instant; c'est certainement à cause de cette fermeté\ncourageuse et qui convient à un homme, que vous m'estimez en ce moment.\nJe puis avoir de l'amour pour la maréchale...\n\nMathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression étrange. Elle\nallait entendre prononcer son arrêt. Ce mouvement n'échappa point à\nJulien; il sentit faiblir son courage.\n\nAh! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa\nbouche, comme il eût fait un bruit étranger; si je pouvais couvrir de\nbaisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas!\n\n--Je puis avoir de l'amour pour la maréchale, continuait-il... et sa\nvoix s'affaiblissait toujours; mais certainement, je n'ai de son intérêt\npour moi aucune preuve décisive...\n\nMathilde le regarda; il soutint ce regard, du moins il espéra que sa\nphysionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait pénétré d'amour jusque\ndans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l'avait\nadorée à ce point, il était presque aussi fou que Mathilde. Si elle se\nfût trouvé assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il fût\ntombé à ses pieds, en abjurant toute vaine comédie. Il eut assez de\nforce pour pouvoir continuer à parler. Ah! Korasoff, s'écria-t-il\nintérieurement, que n'êtes-vous ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour\ndiriger ma conduite! Pendant ce temps sa voix disait:\n\n--A défaut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour\nm'attacher à la maréchale; elle m'a montré de l'indulgence, elle m'a\nconsolé quand on me méprisait... Je puis ne pas avoir une foi illimitée\nen de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doute, mais\npeut-être aussi bien peu durables.\n\n--Ah! grand Dieu! s'écria Mathilde.\n\n--Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un\naccent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les\nformes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me\nrépondra que la position que vous semblez disposée à me rendre en cet\ninstant vivra plus de deux jours?\n\n--L'excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez plus, lui\ndit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.\n\nLe mouvement violent qu'elle venait de faire avait un peu déplacé sa\npèlerine; Julien apercevait ses épaules charmantes. Ses cheveux un peu\ndérangés lui rappelèrent un souvenir délicieux...\n\nIl allait céder. Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer\ncette longue suite de journées passées dans le désespoir. Mme de Rênal\ntrouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette\njeune fille du grand monde ne laisse son coeur s'émouvoir que\nlorsqu'elle s'est prouvé par bonnes raisons qu'il doit être ému.\n\nIl vit cette vérité en un clin d'oeil et, en un clin d'oeil aussi,\nretrouva du courage.\n\nIl retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et, avec un\nrespect marqué, s'éloigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut\naller plus loin. Il s'occupa ensuite à réunir toutes les lettres de Mme\nde Fervaques qui étaient éparses sur le divan, et ce fut avec\nl'apparence d'une politesse extrême et si cruelle en ce moment qu'il\najouta:\n\n--Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de réfléchir sur tout\nceci.\n\nIl s'éloigna rapidement et quitta la bibliothèque; elle l'entendit\nrefermer successivement toutes les portes.\n\nLe monstre n'est point troublé, se dit-elle.\n\nMais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c'est moi qui ai\nplus de torts qu'on ne pourrait imaginer.\n\nCette manière de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-là,\ncar elle fut toute à l'amour; on eût dit que jamais cette âme n'avait\nété agitée par l'orgueil, et quel orgueil!\n\nElle tressaillit d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annonça\nMme de Fervaques, la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put\nsoutenir la vue de la maréchale et s'éloigna bien vite. Julien, peu\nenorgueilli de sa pénible victoire, avait craint ses propres regards, et\nn'avait pas dîné à l'hôtel de La Mole.\n\nSon amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu'il\ns'éloignait du moment de la bataille; il en était déjà à se blâmer.\nComment ai-je pu lui résister! se disait-il, si elle allait ne plus\nm'aimer! un moment peut changer cette âme altière, et il faut convenir\nque je l'ai traitée d'une façon affreuse.\n\nLe soir, il sentit bien qu'il fallait absolument paraître aux Bouffes,\ndans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait expressément invité:\nMathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie.\nMalgré l'évidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au\ncommencement de la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il\nallait perdre la moitié de son bonheur.\n\nDix heures sonnèrent: il fallut absolument se montrer.\n\nPar bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes et fut\nrelégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette\nposition lui sauva un ridicule; les accents divins du désespoir de\nCaroline dans le _Matrimonio segreto_ le firent fondre en larmes. Mme de\nFervaques vit ces larmes, elles faisaient un tel contraste avec la mâle\nfermeté de sa physionomie habituelle, que cette âme de grande dame, dès\nlongtemps saturée de tout ce que la fierté de parvenue a de plus\ncorrodant, en fut touchée. Le peu qui restait chez elle d'un coeur de\nfemme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce\nmoment.\n\n--Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux\ntroisièmes. A l'instant, Julien se pencha dans la salle en s'appuyant\nassez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux\nétaient brillants de larmes.\n\nEt cependant ce n'est pas leur jour d'opéra, pensa Julien, quel\nempressement!\n\nMathilde avait décidé sa mère à venir aux Bouffes, malgré l'inconvenance\ndu rang de la loge qu'une complaisante de la maison s'était empressée de\nleur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirée avec la\nmaréchale.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXI\n\nLUI FAIRE PEUR\n\n Voilà donc le beau miracle de votre civilisation! De l'amour vous avez\n fait une affaire ordinaire.\n\n BARNAVE.\n\n\nJulien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses regards rencontrèrent\nd'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle\nretenue, il n'y avait là que des personnages subalternes, l'amie qui\navait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa\nmain sur celle de Julien; elle avait comme oublié toute crainte de sa\nmère. Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:\n\n--Des garanties!\n\nAu moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même,\net se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prétexte du\nlustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parle, elle ne peut\nplus douter de l'excès de mon émotion, le son de ma voix me trahira,\ntout peut être perdu encore.\n\nSes combats étaient bien plus pénibles que le matin, son âme avait eu le\ntemps de s'émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité.\nIvre d'amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler.\n\nC'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caractère, un être\ncapable d'un tel effort sur lui-même peut aller loin, _si fata sinant_.\n\nMlle de La Mole insista pour ramener Julien à l'hôtel. Heureusement il\npleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d'elle, lui\nparla constamment et empêcha qu'il ne pût dire un mot à sa fille. On eût\npensé que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus\nde tout perdre par l'excès de son émotion, il s'y livrait avec folie.\n\nOserai-je dire qu'en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux\net couvrit de baisers les lettres d'amour données par le prince\nKorasoff?\n\nO grand homme! que ne te dois-je pas? s'écria-t-il dans sa folie.\n\nPeu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui\nvient de gagner à demi une grande bataille. L'avantage est certain,\nimmense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? Un instant peut\ntout perdre.\n\nIl ouvrit d'un mouvement passionné les _Mémoires_ dictés à Sainte-Hélène\npar Napoléon, et pendant deux longues heures se força à les lire, ses\nyeux seuls lisaient n'importe, il s'y forçait. Pendant cette singulière\nlecture sa tête et son coeur montés au niveau de tout ce qu'il y à de\nplus grand, travaillaient à son insu. Ce coeur est bien différent de\ncelui de Mme de Rênal, se disait-il, mais il n'allait pas plus loin.\n\nLUI FAIRE PEUR s'écria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin.\nL'ennemi ne m'obéira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera\nme mépriser.\n\nIl se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la vérité, ce\nbonheur était plus d'orgueil que d'amour.\n\nLui faire peur! se répétait-il fièrement, et il avait raison d'être\nfier. Même dans ses moments les plus heureux, Mme de Rênal doutait\ntoujours que mon amour fût égal au sien. Ici, c'est un démon que je\nsubjugue, donc il faut subjuguer.\n\nIl savait bien que le lendemain dès huit heures du matin, Mathilde\nserait à la bibliothèque; il n'y parut qu'à neuf heures, brûlant\nd'amour, mais sa tête dominait son coeur. Une seule minute peut-être ne\nse passa pas sans qu'il ne se répétât: la tenir toujours occupée de ce\ngrand doute, m'aime-t-il? Sa brillante position, les flatteries de tout\nce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.\n\nIl la trouva pâle, calme, assise sur le divan, mais hors d'état\napparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:\n\n--Ami, je t'ai offensé, il est vrai; tu peux être fâché contre moi.\n\nJulien ne s'attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se\ntrahir.\n\n--Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle après un silence\nqu'elle avait espéré voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons\npour Londres... Je serai perdue à jamais, déshonorée...\n\nElle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s'en couvrir les\nyeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu féminine étaient\nrentrés dans cette âme...\n\n--Eh bien! déshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir; c'est une\ngarantie.\n\nHier j'ai été heureux, parce que j'ai eu le courage d'être sévère avec\nmoi-même, pensa Julien. Après un petit moment de silence, il eut assez\nd'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial:\n\n--Une fois en route pour Londres, une fois déshonorée, pour me servir de\nvos expressions, qui me répond que vous m'aimerez? que ma présence dans\nla chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un\nmonstre, vous avoir perdue dans l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur\nde plus. Ce n'est pas votre position avec le monde qui fait obstacle,\nc'est par malheur votre caractère. Pouvez-vous vous répondre à vous-même\nque vous m'aimerez huit jours?\n\nAh! qu'elle m'aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas\nJulien, et j'en mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenir, que\nm'importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si\nje veux, il ne dépend que de moi!\n\nMathilde le vit pensif.\n\n--Je suis donc tout à fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la\nmain.\n\nJulien l'embrassa, mais à l'instant la main de fer du devoir saisit son\ncoeur. Si elle voit combien je l'adore, je la perds. Et, avant de\nquitter ses bras, il avait repris toute la dignité qui convient à un\nhomme.\n\nCe jour-là et les suivants, il sut cacher l'excès de sa félicité; il y\neut des moments où il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses\nbras.\n\nDans d'autres instants, le délire du bonheur l'emportait sur tous les\nconseils de la prudence.\n\nC'était auprès d'un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher\nl'échelle, dans le jardin, qu'il avait coutume d'aller se placer pour\nregarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance.\nUn fort grand chêne était tout près, et le tronc de cet arbre\nl'empêchait d'être vu des indiscrets.\n\nPassant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement\nl'excès de son malheur, le contraste du désespoir passé et de la\nfélicité présente fut trop fort pour son caractère; des larmes\ninondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main de son amie:\n\n--Ici, je vivais en pensant à vous; ici, je regardais cette persienne,\nj'attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette\nmain l'ouvrir...\n\nSa faiblesse fut complète. Il lui peignit, avec ces couleurs vraies\nqu'on n'invente point, l'excès de son désespoir d'alors. De courtes\ninterjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser\ncette peine atroce...\n\nQue fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant à lui tout à coup. Je me\nperds.\n\nDans l'excès de son alarme, il crut déjà voir moins d'amour dans les\nyeux de Mlle de La Mole. C'était une illusion, mais la figure de Julien\nchangea rapidement et se couvrit d'une pâleur mortelle. Ses yeux\ns'éteignirent un instant, et l'expression d'une hauteur non exempte de\nméchanceté succéda bientôt à celle de l'amour le plus vrai et le plus\nabandonné.\n\n--Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et\ninquiétude.\n\n--Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche,\net cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous\nm'aimez, vous m'êtes dévouée, et je n'ai pas besoin de faire des phrases\npour vous plaire.\n\n--Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de\nravissant depuis dix minutes?\n\n--Et je me les reproche vivement, chère amie. Je les ai composées\nautrefois pour une femme qui m'aimait et m'ennuyait... C'est le défaut\nde mon caractère, je me dénonce moi-même à vous, pardonnez-moi.\n\nDes larmes amères inondaient les joues de Mathilde.\n\n--Dès que par quelque nuance qui m'a choqué, j'ai un moment de rêverie\nforcée, continuait Julien, mon exécrable mémoire, que je maudis en ce\nmoment, m'offre une ressource et j'en abuse.\n\n--Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura\ndéplu, dit Mathilde avec une naïveté charmante.\n\n--Un jour, je m'en souviens, passant près de ces chèvrefeuilles, vous\navez cueilli une fleur, M. de Luz vous l'a prise, et vous la lui avez\nlaissée. J'étais à deux pas.\n\n--M. de Luz? c'est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui\nétait si naturelle: je n'ai point ces façons.\n\n--J'en suis sûr, répliqua vivement Julien.\n\n--Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux\ntristement.\n\nElle savait positivement que, depuis bien des mois, elle n'avait pas\npermis une telle action à M. de Luz.\n\nJulien la regarda avec une tendresse inexprimable: Non, se dit-il, elle\nne m'aime pas moins.\n\nElle lui reprocha le soir, en riant, son goût pour Mme de Fervaques:\n\n--Un bourgeois aimer une parvenue! Les cours de cette espèce sont\npeut-être les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait\nfait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.\n\nDans le temps qu'il se croyait méprisé de Mathilde, Julien était devenu\nl'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage\nsur les gens de cette espèce; une fois sa toilette arrangée, il n'y\nsongeait plus.\n\nUne chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier les lettres\nrusses, et à les envoyer à la maréchale.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXII\n\nLE TIGRE\n\n Hélas! pourquoi ces choses et non pas d'autres?\n\n BEAUMARCHAIS.\n\n\nUn voyageur anglais raconte l'intimité où il vivait avec un tigre; il\nn'avait élevé et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un\npistolet armé.\n\nJulien ne s'abandonnait à l'excès de son bonheur que dans les instants\noù Mathilde ne pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il\ns'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre\nquelque mot dur.\n\nQuand la douceur de Mathilde, qu'il observait avec étonnement, et\nl'excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire\nsur lui-même, il avait le courage de la quitter brusquement.\n\nPour la première fois Mathilde aima.\n\nLa vie, qui toujours pour elle s'était traînée à pas de tortue, volait\nmaintenant.\n\nComme il fallait cependant que l'orgueil se fît jour de quelque façon,\nelle voulait s'exposer avec témérité à tous les dangers que son amour\npouvait lui faire courir.\n\nC'était Julien qui avait de la prudence, et c'était seulement quand il\nétait question de danger qu'elle ne cédait pas à sa volonté; mais soumise\net presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur\nenvers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets.\n\nLe soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien\npour lui parler en particulier et longtemps.\n\nLe petit Tanbeau s'établissant un jour à côté d'eux, elle le pria\nd'aller lui chercher dans la bibliothèque le volume de Smollett où se\ntrouve la révolution de 1682; et comme il hésitait:\n\n--Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression\nd'insultante hauteur qui fut un baume pour l'âme de Julien.\n\n--Avez-vous remarqué le regard de ce petit monstre? lui dit-il.\n\n--Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le\nferais chasser à l'instant.\n\nSa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie\npour la forme, n'était guère moins provocante au fond. Mathilde se\nreprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et\nd'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exagéré les\nmarques d'intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs\navaient été l'objet.\n\nMalgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l'empêchait tous\nles jours de dire à Julien:\n\n--C'est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire\nla faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de\nCroisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait à\nl'effleurer un peu.\n\nAujourd'hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques\ninstants, qu'elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et\nc'était un prétexte pour le retenir auprès d'elle.\n\nElle se trouva enceinte et l'apprit avec joie à Julien.\n\n--Maintenant douterez-vous de moi? N'est-ce pas une garantie? Je suis\nvotre épouse à jamais.\n\nCette annonce frappa Julien d'un étonnement profond. Il fut sur le point\nd'oublier le principe de sa conduite. Comment être volontairement froid\net offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi?\nAvait-elle l'air un peu souffrant, même les jours où la sagesse faisait\nentendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui\nadresser un de ces mots cruels si indispensables selon son expérience, à\nla durée de leur amour.\n\n--Je veux écrire à mon père, lui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un\npère pour moi, c'est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et\nde moi de chercher à le tromper, ne fût-ce qu'un instant.\n\n--Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effrayé.\n\n--Mon devoir, répondit-elle avec des yeux brillants de joie.\n\nElle se trouvait plus magnanime que son amant.\n\n--Mais il me chassera avec ignominie!\n\n--C'est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et\nnous sortirons par la porte cochère, en plein midi.\n\nJulien étonné la pria de différer d'une semaine.\n\n--Je ne puis, répondit-elle l'honneur parle, j'ai vu le devoir, il faut\nle suivre, et à l'instant.\n\n--Eh bien! je vous ordonne de différer, dit enfin Julien. Votre honneur\nest à couvert, je suis votre époux. Notre état à tous les deux va être\nchangé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est\naujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz, le soir,\nquand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre\nfatale... Il ne pense qu'à vous faire duchesse, j'en suis certain, jugez\nde son malheur!\n\n--Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?\n\n--Je puis avoir pitié de mon bienfaiteur, être navré de lui nuire; mais\nje ne crains et ne craindrai jamais personne.\n\nMathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annoncé son nouvel état à\nJulien, c'était la première fois qu'il lui parlait avec autorité; jamais\nil ne l'avait tant aimée. C'était avec bonheur que la partie tendre de\nson âme saisissait le prétexte de l'état où se trouvait Mathilde pour se\ndispenser de lui adresser des mots cruels. L'aveu à M. de La Mole\nl'agita profondément. Allait-il être séparé de Mathilde? et avec quelque\ndouleur qu'elle le vît partir, un mois après son départ, songerait-elle\nà lui?\n\nIl avait une horreur presque égale des justes reproches que le marquis\npouvait lui adresser.\n\nLe soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite,\négaré par son amour, il fit l'aveu du premier.\n\nElle changea de couleur.\n\n--Réellement, lui dit-elle, six mois passés loin de moi seraient un\nmalheur pour vous!\n\n--Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.\n\nMathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec tant\nd'application, qu'il était parvenu à lui faire penser qu'elle était\ncelle des deux qui avait le plus d'amour.\n\nLe mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis\ntrouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il l'ouvrît\nlui-même, et seulement quand il serait sans témoins.\n\n «Mon père,\n\n»Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que\nceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l'être\nqui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à\nla peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique,\npour vous laisser le temps de délibérer et d'agir, je n'ai pu différer\nplus longtemps l'aveu que je vous dois. Si votre amitié, que je sais\nêtre extrême pour moi, veut m'accorder une petite pension, j'irai\nm'établir où vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom\nest tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme\nSorel, belle-fille d'un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m''a\nfait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère, si\njuste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père; mais je le\nsavais en l'aimant car c'est moi qui l'ai aimé la première, c'est moi\nqui l'ai séduit. Je tiens de vous et de nos aïeux une âme trop élevée\npour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en\nvain que, dans le dessein de vous plaire, j'ai songé à M. de Croisenois.\nPourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux? vous me l'avez\ndit vous-même à mon retour d'Hyères: ce jeune Sorel est le seul être qui\nm'amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s'il est possible,\nde la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne\nsoyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.\n\n»Julien me respectait. S'il me parlait quelquefois, c'était uniquement à\ncause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle\nde son caractère le porte à ne jamais répondre qu'officiellement à tout\nce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de\nla différence des positions sociales. C'est moi, je l'avoue, en\nrougissant, à mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un\nautre, c'est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.\n\n»Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui? Ma\nfaute est irréparable. Si vous l'exigez, c'est par moi que passeront les\nassurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire.\nVous ne le verrez jamais, mais J'irai le rejoindre où il voudra. C'est\nson droit, c'est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre\nbonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les\nrecevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s'établir à Besançon\noù il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De\nquelque bas degré qu'il parte, j'ai la certitude qu'il s'élèvera. Avec\nlui, je ne crains pas l'obscurité. S'il y a révolution, je suis sûre\npour lui d'un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux\nqui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver\ndans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien\natteindrait une haute position même sous le régime actuel, s'il avait un\nmillion et la protection de mon père...»\n\n\nMathilde, qui savait que le marquis était un homme tout de premier\nmouvement, avait écrit huit pages.\n\nQue faire? se disait Julien, en se promenant à minuit dans le jardin\npendant que M. de La Mole lisait cette lettre, où est 1º mon devoir, 2º\nmon intérêt? Ce que je lui dois est immense: j'eusse été sans lui un\ncoquin subalterne, et pas assez coquin pour n'être point haï et\npersécuté par les autres. Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineries\n_nécessaires_ seront 1º plus rares, 2º moins ignobles. Cela est plus que\ns'il m'eût donné un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de\nservices diplomatiques qui me tirent du pair.\n\nS'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il\nécrirait?...\n\nJulien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de\nLa Mole.\n\n--Le marquis vous demande à l'instant, vêtu ou non vêtu.\n\nLe valet ajouta à voix basse, en marchant à côté de Julien:\n\n--M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXIII\n\nL'ENFER DE LA FAIBLESSE\n\n En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a ôté quelques-unes\n de ses plus vives étincelles. Au Moyen Âge, que dis-je? encore sous\n Richelieu, le Français avait la force de vouloir.\n\n MIRABEAU.\n\n\nJulien trouva le marquis furieux: pour la première fois de sa vie,\npeut-être, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes\nles injures qui lui vinrent à la bouche. Notre héros fut étonné,\nimpatienté, mais sa reconnaissance n'en fut point ébranlée. Que de beaux\nprojets depuis longtemps chéris au fond de sa pensée le pauvre homme\nvoit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui répondre, mon\nsilence augmenterait sa colère. La réponse fut fournie par le rôle de\nTartuffe.\n\n--_Je ne suis pas un ange_... Je vous ai bien servi, vous m'avez payé\navec générosité... J'étais reconnaissant, mais j'ai vingt-deux ans...\nDans cette maison, ma pensée n'était comprise que de vous et de cette\npersonne aimable...\n\n--Monstre! s'écria le marquis. Aimable! aimable! Le jour où vous l'avez\ntrouvée aimable, vous deviez fuir.\n\n--Je l'ai tenté; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.\n\nLas de se promener avec fureur, le marquis, dompté par la douleur, se\njeta dans un fauteuil; Julien l'entendit se dire à demi-voix: Ce n'est\npoint là un méchant homme.\n\n--Non, je ne le suis pas pour vous, s'écria Julien en tombant à ses\ngenoux.\n\nMais il eut une honte extrême de ce mouvement et se releva bien vite.\n\nLe marquis était réellement égaré. A la vue de ce mouvement, il\nrecommença à l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de\nfiacre. La nouveauté de ces jurons était peut-être une distraction.\n\n--Quoi! ma fille s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas\nduchesse! Toutes les fois que ces deux idées se présentaient aussi\nnettement, M. de La Mole était torturé et les mouvements de son âme\nn'étaient plus volontaires. Julien craignit d'être battu.\n\nDans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commençait à\ns'accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez\nraisonnables:\n\n--Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre devoir était de\nfuir... Vous êtes le dernier des hommes...\n\nJulien s'approcha de la table et écrivit:\n\n«_Depuis longtemps ta vie m'est insupportable, j'y mets un terme. Je\nprie monsieur le marquis d'agréer, avec l'expression d'une\nreconnaissance sans bornes, mes excuses de l'embarras que ma mort dans\nson hôtel peut causer._»\n\n--Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moi, dit\nJulien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure\ndu matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.\n\n--Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s'en allait.\n\nJe comprends, pensa Julien; il ne serait pas fâché de me voir épargner\nla façon de ma mort à son valet de chambre... Qu'il me tue, à la bonne\nheure c'est une satisfaction que je lui offre... Mais, parbleu, j'aime\nla vie... Je me dois à mon fils.\n\nCette idée qui, pour la première fois, paraissait aussi nettement à son\nimagination, l'occupa tout entier après les premières minutes de\npromenade données au sentiment du danger.\n\nCet intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils\npour me conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raison, il est\ncapable de tout. Fouqué est trop éloigné, d'ailleurs il ne comprendrait\npas les sentiments d'un coeur tel que celui du marquis.\n\nLe comte Altamira... Suis-je sûr d'un silence éternel? Il ne faut pas\nque ma demande de conseils soit une action et complique ma position.\nHélas! il ne me reste que le sombre abbé Pirard... Son esprit est\nrétréci par le jansénisme... Un coquin de jésuite connaîtrait le monde,\net serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre, au seul\nénoncé du crime.\n\nLe génie de Tartuffe vint au secours de Julien: Eh bien j'irai me\nconfesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu'il prit au jardin,\naprès s'être prononcé deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il\npouvait être surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.\n\nLe lendemain, de très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de\nParis, frappant à la porte du sévère janséniste. Il trouva, à son grand\nétonnement, qu'il n'était point trop surpris de sa confidence.\n\n--J'ai peut-être des reproches à me faire, se disait l'abbé plus\nsoucieux qu'irrité. J'avais cru deviner cet amour... Mon amitié pour\nvous, petit malheureux, m'a empêché d'avertir le père...\n\n--Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.\n\n(Il aimait l'abbé en ce moment, et une scène lui eût été fort pénible.)\n\n--Je vois trois partis, continua Julien: 1º M. de La Mole peut me faire\ndonner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu'il avait laissée\nau marquis. 2º Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me\ndemanderait un duel.\n\n--Vous accepteriez? dit l'abbé furieux, et se levant.\n\n--Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur\nle fils de mon bienfaiteur.\n\n3º Il peut m'éloigner. S'il me dit: Allez à Edimbourg, à New York,\nj'obéirai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je\nne souffrirai point qu'on supprime mon fils.\n\n--Ce sera là, n'en doutez point, la première idée de cet homme\ncorrompu...\n\nA Paris, Mathilde était au désespoir. Elle avait vu son père vers les\nsept heures. Il lui avait montré la lettre de Julien, elle tremblait\nqu'il n'eût trouvé noble de mettre fin à sa vie: Et sans ma permission?\nse disait-elle avec une douleur qui était de la colère.\n\n--S'il est mort, je mourrai, dit-elle à son père. C'est vous qui serez\ncause de sa mort... Vous vous en réjouirez peut-être... Mais je le jure\nà ses mânes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquement _Mme\nveuve Sorel_; j'enverrai mes billets de faire-part, comptez là-dessus...\nVous ne me trouverez ni pusillanime ni lâche.\n\nSon amour allait jusqu'à la folie. A son tour, M. de La Mole fut\ninterdit.\n\nIl commença à voir les événements avec quelque raison. Au déjeuner,\nMathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d'un poids immense et\nsurtout flatté, quand il s'aperçut qu'elle n'avait rien dit à sa mère.\n\nVers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans\nla cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses\nbras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très\nreconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort\ncalculateur de sa longue conférence avec l'abbé Pirard. Son imagination\nétait éteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux\nyeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide.\n\n--Mon père peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l'instant\nmême pour Villequier. Remontez à cheval, sortez de l'hôtel avant qu'on\nne se lève de table.\n\nComme Julien ne quittait point l'air étonné et froid elle eut un accès\nde larmes.\n\n--Laisse-moi conduire nos affaires, s'écria-t-elle avec transport, et en\nle serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n'est pas volontairement\nque je me sépare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre,\nque l'adresse soit d'une main étrangère, moi je t'écrirai des volumes.\nAdieu! fuis.\n\nCe dernier mot blessa Julien, il obéit cependant. Il est fatal,\npensait-il, que, même dans leurs meilleurs moments, ces gens-là trouvent\nle secret de me choquer.\n\nMathilde résista avec fermeté à tous les projets prudents de son père.\nElle ne voulut jamais établir la négociation sur d'autres bases que\ncelles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en\nSuisse, ou chez son père à Paris. Elle repoussait bien loin la\nproposition d'un accouchement clandestin.\n\n--Alors commencerait pour moi la possibilité de la calomnie et du\ndéshonneur. Deux mois après le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et\nil nous sera facile de supposer que mon fils est né à une époque\nconvenable.\n\nD'abord accueillie par des transports de colère, cette fermeté finit par\ndonner des doutes au marquis.\n\nDans un moment d'attendrissement:\n\n--Tiens! dit-il à sa fille voilà une inscription de dix mille livres de\nrente, envoie-la à ton Julien, et qu'il me mette bien vite dans\nl'impossibilité de la reprendre.\n\nPour _obéir_ à Mathilde, dont il connaissait l'amour pour le\ncommandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il était à\nVillequier, réglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut\nl'occasion de son retour. Il alla demander asile à l'abbé Pirard, qui,\npendant son absence, était devenu l'allié le plus utile de Mathilde.\nToutes les fois qu'il était interrogé par le marquis, il lui prouvait\nque tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de\nDieu.\n\n--Et par bonheur, ajoutait l'abbé, la sagesse du monde est ici d'accord\navec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractère\nfougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne se serait pas\nimposé à elle-même? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage\npublic la société s'occupera beaucoup plus longtemps de cette\nmésalliance étrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni\nréalité du moindre mystère.\n\n--Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce système, parler de ce\nmariage après trois jours, devient un rabâchage d'homme qui n'a pas\nd'idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du\ngouvernement et se glisser incognito à la suite.\n\nDeux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abbé Pirard. Le\ngrand obstacle, à leurs yeux, était le caractère décidé de Mathilde.\nMais après tant de beaux raisonnements, l'âme du marquis ne pouvait\ns'accoutumer à renoncer à l'espoir du tabouret pour sa fille.\n\nSa mémoire et son imagination étaient nourries des roueries et des\nfaussetés de tous genres qui étaient encore possibles dans sa jeunesse.\nCéder à la nécessité, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et\ndéshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces\nrêveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir\nde cette fille chérie.\n\nQui l'eût pu prévoir? se disait-il. Une fille d'un caractère si altier,\nd'un génie si élevé, plus fière que moi du nom qu'elle porte! dont la\nmain m'était demandée d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en\nFrance!\n\nIl faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est fait pour tout\nconfondre! nous marchons vers le chaos.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXIV\n\nUN HOMME D'ESPRIT\n\n Le préfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas\n ministre, président du conseil, duc? Voici comment je ferais la\n guerre... Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers...\n\n LE GLOBE\n\n\nAucun argument ne vaut pour détruire l'empire de dix années de rêveries\nagréables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne\npouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par\naccident! se disait-il quelquefois. C'est ainsi que cette imagination\nattristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les\nplus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de\nl'abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le négociation fît un\npas.\n\nDans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le\nmarquis avait des aperçus brillants dont il s'enthousiasmait pendant\ntrois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu'il\nétait étayé par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne\ntrouvaient grâce à ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori.\nPendant trois jours, il travaillait avec toute l'ardeur et\nl'enthousiasme d'un poète, à amener les choses à une certaine position;\nle lendemain, il n'y songeait plus.\n\nD'abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis; mais, après\nquelques semaines, il commença à deviner que M. de La Mole n'avait, dans\ncette affaire, aucun plan arrêté.\n\nMme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en\nprovince pour l'administration des terres, il était caché au presbytère\nde l'abbé Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle,\nchaque matin, allait passer une heure avec son père, mais quelquefois\nils étaient des semaines entières sans parler de l'affaire qui occupait\ntoutes leurs pensées.\n\n--Je ne veux pas savoir où est cet homme, lui dit un jour le marquis;\nenvoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:\n\n«Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. à ma\nfille, et 10.000 fr. à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmes, bien\nentendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation séparés, et\nde me les apporter demain; après quoi, plus de relations entre nous. Ah!\nMonsieur, devais-je m'attendre à tout ceci?\n\n »_Le marquis de_ LA MOLE.»\n\n--Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous\nfixer au château d'Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c'est\nun pays aussi beau que l'Italie.\n\nCette donation surprit extrêmement Julien. Il n'était plus l'homme\nsévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait\nd'avance toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez\nconsidérable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait,\nà sa femme ou à lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses\nsentiments étaient absorbés dans son adoration pour son mari, car c'est\nainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique\nambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait sa vie à\ns'exagérer la haute prudence qu'elle avait montrée en liant son sort à\ncelui d'un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa\ntête.\n\nL'absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de\ntemps que l'on avait pour parler d'amour, vinrent compléter le bon effet\nde la sage politique autrefois inventée par Julien.\n\nMathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle était\nparvenue à aimer réellement.\n\nDans un moment d'humeur, elle écrivit à son père, et commença sa lettre\ncomme Othello:\n\nQue j'aie préféré Julien aux agréments que la société offrait à la fille\nde M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de\nconsidération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt six\nsemaines que je vis séparée de mon mari. C'est assez pour vous témoigner\nmon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle.\nVos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret, que le\nrespectable abbé Pirard. J'irai chez lui, il nous mariera, et une heure\naprès la cérémonie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne\nreparaîtrons jamais à Paris que d'après vos ordres. Mais ce qui me perce\nle coeur, c'est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi,\ncontre vous. Les épigrammes d'un public sot ne peuvent-elles pas obliger\nnotre excellent Norbert à chercher querelle à Julien? Dans cette\ncirconstance, je le connais, je n'aurais aucun empire sur lui. Nous\ntrouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à\ngenoux, ô mon père! venez assister à mon mariage, dans l'église de M.\nPirard, jeudi prochain. Le piquant de l'anecdote maligne sera adouci, et\nla vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurées, etc.,\netc.\n\nL'âme du marquis fut jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il\nfallait donc à la fin prendre un parti. Toutes les petites habitudes,\ntous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.\n\nDans cette étrange circonstance, les grands traits du caractère,\nimprimés par les événements de la jeunesse, reprirent tout leur empire.\nLes malheurs de l'émigration en avaient fait un homme à imagination.\nAprès avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et de toutes les\ndistinctions de la cour, 1790 l'avait jeté dans les affreuses misères\ndes émigrés. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux ans. Au\nfond, il était campé au milieu de ses richesses actuelles, plus qu'il\nn'en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son\nâme de la gangrène de l'or, l'avait jeté en proie à une folle passion\npour voir sa tille décorée d'un beau titre. Pendant les six semaines qui\nvenaient de s'écouler, tantôt poussé par un caprice, le marquis avait\nvoulu enrichir Julien, la pauvreté lui semblait ignoble, déshonorante\npour lui M. de La Mole, impossible chez l'époux de sa fille; il jetait\nl'argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui\nsemblait que Julien allait entendre le langage muet de cette générosité\nd'argent, changer de nom, s'exiler en Amérique, écrire à Mathilde qu'il\nétait mort pour elle... M. de La Mole supposait cette lettre écrite, il\nsuivait son effet sur le caractère de sa fille...\n\nLe jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de\nMathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire\ndisparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait\nprendre le nom d'une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas\npasser sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé\nplusieurs fois, depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du\ndésir de transmettre son titre à Norbert...\n\nL'on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude aux affaires, de\nla hardiesse, peut-être même du brillant se disait le marquis... mais au\nfond de ce caractère, je trouve quelque chose d'effrayant. C'est\nl'impression qu'il produit sur tout le monde. Donc il y a là quelque\nchose de réel (plus ce point réel était difficile à saisir, plus il\neffrayait l'âme imaginative du vieux marquis).\n\nMa fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre\nsupprimée): Julien ne s'est affilié à aucun salon, à aucune coterie. Il\nne s'est ménagé aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si\nje l'abandonne... Mais est-ce là ignorance de l'état actuel de la\nsociété?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de candidature\nréelle et profitable, que celle des salons...\n\nNon, il n'a pas le génie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd\nni une minute ni une opportunité... Ce n'est point un caractère à la\nLouis XI. D'un autre côté, je lui vois les maximes les plus\nantigénéreuses... Je m'y perds... Se répéterait-il ces maximes, pour\nservir de _digue_ à ses passions?\n\nDu reste, une chose surnage: il est impatient du mépris, je le tiens par\nlà.\n\nIl n'a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous\nrespecte pas d'instinct... C'est un tort, mais enfin, l'âme d'un\nséminariste devrait n'être impatiente que du manque de jouissance et\nd'argent. Lui, bien différent, ne peut supporter le mépris à aucun prix.\n\nPressé par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nécessité de se\ndécider: Enfin, voici la grande question: l'audace de Julien est-elle\nallée jusqu'à entreprendre de faire la cour à ma fille, parce qu'il sait\nque je l'aime avant tout, et que j'ai cent mille écus de rente?\n\nMathilde proteste du contraire... Non, mon Julien, voilà un point sur\nlequel je ne veux pas me laisser faire illusion.\n\nY a-t-il eu amour véritable, imprévu? ou bien désir vulgaire de s'élever\nà une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d'abord\nque ce soupçon peut le perdre auprès de moi, de là cet aveu: c'est elle\nqui s'est avisée de l'aimer la première...\n\nUne fille d'un caractère si altier se serait oubliée jusqu'à faire des\navances matérielles!... Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle\nhorreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins indécents de lui\nfaire connaître qu'elle le distinguait.\n\nQui s'excuse s'accuse; je me défie de Mathilde... Ce jour-là, les\nraisonnements du marquis étaient plus concluants qu'à l'ordinaire.\nCependant l'habitude l'emporta il résolut de gagner du temps et d'écrire\nà sa fille. Car on s'écrivait d'un côté de l'hôtel à l'autre; M. de La\nMole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il avait peur de\ntout finir par une concession subite.\n\n LETTRE\n\n«Gardez-vous de faire de nouvelles folies voici un brevet de lieutenant\nde hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez\nce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m'interrogez pas.\nQu'il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à\nStrasbourg, où est son régiment. Voici un mandat sur mon banquier; qu'on\nm'obéisse.»\n\n * * * * *\n\nL'amour et la joie de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut\nprofiter de la victoire, et répondit à l'instant:\n\n * * * * *\n\n«M. de La Vernaye serait à vos pieds, éperdu de reconnaissance, s'il\nsavait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais au milieu de cette\ngénérosité, mon père m'a oubliée, l'honneur de votre fille est en\ndanger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelle et que vingt\nmille écus de rente ne répareraient pas. Je n'enverrai le brevet à M. de\nLa Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du\nmois prochain, mon mariage sera célébré en public, à Villequier. Bientôt\naprès cette époque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre\nfille ne pourra paraître en public qu'avec le nom de Mme de La Vernaye.\nQue je vous remercie, cher papa, de m'avoir sauvée de ce nom de Sorel,\netc., etc.»\n\n * * * * *\n\nLe réponse fut imprévue.\n\n * * * * *\n\n«Obéissez, ou je me rétracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne\nsais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous-même vous le\nsavez moins que moi. Qu'il parte pour Strasbourg, et songe à marcher\ndroit. Je ferai connaître mes volontés d'ici à quinze jours.»\n\n * * * * *\n\nCette réponse si ferme étonna Mathilde. _Je ne connais pas Julien_; ce\nmot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les\nplus enchanteresses; mais elle les croyait la vérité. L'esprit de mon\nJulien n'a pas revêtu le petit _uniforme_ mesquin des salons, et mon\npère ne croit pas à sa supériorité, précisément à cause de ce qui la\nprouve...\n\nToutefois, si je n'obéis pas à cette velléité de caractère, je vois la\npossibilité d'une scène publique; un éclat abaisse ma position dans le\nmonde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après\nl'éclat... pauvreté pour dix ans; et la folie de choisir un mari à cause\nde son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante\nopulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m'oublier...\nNorbert épousera une femme aimable adroite: le vieux Louis XIV fut\nséduit par la duchesse de Bourgogne...\n\nElle se décida à obéir, mais se garda de communiquer la lettre de son\npère à Julien, ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.\n\nLe soir, lorsqu'elle apprit à Julien qu'il était lieutenant de hussards,\nsa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l'ambition de toute\nsa vie, et par la passion qu'il avait maintenant pour son fils. Le\nchangement de nom le frappait d'étonnement.\n\nAprès tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le\nmérite. J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueil, ajoutait-il en\nregardant Mathilde; son père ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXV\n\nUN ORAGE\n\n Mon Dieu, donnez-moi la médiocrité!\n\n MIRABEAU.\n\n\nSon âme était absorbée, il ne répondait qu'à demi à la vive tendresse\nqu'elle lui témoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il\nn'avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait\nquelque subtilité de son orgueil qui viendrait déranger toute la\nposition.\n\nPresque tous les matins, elle voyait l'abbé Pirard arriver à l'hôtel.\nPar lui, Julien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose des\nintentions de son père? Le marquis lui-même, dans un moment de caprice,\nne pouvait-il pas lui avoir écrit? Après un aussi grand bonheur comment\nexpliquer l'air sévère de Julien? Elle n'osa l'interroger.\n\nElle n'osa! elle, Mathilde! Il y eut, dès ce moment, dans son sentiment\npour Julien, du vague, de l'imprévu, presque de la terreur. Cette âme\nsèche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un être\nélevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire.\n\nLe lendemain de grand matin, Julien était au presbytère de l'abbé\nPirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise\ndélabrée, louée à la poste voisine.\n\n--Un tel équipage n'est plus de saison, lui dit le sévère abbé d'un air\nrechigné. Voici vingt mille francs, dont M. de La Mole vous fait cadeau;\nil vous engage à les dépenser dans l'année, mais en tâchant de vous\ndonner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte,\njetée à un jeune homme, le prêtre ne voyait qu'une occasion de pécher.)\n\nLe marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura reçu cet argent de son\npère, qu'il est inutile de désigner autrement. M. de La Vernaye jugera\npeut-être convenable de faire un cadeau à M. Sorel, charpentier à\nVerrières, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette\npartie de la commission, ajouta l'abbé; j'ai enfin déterminé M. de La\nMole à transiger avec cet abbé de Frilair, si jésuite. Son crédit est\ndécidément trop fort pour le nôtre. La reconnaissance implicite de votre\nhaute naissance par cet homme qui gouverne Besançon, sera une des\nconditions tacites de l'arrangement.\n\nJulien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l'abbé, il se\nvoyait reconnu.\n\n--Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant, que veut dire cette vanité\nmondaine?... Quant à Sorel et à ses fils, je leur offrirai, en mon nom,\nune pension annuelle, de cinq cents francs, qui leur sera payée à\nchacun, tant que je serai content d'eux.\n\nJulien était déjà froid et hautain. Il remercia, mais en termes très\nvagues et n'engageant à rien. Serait-il bien possible, se disait-il que\nje fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos\nmontagnes par le terrible Napoléon? A chaque instant, cette idée lui\nsemblait moins improbable... Ma haine pour mon père serait une preuve...\nJe ne serais plus un monstre!\n\nPeu de jours après ce monologue, le quinzième régiment de hussards, l'un\ndes plus brillants de l'armée, était en bataille sur la place d'armes de\nStrasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de\nl'Alsace, qui lui avait coûté six mille francs. Il était reçu\nlieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles\nd'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler.\n\nSon air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son\ninaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour.\nPeu après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au\npistolet et aux armes, qu'il fit connaître sans trop d'affectation,\néloignèrent l'idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq\nou six jours d'hésitation, l'opinion publique du régiment se déclara en\nsa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers\ngoguenards, excepté de la jeunesse.\n\nDe Strasbourg, Julien écrivit à M. Chélan, l'ancien curé de Verrières,\nqui touchait maintenant aux bornes de l'extrême vieillesse.\n\n * * * * *\n\n«Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas les événements\nqui ont porté ma famille à m'enrichir. Voici cinq cents francs que je\nvous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux\nmalheureux, pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans\ndoute vous secourez comme autrefois vous m'avez secouru.»\n\n * * * * *\n\nJulien était ivre d'ambition et non pas de vanité toutefois il donnait\nune grande part de son attention à l'apparence extérieure. Ses chevaux,\nses uniformes, les livrées de ses gens étaient tenus avec une correction\nqui aurait fait honneur à la ponctualité d'un grand seigneur anglais. A\npeine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà\nque, pour commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les\ngrands généraux il fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il né\npensait qu'à la gloire et à son fils.\n\nCe fut au milieu des transports de l'ambition la plus effrénée qu'il fut\nsurpris par un jeune valet de pied de l'hôtel de La Mole, qui arrivait\nen courrier.\n\n * * * * *\n\n«Tout est perdu, lui écrivait Mathilde, accourez le plus vite possible,\nsacrifiez tout, désertez s'il le faut. A peine arrivé, attendez-moi dans\nun fiacre, près la petite porte du jardin, au nº... de la rue... J'irai\nvous parler, peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout\nest perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me\ntrouverez dévouée et ferme dans l'adversité. Je vous aime.»\n\n * * * * *\n\nEn quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel, et partit\nde Strasbourg à franc étrier; mais l'affreuse inquiétude qui le dévorait\nne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz.\nIl se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidité presque\nincroyable qu'il arriva au lieu indiqué, près la petite porte du jardin\nde l'hôtel de La Mole. Cette porte s'ouvrit, et à l'instant Mathilde,\noubliant tout respect humain, se précipita dans ses bras. Heureusement\nil n'était que cinq heures du matin, et la rue était encore déserte.\n\n--Tout est perdu; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit\nde jeudi. Pour où? personne ne le sait. Voici sa lettre, lisez. Et elle\nmonta dans le fiacre avec Julien.\n\n * * * * *\n\n«Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que\nvous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l'affreuse vérité. Je vous\ndonne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec\ncet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au\nloin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez\nla lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j'avais\ndemandés. L'impudent m'avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal.\nJamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en\nhorreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret\nce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous\nretrouverez un père.»\n\n * * * * *\n\n--Où est la lettre de Mme de Rênal? dit froidement Julien.\n\n--La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'après que tu aurais été\npréparé.\n\n LETTRE\n\n«Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale\nm'oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès\nde vous; une règle qui ne peut faillir m'ordonne de nuire en ce moment à\nmon prochain, mais afin d'éviter un plus grand scandale. La douleur que\nj'éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n'est que\ntrop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle\nvous me demandez toute la vérité, a pu sembler inexplicable ou même\nhonnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie\nde la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais\ncette conduite que vous désirez connaître, a été dans le fait\nextrêmement condamnable et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide,\nc'est à l'aide de l'hypocrisie la plus consommée, et par la séduction\nd'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un\nétat et à devenir quelque chose. C'est une partie de mon pénible devoir\nd'ajouter que je suis obligée de croire que M. J... n'a aucun principe\nde religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses\nmoyens pour réussir dans une maison est de chercher à séduire la femme\nqui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement\net par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à\ndisposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le\nmalheur et des regrets éternels», etc., etc., etc.»\n\nCette lettre, extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était\nbien de la main de Mme de Rênal elle était même écrite avec plus de soin\nqu'à l'ordinaire.\n\n--Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l'avoir finie; il\nest juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel\nhomme! Adieu!\n\nJulien sauta à bas du fiacre et courut à sa chaise de poste arrêtée au\nbout de la rue. Mathilde, qu'il semblait avoir oubliée, fit quelques pas\npour le suivre; mais les regards des marchands qui s'avançaient sur la\nporte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à\nrentrer précipitamment au jardin.\n\nJulien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put\nécrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le\npapier que des traits illisibles.\n\nIl arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du\npays qui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était la\nnouvelle du pays.\n\nJulien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu'il voulait une\npaire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets.\n\nLes _trois coups_ sonnaient; c'est un signal bien connu dans les\nvillages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée,\nannonce le commencement immédiat de la messe.\n\nJulien entra dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres\nhautes de l'édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien\nse trouva à quelques pas derrière le banc de Mme de Rênal. Il lui sembla\nqu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aimé\nfit trembler le bras de Julien d'une telle façon, qu'il ne put d'abord\nexécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même;\nphysiquement, je ne le puis.\n\nEn ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour\nl'_élévation_. Mme de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva\npresque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la\nreconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et\nla manqua; il tira un second coup, elle tomba.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXVI\n\nDÉTAILS TRISTES\n\n Ne vous attendez point de ma part à de la faiblesse. Je me suis vengé.\n J'ai mérité la mort et me voici. Priez pour mon âme.\n\n SCHILLER\n\n\nJulien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu à lui,\nil aperçut tous les fidèles qui s'enfuyaient de l'église; le prêtre\navait quitté l'autel. Julien se mit à suivre d'un pas assez lent\nquelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir\nplus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds\ns'étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule; en se\nrelevant, il se sentit le cou serré; c'était un gendarme en grande tenue\nqui l'arrêtait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits\npistolets; mais un second gendarme s'emparait de ses bras.\n\nIl fut conduit à la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les\nfers aux mains, on le laissa seul, la porte se ferma sur lui à double\ntour; tout cela fut exécuté très vite, et il y fut insensible.\n\nMa foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant à lui... Oui, dans\nquinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici là.\n\nSon raisonnement n'allait pas plus loin il se sentait la tête comme si\nelle eût été serrée avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le\ntenait. Après quelques instants, il s'endormit profondément.\n\nMme de Rênal n'était pas blessée mortellement. La première balle avait\npercé son chapeau; comme elle se retournait le second coup était parti.\nLa balle l'avait frappée à l'épaule et, chose étonnante, avait été\nrenvoyée par l'os de l'épaule, que pourtant elle cassa, contre un pilier\ngothique, dont elle détacha un énorme éclat de pierre.\n\nQuand, après un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme\ngrave, dit à Mme de Rênal: je réponds de votre vie comme de la mienne,\nelle fut profondément affligée.\n\nDepuis longtemps, elle désirait sincèrement la mort. La lettre qui lui\navait été imposée par son confesseur actuel, et qu'elle avait écrite à\nM. de La Mole, avait donné le dernier coup à cet être affaibli par un\nmalheur trop constant. Ce malheur était l'absence de Julien; elle\nl'appelait, elle, le remords. Le directeur, jeune ecclésiastique\nvertueux et fervent, nouvellement arrivé de Dijon, ne s'y trompait pas.\n\nMourir ainsi, mais non de ma main, ce n'est point un péché, pensait Mme\nde Rênal. Dieu me pardonnera peut-être de me réjouir de ma mort. Elle\nn'osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des\nfélicités.\n\nA peine fut-elle débarrassée de la présence du chirurgien et de tous les\namis accourus en foule, qu'elle fit appeler Élisa sa femme de chambre.\n\n--Le geôlier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel.\nSans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agréable\npour moi... Cette idée m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller\ncomme de vous-même remettre au geôlier ce petit paquet qui contient\nquelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le\nmaltraite... Il faut surtout qu'il n'aille pas parler de cet envoi\nd'argent.\n\nC'est à la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut\nl'humanité du geôlier de Verrières; c'était toujours ce M. Noiroud,\nministériel parfait, auquel nous avons vu la présence de M. Appert faire\nune si belle peur.\n\nUn juge parut dans la prison.\n\n--J'ai donné la mort avec préméditation, lui dit Julien; j'ai acheté et\nfait charger les pistolets chez un tel, l'armurier. L'article 1342 du\ncode pénal est clair, je mérite la mort et je l'attends.\n\nLe petit esprit du juge ne comprenant pas cette franchise, il\nmultipliait les questions pour faire en sorte que l'accusé se coupât\ndans ses réponses.\n\n--Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais\naussi coupable que vous pouvez le désirer? Allez, monsieur, vous ne\nmanquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de\ncondamner. Épargnez-moi votre présence.\n\nIl me reste un ennuyeux devoir à remplir, pensa Julien, il faut écrire à\nMlle de La Mole.\n\n * * * * *\n\n«Je me suis vengé, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraîtra dans\nles journaux, et je ne puis m'échapper de ce monde incognito. Je vous en\ndemande pardon. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a été atroce,\ncomme la douleur d'être séparé de vous. De ce moment, je m'interdis\nd'écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, même à mon\nfils: le silence est la seule façon de m'honorer. Pour le commun des\nhommes, je serai un assassin vulgaire... Permettez-moi la vérité en ce\nmoment suprême: vous m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous\nconseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivant, aura épuisé pour\nplusieurs années tout ce que je voyais de romanesque et de trop\naventureux dans votre caractère. Vous étiez faite pour vivre avec les\nhéros du moyen âge; montrez en cette occurrence leur ferme caractère.\nQue ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous\ncompromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident.\nSil vous faut absolument le secours d'un ami, je vous lègue l'abbé\nPirard.\n\n»Ne parlez à nul autre, surtout pas de gens de votre classe: les de Luz,\nles Caylus.\n\n»Un an après ma mort, épousez M. de Croisenois, je vous en prie, je vous\nl'ordonne comme votre époux. Ne m'écrivez point, je ne répondrais pas.\nBien moins méchant que Iago, à ce qu'il me semble, je vais dire comme\nlui: _From this time forth I never will speak word._\n\n»On ne me verra ni parler ni écrire; vous aurez eu mes dernières paroles\ncomme mes dernières adorations.\n\n «J. S.»\n\n * * * * *\n\nCe fut après avoir fait partir cette lettre que, pour la première fois\nJulien, un peu revenu à lui, fut très malheureux. Chacune des espérances\nde l'ambition dut être arrachée successivement de son coeur par ce grand\nmot: Je mourrai, il faut mourir. La mort en elle-même n'était pas\nhorrible à ses yeux. Toute sa vie n'avait été qu'une longue préparation\nau malheur, et il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le\nplus grand de tous.\n\nQuoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en\nduel avec un homme très fort sur les armes, est-ce que j'aurais la\nfaiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'âme? il passa plus\nd'une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport.\n\nQuand il eut vu clair dans son âme, et que la vérité parut devant ses\nyeux aussi nettement qu'un des piliers de sa prison, il pensa au\nremords.\n\nPourquoi en aurais-je? J'ai été offensé d'une manière atroce; j'ai tué,\nje mérite la mort, mais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon\ncompte envers l'humanité. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je\nne dois rien à personne; ma mort n'a rien de honteux que l'instrument:\ncela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des\nbourgeois de Verrières, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus\nméprisable! Il me reste un moyen d'être considérable à leurs yeux: c'est\nde jeter au peuple des pièces d'or en allant au supplice. Ma mémoire,\nliée à l'idée de l'or, sera resplendissante pour eux.\n\nAprès ce raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla évident: Je\nn'ai plus rien à faire sur la terre, se dit Julien, et il s'endormit\nprofondément.\n\nVers les neuf heures du soir, le geôlier le réveilla en lui apportant à\nsouper.\n\n--Que dit-on dans Verrières?\n\n--Monsieur Julien, le serment que j'ai prêté devant le crucifix, à la\ncour royale, le jour que je fus installé dans ma place, m'oblige au\nsilence.\n\nIl se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa\nJulien. Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les\ncinq francs qu'il désire pour me vendre sa conscience.\n\nQuand le geôlier vit le repas finir sans tentative de séduction:\n\n--L'amitié que j'ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d'un air faux et\ndoux, m'oblige à parler, quoiqu'on dise que c'est contre l'intérêt de la\njustice, parce que cela peut vous servir à arranger votre défense...\nMonsieur Julien, qui est bon garçon, sera bien content si je lui\napprends que Mme de Rênal va mieux.\n\n--Quoi! elle n'est pas morte? s'écria Julien en se levant de table hors\nde lui.\n\n--Quoi! vous ne saviez rien! dit le geôlier d'un air stupide qui bientôt\ndevint de la cupidité heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne\nquelque chose au chirurgien qui, d'après la loi et justice, ne devait\npas parler. Mais pour faire plaisir à monsieur, je suis allé chez lui,\net il m'a tout conté...\n\n--Enfin, la blessure n'est pas mortelle, lui dit Julien impatienté en\ns'avançant vers lui, tu m'en réponds sur ta vie?\n\nLe geôlier, géant de six pieds de haut eut peur et se retira vers la\nporte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour arriver à la\nvérité, il se rassit et jeta un napoléon à M. Noiroud.\n\nA mesure que le récit de cet homme prouvait à Julien que la blessure de\nMme de Rênal n'était pas mortelle, il se sentait gagné par les larmes.\n\n--Sortez! lui dit-il brusquement.\n\nLe geôlier obéit. A peine la porte fut-elle fermée: Grand Dieu! elle\nn'est pas morte! s'écria Julien, et il tomba à genoux, pleurant à\nchaudes larmes.\n\nDans ce moment suprême, il était croyant. Qu'importent les hypocrisies\ndes prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la\nsublimité de l'idée de Dieu?\n\nSeulement alors, Julien commença à se repentir du crime commis. Par une\ncoïncidence qui lui évita le désespoir, en cet instant seulement, venait\nde cesser l'état d'irritation physique et de demi-folie où il était\nplongé depuis son départ de Paris pour Verrières.\n\nSes larmes avaient une source généreuse, il n'avait aucun doute sur la\ncondamnation qui l'attendait.\n\nAinsi elle vivra! se disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour\nm'aimer...\n\nLe lendemain matin fort tard, quand le geôlier le réveilla:\n\n--Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet\nhomme. Deux fois je suis venu et j'ai fait conscience de vous réveiller.\nVoici deux bouteilles d'excellent vin que vous envoie M. Maslon notre\ncuré.\n\n--Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.\n\n--Oui, monsieur, répondit le geôlier en baissant la voix, mais ne parlez\npas si haut, cela pourrait vous compromettre.\n\nJulien rit de bon coeur.\n\n--Au point où j'en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous\ncessiez d'être doux et humain... Vous serez bien payé, dit Julien en\ns'interrompant et reprenant l'air impérieux.\n\nCet air fut justifié à l'instant par le don d'une pièce de monnaie.\n\nM. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands détails tout ce\nqu'il avait appris sur Mme de Rênal, mais il ne parla point de la visite\nde Mlle Élisa.\n\nCet homme était bas et soumis autant que possible. Une idée traversa la\ntête de Julien: Cette espèce de géant difforme peut gagner trois ou\nquatre cents francs, car sa prison n'est guère fréquentée; je puis lui\nassurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse avec moi... La\ndifficulté sera de le persuader de ma bonne foi. L'idée du long colloque\nà avoir avec un être aussi vil inspira du dégoût à Julien, il pensa à\nautre chose.\n\nLe soir, il n'était plus temps. Une chaise de poste vint le prendre à\nminuit. Il fut très content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le\nmatin, lorsqu'il arriva à la prison de Besançon, on eut la bonté de le\nloger dans l'étage supérieur d'un donjon gothique. Il jugea\nl'architecture du commencement du XIXe siècle; il en admira la grâce et\nle légèreté piquante. Par un étroit intervalle entre deux murs au-delà\nd'une cour profonde, il avait une échappée de vue superbe.\n\nLe lendemain, il y eut un interrogatoire, après quoi, pendant plusieurs\njours, on le laissa tranquille. Son âme était calme. Il ne trouvait rien\nque de simple dans son affaire: J'ai voulu tuer, je dois être tué.\n\nSa pensée ne s'arrêta pas davantage à ce raisonnement. Le jugement,\nl'ennui de paraître en public la défense il considérait tout cela comme\nde légers embarras, des cérémonies ennuyeuses auxquelles il serait temps\nde songer le jour même. Le moment de la mort ne l'arrêtait guère plus:\nJ'y songerai après le jugement. La vie n'était point ennuyeuse pour lui,\nil considérait toutes choses sous un nouvel aspect, il n'avait plus\nd'ambition. Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords\nl'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l'image de Mme de\nRênal, surtout pendant le silence des nuits troublé seulement, dans ce\ndonjon élevé, par le chant de l'orfraie!\n\nIl remerciait le ciel de ne l'avoir pas blessée à mort. Chose étonnante!\nse disait-il, je croyais que par sa lettre à M. de La Mole elle avait\ndétruit à jamais mon bonheur à venir et moins de quinze jours après la\ndate de cette lettre, je ne songe plus à tout ce qui m'occupait alors...\nDeux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays\nde montagnes comme Vergy... J'étais heureux alors... Je ne connaissais\npas mon bonheur!\n\nDans d'autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise. Si j'avais\nblessé à mort Mme de Rênal, je me serais tué... J'ai besoin de cette\ncertitude pour ne pas me faire horreur à moi-même.\n\nMe tuer! voilà la grande question, se disait-il. Ces juges si\nformalistes, si acharnés après le pauvre accusé, qui feraient pendre le\nmeilleur citoyen pour accrocher la croix... Je me soustrairais à leur\nempire, à leurs injures en mauvais français, que le journal du\ndépartement va appeler de l'éloquence...\n\nJe puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins... Me tuer! ma\nfoi non, se dit-il après quelques jours, Napoléon a vécu...\n\nD'ailleurs, la vie m'est agréable; ce séjour est tranquille; je n'y ai\npoint d'ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit à faire la note des\nlivres qu'il voulait faire venir de Paris.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXVII\n\nUN DONJON\n\n Le tombeau d'un ami.\n\n STERNE.\n\n\nIl entendit un grand bruit dans le corridor; ce n'était pas l'heure où\nl'on montait dans sa prison; l'orfraie s'envola en criant, la porte\ns'ouvrit, et le vénérable curé Chélan tout tremblant et la canne à la\nmain, se jeta dans ses bras.\n\n--Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant... Monstre! devrais-je\ndire.\n\nEt le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne\ntombât. Il fut obligé de le conduire à une chaise. La main du temps\ns'était appesantie sur cet homme autrefois si énergique. Il ne parut\nplus à Julien que l'ombre de lui-même.\n\nQuand il eut repris haleine:\n\n--Avant-hier seulement, je reçois votre lettre de Strasbourg, avec vos\ncinq cents francs pour les pauvres de Verrières, on me l'a apportée dans\nla montagne, à Liveru où je suis retiré chez mon neveu Jean. Hier,\nJ'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible!\n\nEt le vieillard ne pleurait plus, il avait l'air privé d'idée, et ajouta\nmachinalement:\n\n--Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.\n\n--J'ai besoin de vous voir, mon père, s'écria Julien attendri. J'ai de\nl'argent de reste.\n\nMais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De temps à autre, M.\nChélan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long\nde sa joue; puis il regardait Julien, et était comme étourdi de le voir\nlui prendre les mains et les porter à ses lèvres. Cette physionomie si\nvive autrefois, et qui peignait avec tant d'énergie les plus nobles\nsentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une espèce de paysan\nvint bientôt chercher le vieillard.\n\n--Il ne faut pas le fatiguer et le faire trop parler, dit-il à Julien,\nqui comprit que c'était le neveu.\n\nCette apparition laissa Julien plongé dans un malheur cruel et qui\néloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il\nsentait son coeur glacé dans sa poitrine.\n\nCet instant fut le plus cruel qu'il eût éprouvé depuis le crime. Il\nvenait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions\nde grandeur d'âme et de générosité s'étaient dissipées comme un nuage\ndevant la tempête.\n\nCette affreuse situation dura plusieurs heures. Après l'empoisonnement\nmoral, il faut des remèdes physiques et du vin de Champagne. Julien se\nfût estimé un lâche d'y avoir recours. Vers la fin d'une journée\nhorrible, passée tout entière à se promener dans son étroit donjon: Que\nje suis fou! s'écria-t-il. C'est dans le cas où je devrais mourir comme\nun autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dû me jeter dans\ncette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans me\nmet précisément à l'abri de cette triste décrépitude.\n\nQuelques raisonnements qu'il se fît, Julien se trouva attendri comme un\nêtre pusillanime, et par conséquent malheureux de cette visite.\n\nIl n'y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu\nromaine; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteur, et comme\nchose moins facile.\n\nCe sera là mon thermomètre, se dit-il. Ce soir, je suis à dix degrés\nau-dessous du courage qui me conduit de niveau à la guillotine. Ce\nmatin, je l'avais ce courage. Au reste, qu'importe? pourvu qu'il me\nrevienne au moment nécessaire. Cette idée de thermomètre l'amusa, et\nenfin parvint à le distraire.\n\nLe lendemain à son réveil, il eut honte de la journée de la veille. Mon\nbonheur, ma tranquillité sont enjeu. Il résolut presque d'écrire à M. le\nprocureur général, pour demander que personne ne fût admis auprès de\nlui. Et Fouqué? pensa-t-il. S'il peut prendre sur lui de venir à\nBesançon, quelle ne serait pas sa douleur!\n\nIl y avait deux mois peut-être qu'il n'avait songé à Fouqué. J'étais un\ngrand sot à Strasbourg, ma pensée n'allait pas au-delà du collet de mon\nhabit. Le souvenir de Fouqué l'occupa beaucoup et le laissa plus\nattendri. Il se promenait avec agitation. Me voici décidément de vingt\ndegrés au-dessous du niveau de la mort... Si cette faiblesse augmente,\nil vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbés Maslon et les\nValenod, si je meurs comme un cuistre!\n\nFouqué arriva, cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son\nunique idée, s'il en avait, était de vendre tout son bien pour séduire\nle geôlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l'évasion\nde M. de Lavalette.\n\n--Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette était innocent, moi\nje suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer à la différence...\n\nMais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien\nredevenant tout à coup observateur et méfiant.\n\nFouqué ravi de voir enfin son ami répondre à son idée dominante, lui\ndétaille longuement et à cent francs près, ce qu'il tirerait de chacune\nde ses propriétés.\n\nQuel effort sublime chez un propriétaire de province! pensa Julien. Que\nd'économies, que de petites demi-lésineries qui me faisaient tant rougir\nlorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux\njeunes gens que j'ai vus à l'hôtel de La Mole, et qui lisent René,\nn'aurait aucun de ces ridicules; mais excepté ceux qui sont fort jeunes\net encore enrichis par héritage, et qui ignorent la valeur de l'argent,\nquel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d'un tel\nsacrifice?\n\nToutes les fautes de français, tous les gestes communs de Fouqué\ndisparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparée à\nParis, n'a reçu un plus bel hommage. Fouqué, ravi du moment\nd'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un\nconsentement à la fuite.\n\nCette vue du sublime rendit à Julien toute la force que l'apparition de\nM. Chélan lui avait fait perdre. Il était encore bien jeune; mais,\nsuivant moi, ce tut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au\nruse, comme la plupart des hommes, l'âge lui eût donné la bonté facile à\ns'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle... Mais à quoi bon ces\nvaines prédictions?\n\nLes interrogatoires devenaient plus fréquents en dépit des efforts de\nJulien, dont toutes les réponses tendaient à abréger l'affaire:\n\n--J'ai tué ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec préméditation,\nrépétait-il chaque jour.\n\nMais le juge était formaliste avant tout. Les déclarations de Julien\nn'abrégeaient nullement les interrogatoires, l'amour-propre du juge fut\npiqué. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le transférer dans un affreux\ncachot, et que c'était grâce aux démarches de Fouqué qu'on lui laissait\nsa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d'élévation.\n\nM. l'abbé de Frilair était au nombre des hommes importants qui\nchargeaient Fouqué de leur provision de bois de chauffage. Le bon\nmarchand parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son\ninexprimable ravissement, M. de Frilair lui annonça que, touché des\nbonnes qualités de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus\nau séminaire, il comptait le recommander aux juges. Fouqué entrevit\nl'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu'à\nterre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer\nl'acquittement de l'accusé, une somme de dix louis.\n\nFouqué se méprenait étrangement. M. de Frilair n'était point un Valenod.\nIl refusa et chercha même à faire entendre au bon paysan qu'il ferait\nmieux de garder son argent. Voyant qu'il était impossible d'être clair\nsans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumône pour\nles pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.\n\nCe Julien est un être singulier, son action est inexplicable, pensait M.\nde Frilair, et rien ne doit l'être pour moi... Peut-être sera-t-il\npossible d'en faire un martyr... Dans tous les cas, je saurai le fin de\ncette affaire et trouverai peut-être une occasion de faire peur à cette\nMme de Rênal, qui ne nous estime point, et au fond me déteste...\nPeut-être pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de\nréconciliation éclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce\npetit séminariste.\n\nLa transaction sur le procès avait été signée quelques semaines\nauparavant, et l'abbé Pirard était reparti de Besançon, non sans avoir\nparlé de la mystérieuse naissance de Julien, le jour même où le\nmalheureux assassinait Mme de Rênal dans l'église de Verrières.\n\nJulien ne voyait plus qu'un événement désagréable entre lui et la mort,\nc'était la visite de son père. Il consulta Fouqué sur l'idée d'écrire à\nM. le procureur général, pour être dispensé de toute visite. Cette\nhorreur pour la vue d'un père, et dans un tel moment, choqua\nprofondément le coeur honnête et bourgeois du marchand de bois.\n\nIl crut comprendre pourquoi tant de gens haïssaient passionnément son\nami. Par respect pour le malheur, il cacha sa manière de sentir.\n\n--Dans tous les cas lui répondit-il froidement, cet ordre de secret ne\nserait pas appliqué à ton père.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXVIII\n\nUN HOMME PUISSANT\n\n Mais il y a tant de mystère dans ses démarches et d'élégance dans sa\n taille! Qui peut-elle être?\n\n SCHILLER.\n\n\nLes portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain.\nJulien fut réveillé en sursaut.\n\n--Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilà mon père. Quelle scène désagréable!\n\nAu même instant, une femme vêtue en paysanne se précipita dans ses bras\nen le serrant d'une façon convulsive; il eut peine à la reconnaître.\nC'était Mlle de La Mole.\n\n--Méchant, je n'ai su que par ta lettre où tu étais. Ce que tu appelles\nton crime, et qui n'est qu'une noble vengeance qui me révèle toute la\nhauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l'ai su qu'à\nVerrières...\n\nMalgré ses préventions contre Mlle de La Mole, que d'ailleurs il ne\ns'avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne\npas voir dans toute cette façon d'agir et de parler un sentiment noble,\ndésintéressé, bien au-dessus de tout ce qu'aurait osé une âme petite et\nvulgaire? Il crut encore aimer une reine, et après quelques instants, ce\nfut avec une rare noblesse d'élocution et de pensée qu'il lui dit:\n\n--L'avenir se dessinait à mes yeux fort clairement. Après ma mort, je\nvous remariais à M. de Croisenois, qui aurait épousé une veuve. L'âme\nnoble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, étonnée et\nconvertie au culte de la prudence vulgaire par un événement singulier,\ntragique et grand pour elle, eût daigné comprendre le mérite fort réel\ndu jeune marquis. Vous vous seriez résignée à être heureuse du bonheur\nde tout le monde: la considération, les richesses, le haut rang... Mais,\nchère Mathilde, votre arrivée à Besançon, si elle est soupçonnée, va\nêtre un coup mortel pour M. de La Mole, et voilà ce que jamais je ne me\npardonnerai. Je lui ai déjà causé tant de chagrin! L'académicien va dire\nqu'il a réchauffé un serpent dans son sein.\n\n--J'avoue que je m'attendais peu à tant de froide raison, à tant de\nsouci pour l'avenir, dit Mlle de La Mole à demi fâchée. Ma femme de\nchambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle,\net c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste.\n\n--Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'à moi?\n\n--Ah! tu es toujours l'homme supérieur, celui que j'ai distingué!\nD'abord, j'ai offert cent francs à un secrétaire de juge, qui prétendait\nque mon entrée dans ce donjon était impossible. Mais l'argent reçu, cet\nhonnête homme m'a fait attendre, a élevé des objections, j'ai pensé\nqu'il songeait à me voler...\n\nElle s'arrêta.\n\n--Eh bien? dit Julien.\n\n--Ne te fâche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai\nété obligée de dire mon nom à ce secrétaire, qui me prenait pour une\njeune ouvrière de Paris amoureuse du beau Julien... En vérité, ce sont\nses termes. Je lui ai juré que j'étais ta femme, et j'aurai une\npermission pour te voir chaque jour.\n\nLa folie est complète, pensa Julien, je n'ai pu l'empêcher. Après tout,\nM. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver\nune excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. Ma mort\nprochaine couvrira tout, et il se livra avec délices à l'amour de\nMathilde; c'était de la folie, de la grandeur d'âme, tout ce qu'il y a\nde plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui.\n\nAprès ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasiée du\nbonheur de voir Julien, une curiosité vive s'empara tout à coup de son\nâme. Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce\nqu'elle s'était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité,\nmais plus héroïque.\n\nMathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur\noffrant de l'or trop crûment; mais ils finirent par accepter.\n\nElle arriva rapidement à cette idée, qu'en fait de choses douteuses et\nd'une haute portée, tout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair.\n\nSous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables\ndifficultés pour parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. Mais le\nbruit de la beauté d'une jeune marchande de modes, folle d'amour, et\nvenue de Paris à Besançon, pour consoler le jeune abbé Julien Sorel, se\nrépandit dans la ville.\n\nMathilde courait seule à pied, dans les rues de Besançon, elle espérait\nn'être pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa\ncause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait\nà le faire révolter pour sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La\nMole croyait être vêtue simplement et comme il convient à une femme dans\nla douleur; elle l'était de façon à attirer tous les regards.\n\nElle était à Besançon l'objet de l'attention de tous lorsque après huit\njours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.\n\nQuel que fût son courage, les idées de congréganiste influent et de\nprofonde et prudente scélératesse étaient tellement lices dans son\nesprit, qu'elle trembla en sonnant à la porte de l'évêché. Elle pouvait\nà peine marcher, lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait à\nl'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais épiscopal\nlui donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me\nsaisir les bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre\npourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien\nd'agir... Je suis isolée dans cette grande ville!\n\nA son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassurée.\nD'abord c'était un laquais en livrée fort élégante, qui lui avait\nouvert. Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicat,\nsi différent de la magnificence grossière, et que l'on ne trouve à Paris\nque dans les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui\nvenait à elle d'un air paterne, toutes les idées de crime atroce\ndisparurent. Elle ne trouva pas même sur cette belle figure, l'empreinte\nde cette vertu énergique et quelque peu sauvage si antipathique à la\nsociété de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prêtre, qui\ndisposait de tout à Besançon, annonçait l'homme de bonne compagnie, le\nprélat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut à Paris.\n\nIl ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener Mathilde\nà lui avouer qu'elle était la fille de son puissant adversaire, le\nmarquis de La Mole.\n\n--Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la\nhauteur de son maintien, et cet aveu me coûte peu, car je viens vous\nconsulter, monsieur, sur la possibilité de procurer l'évasion de M. de\nLa Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une étourderie, la femme sur\nlaquelle il a tiré se porte bien. En second lieu, pour séduire les\nsubalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et\nm'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma\nfamille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauvé M. de La\nVernaye.\n\nM. de Frilair paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs\nlettres du ministre de la guerre, adressées à M. Julien Sorel de La\nVernaye.\n\n--Vous voyez, monsieur, que mon père se chargeait de sa fortune. C'est\ntout simple, je l'ai épousé en secret, mon père désirait qu'il fût\nofficier supérieur, avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour\nune La Mole.\n\nMathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce\ns'évanouissait rapidement, à mesure que M. de Frilair arrivait à des\ndécouvertes importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se\npeignit sur sa figure.\n\nL'abbé avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.\n\nQuel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me\nvoici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la célèbre\nmaréchale de Fervaques nièce toute-puissante de Mgr l'évoque de ***, par\nqui l'on est évêque en France.\n\nCe que je regardais comme reculé dans l'avenir se présente à\nl'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.\n\nD'abord Mathilde fut effrayée du changement rapide de la physionomie de\ncet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un\nappartement reculé. Mais quoi! se dit-elle bientôt, la pire chance\nn'eût-elle pas été de ne faire aucune impression sur le froid égoïsme\nd'un prêtre rassasié de pouvoir et de jouissances?\n\nÉbloui de cette voie rapide et imprévue qui s'ouvrait à ses yeux pour\narriver à l'épiscopat, étonné du génie de Mathilde, un instant M. de\nFrilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses\npieds, ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.\n\nTout s'éclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l'amie de\nMme de Fervaques. Malgré un sentiment de jalousie encore bien\ndouloureux, elle eut le courage d'expliquer que Julien était l'ami\nintime de la maréchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle\nMgr l'évêque de ***.\n\n--Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de\ntrente-six jurés parmi les notables habitants de ce département, dit le\ngrand vicaire avec l'âpre regard de l'ambition et en appuyant sur les\nmots, je me considérerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque\nliste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de\nla troupe. Presque toujours, j'aurais la majorité, plus qu'elle même\npour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilité je puis\nfaire absoudre...\n\nL'abbé s'arrêta tout à coup, comme étonné du son de ses paroles; il\navouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.\n\nMais, à son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que\nce qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans\nl'étrange aventure de Julien, c'est qu'il avait inspiré autrefois une\ngrande passion à Mme de Rênal, et l'avait longtemps partagée. M. de\nFrilair s'aperçut facilement du trouble extrême que produisait son\nrécit.\n\nJ'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette\npetite personne si décidée; je tremblais de n'y pas réussir. L'air\ndistingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la\nrare beauté qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout\nson sang-froid, et n'hésita point à retourner le poignard dans son\ncoeur.\n\n--Je ne serais pas surpris après tout, lui dit-il d'un air léger, quand\nnous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tiré deux coups\nde pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s'en faut bien\nqu'elle soit sans agréments, et depuis peu elle voyait fort souvent un\ncertain abbé Marquinot de Dijon, espèce de janséniste sans moeurs, comme\nils sont tous.\n\nM. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette\njolie fille, dont il avait surpris le secret.\n\n--Pourquoi, disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M.\nSorel aurait-il choisi l'église, si ce n'est parce que, précisément en\ncet instant son rival y célébrait la messe? Tout le monde accorde\ninfiniment d'esprit, et encore plus de prudence à l'homme heureux que\nvous protégez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de\nM. de Rênal qu'il connaît si bien? là, avec la presque certitude de\nn'être ni vu, ni pris, ni soupçonné, il pouvait donner la mort à la\nfemme dont il était jaloux.\n\nCe raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors\nd'elle-même. Cette âme altière, mais saturée de toute cette prudence\nsèche qui passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le coeur\nhumain, n'était pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer\nde toute prudence, qui peut être si vif pour une âme ardente. Dans les\nhautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu, la\npassion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c'est du\ncinquième étage qu'on se jette par la fenêtre.\n\nEnfin, l'abbé de Frilair fut sûr de son empire. Il fit entendre à\nMathilde (sans doute il mentait), qu'il pouvait disposer à son gré du\nministère public, chargé de soutenir l'accusation contre Julien.\n\nAprès que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la session, il\nferait une démarche directe et personnelle auprès de trente jurés au\nmoins.\n\nSi Mathilde n'avait pas semblé si jolie à M. de Frilair, il ne lui eût\nparlé aussi clairement qu'à la cinq ou sixième entrevue.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXXIX\n\nL'INTRIGUE\n\n Castres 1676.--Un frère vient d'assassiner sa soeur dans la maison\n voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d'un meurtre.\n Son père, en faisant distribuer secrètement cinq cents écus aux\n conseillers, lui a sauvé la vie.\n\n LOCKE, Voyage en France.\n\n\nEn sortant de l'évêché, Mathilde n'hésita pas à envoyer un courrier à\nMme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arrêta pas une\nseconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de\nFrilair écrite en entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Elle allait\njusqu'à la supplier d'accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut\nhéroïque de la part d'une âme jalouse et fière.\n\nD'après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point\nparler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans\ncela. Plus honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été\ndurant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole\nmais aussi pour Mathilde.\n\nQuoi donc! se disait-il, je trouve auprès d'elle des moments de\ndistraction et même de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi\nque je l'en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l'eût\nbien peu occupé quand il était ambitieux; alors, ne pas réussir était la\nseule honte à ses yeux.\n\nSon malaise moral auprès de Mathilde, était d'autant plus décidé, qu'il\nlui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus\nfolle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire\npour le sauver.\n\nExaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l'emportait sur\ntout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa\nvie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les projets les\nplus étranges, les plus périlleux pour elle remplissaient ses longs\nentretiens avec Julien. Les geôliers, bien payés, la laissaient régner\ndans la prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice\nde sa réputation; peu lui importait de faire connaître son état à toute\nla société. Se jeter à genoux pour demander la grâce de Julien, devant\nla voiture du roi allant au galop, attirer l'attention du prince, au\nrisque de se faire mille fois écraser, était une des moindres chimères\nque rêvait cette imagination exaltée et courageuse. Par ses amis\nemployés auprès du roi, elle était sûre d'être admise dans les parties\nréservées du parc de Saint-Cloud.\n\nJulien se trouvait peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était\nfatigué d'héroïsme. C'eût été à une tendresse simple, naïve et presque\ntimide, qu'il se fût trouvé sensible, tandis qu'au contraire, il fallait\ntoujours l'idée d'un public et des autres à l'âme hautaine de Mathilde.\n\nAu milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de\ncet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu'elle\navait un besoin secret d'étonner le public par l'excès de son amour et\nla sublimité de ses entreprises.\n\nJulien prenait de l'humeur de ne point se trouver touché de tout cet\nhéroïsme. Qu'eût-ce été s'il eût connu toutes les folies dont Mathilde\naccablait l'esprit dévoué, mais éminemment raisonnable et borné du bon\nFouqué?\n\nIl ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde; car lui\naussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands\nhasards pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d'or jeté\npar Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dépensées en\nimposèrent à Fouqué, qui avait pour l'argent toute la vénération d'un\nprovincial.\n\nEnfin, il découvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient\nsouvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blâmer son\ncaractère si fatigant pour lui: elle était changeante. De cette épithète\nà celle de mauvaise tête, le plus grand anathème en province, il n'y a\nqu'un pas.\n\nIl est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa\nprison, qu'une passion si vive et dont je suis l'objet me laisse\ntellement insensible! et je l'adorais il y a deux mois! J'avais bien lu\nque l'approche de la mort désintéresse de tout, mais il est affreux de\nse sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste?\nIl se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.\n\nL'ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de\nses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassiné Mme de Rênal.\n\nDans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur\nsingulier quand laissé absolument seul et sans crainte d'être\ninterrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées\nheureuses qu'il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres\nincidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une\nfraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès\nde Paris, il en était ennuyé.\n\nCes dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie\ndevinées par la jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement\nqu'elle avait à lutter contre l'amour de la solitude. Quelquefois, elle\nprononçait avec terreur le nom de Mme de Rênal. Elle voyait frémir\nJulien. Sa passion n'eut désormais ni bornes, ni mesure.\n\nS'il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec toute la bonne foi\npossible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon\nrang adorer à ce point un amant destiné à la mort? Pour trouver de tels\nsentiments, il faut remonter au temps des héros, c'étaient des amours de\nce genre qui faisaient palpiter les cours du siècle de Charles IX et de\nHenri III.\n\nAu milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son\ncoeur la tête de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tête\ncharmante serait destinée à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammée\nd'un héroïsme qui n'était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent\ncontre ces jolis cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures\naprès.\n\nLes souvenirs de ces moments d'héroïsme et d'affreuse volupté\nl'attachaient d'une étreinte invincible! L'idée de suicide, si occupante\npar elle-même, et jusqu'ici si éloignée de cette âme altière, y pénétra,\net ce fut pour y régner bientôt avec un empire absolu. Non, le sang de\nmes ancêtres ne s'est point attiédi en descendant jusqu'à moi, se disait\nMathilde avec orgueil.\n\n--J'ai une grâce à vous demander, lui dit un jour son amant: mettez\nvotre enfant en nourrice à Verrières, Mme de Rênal surveillera la\nnourrice.\n\n--Ce que vous me dites là est bien dur...\n\nEt Mathilde pâlit.\n\n--Il est vrai, et je t'en demande mille fois pardon, s'écria Julien\nsortant de sa rêverie et la serrant dans ses bras.\n\nAprès avoir séché ses larmes, il revint à sa pensée, mais avec plus\nd'adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie\nmélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour\nlui.\n\n--Il faut convenir, chère amie, que les passions sont un accident dans\nla vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes\nsupérieures... La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour\nl'orgueil de votre famille, c'est ce que devineront les subalternes. La\nnégligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte...\nJ'espère qu'à une époque que je ne veux point fixer, mais que pourtant\nmon courage entrevoit, vous obéirez à mes dernières recommandations:\nVous épouserez M. le marquis de Croisenois.\n\n--Quoi, déshonorée!\n\n--Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vôtre. Vous\nserez une veuve et la veuve d'un fou, voilà tout. J'irai plus loin: mon\ncrime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point déshonorant.\nPeut-être à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu,\ndes préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort.\nAlors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier époux\nde Mlle de La Mole était un fou, mais non pas un méchant homme, un\nscélérat. Il fut absurde de faire tomber cette tête... Alors ma mémoire\nne sera point infâme; du moins après un certain temps... Votre position\ndans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre génie\nferont jouer à M. de Croisenois, devenu votre époux, un rôle auquel tout\nseul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la naissance et de la\nbravoure, et ces qualités toutes seules qui faisaient un homme accompli\nen 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent que des\nprétentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer à la tête de\nla jeunesse française.\n\nVous porterez le secours d'un caractère ferme et entreprenant au parti\npolitique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez succéder aux\nChevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alors, chère amie, le\nfeu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.\n\nPermettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d'autres\nphrases préparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie\nexcusable, mais pourtant comme une folie, l'amour que vous avez eu pour\nmoi...\n\nIl s'arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau\nvis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde:\n\n--Dans quinze ans, Mme de Rênal adorera mon fils, et vous l'aurez\noublié.\n\n\n\n\nCHAPITRE XL\n\nLA TRANQUILLITÉ\n\n C'est parce que alors j'étais fou qu'aujourd'hui je suis sage. O\n philosophe qui ne vois rien que d'instantané, que tes vues sont courtes!\n Ton mil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions.\n\n Mme GOETHE.\n\n\nCet entretien fut coupé par un interrogatoire, suivi d'une conférence\navec l'avocat chargé de la défense. Ces moments étaient les seuls\nabsolument désagréables d'une vie pleine d'incurie et de rêveries\ntendres.\n\n--Il y a meurtre, et meurtre avec préméditation, dit Julien au juge\ncomme à l'avocat. J'en suis fâché, messieurs, ajouta-t-il en souriant;\nmais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose.\n\nAprès tout, se disait Julien, quand il fut parvenu à se délivrer de ces\ndeux êtres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces\ndeux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des\népouvantements, ce duel à issue malheureuse, dont je ne m'occuperai\nsérieusement que le jour même.\n\nC'est que j'ai connu un plus grand malheur, continua Julien en\nphilosophant avec lui-même. Je souffrais bien autrement durant mon\npremier voyage à Strasbourg, quand je me croyais abandonné par\nMathilde... Et pouvoir dire que j'ai désiré avec tant de passion cette\nintimité parfaite qui aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le fait,\nje suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma\nsolitude...\n\nL'avocat, homme de règle et de formalités, le croyait fou et pensait\navec le public que c'était la jalousie qui lui avait mis le pistolet à\nla main. Un jour, il hasarda de faire entendre à Julien que cette\nallégation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie.\nMais l'accusé redevint en un clin d'oeil un être passionné et incisif.\n\n--Sur votre vie, monsieur, s'écria Julien hors de lui, souvenez-vous de\nne plus proférer cet abominable mensonge.\n\nLe prudent avocat eut peur un instant d'être assassiné.\n\nIl préparait sa plaidoirie, parce que l'instant décisif approchait\nrapidement. Besançon et tout le département ne parlaient que de cette\ncause célèbre. Julien ignorait ce détail, il avait prié qu'on ne lui\nparlât jamais de ces sortes de choses.\n\nCe jour-là, Fouqué et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits\npublics fort propres, selon eux, à donner des espérances, Julien les\navait arrêtés dès le premier mot.\n\n--Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseries vos détails de la\nvie réelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On\nmeurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu'à ma manière.\nQue m'importent les autres? Mes relations avec les autres vont être\ntranchées brusquement. De grâce ne me parlez plus de ces gens-là: c'est\nbien assez d'être encore encanaillé à la vue du juge d'instruction et de\nl'avocat.\n\nAu fait, se disait-il à lui-même, il paraît que mon destin est de mourir\nen rêvant. Un être obscur, tel que moi, sûr d'être oublié avant quinze\njours, serait bien dupe il faut l'avouer, de jouer la comédie...\n\nIl est singulier pourtant que je n'aie connu l'art de jouir de la vie\nque depuis que j'en vois le terme si près de moi.\n\nIl passait ces dernières journées à se promener sur l'étroite terrasse\nau haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoyé\nchercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son\napparition était attendue chaque jour par tous les télescopes de la\nville. Sa pensée était à Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rênal à\nFouqué, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu'elle se\nrétablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.\n\nPendant que l'âme de Julien était presque toujours tout entière dans le\npays des idées, Mathilde occupée des choses réelles, comme il convient à\nun coeur aristocrate avait su avancer à un tel point l'intimité de la\ncorrespondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que déjà\nle grand mot évêché avait été prononcé.\n\nLe vénérable prélat chargé de la feuille des bénéfices ajouta en\napostille à une lettre de sa nièce: _Ce pauvre Sorel n'est qu'un étourdi\nj'espère qu'on nous le rendra._\n\nA la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne\ndoutait pas de sauver Julien.\n\n--Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d'une liste\ninnombrable de jurés, et qui n'a d'autre but réel que d'enlever toute\ninfluence aux gens bien nés, disait-il à Mathilde la veille du tirage au\nsort des trente-six jurés de la session, j'aurais répondu du verdict.\nJ'ai bien fait acquitter le curé N...\n\nCe fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l'urne,\nM. de Frilair trouva cinq congréganistes de Besançon, et parmi les\nétrangers à la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.\n\n--Je réponds d'abord de ces huit jurés-ci, dit-il à Mathilde. Les cinq\npremiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout,\nde Cholin est un imbécile qui a peur de tout.\n\nLe journal répandit dans le département les noms des jurés et Mme de\nRênal, à l'inexprimable terreur de son mari voulut venir à Besançon.\nTout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son\nlit, afin de ne pas avoir le désagrément d'être appelée en témoignage.\n\n--Vous ne comprenez pas ma position, disait l'ancien maire de Verrières,\nje suis maintenant libéral de la défection, comme ils disent, nul doute\nque ce polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du\nprocureur général et des juges tout ce qui pourra m'être désagréable.\n\nMme de Rênal céda sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais à\nla cour d'assises, se disait-elle, j'aurais l'air de demander vengeance.\n\nMalgré toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa\nconscience et à son mari, à peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa\nmain à chacun des trente-six jurés:\n\n * * * * *\n\n«Je ne paraîtrai point le jour du jugement monsieur parce que ma\nprésence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne\ndésire qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauvé.\nN'en doutez point, l'affreuse idée qu'à cause de moi un innocent a été\nconduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute\nl'abrégerait. Comment pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi\nje vis? Non, sans doute, la société n'a point le droit d'arracher la\nvie, et surtout à un être tel que Julien Sorel. Tout le monde, à\nVerrières, lui a connu des moments d'égarement. Ce pauvre jeune homme a\ndes ennemis puissants; mais, même parmi ses ennemis (et combien n'en\na-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et\nsa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez\njuger, monsieur. Durant près de dix-huit mois, nous l'avons tous connu\npieux, sage, appliqué; mais, deux ou trois fois par an, il était saisi\npar des accès de mélancolie qui allaient jusqu'à l'égarement. Toute la\nville de Verrières, tous nos voisins de Vergy où nous passons la belle\nsaison, ma famille entière, M. le sous-préfet lui-même, rendront justice\nà sa piété exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie\nse fût-il appliqué pendant des années à apprendre le livre saint? Mes\nfils auront l'honneur de vous présenter cette lettre: ce sont des\nenfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce\npauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore nécessaires pour\nvous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner. Bien loin\nde me venger, vous me donneriez la mort.\n\n»Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure, qui\na été le résultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes\nremarquaient chez leur précepteur, est tellement peu dangereuse,\nqu'après moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de\nVerrières à Besançon. Si j'apprends, monsieur, que vous hésitiez le\nmoins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si peu\ncoupable, je sortirai de mon lit où me retiennent uniquement les ordres\nde mon mari et j'irai me jeter à vos pieds.\n\n»Déclarez, monsieur, que la préméditation n'est pas constante, et vous\nn'aurez pas à vous reprocher le sang d'un innocent, etc., etc.»\n\n\n\n\nCHAPITRE XLI\n\nLE JUGEMENT\n\n Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L'intérêt pour\n l'accusé était porté jusqu'à l'agitation: c'est que son crime était\n étonnant et pourtant pas atroce. L'eût-il été, ce jeune homme était si\n beau! Sa haute fortune sitôt finie augmentait l'attendrissement. Le\n condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur\n connaissance, et on les voyait pâlissantes attendre la réponse.\n\n SAINTE-BEUVE.\n\n\nEnfin parut ce jour, tellement redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.\n\nL'aspect étrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas\nsans émotion même l'âme ferme de Fouqué. Toute la province était\naccourue à Besançon pour voir juger cette cause romanesque.\n\nDepuis plusieurs jours, il n'y avait plus de place dans les auberges. M.\nle président des assises était assailli par des demandes de billets,\ntoutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait\ndans les rues le portrait de Julien, etc., etc.\n\nMathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en\nentier de la main de Mgr l'évêque de ***. Ce prélat, qui dirigeait\nl'Église de France et faisait des évêques, daignait demander\nl'acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette\nlettre au tout-puissant grand vicaire.\n\nA la fin de l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes:\n\n--Je réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair sortant\nenfin de sa réserve diplomatique, et presque ému lui-même. Parmi les\ndouze personnes chargées d'examiner si le crime de votre protégé est\nconstant, et surtout s'il y a eu préméditation, je compte six amis\ndévoués à ma fortune, et je leur ai fait entendre qu'il dépendait d'eux\nde me porter à l'épiscopat. Le baron Valenod, que j'ai fait maire de\nVerrières, dispose entièrement de deux de ses administrés, MM. de Moirod\net de Cholin. A la vérité, le sort nous a donné pour cette affaire deux\njurés fort mal pensants; mais, quoique ultra-libéraux, ils sont fidèles\nà mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de\nvoter comme M. Valenod. J'ai appris qu'un sixième juré industriel,\nimmensément riche et bavard libéral, aspire en secret à une fourniture\nau ministère de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me déplaire.\nJe lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.\n\n--Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.\n\n--Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succès. C'est un\nparleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l'a\npris à la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de\nbattre les autres jurés, s'ils ne veulent pas voter à sa guise.\n\nMathilde fut un peu rassurée.\n\nUne autre discussion l'attendait dans la soirée. Pour ne pas prolonger\nune scène désagréable et dont, à ses yeux, le résultat était certain,\nJulien était résolu à ne pas prendre la parole.\n\n--Mon avocat parlera, c'est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai\nque trop longtemps exposé en spectacle à tous mes ennemis. Ces\nprovinciaux ont été choqués de la fortune rapide que je vous dois, et,\ncroyez-m'en, il n'en est pas un qui ne désire ma condamnation, sauf à\npleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.\n\n--Ils désirent vous voir humilié, il n'est que trop vrai, répondit\nMathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et\nle spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes: votre jolie\nfigure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout\nl'auditoire est pour vous, etc., etc.\n\nLe lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour\naller dans la grande salle du palais de justice, ce fut avec beaucoup de\npeine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense entassée\ndans la cour. Julien avait bien dormi, il était fort calme et\nn'éprouvait d'autre sentiment qu'une pitié philosophique pour cette\nfoule d'envieux qui, sans cruauté, allaient applaudir à son arrêt de\nmort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au\nmilieu de la foule, il fut obligé de reconnaître que sa présence\ninspirait au public une pitié tendre. Il n'entendit pas un seul propos\ndésagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyais,\nse dit-il.\n\nEn entrant dans la salle du jugement, il fut frappé de l'élégance de\nl'architecture. C'était un gothique propre, et une foule de jolies\npetites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand soin. Il se\ncrut en Angleterre.\n\nMais bientôt toute son attention fut absorbée par douze ou quinze jolies\nfemmes qui, placées vis-à-vis la sellette de l'accusé, remplissaient les\ntrois balcons au-dessus des juges et des jurés. En se retournant vers le\npublic, il vit que la tribune circulaire qui règne au-dessus de\nl'amphithéâtre était remplie de femmes: la plupart étaient jeunes et lui\nsemblèrent fort jolies, leurs yeux étaient brillants et remplis\nd'intérêt. Dans le reste de la salle, la foule était énorme, on se\nbattait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.\n\nQuand tous les yeux qui cherchaient Julien s'aperçurent de sa présence,\nen le voyant occuper la place un peu plus élevée réservée à l'accusé, il\nfut accueilli par un murmure d'étonnement et de tendre intérêt.\n\nOn eût dit, ce jour-là, qu'il n'avait pas vingt ans; il était mis fort\nsimplement, mais avec une grâce parfaite, ses cheveux et son front\nétaient charmants; Mathilde avait voulu présider elle-même à sa\ntoilette. La pâleur de Julien était extrême. A peine assis sur la\nsellette, il entendit dire de tous côtés:\n\n--Dieu! comme il est jeune! Mais c'est un enfant.... Il est bien mieux\nque son portrait.\n\n--Mon accusé, fui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six\ndames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite\ntribune en saillie au-dessus de l'amphithéâtre où sont placés les jurés.\nC'est Mme la préfète, continua le gendarme, à côté Mme la Marquise de\nN***, celle-là vous aime bien; je l'ai entendue parler au juge\nd'instruction. Après, c'est Mme Derville...\n\n--Mme Derville! s'écria Julien, et une vive rougeur couvrit son front.\nAu sortir d'ici, pensa-t-il, elle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait\nl'arrivée de Mme de Rênal à Besançon.\n\nLes témoins furent entendus; cela prit plusieurs heures. Dès les\npremiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat général, deux de ces\ndames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien,\nfondirent en larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsi, pensa\nJulien. Cependant il remarqua qu'elle était fort rouge.\n\nL'avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie\ndu crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient\nl'air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurés, apparemment de la\nconnaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer.\nVoilà qui ne laisse pas d'être de bon augure, pensa Julien.\n\nJusque-là il s'était senti pénétré d'un mépris sans mélange pour tous\nles hommes qui assistaient au jugement. L'éloquence plate de l'avocat\ngénéral augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse\nd'âme de Julien disparut devant les marques d'intérêt dont il était\névidemment l'objet.\n\nIl fut content de la mine ferme de son avocat.\n\n--Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.\n\n--Toute l'emphase pillée à Bossuet, qu'on a étalée contre vous, vous a\nservi, dit l'avocat.\n\nEn effet, à peine avait-il parlé pendant cinq minutes, que presque\ntoutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L'avocat, encouragé\nadressa aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémit, il se\nsentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes\nennemis?\n\nIl allait céder à l'attendrissement qui le gagnait, lorsque,\nheureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de\nValenod.\n\nLes yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour\ncette âme basse! Quand mon crime n'aurait amené que cette seule\ncirconstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi,\ndans les soirées d'hiver, à Mme de Rênal!\n\nCette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut rappelé à\nlui-même par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de\nterminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il était convenable de lui\nserrer la main. Le temps avait passé rapidement.\n\nOn apporta des rafraîchissements à l'avocat et à l'accusé. Ce fut alors\nseulement que Julien fut frappé d'une circonstance: aucune femme n'avait\nquitté l'audience pour aller dîner.\n\n--Ma foi, je meurs de faim, dit l'avocat, et vous?\n\n--Moi de même, répondit Julien.\n\n--Voyez, voilà Mme la préfète qui reçoit aussi son dîner, lui dit\nl'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.\n\nLa séance recommença.\n\nComme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut\nobligé de s'interrompre, au milieu du silence de l'anxiété universelle,\nle retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle.\n\nVoilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se\nsentit enflammé par l'idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son\nattendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler; mais quand\nle président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouter,\nil se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux\nlumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard?\npensa-t-il.\n\n «Messieurs les jurés,\n\n»L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la\nmort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur\nd'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est\nrévolté contré la bassesse de sa fortune.\n\n»Je ne vous demande aucune grâce continua Julien en affermissant sa\nvoix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend: elle sera juste.\nJ'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les\nrespects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme\nune mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J'ai donc mérité la\nmort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des\nhommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié,\nvoudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens\nqui, nés dans un ordre inférieur, et en quelque sorte opprimés par la\npauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l'audace\nde se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.\n\n»Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de\nsévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne\nvois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais\nuniquement des bourgeois indignés....»\n\nPendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il\navait sur le coeur; l'avocat général, qui aspirait aux faveurs de\nl'aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu\nabstrait que Julien avait donné à la discussion toutes les femmes\nfondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses\nyeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir,\nau respect, à l'adoration filiale et sans bornes que, dans des temps\nplus heureux, il avait pour Mme de Rênal... Mme Derville jeta un cri et\ns'évanouit.\n\nUne heure sonnait comme les jurés se retiraient dans leur chambre.\nAucune femme n'avait abandonné sa place; plusieurs hommes avaient les\nlarmes aux yeux. Les conversations furent d'abord très vives, mais peu à\npeu, la décision du jury se faisant attendre, la fatigue générale\ncommença à jeter du calme dans l'assemblée. Ce moment était solennel;\nles lumières jetaient moins d'éclat. Julien, très fatigué, entendait\ndiscuter auprès de lui la question de savoir si ce retard était de bon\nou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux étaient\npour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne\nquittait la salle.\n\nComme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit\nentendre. La petite porte de la chambre des jurés s'ouvrit. M. le baron\nde Valenod s'avança d'un pas grave et théâtral, il était suivi de tous\nles jurés. Il toussa, puis déclara qu'en son âme et conscience la\ndéclaration unanime du jury était que Julien Sorel était coupable de\nmeurtre, et de meurtre avec préméditation: cette déclaration entraînait\nla peine de mort; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda sa\nmontre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un\nquart. C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il.\n\nOui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne... Je suis\ntrop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de\nLavalette... Ainsi, dans trois jours, à cette même heure, je saurai à\nquoi m'en tenir sur le _grand peut-être_.\n\nEn ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde.\nLes femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures\nétaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement\nd'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y était cachée.\nComme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder\nJulien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foute.\n\nTâchons de ne pas apprêter à rire à ce fripon de Valenod pensa Julien.\nAvec quel air contrit et patelin il a prononcé la déclaration qui\nentraîne la peine de mort! tandis que ce pauvre président des assises,\ntout juge qu'il est depuis nombre d'années, avait la larme à l'oeil en\nme condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre\nancienne rivalité auprès de Mme de Rênal!... Je ne la verrai donc plus!\nC'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le\nsens... Que j'aurais été heureux de lui dire toute l'horreur que j'ai de\nmon crime!\n\nSeulement ces paroles: Je me trouve justement condamné.\n\n\n\n\nCHAPITRE XLII\n\n\nEn ramenant Julien en prison, on l'avait introduit dans une chambre\ndestinée aux condamnés à mort. Lui qui, d'ordinaire, remarquait\njusqu'aux plus petites circonstances, ne s'était point aperçu qu'on ne\nle faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu'il dirait à\nMme de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la\nvoir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot\npouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle action, comment\nlui persuader que je l'aime uniquement? car enfin, j'ai voulu la tuer\npar ambition ou par amour pour Mathilde.\n\nEn se mettant au lit, il trouva des draps d'une toile grossière. Ses\nyeux se dessillèrent. Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à\nmort. C'est juste...\n\nLe comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait\navec sa grosse voix: C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas\nse conjuguer dans tous ses temps, on peut bien dire: Je serai\nguillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas: J'ai été\nguillotiné.\n\nPourquoi pas, reprit Julien, s'il y a une autre vie?...\n\nMa foi, si je trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu: c'est un\ndespote, et, comme tel, il est rempli d'idées de vengeance; sa Bible ne\nparle que de punitions atroces. Je ne l'ai jamais aimé, je n'ai même\njamais voulu croire qu'on l'aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il\nse rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d'une manière\nabominable...\n\nMais si je trouve le Dieu de Fénelon! Il me dira peut-être: Il te sera\nbeaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé...\n\nAi-je beaucoup aimé? Ah! j'ai aimé Mme de Rênal mais ma conduite a été\natroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné\npour ce qui est brillant...\n\nMais aussi, quelle perspective!... Colonel de hussards, si nous avions\nla guerre; secrétaire de légation pendant la paix, ensuite\nambassadeur... car bientôt j'aurais su les affaires... et quand je\nn'aurais été qu'un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque\nrivalité à craindre? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou\nplutôt comptées pour des mérites. Homme de mérite et jouissant de la\nplus grande existence à Vienne ou à Londres...\n\n--Pas précisément, monsieur, guillotiné dans trois jours.\n\nJulien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit. En vérité,\nl'homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette\nréflexion maligne?\n\nEh bien, oui, mon ami, guillotiné dans trois jours répondit-il à\nl'interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte à demi avec\nl'abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre,\nlequel de ces deux dignes personnages volera l'autre?\n\nCe passage du _Venceslas_ de Rotrou lui revint tout à coup:\n\n LADISLAS.\n\n ... Mon âme est toute prête.\n\n LE ROI, _père de Ladislas_.\n\n L'échafaud l'est aussi; portez-y votre tête.\n\nBelle réponse! pensa-t-il, et il s'endormit. Quelqu'un le réveilla le\nmatin en le serrant fortement.\n\n--Quoi, déjà! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre\nles mains du bourreau.\n\nC'était Mathilde. Heureusement, elle ne m'a pas compris. Cette réflexion\nlui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six\nmois de maladie: réellement elle n'était pas reconnaissable.\n\n--Cet infâme Frilair m'a trahie, lui disait-elle en se tordant les\nmains, la fureur l'empêchait de pleurer.\n\n--N'étais-je pas beau hier, quand j'ai pris la parole? répondit Julien.\nJ'improvisais, et pour la première fois de ma vie! Il est vrai qu'il est\nà craindre que ce ne soit aussi la dernière.\n\nDans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le\nsang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano...\n\n--L'avantage d'une naissance illustre me manque, il est vrai,\najouta-t-il, mais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu'à\nelle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses\njuges?\n\nMathilde, ce jour-là, était tendre sans affectation, comme une pauvre\nfille habitant un cinquième étage; mais elle ne put obtenir de lui des\nparoles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment\nqu'elle lui avait souvent infligé.\n\nOn ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien; il n'a point\nété donné à l'oeil de l'homme de voir le roi des fleuves dans l'état de\nsimple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible d'abord\nparce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur facile à toucher; la parole\nla plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma\nvoix et même faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne\nm'ont-ils pas méprisé pour ce défaut! Ils croyaient que je demandais\ngrâce: voilà ce qu'il ne faut pas souffrir.\n\nOn dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l'échafaud\nmais Danton avait donné de la force à une nation de freluquets, et\nempêchait l'ennemi d'arriver à Paris... Moi seul, je sais ce que\nj'aurais pu faire... Pour les autres, je ne suis tout au plus qu'un\nPEUT-ÊTRE.\n\nSi Mme de Rênal était ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde,\naurais-je pu répondre de moi? L'excès de mon désespoir et de mon\nrepentir eût passé, aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du\npays, pour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces coeurs\nfaibles que leur position pécuniaire met au-dessus des tentations! Voyez\nce que c'est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de\nme condamner à mort, que de naître fils d'un charpentier! On peut\ndevenir savant, adroit, mais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas.\nMême avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutôt qui ne\npeut plus pleurer, dit-il en regardant ses yeux rouges... et il la serra\ndans ses bras: l'aspect d'une douleur vraie lui fit oublier son\nsyllogisme... Elle a pleuré toute la nuit peut-être, se dit-il mais un\njour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme\nayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les façons de penser\nbasses d'un plébéien... Le Croisenois est assez faible pour l'épouser,\net, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rôle.\n\n Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins\n A sur l'esprit grossier des vulgaires humains.\n\nAh çà! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourir, tous les vers\nque j'ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un\nsigne de décadence...\n\nMathilde lui répétait d'une voix éteinte:\n\n--Il est là, dans la pièce voisine.\n\nEnfin il fit attention à ces paroles. Sa voix est faible, pensa-t-il,\nmais tout ce caractère impérieux est encore dans son accent. Elle baisse\nla voix pour ne pas se fâcher.\n\n--Et qui est là? lui dit-il d'un air doux.\n\n--L'avocat, pour vous faire signer votre appel.\n\n--Je n'appellerai pas.\n\n--Comment! vous n'appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux\nétincelants de colère, et pourquoi, s'il vous plaît?\n\n--Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop\nfaire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux mois, après un long\nséjour dans ce cachot humide. Je serai aussi bien dispose? Je prévois\ndes entrevues avec des prêtres, avec mon père... Rien au monde ne peut\nm'être aussi désagréable. Mourons.\n\nCette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère\nde Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abbé de Frilair avant l'heure où\nl'on ouvre les cachots de la prison de Besançon; sa fureur retomba sur\nJulien. Elle l'adorait, et pendant un grand quart d'heure, il retrouva\ndans ses imprécations contre son caractère, de lui Julien, dans ses\nregrets de l'avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l'avait\naccablé d'injures si poignantes, dans la bibliothèque de l'hôtel de La\nMole.\n\n--Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître homme, lui\ndit-il.\n\nMais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux\nmois dans ce séjour dégoûtant, en butte à tout ce que la faction\npatricienne peut inventer d'infâme et d'humiliant[*], et ayant pour\nunique consolation les imprécations de cette folle... Eh bien\naprès-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son\nsang-froid et par une adresse remarquable... Fort remarquable, dit le\nparti méphistophélès; il ne manque Jamais son coup.\n\n[*] C'est un jacobin qui parle.\n\nEh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde continuait à être éloquente).\nParbleau non, se dit-il, je n'appellerai pas.\n\nCette résolution prise, il tomba dans la rêverie... Le courrier en\npassant apportera le journal à six heures comme à l'ordinaire à huit\nheures, après que M. de Rênal l'aura lu, Élisa marchant sur la pointe du\npied, viendra le déposer sur son lit. Plus tard elle s'éveillera: tout à\ncoup en lisant, elle sera troublée, sa jolie main tremblera; elle lira\njusqu'à ces mots... A dix heures et cinq minutes il avait cessé\nd'exister.\n\nElle pleurera à chaudes larmes, je la connais, en vain j'ai voulu\nl'assassiner, tout sera oublié. Et la personne à qui j'ai voulu ôter la\nvie sera la seule qui sincèrement pleurera ma mort.\n\nAh! ceci est une antithèse! pensa-t-il, et, pendant un grand quart\nd'heure que dura encore la scène que lui faisait Mathilde, il ne songea\nqu'à Mme de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant souvent à ce que\nMathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir de la\nchambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la\ncourtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la\nserrait d'un mouvement convulsif, il voyait Mme de Rênal pleurer... Il\nsuivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.\n\nMlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat.\nC'était heureusement un ancien capitaine de l'armée d'Italie, de 1796,\noù il avait été camarade de Manuel.\n\nPour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant\nle traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.\n\n--Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau,\nc'était le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour\nappeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan\ns'ouvrait sous la prison, d'ici à deux mois vous seriez sauvé. Vous\npouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.\n\nJulien lui serra la main.\n\n--Je vous remercie, vous êtes un brave homme. A ceci je songerai.\n\nEt lorsque Mathilde sortit enfin avec l'avocat, il se sentait beaucoup\nplus d'amitié pour l'avocat que pour elle.\n\n\n\n\nCHAPITRE XLIII\n\n\nUne heure après, comme il dormait profondément, il fut éveillé par des\nlarmes qu'il sentait couler sur sa main. Ah! c'est encore Mathilde,\npensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la théorie, attaquer ma\nrésolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette\nnouvelle scène dans le genre pathétique, il n'ouvrit pas les yeux. Les\nvers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.\n\nIl entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c'était Mme de\nRênal.\n\n--Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion?\ns'écria-t-il en se jetant à ses pieds.\n\nMais pardon, madame, je ne suis qu'un assassin à vos yeux, dit-il à\nl'instant, en revenant à lui.\n\n--Monsieur... je viens vous conjurer d'appeler, je sais que vous ne le\nvoulez pas... Ses sanglots l'étouffaient; elle ne pouvait parler.\n\n--Daignez me pardonner.\n\n--Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant\ndans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.\n\nJulien la couvrait de baisers.\n\n--Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?\n\n--Je te le jure. Tous les jours, à moins que mon mari ne me le défende.\n\n--Je signe! s'écria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible!\n\nIl la serrait dans ses bras; il était fou. Elle jeta un petit cri.\n\n--Ce n'est rien, lui dit-elle tu m'as fait mal.\n\n--A ton épaule, s'écria Julien fondant en larmes. Il s'éloigna un peu,\net couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'eût dit, la dernière\nfois que je te vis, dans ta chambre à Verrières?...\n\n--Qui m'eût dit alors que j'écrirais à M. de La Mole cette lettre\ninfâme?...\n\n--Sache que je t'ai toujours aimée, que je n'ai aimé que toi.\n\n--Est-il bien possible! s'écria Mme de Rênal, ravie à son tour.\n\nElle s'appuya sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils\npleurèrent en silence.\n\nA aucune époque de sa vie, Julien n'avait trouvé un moment pareil.\n\nBien longtemps après, quand on put parler:\n\n--Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rênal ou plutôt cette Mlle de\nLa Mole, car je commence en vérité à croire cet étrange roman.\n\n--Il n'est vrai qu'en apparence, répondit Julien. C'est ma femme, mais\nce n'est pas ma maîtresse...\n\nEn s'interrompant cent fois l'un l'autre, ils parvinrent à grand'peine à\nse raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait\nété faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de\nRênal, et ensuite copiée par elle.\n\n--Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et\nencore j'ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre...\n\nLes transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui\npardonnait. Jamais il n'avait été aussi fou d'amour.\n\n--Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rênal dans la suite de\nla conversation. Je crois sincèrement en Dieu, je crois également, et\nmême cela m'est prouvé, que le crime que je commets est affreux, et dès\nque je te vois, même après que tu m'as tiré deux coups de pistolet...\n\nEt ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.\n\n--Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de\nl'oublier... Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne\nsuis plus qu'amour pour toi, ou plutôt, le mot amour est trop faible. Je\nsens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mélange\nde respect, d'amour, d'obéissance... En vérité, je ne sais pas ce que tu\nm'inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le\ncrime serait commis avant que j'y eusse songé. Explique-moi cela bien\nnettement avant que je te quitte je veux voir clair dans mon coeur; car\ndans deux mois nous nous quittons... A propos, nous quitterons-nous? lui\ndit-elle en souriant.\n\n--Je retire ma parole, s'écria Julien en se levant; je n'appelle pas de\nla sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de\ntoute autre manière quelconque, tu cherches à mettre fin ou obstacle à\nta vie.\n\nLa physionomie de Mme de Rênal changea tout à coup; la plus vive\ntendresse fit place à une rêverie profonde.\n\n--Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.\n\n--Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? répondit Julien;\npeut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas\npasser deux mois ensemble d'une manière délicieuse? Deux mois, c'est\nbien des jours. Jamais je n'aurai été aussi heureux.\n\n--Jamais tu n'auras été aussi heureux!\n\n--Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à\nmoi-même. Dieu me préserve d'exagérer.\n\n--C'est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire\ntimide et mélancolique.\n\n--Eh bien! tu jures, sur l'amour que tu as pour moi de n'attenter à ta\nvie par aucun moyen direct, ni indirect... songe, ajouta-t-il, qu'il\nfaut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais,\ndès qu'elle sera marquise de Croisenois.\n\n--Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel écrit\net signé de ta main. J'irai moi-même chez M. le procureur général.\n\n--Prends garde, tu te compromets.\n\n--Après la démarche d'être venue te voir dans ta prison, je suis à\njamais, pour Besançon et toute la Franche-Comté, une héroïne\nd'anecdotes, dit-elle d'un air profondément affligé. Les bornes de\nl'austère pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue d'honneur;\nil est vrai que c'est pour toi...\n\nSon accent était si triste que Julien l'embrassa avec un bonheur tout\nnouveau pour lui. Ce n'était plus l'ivresse de l'amour, c'était\nreconnaissance extrême. Il venait d'apercevoir, pour la première fois,\ntoute l'étendue du sacrifice qu'elle lui avait fait.\n\nQuelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues\nvisites que sa femme faisait à la prison de Julien; car, au bout de\ntrois jours, il lui envoya sa voiture, avec l'ordre exprès de revenir\nsur-le-champ à Verrières.\n\nCette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On\nl'avertit, deux ou trois heures après, qu'un certain prêtre intrigant et\nqui pourtant n'avait pu se pousser parmi les jésuites de Besançon,\ns'était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans\nla rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le\nmartyr. Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément.\n\nLe matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme\ns'était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les\njeunes femmes de Besançon, par toutes les confidences qu'il prétendrait\nen avoir reçues.\n\nIl déclarait à haute voix qu'il allait passer la journée et la nuit à la\nporte de la prison:\n\n--Dieu m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat...\n\nEt le bas peuple, toujours curieux d'une scène, commençait à\ns'attrouper.\n\n--Oui, mes frères, leur disait-il, je passerai ici la journée, la nuit,\nainsi que toutes les journées, et toutes les nuits qui suivront. Le\nSaint-Esprit m'a parlé, j'ai une mission d'en haut; c'est moi qui dois\nsauver l'âme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes prières, etc., etc.\n\nJulien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer\nl'attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s'échapper du\nmonde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rênal, et\nil était éperdument amoureux.\n\nLa porte de la prison était située dans l'une des rues les plus\nfréquentées. L'idée de ce prêtre crotté, faisant foule et scandale,\ntorturait son âme. Et, sans nul doute, à chaque instant il répète mon\nnom! Ce moment fut plus pénible que la mort.\n\nIl appela deux ou trois fois, à une heure d'intervalle, un porte-clefs\nqui lui était dévoué, pour l'envoyer voir si le prêtre était encore à la\nporte de la prison.\n\n--Monsieur, il est à deux genoux dans la boue, lui disait toujours le\nporte-clefs; il prie à haute voix et dit des litanies pour votre âme...\n\nL'impertinent! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un\nbourdonnement sourd, c'était le peuple répondant aux litanies. Pour\ncomble d'impatience, il vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en\nrépétant les mots latins.\n\n--On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu'il faut que vous ayez le\ncoeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.\n\nO ma patrie! que tu es encore barbare! s'écria Julien ivre de colère. Et\nil continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du\nporte-clefs.\n\nCet homme veut un article dans le journal, et le voilà sûr de l'obtenir.\n\nAh! maudits provinciaux! à Paris, je ne serais pas soumis à toutes ces\nvexations. On y est plus savant en charlatanisme.\n\n--Faites entrer ce saint prêtre dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur\ncoulait à grand flots sur son front.\n\nLe porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.\n\nCe saint prêtre se trouva horriblement laid, il était encore plus\ncrotté. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurité et\nl'humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à\ns'attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop\névidente; de sa vie, Julien n'avait été aussi en colère.\n\nUn quart d'heure après l'entrée du prêtre, Julien se trouva tout à fait\nun lâche. Pour la première fois, la mort lui parut horrible. Il pensait\nà l'état de putréfaction où serait son corps deux jours après\nl'exécution, etc., etc.\n\nIl allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le\nprêtre et l'étrangler avec sa chaîne, lorsqu'il eut l'idée de prier le\nsaint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce\njour-là même.\n\nOr, il était près de midi, le prêtre décampa.\n\n\n\n\nCHAPITRE XLIV\n\n\nDès qu'il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu à\npeu il se dit que, si Mme de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué\nsa faiblesse...\n\nAu moment où il regrettait le plus l'absence de cette femme adorée, il\nentendit le pas, de Mathilde.\n\nLe pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer\nsa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter.\n\nElle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche\nsa nomination de préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se\ndonner le plaisir de le condamner à mort.\n\n«Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d'aller\nréveiller et attaquer la petite vanité de cette _aristocratie\nbourgeoise_! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiqué ce qu'ils\ndevaient faire dans leur intérêt politique: ces nigauds n'y songeaient\npas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à\nleurs yeux l'horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel\nest bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le\nrecours en grâce, sa mort sera une sorte de _suicide_...»\n\nMathilde n'eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas\nencore: c'est que l'abbé de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile\nà son ambition d'aspirer à devenir son successeur.\n\nPresque hors de lui à force de colère impuissante et de contrariété:\n\n--Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un\ninstant de paix.\n\nMathilde, déjà fort jalouse des visites de Mme de Rênal, et qui venait\nd'apprendre son départ, comprit la cause de l'humeur de Julien, et\nfondit en larmes.\n\nSa douleur était réelle, Julien le voyait et n'en était que plus irrité.\nIl avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer?\n\nEnfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour\nl'attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.\n\n--J'ai besoin d'être seul, dit-il à cet ami fidèle...\n\nEt comme il le vit hésiter:\n\n--Je compose un mémoire pour mon recours en grâce... du reste...\nfais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de\nquelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t'en parler le\npremier.\n\nQuand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé\net plus lâche qu'auparavant. Le peu de forces qui restait à cet âme\naffaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à\nFouqué.\n\nVers le soir, une idée le consola:\n\nSi ce matin, dans un moment où la mort me paraissait si laide, on m'eût\naverti pour l'exécution, l'_oeil du public eût été aiguillon de gloire_,\npeut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d'empesé, comme celle\nd'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants,\ns'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse...\nmais personne _ne l'eût vue_.\n\nEt il se sentit délivré d'une partie de son malheur. Je suis un lâche en\nce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.\n\nUn événement presque plus désagréable encore l'attendait pour le\nlendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite, ce jour-là,\navant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut\ndans son cachot.\n\nJulien se sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus\ndésagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce\nmatin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.\n\nLe hasard nous a placés l'un près de l'autre sur la terre, se disait-il\npendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous\nsommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma\nmort me donner le dernier coup.\n\nLes reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu'ils furent sans\ntémoin.\n\nJulien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il\navec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe\npour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à\nVerrières! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les\navantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils reçoivent\nde l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent sur eux, mais\nmoi j'ai la noblesse du coeur.\n\nEt voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout\nVerrières, et en l'exagérant, que j'ai été faible devant la mort!\nJ'aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent!\n\nJulien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père.\nEt feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait\nen ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.\n\nSon esprit parcourait rapidement tous les possibles.\n\n--_J'ai fait des économies_! s'écria-t-il tout à coup.\n\nCe mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de\nJulien.\n\n--Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet\nproduit lui avait ôté tout sentiment d'infériorité.\n\nLe vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet\nargent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses\nfrères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.\n\n--Eh bien! le Seigneur m'a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille\nfrancs à chacun de mes frères et le reste à vous.\n\n--Fort bien, dit le vieillard, ce reste m'est dû; mais puisque Dieu vous\na fait la grâce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon\nchrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de\nvotre nourriture et de votre éducation que j'ai avancés, et auxquels\nvous ne songez pas...\n\nVoilà donc l'amour de père! se répétait Julien l'âme navrée,\nlorsqu'enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.\n\n--Monsieur, après la visite des grands parents, j'apporte toujours à mes\nhôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six\nfrancs la bouteille, mais cela réjouit le coeur.\n\n--Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant,\net faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le\ncorridor.\n\nLe geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se\npréparaient à retourner au bagne. C'étaient des scélérats fort gais et\nréellement très remarquables par la finesse, le courage et le\nsang-froid.\n\n--Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux à Julien, je vous\nconterai ma vie en détail. C'est du chenu.\n\n--Mais vous allez me mentir? dit Julien.\n\n--Non pas, répondit-il, mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes\nvingt francs, me dénoncera si je dis faux.\n\nSon histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageux, où il\nn'y avait plus qu'une passion, celle de l'argent.\n\nAprès leur départ, Julien n'était plus le même homme. Toute sa colère\ncontre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la\npusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de\nRênal, s'était tournée en mélancolie.\n\nA mesure que j'aurais été moins dupe des apparences, se disait-il,\nj'aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d'honnêtes gens tels\nque mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont\nraison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette\npensée poignante: Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité! et,\nappelés au jury, ils condamnent fièrement l'homme qui a volé un couvert\nd'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim!\n\nMais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un\nportefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes\nexactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces\ndeux galériens...\n\nIl n'y a point de droit naturel, ce mot n'est qu'une antique niaiserie\nbien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jour, et\ndont l'aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de\ndroit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chose sous\npeine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du\nlion, ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid, le besoin en un\nmot... Non, les gens qu'on honoré ne sont que des fripons qui ont eu le\nbonheur de n'être pas pris en flagrant délit. L'accusateur que la\nsociété lance après moi, a été enrichi par une infamie... J'ai commis un\nassassinat et je suis justement condamné mais, à cette seule action\nprès, le Valenod qui m'a condamné est cent fois plus nuisible à la\nsociété.\n\nEh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colère malgré son avarice,\nmon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m'a jamais aimé. Je\nviens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette\ncrainte de manquer d'argent cette vue exagérée de la méchanceté des\nhommes qu'on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de\nconsolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis\nque je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à\ntous ses envieux de Verrières. A ce prix, leur dira son regard, lequel\nd'entre vous ne serait pas charmé d'avoir un fils guillotiné?\n\nCette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire\ndésirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli\net doux envers Mathilde qu'il voyait exaspérée par la plus vive\njalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son\nâme était énervée par le malheur profond où l'avait jeté le départ de\nMme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans\nl'imagination. Le défaut d'exercice commençait à altérer sa santé et à\nlui donner le caractère exalté et faible d'un jeune étudiant allemand.\nIl perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement\ncertaines idées peu convenables, dont l'âme des malheureux est\nassaillie.\n\nJ'ai aimé la vérité... Où est-elle?... Partout hypocrisie ou du moins\ncharlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands;\net ses lèvres prirent l'expression du dégoût... Non, l'homme ne peut pas\nse fier à l'homme.\n\nMme de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que\ntel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je?\nNapoléon à Sainte-Hélène!... Pur charlatanisme, proclamation en faveur\ndu roi de Rome.\n\nGrand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler\nsévèrement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, à quoi\ns'attendre du reste de l'espèce?...\n\nOù est la vérité? Dans la religion... Oui, ajouta-t-il avec le sourire\namer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des\nCastanède... Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne\nseraient pas plus payés que les apôtres ne l'ont été?... Mais saint Paul\nfut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de\nsoi...\n\nAh! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois une\ncathédrale gothique, des vitraux vénérables; mon coeur faible se figure\nle prêtre de ces vitraux... Mon âme le comprendrait, mon âme en a\nbesoin... Je ne trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agréments\nprès, un chevalier de Beauvoisis.\n\nMais un vrai prêtre un Massillon un Fénelon... Massillon a sacré Dubois.\nLes Mémoires de Saint-Simon m'ont gâté Fénelon; mais enfin un vrai\nprêtre... Alors, les âmes tendres auraient un point de réunion dans le\nmonde... Nous ne serions pas isolés... Ce bon prêtre nous parlerait de\nDieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et\nplein de la soif de se venger... mais le Dieu de Voltaire, juste, bon,\ninfini...\n\nIl fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par\ncoeur... Mais comment, dès qu'on sera _trois ensemble_, croire à ce\ngrand nom DIEU, après l'abus effroyable qu'en font nos prêtres?\n\nVivre isolé!... Quel tourment!...\n\nJe deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je\nsuis isolé ici dans ce cachot, mais je n'ai pas _vécu isolé_ sur la\nterre; j'avais la puissante idée du _devoir_. Le devoir que je m'étais\nprescrit, à tort ou à raison... a été comme le tronc d'un arbre solide\nauquel je m'appuyais pendant l'orage; je vacillais, j'étais agité. Après\ntout, je n'étais qu'un homme... mais je n'étais pas emporte.\n\nC'est l'air humide de ce cachot qui me fait penser à l'isolement...\n\nEt pourquoi être encore hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est\nni la mort, ni le cachot, ni l'air humide, c'est l'absence de Mme de\nRênal qui m'accable. Si, à Verrières, pour la voir, j'étais obligé de\nvivre des semaines entières, caché dans les caves de sa maison est-ce\nque je me plaindrais?\n\nL'influence de mes contemporains l'emporte, dit-il tout haut et avec un\nrire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis\nencore hypocrite... O dix-neuvième siècle!\n\n... Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il\ns'élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de\ndeux pieds, détruit l'habitation des fourmis, sème au loin les fourmis,\nleurs oeufs... Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais\ncomprendre ce corps noir, immense effroyable: la botte du chasseur, qui\ntout à coup a pénétré dans leur demeure, avec une incroyable rapidité,\net précédée d'un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d'un feu\nrougeâtre..\n\n... Ainsi la mort, la vie l'éternité, choses fort simples pour qui\naurait les organes assez vastes pour les concevoir...\n\nUne mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours\nd'été, pour mourir à cinq heures du soir, comment comprendrait-elle le\nmot nuit?\n\nDonnez-lui cinq heures d'existence de plus, elle voit et comprend ce que\nc'est que la nuit.\n\nAinsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie\nde plus, pour vivre avec Mme de Rênal...\n\nIl se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces\ngrands problèmes!\n\n1º Je suis hypocrite comme s'il y avait là quelqu'un pour m'écouter.\n\n2º J'oublie de vivre et d'aimer, quand il me reste si peu de jours à\nvivre... Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la\nlaissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.\n\nVoilà ce qui m'isole, et non l'absence d'un Dieu juste, tout-puissant,\npoint méchant, point avide de vengeance...\n\nAh! s'il existait... hélas! je tomberais à ses pieds: J'ai mérité la\nmort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent,\nrends-moi celle que j'aime!\n\nLa nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d'un sommeil\npaisible, arriva Fouqué.\n\nJulien se sentait fort et résolu comme l'homme qui voit clair dans son\nâme.\n\n\n\n\nCHAPITRE XLV\n\n--Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de\nle faire appeler, dit-il à Fouqué; il n'en dînerait pas de trois jours.\nMais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible\nà l'intrigue.\n\nFouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s'acquitta avec\ndécence de tout ce qu'on doit à l'opinion, en province. Grâce à M.\nl'abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien\nétait dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d'esprit\nde conduite, il eût pu s'échapper. Mais le mauvais air du cachot\nproduisant son effet, sa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux,\nau retour de Mme de Rênal.\n\n--Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l'embrassant; je me\nsuis sauvée de Verrières...\n\nJulien n'avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta\ntoutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.\n\nLe soir, à peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le\nprêtre qui s'était attaché à Julien comme à une proie, comme il ne\nvoulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à\nla haute société de Besançon, Mme de Rênal l'engagea facilement à aller\nfaire une neuvaine à l'abbaye de Bray-le-Haut.\n\nAucune parole ne peut rendre l'excès et la folie de l'amour de Julien.\n\nA force d'or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote\ncélèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.\n\nA cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'à l'égarement.\nM. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n'allait pas jusqu'à\nbraver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir\nson ami plus d'une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal\nafin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes\nles ressources d'un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était\nindigne d'elle.\n\nAu milieu de tous ces tourments, elle ne l'en aimait que plus, et,\npresque chaque jour, lui faisait une scène horrible.\n\nJulien voulait à toute force être honnête homme jusqu'à la fin envers\ncette pauvre jeune fille qu'il avait si étrangement compromise, mais, à\nchaque instant l'amour effréné qu'il avait pour Mme de Rênal\nl'emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout\nde persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale:\nDésormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il; c'est\nune excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.\n\nMlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler,\ncet homme si riche, s'était permis des propos désagréables sur la\ndisparition de Mathilde.\n\nM. de Croisenois alla le prier de les démentir: M. de Thaler lui montra\ndes lettres anonymes à lui adressées, et remplies de détails rapprochés\navec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre marquis de ne pas\nentrevoir la vérité.\n\nM. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de\ncolère et de malheur, M. de Croisenois exigea des réparations tellement\nfortes, que le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha, et\nl'un des hommes de Paris les plus dignes d'être aimés trouva la mort à\nmoins de vingt-quatre ans.\n\nCette mort fit une impression étrange et maladive sur l'âme affaiblie de\nJulien.\n\n--Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien\nraisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de\nvos imprudences dans le salon de madame votre mère, et me chercher\nquerelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement\nfurieuse...\n\nLa mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur\nl'avenir de Mathilde, il employa plusieurs journées à lui prouver\nqu'elle devait accepter la main de M. de Luz. C'est un homme timide,\npoint trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur\nles rangs. D'une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre\nCroisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera aucune difficulté\nd'épouser la veuve de Julien Sorel.\n\n--Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement\nMathilde; car elle a assez vécu pour voir, après six mois, son amant lui\npréférer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.\n\n--Vous êtes injuste, les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases\nsingulières à l'avocat de Paris chargé de mon recours en grâce, il\npeindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire\neffet, et peut-être, un jour, vous me verrez le sujet de quelque\nmélodrame, etc., etc.\n\nUne jalousie furieuse et impossible à venger, la continuité d'un malheur\nsans espoir (car, même en supposant Julien sauvé, comment regagner son\ncoeur?) la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet amant\ninfidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont\nles soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de\nFouqué, ne pouvaient la faire sortir.\n\nPour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de\nMathilde, il vivait d'amour et sans presque songer à l'avenir. Par un\nétrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte\naucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce\ngaieté.\n\n--Autrefois, lui disait Julien, quand j'aurais pu être si heureux\npendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse\nentraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre\nmon coeur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l'avenir\nm'enlevait à toi; j'étais aux innombrables combats que j'aurais à\nsoutenir pour bâtir une fortune colossale... Non, je serais mort sans\nconnaître le bonheur, si vous n'étiez venue me voir dans cette prison.\n\nDeux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de\nJulien, tout janséniste qu'il était, ne fut point à l'abri d'une\nintrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.\n\nIl vint lui dire un jour qu'à moins de tomber dans l'affreux péché du\nsuicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa\ngrâce. Or, le clergé avant beaucoup d'influence au ministère de la\nJustice à Paris, un moyen fa