"I\n\nNavire au large\n\n\nLe 18 octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit bâtiment\nlevantin serrait le vent pour essayer d'atteindre avant la nuit le\nport de Vitylo, à l'entrée du golfe de Coron.\n\nCe port, l'ancien Oetylos d'Homère, est situé dans l'une de ces\ntrois profondes indentations qui découpent, sur la mer Ionienne et\nsur la mer Égée, cette feuille de platane, à laquelle on a très\njustement comparé la Grèce méridionale. Sur cette feuille se\ndéveloppe l'antique Péloponnèse, la Morée de la géographie\nmoderne. La première de ces dentelures, à l'ouest, c'est le golfe\nde Coron, ouvert entre la Messénie et le Magne; la seconde, c'est\nle golfe de Marathon, qui échancre largement le littoral de la\nsévère Laconie; le troisième, c'est le golfe de Nauplie, dont les\neaux séparent cette Laconie de l'Argolide.\n\nAu premier de ces trois golfes appartient le port de Vitylo.\nCreusé à la lisière de sa rive orientale, au fond d'une anse\nirrégulière, il occupe les premiers contreforts maritimes du\nTaygète, dont le prolongement orographique forme l'ossature de ce\npays du Magne. La sûreté de ses fonds, l'orientation de ses\npasses, les hauteurs qui le couvrent, en font l'un des meilleurs\nrefuges d'une côte incessamment battue par tous les vents de ces\nmers méditerranéennes.\n\nLe bâtiment, qui s'élevait, au plus près, contre une assez fraîche\nbrise de nord-nord-ouest, ne pouvait être visible des quais de\nVitylo. Une distance de six à sept milles l'en séparait encore.\nBien que le temps fût très clair, c'est à peine si la bordure de\nses plus hautes voiles se découpait sur le fond lumineux de\nl'extrême horizon.\n\nMais ce qui ne pouvait se voir d'en bas pouvait se voir d'en haut,\nc'est-à-dire du sommet de ces crêtes qui dominent le village.\nVitylo est construit en amphithéâtre sur d'abruptes roches que\ndéfend l'ancienne acropole de Kélapha. Au-dessus se dressent\nquelques vieilles tours en ruine, d'une origine postérieure à ces\ncurieux débris d'un temple de Sérapis, dont les colonnes et les\nchapiteaux d'ordre ionique ornent encore l'église de Vitylo. Près\nde ces tours s'élèvent aussi deux ou trois petites chapelles peu\nfréquentées, desservies par des moines.\n\nIci, il convient de s'entendre sur ce mot «desservies» et même sur\ncette qualification de «moine», appliquée aux caloyers de la côte\nmessénienne. L'un d'eux, d'ailleurs, qui venait de quitter sa\nchapelle, va pouvoir être jugé d'après nature.\n\nÀ cette époque, la religion, en Grèce, était encore un singulier\nmélange des légendes du paganisme et des croyances du\nchristianisme. Bien des fidèles regardaient les déesses de\nl'antiquité comme des saintes de la religion nouvelle.\nActuellement même, ainsi que l'a fait remarquer M. Henry Belle,\n«ils amalgament les demi-dieux avec les saints, les farfadets des\nvallons enchantés avec les anges du paradis, invoquant aussi bien\nles sirènes et les furies que la Panagia». De là, certaines\npratiques bizarres, des anomalies qui font sourire, et, parfois,\nun clergé fort empêché de débrouiller ce chaos peu orthodoxe.\n\nPendant le premier quart de ce siècle, surtout -- il y a quelque\ncinquante ans, époque à laquelle s'ouvre cette histoire -- le\nclergé de la péninsule hellénique était plus ignorant encore, et\nles moines, insouciants, naïfs, familiers, «bons enfants,»\nparaissaient assez peu aptes à diriger des populations\nnaturellement superstitieuses.\n\nSi même ces caloyers n'eussent été qu'ignorants! Mais, en\ncertaines parties de la Grèce, surtout dans les régions sauvages\ndu Magne, mendiants par nature et par nécessité, grands\nquémandeurs de drachmes que leur jetaient parfois de charitables\nvoyageurs, n'ayant pour toute occupation que de donner à baiser\naux fidèles quelque apocryphe image de saint ou d'entretenir la\nlampe d'une niche de sainte, désespérés du peu de rendement des\ndîmes, confessions, enterrements et baptêmes, ces pauvres gens,\nrecrutés d'ailleurs dans les plus basses classes, ne répugnaient\npoint à faire le métier de guetteurs -- et quels guetteurs! --\npour le compte des habitants du littoral.\n\nAussi, les marins de Vitylo, étendus sur le port à la façon de ces\nlazzaroni auxquels il faut des heures pour se reposer d'un travail\nde quelques minutes, se levèrent-ils, lorsqu'ils virent un de\nleurs caloyers descendre rapidement vers le village, en agitant\nles bras.\n\nC'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, non seulement\ngros, mais gras de cette graisse que produit l'oisiveté, et dont\nla physionomie rusée ne pouvait inspirer qu'une médiocre\nconfiance.\n\n«Eh! qu'y a-t-il, père, qu'y a-t-il?» s'écria l'un des marins, en\ncourant vers lui.\n\nLe Vitylien parlait de ce ton nasillard qui ferait croire que\nNason a été un des ancêtres des Hellènes, et dans ce patois\nmaniote, où le grec, le turc, l'italien et l'albanais se\nmélangent, comme s'il eût existé au temps de la tour de Babel.\n\n«Est-ce que les soldats d'Ibrahim ont envahi les hauteurs du\nTaygète? demanda un autre marin, en faisant un geste d'insouciance\nqui marquait assez peu de patriotisme.\n\n-- À moins que ce ne soient des Français, dont nous n'avons que\nfaire! répondit le premier interlocuteur.\n\n-- Ils se valent!» répliqua un troisième.\n\nEt cette réponse indiquait combien la lutte, alors dans sa plus\nterrible période, n'intéressait que légèrement ces indigènes de\nl'extrême Péloponnèse, bien différents des Maniotes du Nord, qui\nmarquèrent si brillamment dans la guerre de l'Indépendance. Mais\nle gros caloyer ne pouvait répliquer ni à l'un ni à l'autre. Il\ns'était essoufflé à descendre les rapides rampes de la falaise. Sa\npoitrine d'asthmatique haletait. Il voulait parler, il n'y\nparvenait pas. Au moins, l'un de ses ancêtres en Hellade, le\nsoldat de Marathon, avant de tomber mort, avait-il pu prononcer la\nvictoire de Miltiade. Mais il ne s'agissait plus de Miltiade ni de\nla guerre des Athéniens et des Perses. C'étaient à peine des\nGrecs, ces farouches habitants de l'extrême pointe du Magne.\n\n«Eh! parle donc, père, parle donc!» s'écria un vieux marin, nommé\nGozzo, plus impatient que les autres, comme s'il eût deviné ce que\nvenait annoncer le moine.\n\nCelui-ci parvint enfin à reprendre haleine. Puis, tendant la main\nvers l'horizon:\n\n«Navire en vue!» dit-il.\n\nEt, sur ces mots, tous les fainéants de se redresser, de battre\ndes mains, de courir vers un rocher qui dominait le port. De là,\nleur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste\nsecteur.\n\nUn étranger aurait pu croire que ce mouvement était provoqué par\nl'intérêt que tout navire, arrivant du large, doit naturellement\ninspirer à des marins fanatiques des choses de la mer. Il n'en\nétait rien, ou, plutôt, si une question d'intérêt pouvait\npassionner ces indigènes, c'était à un point de vue tout spécial.\n\nEn effet, au moment où s'écrit -- non au moment où se passait\ncette histoire -- le Magne est encore un pays à part au milieu de\nla Grèce, redevenue royaume indépendant de par la volonté des\npuissances européennes, signataires du traité d'Andrinople de\n1829. Les Maniotes, ou tout au moins ceux de ce nom qui vivent sur\nces pointes allongées entre les golfes, sont restés à demi\nbarbares, plus soucieux de leur liberté propre que de la liberté\nde leur pays. Aussi cette langue extrême de la Morée inférieure a-\nt-elle été, de tout temps, presque impossible à réduire. Ni les\njanissaires turcs, ni les gendarmes grecs n'ont pu en avoir\nraison. Querelleurs, vindicatifs, se transmettant, comme les\nCorses, des haines de familles, qui ne peuvent s'éteindre que dans\nle sang, pillards de naissance et pourtant hospitaliers,\nassassins, lorsque le vol exige l'assassinat, ces rudes\nmontagnards ne s'en disent pas moins les descendants directs des\nSpartiates; mais, enfermés dans ces ramifications du Taygète, où\nl'on compte par milliers de ces petites citadelles ou «pyrgos»\npresque inaccessibles, ils jouent trop volontiers le rôle\néquivoque de ces routiers du moyen âge dont les droits féodaux\ns'exerçaient à coups de poignard et d'escopette.\n\nOr, si les Maniotes, à l'heure qu'il est, sont encore des demi-\nsauvages, il est aisé de s'imaginer ce qu'ils devaient être, il y\na cinquante ans. Avant que les croisières des bâtiments à vapeur\nn'eussent singulièrement enrayé leurs déprédations sur mer,\npendant le premier tiers du ce siècle, ce furent bien les plus\ndéterminés pirates que les navires de commerce pussent redouter\nsur toutes les Échelles du Levant.\n\nEt précisément, le port de Vitylo, par sa situation à l'extrémité\ndu Péloponnèse, à l'entrée de deux mers, par sa proximité de l'île\nde Cérigotto, chère aux forbans, était bien placé pour s'ouvrir à\ntous ces malfaiteurs qui écumaient l'Archipel et les parages\nvoisins de la Méditerranée. Le point de concentration des\nhabitants de cette partie du Magne portait plus spécialement alors\nle nom de pays de Kakovonni, et les Kakovonniotes, à cheval sur\ncette pointe que termine le cap Matapan, se trouvaient à l'aise\npour opérer. En mer, ils attaquaient les navires. À terre, ils les\nattiraient par de faux signaux. Partout, ils les pillaient et les\nbrûlaient. Que leurs équipages fussent turcs, maltais, égyptiens,\ngrecs même, peu importait: ils étaient impitoyablement massacrés\nou vendus comme esclaves sur les côtes barbaresques. La besogne\nvenait-elle à chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans\nles parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de\nCérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le\nDieu des tempêtes, afin qu'il daignât mettre au plein quelque\nbâtiment de fort tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne\nse refusaient point à ces prières, pour le plus grand profit de\nleurs fidèles.\n\nOr, depuis quelques semaines, le pillage n'avait pas donné. Aucun\nbâtiment n'était venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi,\nfut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé\néchapper ces mots, entrecoupés de halètements asthmatiques:\n\n«Navire en vue!»\n\nPresque aussitôt se firent entendre les battements sourds de la\nsimandre, sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans ces\nprovinces, où les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de\nmétal. Mais ces lugubres complaintes suffisaient à rassembler une\npopulation avide, hommes, femmes, enfants, chiens féroces et\nredoutés, tous également propres au pillage et au massacre.\n\nCependant les Vityliens, réunis sur le haut rocher, discutaient à\ngrands cris. Qu'était ce bâtiment signalé par le caloyer?\n\nAvec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchissait à la tombée de\nla nuit, ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait\nmême se faire qu'il enlevât le cap Matapan à la bordée. D'après sa\ndirection, il semblait venir des parages de la Crète. Sa coque\ncommençait à se montrer au-dessus du sillage blanc qu'il laissait\naprès lui; mais l'ensemble de ses voiles ne formait encore qu'une\nmasse confuse à l'oeil. Il était donc difficile de reconnaître à\nquel genre de bâtiment il appartenait. De là, des propos qui se\ncontredisaient d'une minute à l'autre.\n\n«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je viens de voir les\nvoiles carrées de son mât de misaine!\n\n-- Eh non! répondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arrière\nrelevé et le renflement de son étrave!\n\n-- Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvoir les distinguer\nl'un de l'autre à pareille distance?\n\n-- Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées? fit\nobserver un autre marin, qui s'était fait une longue-vue de ses\ndeux mains à demi fermées.\n\n-- Que Dieu nous vienne en aide! répondit le vieux Gozzo. Polacre,\nchébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent\ntrois mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages\navec une bonne cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de\nSmyrne!»\n\nSur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement\nencore. Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais,\nprécisément parce qu'il serrait le vent de très près, on ne\npouvait l'apercevoir par le travers. Il eût donc été malaisé de\ndire s'il portait deux ou trois mâts, c'est-à-dire si l'on pouvait\nespérer que son tonnage fût ou non considérable.\n\n«Eh! la misère est pour nous et le diable s'en mêle! dit Gozzo, en\nlançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses\nphrases. Nous n'aurons là qu'une felouque...\n\n-- Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, non moins\ndésappointé que ses ouailles.\n\nSi des cris de désappointement accueillirent ces deux\nobservations, il est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce\nbâtiment, on pouvait déjà estimer qu'il ne devait pas jauger plus\nde cent à cent vingt tonneaux. Après tout, peu importait que sa\ncargaison ne fût pas énorme, si elle était riche. Il y a de ces\nsimples felouques, de ces speronares même, qui sont chargés de vin\nprécieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils\nvalent la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une mince\nbesogne! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les\nanciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à\nce bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa\nfaveur.\n\nCependant, le soleil commençait à disparaître derrière l'horizon\ndans l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d'octobre\ndevait laisser assez de lumière, pendant une heure encore, pour\nque ce navire pût être reconnu avant la nuit close. D'ailleurs,\naprès avoir doublé le cap Matapan, il venait d'arriver de deux\nquarts afin de mieux ouvrir l'entrée du golfe, et il se présentait\ndans de meilleures conditions au regard des observateurs.\n\nAussi, ce mot: sacolève! s'échappa-t-il, un instant après, de la\nbouche du vieux Gozzo.\n\n«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, dont le\ndésappointement se traduisit par une bordée de jurons.\n\nMais, à ce sujet, il n'y eut aucune discussion, parce qu'il n'y\navait pas d'erreur possible. Le navire, qui manoeuvrait à l'entrée\ndu golfe de Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens\nde Vitylo avaient tort de crier à la malchance. Il n'est pas rare\nde trouver quelque cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.\n\nOn appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la\ntonture, c'est-à-dire la courbe du pont, s'accentue légèrement en\nse relevant vers l'arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles\ndes voiles auriques. Son grand mât, très incliné sur l'avant et\nplacé au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier\navec un perroquet volant. Deux focs à l'avant, deux voiles en\npointe sur les deux mâts inégaux de l'arrière, complètent sa\nvoilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de\nsa coque, l'élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la\ncoupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux\nspécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans\nles étroits parages de l'Archipel. Rien de plus élégant que ce\nléger bâtiment, se couchant et se redressant à la lame, se\ncouronnant d'écume, bondissant sans effort, semblable à quelque\nénorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait\nalors sous les derniers rayons du soleil.\n\nBien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel se couvrît\nd'»échillons» -- nom que les Levantins donnent à certains nuages\nde leur ciel -- la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle\navait même conservé son perroquet volant, qu'un marin moins\naudacieux eût certainement amené. Évidemment, c'était dans\nl'intention d'atterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer\nla nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de grossir encore.\n\nMais, si, pour les marins de Vitylo il n'y avait plus aucun doute\nsur ce point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne\nlaissaient pas de se demander si ce serait à destination de leur\nport.\n\n«Eh! s'écria l'un d'eux, on dirait qu'elle cherche toujours à\npincer le vent au lieu d'arriver!\n\n-- Le diable la prenne à sa remorque! répliqua un autre. Va-t-elle\ndonc virer et reprendre un bord au large?\n\n-- Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?\n\n-- Ou pour Kalamata?»\n\nCes deux hypothèses étaient également admissibles. Coron est un\nport de la côte maniote assez fréquenté par les navires de\ncommerce du Levant, et il s'y fait une importante exportation des\nhuiles de la Grèce du sud. De même pour Kalamata, située au fond\ndu golfe, dont les bazars regorgent de produits manufacturés,\nétoffes ou poteries, que lui envoient les divers États de l'Europe\noccidentale. Il était donc possible que la sacolève fût chargée\npour l'un de ces deux ports -- ce qui eût fort déconcerté ces\nVityliens, en quête de déprédations et pillages.\n\nPendant qu'elle était observée avec une attention si peu\ndésintéressée, la sacolève filait rapidement. Elle ne tarda pas à\nse trouver à la hauteur de Vitylo. Ce fut l'instant où son sort\nallait se décider. Si elle continuait à s'élever vers le fond du\ngolfe, Gozzo et ses compagnons devraient perdre tout espoir de\ns'en emparer. En effet, même en se jetant dans leurs plus rapides\nembarcations, ils n'auraient eu aucune chance de l'atteindre, tant\nsa marche était supérieure sous cette énorme voilure qu'elle\nportait sans fatigue.\n\n«Elle arrive!»\n\nCes deux mots furent bientôt jetés par le vieux marin, dont le\nbras, armé d'une main crochue, se lança vers le petit bâtiment\ncomme un grappin d'abordage.\n\nGozzo ne se trompait pas. La barre venait d'être mise au vent, et\nla sacolève laissait maintenant porter sur Vitylo. En même temps,\nson perroquet volant et son second foc furent amenés; puis, son\nhunier se releva sur ses cargues. Ainsi soulagée d'une partie de\nses voiles, elle était bien plus dans la main de l'homme de barre.\n\nIl commençait alors à faire nuit. La sacolève n'avait plus que\njuste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, de ci\nde là, des roches sous-marines qu'il faut éviter, sous peine de\ncourir à une destruction complète. Pourtant, le pavillon de pilote\nn'avait point été hissé au grand mât du petit bâtiment. Il fallait\ndonc que son capitaine connût parfaitement ces fonds assez\ndangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans demander assistance.\nPeut-être aussi se méfiait-il -- à bon droit -- des pratiques\nVityliens, qui ne se seraient point gênés de le mettre sur quelque\nbasse, où nombre de navires s'étaient déjà perdus.\n\nDu reste, à cette époque, aucun phare n'éclairait les côtes de\ncette portion du Magne. Un simple feu de port servait à gouverner\ndans l'étroit chenal.\n\nLa sacolève s'approchait, cependant. Elle ne fut bientôt plus qu'à\nun demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans hésitation. On\nsentait qu'une main habile la manoeuvrait.\n\nCela n'était pas pour satisfaire tous ces mécréants. Ils avaient\nintérêt à ce que le navire qu'ils convoitaient se jetât sur\nquelque roche. En ces conjonctures l'écueil se faisait volontiers\nleur complice. Il commençait la besogne, et ils n'avaient plus\nqu'à l'achever. Le naufrage d'abord, le pillage ensuite: c'était\nleur façon d'agir. Cela leur épargnait une lutte à main armée, une\nagression directe, dont quelques-uns d'entre eux pouvaient être\nvictimes. Il y avait, en effet, de ces bâtiments, défendus par un\ncourageux équipage, qui ne se laissaient point impunément\nattaquer.\n\nLes compagnons de Gozzo quittèrent donc leur poste d'observation\net redescendirent au port, sans perdre un instant. En effet, il\ns'agissait de mettre en oeuvre ces machinations familières à tous\nles pilleurs d'épaves, qu'ils soient du Ponant ou du Levant.\n\nDe faire échouer la sacolève dans les étroites passes du chenal,\nen lui indiquant une fausse direction, rien n'était plus aisé au\nmilieu de cette obscurité, qui, sans être profonde encore, l'était\nassez pour rendre ses évolutions difficiles.\n\n«Au feu de port!» dit simplement Gozzo, auquel ses compagnons\navaient l'habitude d'obéir sans hésiter.\n\nLe vieux marin fut compris. Deux minutes après, ce feu -- une\nsimple lanterne, allumée à l'extrémité d'un mâtereau élevé sur le\npetit môle -- s'éteignait subitement.\n\nAu même instant, ce feu était remplacé par un autre feu, qui fut\nplacé tout d'abord dans la même direction; mais, si le premier,\nimmobile sur le môle, indiquait un point toujours fixe pour le\nnavigateur, le second, grâce à sa mobilité, devait l'entraîner\nhors du chenal et l'exposer à donner contre quelque écueil.\n\nCe feu, en effet, c'était une lanterne, dont la lumière ne\ndifférait point de celle du feu de port; mais cette lanterne avait\nété accrochée aux cornes d'une chèvre, que l'on poussait lentement\nsur les premières rampes de la falaise. Elle se déplaçait donc\navec l'animal et devait engager la sacolève en de fausses\nmanoeuvres.\n\nCe n'était pas la première fois que les gens de Vitylo agissaient\nde la sorte. Non certes! Et il était même rare qu'ils eussent\néchoué dans leurs criminelles entreprises.\n\nCependant, la sacolève venait d'entrer dans la passe. Après avoir\ncargué sa grande voile, elle ne portait plus que ses voiles\nlatines de l'arrière et son foc. Cette voilure réduite devait lui\nsuffire pour arriver à son poste de mouillage.\n\nÀ l'extrême surprise des marins qui l'observaient, le petit\nbâtiment s'avançait avec une incroyable sûreté, à travers les\nsinuosités du chenal. De cette lumière mobile que portait la\nchèvre, il ne semblait en aucune façon se préoccuper. Il eût fait\ngrand jour que sa manoeuvre n'aurait pas été plus correcte. Il\nfallait que son capitaine eût souvent pratiqué les approches de\nVitylo, et qu'il les connût au point de pouvoir s'y aventurer,\nmême au milieu d'une nuit profonde.\n\nDéjà on l'apercevait, ce hardi marin. Sa silhouette se détachait\nnettement dans l'ombre sur l'avant de la sacolève. Il était\nenveloppé dans les larges plis de son aba, sorte de manteau de\nlaine, dont le capuchon retombait sur sa tête. En vérité, ce\ncapitaine, dans son attitude, n'avait rien de ces modestes patrons\nde caboteurs, qui, pendant la manoeuvre, dévident incessamment\nentre leurs doigts un chapelet à gros grains, tels qu'il s'en\nrencontre le plus communément sur les mers de l'Archipel. Non!\nCelui-ci, d'une voix basse et calme, ne s'occupait qu'à\ntransmettre ses ordres au timonier, placé à l'arrière du petit\nbâtiment.\n\nEn ce moment, la lanterne, promenée sur les rampes de la falaise,\ns'éteignit tout à coup. Mais cela ne fut pas pour embarrasser la\nsacolève, qui continua à suivre imperturbablement sa route. Un\ninstant, on put croire qu'une embardée allait l'envoyer contre une\ndangereuse roche, placée à fleur d'eau, à une encablure du port,\net qu'il n'était guère possible de voir dans l'ombre. Un léger\ncoup de barre suffit à modifier sa direction, et l'écueil, rasé de\nprès, fut évité.\n\nMême adresse du timonier, quand il fut nécessaire de parer une\nseconde basse, qui ne laissait qu'un étroit passage à travers le\nchenal -- basse sur laquelle plus d'un navire avait déjà touché en\nvenant au mouillage, que son pilote fût ou non le complice des\nVityliens.\n\nCeux-ci n'avaient donc plus à compter sur les chances d'un\nnaufrage, qui leur eût livré la sacolève sans défense. Avant\nquelques minutes, elle serait ancrée dans le port. Pour s'en\nemparer, il faudrait nécessairement la prendre à l'abordage.\n\nC'est ce qui fut résolu, après entente préalable de ces coquins,\nc'est ce qui allait être mis en oeuvre au milieu d'une obscurité\ntrès favorable à ce genre d'opération.\n\n«Aux canots!» dit le vieux Gozzo, dont les ordres n'étaient jamais\ndiscutés, surtout quand il commandait le pillage.\n\nUne trentaine d'hommes vigoureux, les uns armés de pistolets, la\nplupart brandissant poignards et haches, se jetèrent dans les\ncanots amarrés au quai, et s'avancèrent en nombre évidemment\nsupérieur à celui des hommes de la sacolève.\n\nÀ cet instant, un commandement fut fait à bord d'une voix brève.\nLa sacolève, après être sortie du chenal, se trouvait au milieu du\nport. Ses drisses furent larguées, son ancre venait d'être\nmouillée, et elle demeura immobile, après une dernière secousse\nproduite au rappel de sa chaîne.\n\nLes embarcations n'en étaient plus alors qu'à quelques brasses.\nMême sans montrer une défiance exagérée, tout équipage,\nconnaissant la mauvaise réputation des gens de Vitylo, se fût\narmé, afin d'être, le cas échéant, en état de défense.\n\nIci, il n'en fut rien. Le capitaine de la sacolève, après le\nmouillage, était repassé de l'avant à l'arrière, pendant que ses\nhommes, sans se préoccuper de l'arrivée des canots, s'occupaient\ntranquillement à ranger les voiles, afin de débarrasser le pont.\n\nSeulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne les\nserraient point, de manière qu'il n'y eût plus qu'à peser sur les\ndrisses pour se remettre en appareillage.\n\nLe premier canot accosta la sacolève par sa hanche de bâbord. Les\nautres la heurtèrent presque aussitôt. Et, comme ses pavois\nétaient peu élevés, les assaillants, poussant des cris de mort,\nn'eurent qu'à les enjamber pour se trouver sur le pont.\n\nLes plus enragés se précipitèrent vers l'arrière. L'un deux saisit\nun falot allumé, et il le porta à la figure du capitaine.\n\nCelui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber son capuchon sur\nses épaules, et sa figure apparut en pleine lumière.\n\n«Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus leur\ncompatriote Nicolas Starkos?»\n\nLe capitaine, en parlant ainsi, s'était tranquillement croisé les\nbras. Un instant après, les canots, débordant à toute vitesse,\navaient regagné le fond du port.\n\n\n\n\nII\n\nEn face l'un de l'autre\n\n\nDix minutes plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la\nsacolève et déposait au pied du môle, sans aucun compagnon, sans\naucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de\nbattre si prestement en retraite.\n\nC'était le capitaine de la _Karysta_ -- ainsi se nommait le petit\nbâtiment qui venait de mouiller dans le port.\n\nCet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier\nsous son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard\nfixe. Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues\nhorizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa\npoitrine était large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs\ntombaient en boucles sur ses épaules. S'il avait dépassé trente-\ncinq ans, c'était à peine de quelques mois. Mais son teint hâlé\npar les brises, la dureté de sa physionomie, un pli de son front,\ncreusé comme un sillon dans lequel rien d'honnête ne pouvait\ngermer, le faisaient paraître plus vieux que son âge.\n\nQuant au costume qu'il portait alors, ce n'était ni la veste, ni\nle gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capuchon de\ncouleur brune, brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon\nverdâtre, à larges plis, perdu dans des bottes montantes,\nrappelaient plutôt l'habillement du marin des côtes barbaresques.\n\nEt cependant, Nicolas Starkos était bien Grec de naissance et\noriginaire de ce port de Vitylo. C'était là qu'il avait passé les\npremières années de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'était\nentre ces roches qu'il avait fait l'apprentissage de la vie de\nmer. C'était sur ces parages qu'il avait navigué au hasard des\ncourants et des vents. Pas une anse dont il n'eût vérifié le\nbrassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une\nroche sous-marine, dont le relèvement lui fût inconnu. Pas un\ndétour du chenal, dont il ne fût capable de suivre, sans compas ni\npilote, les sinuosités multiples. Il est donc facile de comprendre\ncomment, en dépit des faux signaux de ses compatriotes, il avait\npu diriger la sacolève avec cette sûreté de main. D'ailleurs, il\nsavait combien les Vityliens étaient sujets à caution. Déjà il les\navait vus à l'oeuvre. Et peut-être, en somme, ne désapprouvait-il\npas leurs instincts de pillards, du moment qu'il n'avait point eu\nà en souffrir personnellement.\n\nMais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos était également connu\nd'eux. Après la mort de son père, qui fut l'une de ces milliers de\nvictimes de la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine,\nn'attendit plus que l'heure de se jeter dans le premier\nsoulèvement contre la tyrannie ottomane. Lui, à dix-huit ans, il\navait quitté le Magne pour courir les mers, et plus\nparticulièrement l'Archipel, se formant non seulement au métier de\nmarin, mais aussi au métier de pirate. À bord de quels navires\navait-il servi pendant cette période de son existence, quels chefs\nde flibustiers ou de forbans l'eurent sous leurs ordres, sous quel\npavillon fit-il ses premières armes, quel sang répandit sa main,\nle sang des ennemis de la Grèce ou le sang de ses défenseurs --\ncelui-là même qui coulait dans ses veines -- nul que lui n'aurait\npu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l'avait revu dans les\ndivers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes\navaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ils\ns'étaient associés, navires de commerce attaqués et détruits,\nriches cargaisons changées en parts de prise! Mais un certain\nmystère entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était\nsi avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant\nce nom, tous s'inclinèrent.\n\nAinsi s'explique la réception qui fut faite à cet homme par les\nhabitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa\nprésence, comment tous abandonnèrent ce projet de piller la\nsacolève, lorsqu'ils eurent reconnu celui qui la commandait.\n\nDès que le capitaine de la _Karysta_ eut accosté le quai du port,\nun peu en arrière du môle, hommes et femmes, accourus pour le\nrecevoir, se rangèrent respectueusement sur son passage. Lorsqu'il\ndébarqua, pas un cri ne fut proféré. Il semblait que Nicolas\nStarkos eût assez de prestige pour commander le silence autour de\nlui rien que par son aspect. On attendait qu'il parlât, et, s'il\nne parlait pas -- ce qui était possible -- nul ne se permettrait\nde lui adresser la parole.\n\nNicolas Starkos, après avoir commandé aux matelots de son gig de\nretourner à bord, s'avança vers l'angle que le quai forme au fond\ndu port. Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas dans\ncette direction qu'il s'arrêta. Puis, avisant le vieux marin qui\nle suivait, comme s'il eût attendu quelque ordre à exécuter:\n\n«Gozzo, dit-il, j'aurai besoin de dix hommes vigoureux pour\ncompléter mon équipage.\n\n-- Tu les auras, Nicolas Starkos», répondit Gozzo. Le capitaine de\nla _Karysta_ en eût voulu cent qu'il les eût trouvés, à prendre au\nchoix, parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans\ndemander où on les menait, à quel métier on les destinait, pour le\ncompte de qui ils allaient naviguer ou se battre, auraient suivi\nleur compatriote, prêts à partager son sort, sachant bien que\nd'une façon ou de l'autre ils y trouveraient leur compte.\n\n«Que ces dix hommes, dans une heure, soient à bord de la _Karysta_,\najouta le capitaine.\n\n-- Ils y seront», répondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquant d'un\ngeste qu'il ne voulait point être accompagné, remonta le quai qui\ns'arrondit à l'extrémité du môle, et s'enfonça dans une des\nétroites rues du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volonté,\nrevint vers ses compagnons, et ne s'occupa plus que de choisir les\ndix hommes destinés à compléter l'équipage de la sacolève.\nCependant, Nicolas Starkos s'élevait peu à peu sur les pentes de\ncette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. À cette\nhauteur, on n'entendait d'autre bruit que l'aboiement de chiens\nféroces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacals\net les loups, chiens aux formidables mâchoires, à large face de\ndogue, que le bâton n'effraye guère. Quelques goélands\ntourbillonnaient dans l'espace, à petits coups de leurs larges\nailes, en regagnant les trous du littoral.\n\nBientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les dernières maisons de\nVitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne l'acropole de\nKérapha. Après avoir longé les ruines d'une citadelle, qui fut\njadis élevée en cet endroit par Ville-Hardouin, au temps où les\nCroisés occupaient divers points du Péloponnèse, il dut contourner\nla base des vieilles tours, dont la falaise est encore couronnée.\nLà, il s'arrêta un instant et se retourna.\n\nÀ l'horizon, en deçà du cap Gallo, le croissant de la lune allait\nbientôt s'éteindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelques\nrares étoiles scintillaient à travers d'étroites déchirures de\nnuages, poussés par le vent frais du soir. Pendant les accalmies,\nun silence absolu régnait autour de l'acropole. Deux ou trois\npetites voiles, à peine visibles, sillonnaient la surface du\ngolfe, le traversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata.\nSans le fanal, qui se balançait en tête de leur mât, peut-être\neût-il été impossible de les reconnaître. En contrebas, sept à\nhuit feux brillaient aussi sur divers points du rivage, doublés\npar la tremblotante réverbération des eaux. Étaient-ce des feux de\nbarques de pêche, ou des feux d'habitations, allumés pour la nuit?\nOn n'aurait pu le dire.\n\nNicolas Starkos parcourait, de son regard habitué aux ténèbres,\ntoute cette immensité. Il y a dans l'oeil du marin une puissance\nde vision pénétrante, qui lui permet de voir là où d'autres ne\nverraient pas. Mais, en ce moment, il semblait que les choses\nextérieures ne fussent pas pour impressionner le capitaine de la\n_Karysta_, accoutumé sans doute à de tout autres scènes. Non,\nc'était en lui-même qu'il regardait. Cet air natal, qui est comme\nl'haleine du pays, il le respirait presque inconsciemment. Et il\nrestait immobile, pensif, les bras croisés, tandis que sa tête,\nrejetée hors du capuchon, ne remuait pas plus que si elle eût été\nde pierre.\n\nPrès d'un quart d'heure se passa ainsi. Nicolas Starkos n'avait\ncessé d'observer cet occident que délimitait un lointain horizon\nde mer. Puis il fit quelques pas en remontant obliquement la\nfalaise. Ce n'était point au hasard qu'il allait de la sorte. Une\nsecrète pensée le conduisait; mais on eût dit que ses yeux\névitaient encore de voir ce qu'ils étaient venus chercher sur les\nhauteurs de Vitylo.\n\nD'ailleurs, rien de désolé comme cette côte, depuis le cap Matapan\njusqu'à l'extrême cul-de-sac du golfe. Il n'y poussait ni\norangers, citronniers, églantiers, lauriers-roses, jasmins de\nl'Argolide, figuiers, arbousiers, mûriers, ni rien de ce qui fait\nde certaines parties de la Grèce une riche et verdoyante campagne.\nPas un chêne-vert, pas un platane, pas un grenadier, tranchant sur\nle sombre rideau des cyprès et des cèdres. Partout des roches\nqu'un prochain éboulement de ces terrains volcaniques pourra bien\nprécipiter dans les eaux du golfe. Partout une sorte d'âpreté\nfarouche sur cette terre du Magne, insuffisante nourricière de sa\npopulation. À peine quelques pins décharnés, grimaçants,\nfantasques, dont on a épuisé la résine, auxquels manque la sève,\nmontrant les profondes blessures de leurs troncs. Çà et là, de\nmaigres cactus, véritables chardons épineux, dont les feuilles\nressemblent à de petits hérissons à demi pelés. Nulle part, enfin,\nni aux arbustes rabougris, ni au sol, formé de plus de gravier que\nd'humus, de quoi nourrir ces chèvres que leur sobriété rend peu\ndifficiles, cependant.\n\nAprès avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas Starkos s'arrêta de\nnouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, là où la crête\néloignée du Taygète traçait son profil sur le fond moins obscur du\nciel. Une ou deux étoiles, qui se levaient à cette heure, y\nreposaient encore, au ras de l'horizon, comme de gros vers\nluisants.\n\nNicolas Starkos était resté immobile. Il regardait une petite\nmaison basse, construite en bois qui occupait un renflement de la\nfalaise à une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isolée au-\ndessus du village, à laquelle on n'arrivait que par d'abrupts\nsentiers, bâtie au milieu d'un enclos de quelques arbres à demi\ndépouillés, entouré d'une haie d'épines. Cette demeure, on la\nsentait abandonnée depuis longtemps. La haie, en mauvais état, ici\ntouffue, là trouée, ne lui faisait plus une barrière suffisante\npour la protéger. Les chiens errants, les chacals, qui visitent\nquelquefois la région, avaient plus d'une fois ravagé ce petit\ncoin du sol maniote. Mauvaises herbes et broussailles, c'était\nl'apport de la nature en ce lieu désert, depuis que la main de\nl'homme ne s'y exerçait plus.\n\nEt pourquoi cet abandon? C'est que le possesseur de ce morceau de\nterre était mort depuis bien des années. C'est que sa veuve,\nAndronika Starkos, avait quitté le pays pour aller prendre rang\nparmi ces vaillantes femmes qui marquèrent dans la guerre de\nl'Indépendance. C'est que le fils, depuis son départ, n'avait\njamais remis le pied dans la maison paternelle.\n\nLà, pourtant, était né Nicolas Starkos. Là se passèrent les\npremières années de son enfance. Son père, après une longue et\nhonnête vie de marin, s'était retiré dans cet asile, mais il se\ntenait à l'écart de cette population de Vitylo, dont les excès lui\nfaisaient horreur. Plus instruit, d'ailleurs, et avec un peu plus\nd'aisance que les gens du port, il avait pu se faire une existence\nà part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi au fond de\ncette retraite, ignoré et tranquille, lorsque, un jour, dans un\nmouvement de colère, il tenta de résister à l'oppression et paya\nde sa vie sa résistance. On ne pouvait échapper aux agents turcs,\nmême aux extrêmes confins de la péninsule!\n\nLe père n'étant plus là pour diriger son fils, la mère fut\nimpuissante à le contenir. Nicolas Starkos déserta la maison pour\naller courir les mers, mettant au service de la piraterie et des\npirates ces merveilleux instincts de marin qu'il tenait de son\norigine.\n\nDepuis dix ans, la maison avait donc été abandonnée par le fils,\ndepuis six ans par la mère. On disait dans le pays, cependant,\nqu'Andronika y était quelquefois revenue. On avait cru, du moins,\nl'apercevoir, mais à de rares intervalles et pour de courts\ninstants, sans qu'elle eût communiqué avec aucun des habitants de\nVitylo.\n\nQuant à Nicolas Starkos, jamais avant ce jour, bien qu'il eût été\nramené une ou deux fois au Magne par le hasard de ses excursions,\nil n'avait manifesté l'intention de revoir cette modeste\nhabitation de la falaise. Jamais une demande de sa part sur l'état\nd'abandon où elle se trouvait. Jamais une allusion à sa mère, pour\nsavoir si elle revenait parfois à la demeure déserte. Mais à\ntravers les terribles événements qui ensanglantaient alors la\nGrèce, peut-être le nom d'Andronika était-il arrivé jusqu'à lui --\nnom qui aurait dû pénétrer comme un remords dans sa conscience, si\nsa conscience n'eût été impénétrable.\n\nEt cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait relâché au port\nde Vitylo, ce n'était pas uniquement pour renforcer de dix hommes\nl'équipage de la sacolève. Un désir -- plus qu'un désir -- un\nimpérieux instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien\ncompte, l'y avait poussé. Il s'était senti pris du besoin de\nrevoir, une dernière fois sans doute, la maison paternelle, de\ntoucher encore du pied ce sol sur lequel s'étaient exercés ses\npremiers pas, de respirer l'air enfermé entre ces murs où s'était\nexhalée sa première haleine, où il avait bégayé les premiers mots\nde l'enfant. Oui! voilà pourquoi il venait de remonter les rudes\nsentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, à cette heure,\ndevant la barrière du petit enclos.\n\nLà, il eut comme un mouvement d'hésitation. Il n'est de coeur si\nendurci, qui ne se serre en présence de certains retours du passé.\nOn n'est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place\noù vous a bercé la main d'une mère. Les fibres de l'être ne\npeuvent s'user à ce point que pas une seule ne vibre encore,\nlorsqu'un de ces souvenirs la touche.\n\nIl en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le seuil de la\nmaison abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte à\nl'intérieur qu'à l'extérieur.\n\n«Entrons!... Oui!... entrons!»\n\nCe furent les premiers mots que prononça Nicolas Starkos. Encore\nne fit-il que les murmurer, comme s'il eût eu la crainte d'être\nentendu et d'évoquer quelque apparition du passé.\n\nEntrer dans cet enclos, quoi de plus facile! La barrière était\ndisjointe, les montants gisaient sur le sol. Il n'y avait même pas\nune porte à ouvrir, un barreau à repousser.\n\nNicolas Starkos entra. Il s'arrêta devant l'habitation, dont les\nauvents, à demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qu'à des\nbouts de ferrures rouillées et rongées.\n\nÀ ce moment, une hulotte fit entendre un cri et s'envola d'une\ntouffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.\n\nLà, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bien résolu,\ncependant, à revoir jusqu'à la dernière chambre de l'habitation.\nMais il fut sourdement fâché de ce qui se passait en lui,\nd'éprouver comme une sorte de remords. S'il se sentait ému, il se\nsentait irrité aussi. Il semblait que de ce toit paternel, allait\ns'échapper comme une protestation contre lui, comme une\nmalédiction dernière!\n\nAussi, avant de pénétrer dans cette maison, il voulut en faire le\ntour. La nuit était sombre. Personne ne le voyait, et «il ne se\nvoyait pas lui-même!» En plein jour, peut-être ne fût-il pas venu!\nEn pleine nuit, il se sentait plus d'audace à braver ses\nsouvenirs.\n\nLe voilà donc, marchant d'un pas furtif, pareil à un malfaiteur\nqui chercherait à reconnaître les abords d'une habitation dans\nlaquelle il va porter la ruine, longeant les murs lézardés aux\nangles, tournant les coins dont l'arête effritée disparaissait\nsous les mousses, tâtant de la main ces pierres ébranlées, comme\npour voir s'il restait encore un peu de vie dans ce cadavre de\nmaison, écoutant, enfin, si le coeur lui battait encore! Par\nderrière, l'enclos était plus obscur. Les obliques lueurs du\ncroissant lunaire, qui disparaissait alors, n'auraient pu y\narriver.\n\nNicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre demeure\ngardait une sorte de silence inquiétant. On l'eût dite hantée ou\nvisionnée. Il revint vers la façade orientée à l'ouest. Puis, il\ns'approcha de la porte, pour la repousser si elle ne tenait que\npar un loquet, pour la forcer si le pêne s'engageait encore dans\nla gâche de la serrure.\n\nMais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit «rouge» comme on\ndit, mais rouge de feu. Cette maison, qu'il voulait visiter encore\nune fois, il n'osait plus y entrer. Il lui semblait que son père,\nsa mère, allaient apparaître sur le seuil, les bras étendus, le\nmaudissant, lui, le mauvais fils, le mauvais citoyen, traître à la\nfamille, traître à la patrie!\n\nÀ ce moment, la porte s'ouvrit avec lenteur. Une femme parut sur\nle seuil. Elle était vêtue du costume maniote -- un jupon de\ncotonnade noire à petite bordure rouge, une camisole de couleur\nsombre, serrée à la taille, sur sa tête un large bonnet brunâtre,\nenroulé d'un foulard aux couleurs du drapeau grec.\n\nCette femme avait une figure énergique, avec de grands yeux noirs\nd'une vivacité un peu sauvage, un teint hâlé comme celui des\npêcheuses du littoral. Sa taille était haute, droite, bien qu'elle\nfût âgée de plus de soixante ans.\n\nC'était Andronika Starkos. La mère et le fils, séparés depuis si\nlongtemps de corps et d'âme, se trouvaient alors face à face.\n\nNicolas Starkos ne s'attendait pas à se voir en présence de sa\nmère... Il fut épouvanté par cette apparition.\n\nAndronika, le bras tendu vers son fils, lui interdisant l'accès de\nsa maison, ne dit que ces mots d'une voix qui les rendait\nterribles, venant d'elle:\n\n«Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied dans la maison du\npère!... Jamais!»\n\nEt le fils, courbé sous cette injonction, recula peu à peu. Celle\nqui l'avait porté dans ses entrailles le chassait maintenant comme\non chasse un traître. Alors il voulut faire un pas en avant... Un\ngeste plus énergique encore, un geste de malédiction, l'arrêta.\n\nNicolas Starkos se rejeta en arrière. Puis, il s'échappa de\nl'enclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit à\ngrands pas, sans se retourner, comme si une main invisible l'eût\npoussé par les épaules.\n\nAndronika, immobile sur le seuil de sa maison, le vit disparaître\nau milieu de la nuit.\n\nDix minutes après, Nicolas Starkos, ne laissant rien voir de son\némotion, redevenu maître de lui-même, atteignait le port où il\nhélait son gig et s'y embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo\nse trouvaient déjà à bord de la sacolève.\n\nSans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos monta sur le pont de\nla _Karysta_, et, d'un signe, il donna l'ordre d'appareiller.\n\nLa manoeuvre fut rapidement faite. Il n'y eut qu'à hisser les\nvoiles disposées pour un prompt départ. Le vent de terre, qui\nvenait de se lever, rendait facile la sortie du port.\n\nCinq minutes plus tard, la _Karysta_ franchissait les passes,\nsûrement, silencieusement, sans qu'un seul cri eût été poussé par\nles hommes du bord ni par les gens de Vitylo.\n\nMais la sacolève n'était pas à un mille au large, qu'une flamme\nilluminait la crête de la falaise.\n\nC'était l'habitation d'Andronika Starkos qui brûlait jusque dans\nses fondations. La main de la mère avait allumé cet incendie. Elle\nne voulait pas qu'il restât un seul vestige de la maison où son\nfils était né.\n\nPendant trois milles encore, le capitaine ne put détacher son\nregard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le\nsuivit dans l'ombre jusqu'à son dernier éclat.\n\nAndronika l'avait dit:\n\n«Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied dans la maison du\npère!... Jamais!»\n\n\n\n\nIII\n\nGrecs contre Turcs\n\n\nDans les temps préhistoriques, alors que l'écorce solide du globe\nse moulait peu à peu sous l'action des forces intérieures,\nneptuniennes ou plutoniennes, la Grèce dut sa naissance à un\ncataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveau des\neaux, tandis qu'il engloutissait dans l'Archipel toute une partie\ndu continent, dont il ne reste plus que les sommets sous formes\nd'îles. La Grèce est, en effet, sur la ligne volcanique qui va de\nChypre à la Toscane.\n\nIl semble que les Hellènes tiennent du sol instable de leur pays\nl'instinct de cette agitation physique et morale, qui peut les\nporter dans les choses héroïques jusqu'aux plus grands excès. Il\nn'en est pas moins vrai que c'est grâce à leurs qualités\nnaturelles, un courage indomptable, le sentiment du patriotisme,\nl'amour de la liberté, qu'ils sont parvenus à faire un État\nindépendant de ces provinces courbées, depuis tant de siècles,\nsous la domination ottomane.\n\nPélasgique dans les temps les plus reculés, c'est-à-dire peuplée\nde tribus de l'Asie; hellénique, du XVIe au XIVe siècle avant l'ère\nchrétienne, avec l'apparition des Hellènes, dont une tribu, les\nGraïes, devait lui donner son nom, dans ces temps presque\nmythologiques des Argonautes, des Héraclides et de la guerre de\nTroie; bien grecque enfin, depuis Lycurgue, avec Miltiade,\nThémistocle, Aristide, Léonidas, Eschyle, Sophocle, Aristophane,\nHérodote, Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote,\nHippocrate, Phidias, Périclès, Alcibiade, Pélopidas, Épaminondas,\nDémosthène; puis, macédonienne avec Philippe et Alexandre, la\nGrèce finit par devenir province romaine sous le nom d'Achaïe,\ncent quarante-six ans avant J.-C. et pour une période de quatre\nsiècles.\n\nDepuis cette époque, successivement envahi par les Visigoths, les\nVandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes,\nles Normands, les Siciliens, conquis par les Croisés au\ncommencement du treizième siècle, partagé en un grand nombre de\nfiefs au quinzième, ce pays, si éprouvé dans l'ancienne et la\nnouvelle ère, retomba au dernier rang entre les mains des Turcs et\nsous la domination musulmane.\n\nPendant près de deux cents ans, on peut dire que la vie politique\nde la Grèce fut absolument éteinte. Le despotisme des\nfonctionnaires ottomans, qui y représentaient l'autorité, passait\ntoutes limites. Les Grecs n'étaient ni des annexés, ni des\nconquis, pas même des vaincus: c'étaient des esclaves, tenus sous\nle bâton du pacha, avec l'iman ou prêtre à sa droite, le djellah\nou bourreau à sa gauche.\n\nMais toute existence n'avait pas encore abandonné ce pays qui se\nmourait. Aussi, allait-il de nouveau palpiter sous l'excès de la\ndouleur. Les Monténégrins de l'Épire, en 1766, les Maniotes, en\n1769, les Souliotes d'Albanie, se soulevèrent enfin, et\nproclamèrent leur indépendance; mais, en 1804, toute cette\ntentative de rébellion fut définitivement comprimée par Ali de\nTébelen, pacha de Janina.\n\nIl n'était que temps d'intervenir, alors, si les puissances\neuropéennes ne voulaient pas assister au total anéantissement de\nla Grèce. En effet, réduite à ses seules forces, elle ne pouvait\nque mourir en essayant de recouvrer son indépendance.\n\nEn 1821, Ali de Tébelen, révolté à son tour contre le sultan\nMahmoud, venait d'appeler les Grecs à son aide, en leur promettant\nla liberté. Ils se soulevèrent en masse. Les Philhellènes\naccoururent à leur secours de tous les points de l'Europe. Ce\nfurent des Italiens, des Polonais, des Allemands, mais surtout des\nFrançais, qui se rangèrent contre les oppresseurs. Les noms de\nGuys de Sainte-Hélène, de Gaillard, de Chauvassaigne, des\ncapitaines Baleste et Jourdain, du colonel Fabvier, du chef\nd'escadron Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, du général Maison,\nauxquels il convient d'ajouter ceux de trois Anglais, lord\nCochrane, lord Byron, le colonel Hastings, ont laissé un souvenir\nimpérissable dans ce pays pour lequel ils venaient se battre et\nmourir.\n\nÀ ces noms, illustrés par tout ce que le dévouement à la cause des\nopprimés peut engendrer de plus héroïque, la Grèce allait répondre\npar des noms pris dans ses plus hautes familles, trois Hydriotes,\nTombasis, Tsamados, Miaoulis, puis Colocotroni, Marco Botsaris,\nMaurocordato, Mauromichalis, Constantin Canaris, Negris,\nConstantin et Démétrius Hypsilantis, Ulysse et tant d'autres. Dès\nle début, le soulèvement se changea en une guerre à mort, dent\npour dent, oeil pour oeil, qui provoqua les plus horribles\nreprésailles de part et d'autre.\n\nEn 1821, les Souliotes et le Magne se soulevèrent. À Patras,\nl'évêque Germanos, la croix en main, pousse le premier cri. La\nMorée, la Moldavie, l'Archipel, se rangent sous l'étendard de\nl'indépendance. Les Hellènes, victorieux sur mer, parviennent à\ns'emparer de Tripolitza. À ces premiers succès des Grecs, les\nTurcs répondent par le massacre de leurs compatriotes qui se\ntrouvaient à Constantinople.\n\nEn 1822, Ali de Tébelen, assiégé dans sa forteresse de Janina, est\nlâchement assassiné au milieu d'une conférence que lui avait\nproposée le général turc Kourschid. Peu de temps après,\nMaurocordato et les Philhellènes sont écrasés à la bataille\nd'Arta; mais ils reprennent l'avantage au premier siège de\nMissolonghi, que l'armée d'Omer-Vrione est obligée de lever, non\nsans des pertes considérables.\n\nEn 1823, les puissances étrangères commencent à intervenir plus\nefficacement. Elles proposent au sultan une médiation. Le sultan\nrefuse, et, pour appuyer son refus, débarque dix mille soldats\nasiatiques dans l'Eubée. Puis, il donne le commandement en chef de\nl'armée turque à son vassal Méhémet-Ali, pacha d'Égypte. Ce fut\ndans les luttes de cette année-là que succomba Marco Botsaris, ce\npatriote dont on a pu dire: Il vécut comme Aristide et mourut\ncomme Léonidas.\n\nEn 1824, époque de grands revers pour la cause de l'Indépendance,\nlord Byron avait débarqué, le 24 janvier, à Missolonghi, et, le\njour de Pâques, il mourait devant Lépante, sans avoir rien vu\ns'accomplir de son rêve. Les Ipsariotes étaient massacrés par les\nTurcs, et la ville de Candie, en Crète, se rendait aux soldats de\nMéhémet-Ali. Seuls, les succès maritimes purent consoler les Grecs\nde tant de désastres.\n\nEn 1825, c'est Ibrahim-Pacha, fils de Méhémet-Ali, qui débarque à\nModon, en Morée, avec onze mille hommes. Il s'empare de Navarin et\nbat Colocotroni à Tripolitza. Ce fut alors que le gouvernement\nhellénique confia un corps de troupes régulières à deux Français,\nFabvier et Regnaud de Saint-Jean-d'Angély; mais, avant que ces\ntroupes eussent été mises en état de lui résister, Ibrahim\ndévastait la Messénie et le Magne. Et s'il abandonna ses\nopérations, c'est qu'il voulut aller prendre part au second siège\nde Missolonghi, dont le général Kioutagi ne parvenait pas à\ns'emparer, bien que le sultan lui eût dit: Ou Missolonghi ou ta\ntête!\n\nEn 1826, le 5 janvier, après avoir brûlé Pyrgos, Ibrahim arrivait\ndevant Missolonghi. Pendant trois jours, du 25 au 28, il jeta sur\nla ville huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y entrer, même\naprès un triple assaut, et bien qu'il n'eût affaire qu'à deux\nmille cinq cents combattants, déjà affaiblis par la famine.\nCependant il devait réussir, surtout lorsque Miaoulis et son\nescadre, qui apportaient des secours aux assiégés, eurent été\nrepoussés. Le 23 avril, après un siège qui avait coûté la vie à\ndix-neuf cents de ses défenseurs, Missolonghi tombait au pouvoir\nd'Ibrahim, et ses soldats massacrèrent hommes, femmes, enfants,\npresque tout ce qui survivait des neuf mille habitants de la\nville. En cette même année, les Turcs, amenés par Kioutagi, après\navoir ravagé la Phocide et la Béotie, arrivaient à Thèbes, le 10\njuillet, entraient en Attique, investissaient Athènes, s'y\nétablissaient et faisaient le siège de l'Acropole, défendue par\nquinze cents Grecs. Au secours de cette citadelle, la clé de la\nGrèce, le nouveau gouvernement envoya Caraïskakis, l'un des\ncombattants de Missolonghi, et le colonel Fabvier avec son corps\nde réguliers. La bataille qu'ils livrèrent à Chaïdari fut perdue,\net Kioutagi put continuer le siège de l'Acropole. Pendant ce\ntemps, Caraïskakis s'engageait à travers les défilés du Parnasse,\nbattait les Turcs à Arachova, le 5 décembre, et, sur le champ de\nbataille, il élevait un trophée de trois cents têtes coupées. La\nGrèce du Nord était redevenue libre presque tout entière.\n\nMalheureusement, à la faveur de ces luttes, l'Archipel était livré\naux incursions des plus redoutables forbans, qui eussent jamais\ndésolé ces mers. Et parmi eux, on citait, comme l'un des plus\nsanguinaires, le plus hardi peut-être, ce pirate Sacratif, dont le\nnom seul était une épouvante dans toutes les Échelles du Levant.\n\nCependant, sept mois avant l'époque à laquelle débute cette\nhistoire, les Turcs avaient été obligés de se réfugier dans\nquelques-unes des places fortes de la Grèce septentrionale. Au\nmois de février 1827, les Grecs avaient reconquis leur\nindépendance depuis le golfe d'Ambracie jusqu'aux confins de\nl'Attique. Le pavillon turc ne flottait plus qu'à Missolonghi, à\nVonitsa, à Naupacte. Le 31 mars, sous l'influence de lord\nCochrane, les Grecs du Nord et les Grecs du Péloponnèse, renonçant\nà leurs luttes intestines, allaient réunir les représentants de la\nnation en une assemblée unique à Trézène, et concentrer les\npouvoirs en une seule main, celle d'un étranger, un diplomate\nrusse, grec de naissance, Capo d'Istria, originaire de Corfou.\n\nMais Athènes était aux mains des Turcs. Sa citadelle avait\ncapitulé, le 5 juin. La Grèce du Nord fut alors contrainte de\nfaire sa complète soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la\nFrance, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche signaient une\nconvention qui, tout en admettant la suzeraineté de la Porte,\nreconnaissait l'existence d'une nation grecque. En outre, par un\narticle secret, les puissances signataires s'engageaient à s'unir\ncontre le sultan, s'il refusait d'accepter un arrangement\npacifique.\n\nTels sont les faits généraux de cette sanglante guerre, que le\nlecteur doit se remettre en mémoire, car ils se rattachent très\ndirectement à ce qui va suivre.\n\nVoici maintenant quels sont les faits particuliers auxquels sont\nplus directement liés les personnages déjà connus et ceux à\nconnaître de cette dramatique histoire.\n\nParmi les premiers, il faut d'abord citer Andronika, la veuve du\npatriote Starkos.\n\nCette lutte, pour conquérir l'indépendance de leur pays, n'avait\npas seulement enfanté des héros, mais aussi d'héroïques femmes,\ndont le nom est glorieusement mêlé aux événements de cette époque.\n\nAinsi voit-on apparaître le nom de Bobolina, née dans une petite\nîle, à l'entrée du golfe de Nauplie. En 1812, son mari est fait\nprisonnier, emmené à Constantinople, empalé par ordre du sultan.\nLe premier cri de la guerre de l'indépendance est jeté. Bobolina,\nen 1821, sur ses propres ressources, arme trois navires, et, ainsi\nque le raconte M. H. Belle, d'après le récit d'un vieux Klephte,\naprès avoir arboré son pavillon, qui porte ces mots des femmes\nspartiates: «Ou dessus ou dessous», elle fait la course jusqu'au\nlittoral de l'Asie Mineure, capturant et brûlant les navires turcs\navec l'intrépidité d'un Tsamados ou d'un Canaris; puis, après\navoir généreusement abandonné la propriété de ses navires au\nnouveau gouvernement, elle assiste au siège de Tripolitza,\norganise autour de Nauplie un blocus qui dure quatorze mois, et\noblige enfin la citadelle à se rendre. Cette femme, dont toute la\nvie est une légende, devait finir par tomber sous le poignard de\nson frère pour une simple affaire de famille.\n\nUne autre grande figure doit être placée au même rang que cette\nvaillante Hydriote. Toujours mêmes faits amenant mêmes\nconséquences. Un ordre du sultan fait étrangler à Constantinople\nle père de Modena Mavroeinis, femme dont la beauté égalait la\nnaissance. Modena se jette aussitôt dans l'insurrection, appelle à\nla révolte les habitants de Mycone, arme des bâtiments qu'elle\nmonte, organise des compagnies de guérillas qu'elle dirige, arrête\nl'armée de Sémil-Pacha au fond des étroites gorges du Pélion, et\nmarque brillamment jusqu'à la fin de la guerre, en harcelant les\nTurcs dans les défilés des montagnes de la Phthiotide.\n\nIl faut encore nommer Kaïdos, détruisant par la mine les murs de\nVilia, et se battant avec un courage indomptable au monastère\nSainte-Vénérande; Moskos, sa mère, luttant aux côtés de son époux,\net écrasant les Turcs sous des quartiers de roche; Despo, qui pour\nne pas tomber aux mains des musulmans, se fit sauter avec ses\nfilles, ses belles-filles et ses petits-fils. Et les femmes\nsouliotes, et celles qui protégèrent le nouveau gouvernement,\ninstallé à Salamine, en lui prenant la flottille qu'elles\ncommandaient, et cette Constance Zacharias, qui, après avoir donné\nle signal du soulèvement dans les plaines de Laconie, se jeta sur\nLéondari à la tête de cinq cents paysans, et tant d'autres, enfin,\ndont le sang généreux ne fut point épargné dans cette guerre,\npendant laquelle on put voir de quoi étaient capables les\ndescendantes des Hellènes!\n\nAinsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi, sous le seul nom\nd'Andronika -- n'ayant plus voulu de celui que déshonorait son\nfils -- se laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un\nirrésistible instinct de représailles autant que par amour de\nl'indépendance. Comme Bobolina, veuve d'un époux supplicié pour\navoir tenté de défendre son pays, comme Modena, comme Zacharias,\nsi elle ne put à ses frais armer des navires ou lever des\ncompagnies de volontaires, du moins paya-t-elle de sa personne au\nmilieu des grands drames de cette insurrection.\n\nDès 1821, Andronika se joignit à ceux des Maniotes que\nColocotroni, condamné à mort et réfugié dans les îles Ioniennes,\nappela à lui, lorsque, le 18 janvier de cette année, il débarqua à\nScardamoula. Elle fut de cette première bataille rangée, livrée en\nThessalie lorsque Colocotroni attaqua les habitants de Phanari, et\nceux de Caritène, réunis aux Turcs sur les bords de la Rhouphia.\nElle fut aussi de cette bataille de Valtetsio, du 17 mai, qui\namena la déroute de l'armée de Moustapha-bey. Plus\nparticulièrement encore, elle se distingua à ce siège de\nTripolitza, où les Spartiates traitaient les Turcs de «lâches\nPersans», où les Turcs traitaient les Grecs de «faibles lièvres de\nLaconie»! Mais, cette fois, les lièvres eurent le dessus. Le 5\noctobre, la capitale du Péloponnèse, n'ayant pu être débloquée par\nla flotte turque, dut capituler, et, malgré la convention, fut\nmise à feu et à sang, pendant trois jours -- ce qui coûta la vie,\nau dedans comme au dehors, à dix mille Ottomans de tout âge et de\ntout sexe.\n\nL'année suivante, le 4 mars, ce fut pendant un combat naval\nqu'Andronika, embarquée sous les ordres de l'amiral Miaoulis, vit\nles vaisseaux turcs s'enfuir, après une lutte de cinq heures, et\nchercher un refuge au port de Zante. Mais, sur un de ces\nvaisseaux, elle avait reconnu son fils, qui pilotait l'escadre\nottomane à travers le golfe de Patras!... Ce jour-là, sous le coup\nde cette honte, elle s'élança au plus fort de la mêlée pour y\nchercher la mort... La mort ne voulut pas d'elle.\n\nEt pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus loin encore dans\ncette voie criminelle! Quelques semaines plus tard, ne se\njoignait-il pas à Kari-Ali qui bombardait la ville de Scio dans\nl'île de ce nom? N'avait-il pas sa part de ces épouvantables\nmassacres, où périrent vingt-trois mille chrétiens, sans compter\nquarante-sept mille qui furent vendus comme esclaves sur les\nmarchés de Smyrne? Et l'un des bâtiments qui transporta une partie\nde ces malheureux aux côtes barbaresques, n'était-il pas commandé\npar le fils même d'Andronika -- un Grec qui vendait ses frères!\n\nPendant la période suivante, dans laquelle les Hellènes allaient\navoir à résister aux armées combinées des Turcs et des Égyptiens,\nAndronika ne cessa pas un instant d'imiter ces héroïques femmes,\ndont les noms ont été cités plus haut.\n\nLamentable époque, surtout pour la Morée. Ibrahim venait d'y\nlancer ses farouches Arabes, plus féroces que les Ottomans.\nAndronika était de ces quatre mille combattants que Colocotroni,\nnommé commandant en chef des troupes du Péloponnèse, avait\nseulement pu réunir autour de lui. Mais Ibrahim, après avoir\ndébarqué onze mille hommes sur la côte messénienne, s'était\nd'abord occupé de débloquer Coron et Patras; puis, il s'était\nemparé de Navarin, dont la citadelle devait lui assurer une base\nd'opérations, et le port lui donner un abri sûr pour sa flotte.\nEnsuite ce fut Argos qu'il incendia, Tripolitza dont il prit\npossession -- ce qui lui permit, jusqu'à l'hiver, d'exercer ses\nravages à travers les provinces avoisinantes. Plus\nparticulièrement, la Messénie subit ces horribles dévastations.\nAussi Andronika dut-elle souvent fuir jusqu'au fond du Magne pour\nne pas tomber entre les mains des Arabes. Cependant, elle ne\nsongeait pas à prendre du repos. Peut-on reposer sur une terre\nopprimée? On la retrouve dans les campagnes de 1825 et de 1826, au\ncombat des défilés de Verga, après lequel Ibrahim recula sur\nPolyaravos, où les Maniotes du Nord parvinrent à le repousser\nencore. Puis, elle se joignit aux réguliers du colonel Fabvier,\npendant la bataille de Chaidari, au mois de juillet 1826. Là,\ngrièvement blessée, elle ne dut qu'au courage d'un jeune Français,\nengagé sous le drapeau des Philhellènes, d'échapper aux\nimpitoyables soldats de Kioutagi.\n\nPendant plusieurs mois, la vie d'Andronika fut en péril. Sa\nconstitution robuste la sauva; mais l'année 1826 se termina, sans\nqu'elle eût retrouvé assez de force pour reprendre part à la\nlutte.\n\nCe fut dans ces circonstances qu'au mois d'août 1827, elle revint\ndans les provinces du Magne. Elle voulait revoir sa maison de\nVitylo. Un singulier hasard y ramenait son fils le même jour... On\nsait le résultat de la rencontre d'Andronika avec Nicolas Starkos,\net comment ce fut une suprême malédiction qu'elle lui jeta du\nseuil de la maison paternelle.\n\nEt maintenant, n'ayant plus rien qui la retînt au sol natal,\nAndronika allait continuer à combattre tant que la Grèce n'aurait\npas recouvré son indépendance.\n\nLes choses en étaient donc à ce point, le 10 mars 1827, au moment\noù la veuve de Starkos reprenait les routes du Magne pour\nrejoindre les Grecs du Péloponnèse, qui, pied à pied, disputaient\nleur territoire aux soldats d'Ibrahim.\n\n\n\n\nIV\n\nTriste maison d'un riche\n\n\nPendant que la _Karysta_ se dirigeait vers le nord pour une\ndestination connue seulement de son capitaine, il se passait à\nCorfou un fait qui, pour être d'ordre privé, n'en devait pas moins\nattirer l'attention publique sur les principaux personnages de\ncette histoire.\n\nOn sait que, depuis 1815, par suite des traités qui portent cette\ndate, le groupe des îles Ioniennes avait été placé sous le\nprotectorat de l'Angleterre, après avoir accepté celui de la\nFrance jusqu'en 1814.\n\nDe tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante, Ithaque, Céphalonie,\nLeucade, Paxos et Corfou, cette dernière île, la plus\nseptentrionale, est aussi la plus importante. C'est l'ancienne\nCorcyre. Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs, l'hôte généreux de\nJason et de Médée, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse,\naprès la guerre de Troie, a bien droit à tenir une place\nconsidérable dans l'histoire ancienne. Après avoir été en lutte\navec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains,\nravagée au seizième siècle par Barberousse, protégée au dix-\nhuitième par le comte de Schulembourg, et, à la fin du premier\nempire, défendue par le général Donzelot, elle était alors la\nrésidence d'un Haut Commissaire anglais.\n\nÀ cette époque, ce Haut Commissaire était sir Frederik Adam,\ngouverneur des îles Ioniennes. En vue des éventualités que pouvait\nprovoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours\nsous la main quelques frégates destinées à faire la police de ces\nmers. Et il ne fallait pas moins que des bâtiments de haut bord\npour maintenir l'ordre dans cet archipel, livré aux Grecs, aux\nTurcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parler des pirates,\nn'ayant d'autre commission que celle qu'ils s'arrogeaient de\npiller à leur convenance les navires de toute nationalité.\n\nOn rencontrait alors à Corfou un certain nombre d'étrangers, et,\nplus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés, depuis\ntrois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de\nl'Indépendance. C'était de Corfou que les uns s'embarquaient pour\naller rejoindre. C'était à Corfou que venaient s'installer les\nautres, auxquels d'excessives fatigues imposaient un repos de\nquelque temps.\n\nParmi ces derniers, il convient de citer un jeune Français.\nPassionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris\nune part active et glorieuse aux principaux événements dont la\npéninsule hellénique était le théâtre.\n\nHenry d'Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale, un\ndes plus jeunes officiers de son grade, maintenant en congé\nillimité, était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le\ndrapeau des Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf ans, de\ntaille moyenne, d'une constitution robuste, qui le rendait propre\nà supporter toutes les fatigues du métier de marin, ce jeune\nofficier, par la grâce de ses manières, la distinction de sa\npersonne, la franchise de son regard, le charme de sa physionomie,\nla sûreté de ses relations, inspirait dès l'abord une sympathie\nqu'une plus longue intimité ne pouvait qu'accroître.\n\nHenry d'Albaret appartenait à une riche famille, parisienne\nd'origine. Il avait à peine connu sa mère. Son père était mort à\npeu près à l'époque de sa majorité, c'est-à-dire deux ou trois ans\naprès sa sortie de l'école navale. Maître d'une assez belle\nfortune, il n'avait point pensé que ce fût une raison d'abandonner\nson métier de marin. Au contraire. Il continua donc à suivre cette\ncarrière -- l'une des plus belles qui soient au monde -- et il\nétait lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arboré en\nface du croissant turc dans la Grèce du Nord et le Péloponnèse.\n\nHenry d'Albaret n'hésita pas. Comme tant d'autres braves jeunes\ngens irrésistiblement entraînés par ce mouvement, il accompagna\nles volontaires que des officiers français allaient guider\njusqu'aux confins de l'Europe orientale. Il fut de ces premiers\nPhilhellènes qui versèrent leur sang pour la cause de\nl'indépendance. Dès l'année 1822, il se trouvait parmi ces\nglorieux vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille d'Arta,\net, parmi les vainqueurs, au premier siège de Missolonghi. Il\nétait là, l'année suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant\nl'année 1824, il prit part, non sans éclat, à ces combats\nmaritimes qui vengèrent les Grecs des victoires de Méhémet-Ali.\nAprès la défaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un parti de\nréguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il\nse battait à Chaidari, où il sauvait la vie d'Andronika Starkos,\nque foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi -- bataille\nterrible dans laquelle les Philhellènes firent d'irréparables\npertes.\n\nCependant, Henry d'Albaret ne voulut point abandonner son chef,\net, peu de temps après, il le rejoignit à Méthènes.\n\nÀ ce moment, l'Acropole d'Athènes était défendue par le commandant\nGouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans cette\ncitadelle, s'étaient réfugiés cinq cents femmes et enfants, qui\nn'avaient pu fuir au moment où les Turcs s'emparaient de la ville.\nGouras avait des vivres pour un an, un matériel de quatorze canons\net de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.\n\nFabvier résolut alors de ravitailler l'Acropole. Il demanda des\nhommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux\nprojet. Cinq cent trente répondirent à son appel; parmi eux,\nquarante Philhellènes; parmi ces quarante et à leur tête, Henry\nd'Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d'un sac de\npoudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils s'embarquèrent à\nMéthènes.\n\nLe 13 décembre, ce petit corps débarque presque au pied de\nl'Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs\nl'accueille. Fabvier crie: «En avant!» Chaque homme, sans\nabandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter d'un\ninstant à l'autre, franchit le fossé et pénètre dans la citadelle,\ndont les portes sont ouvertes. Les assiégés repoussent\nvictorieusement les Turcs. Mais Fabvier est blessé, son second est\ntué, Henry d'Albaret tombe, frappé d'une balle. Les réguliers et\nleurs chefs étaient maintenant enfermés dans la citadelle avec\nceux qu'ils étaient venus secourir si hardiment et qui ne\nvoulaient plus les en laisser sortir.\n\nLà, le jeune officier, souffrant d'une blessure qui fort\nheureusement n'était pas grave, dut partager les misères des\nassiégés, réduits à quelques rations d'orge pour toute nourriture.\nSix mois se passèrent, avant que la capitulation de l'Acropole,\nconsentie par Kioutagi, lui rendît la liberté. Ce fut seulement le\n5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assiégés purent\nquitter la citadelle d'Athènes et s'embarquer sur des navires qui\nles transportèrent à Salamine.\n\nHenry d'Albaret, très faible encore, ne voulut point s'arrêter\ndans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis deux\nmois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l'heure\nd'aller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard\nvint donner un nouveau mobile à sa vie, qui n'avait été\njusqu'alors que la vie d'un soldat.\n\nIl y avait à Corfou, à l'extrémité de la Strada Reale, une vieille\nmaison de peu d'apparence, moitié grecque, moitié italienne\nd'aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se\nmontrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C'était le banquier\nElizundo. Était-ce un sexagénaire ou un septuagénaire, on n'aurait\npu le dire. Depuis une vingtaine d'années, il habitait cette\nsombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s'il n'en sortait\npas, bien des gens de tous pays et de toute condition -- clients\nassidus de son comptoir -- l'y venaient visiter. Très\ncertainement, il se faisait des affaires considérables dans cette\nmaison de banque, dont l'honorabilité était parfaite. Elizundo\npassait, d'ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit, dans\nles îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Zara\nou de Raguse, n'aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite,\nacceptée par lui, valait de l'or. Sans doute, il ne se livrait pas\nimprudemment. Il paraissait même très serré en affaires. Les\nréférences, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les\nvoulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisable.\nCirconstance à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même,\nn'employant qu'un homme de sa maison, dont il sera parlé plus\ntard, pour tenir les écritures sans importance. Il était à la fois\nson propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite\nqui ne fût libellée, pas une lettre qui n'eût été écrite de sa\nmain. Aussi, jamais un commis du dehors ne s'était-il assis au\nbureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le\nsecret de ses affaires.\n\nQuelle était l'origine de ce banquier? On le disait Illyrien ou\nDalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis. Muet sur\nson passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la\nsociété corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le\nprotectorat de la France, son existence était déjà ce qu'elle\nétait restée depuis qu'un gouverneur anglais exerçait son autorité\nsur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la\nlettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public\nchiffrait par centaines de millions; mais il devait être, il était\ntrès riche, bien que son train fût celui d'un homme modeste dans\nses besoins et ses goûts.\n\nElizundo était veuf, il l'était même lorsqu'il vint s'établir à\nCorfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans. Maintenant,\ncette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux,\net vivait dans cette demeure, toute aux soins du ménage.\n\nPartout, même en ces pays de l'Orient, où la beauté des femmes est\nincontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour remarquablement\nbelle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu triste.\nComment en eût-il été autrement dans ce milieu où s'était écoulé\nson jeune âge, sans une mère pour la guider, sans une compagne\navec laquelle elle pût échanger ses premières pensées de jeune\nfille? Hadjine Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par\nson origine grecque, qu'elle tenait de sa mère, elle rappelait le\ntype de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l'emportent sur\ntoutes celles du Péloponnèse.\n\nEntre la fille et le père, l'intimité n'était pas et ne pouvait\nêtre profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé -- un\nde ces hommes qui détournent le plus souvent la tête et voilent\nleurs yeux comme si la lumière les blessait. Peu communicatif,\naussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique, il ne se\nlivrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa\nmaison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque charme à\ncette existence murée, puisque, entre ces murs, c'est à peine si\nelle trouvait le coeur d'un père!\n\nHeureusement, près d'elle, il y avait un être bon, dévoué, aimant,\nqui ne vivait que pour sa jeune maîtresse, qui s'attristait de ses\ntristesses, dont la physionomie s'éclairait s'il la voyait\nsourire. Toute sa vie tenait dans celle d'Hadjine. À ce portrait,\non pourrait croire qu'il s'agit d'un brave et fidèle chien, un de\nces «aspirants à l'humanité», a dit Michelet, «un humble ami», a\ndit Lamartine. Non! ce n'était qu'un homme, mais il eût mérité\nd'être chien. Il avait vu naître Hadjine, il ne l'avait jamais\nquittée, il l'avait bercée enfant, il la servait jeune fille.\n\nC'était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait de la mère\nd'Hadjine, qui l'avait suivie après son mariage avec le banquier\nde Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans la maison,\noccupant une situation au-dessus de celle d'un simple serviteur,\naidant même Elizundo, lorsqu'il ne s'agissait que de quelques\nécritures à passer.\n\nXaris, comme certains types de la Laconie, était de haute taille,\nlarge d'épaules, d'une force musculaire exceptionnelle. Belle\nfigure, beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de\nsuperbes moustaches noires. Sur sa tête, la calotte de laine\nsombre; à sa ceinture, l'élégante fustanelle de son pays.\n\nLorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins du ménage,\nsoit pour se rendre à l'église catholique de Saint-Spiridion, soit\npour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n'arrivait\nguère jusqu'à la maison de la Strada Reale, Xaris l'accompagnait.\nBien des jeunes Corfiotes l'avaient ainsi pu voir sur l'Esplanade\net même dans les rues du faubourg de Kastradès qui s'étend le long\nde la baie de ce nom. Plus d'un avait tenté d'arriver jusqu'à son\npère. Qui n'eût été entraîné par la beauté de la jeune fille, et\npeut-être aussi par les millions de la maison Elizundo? Mais, à\ntoutes les propositions de ce genre, Hadjine avait répondu\nnégativement. De son côté, le banquier ne s'était jamais entremis\npour modifier sa résolution. Et pourtant, l'honnête Xaris eût\ndonné, pour que sa jeune maîtresse fût heureuse en ce monde, toute\nla part de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui donnait\ndroit dans l'autre!\n\nTelle était donc cette maison sévère, triste, comme isolée dans un\ncoin de la capitale de l'ancienne Corcyre; tel, cet intérieur au\nmilieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry\nd'Albaret.\n\nCe furent des rapports d'affaires qui s'établirent, tout d'abord,\nentre le banquier et l'officier français. En quittant Paris,\ncelui-ci avait pris des traites importantes sur la maison\nElizundo. Ce fut à Corfou qu'il vint les toucher. Ce fut de Corfou\nqu'il tira ensuite tout l'argent dont il eut besoin pendant ses\ncampagnes de Philhellène. À plusieurs reprises, il revint dans\nl'île, et c'est ainsi qu'il fit la connaissance d'Hadjine\nElizundo. La beauté de la jeune fille l'avait frappé. Son souvenir\nle suivit sur les champs de bataille de la Morée et de l'Attique.\n\nAprès la reddition de l'Acropole, Henry d'Albaret n'eut rien de\nmieux à faire que de revenir à Corfou. Il était mal remis de sa\nblessure. Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa\nsanté. Là, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y\ntrouva chaque jour une hospitalité de quelques heures, qu'aucun\nétranger n'avait pu jusqu'alors obtenir.\n\nIl y avait trois mois environ que Henry d'Albaret vivait ainsi.\nPeu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d'abord que des\nvisites d'affaires, devinrent plus intéressées en devenant\nquotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment\nne s'en serait-elle pas aperçue, en le trouvant si assidu près\nd'elle, tout entier au charme de l'entendre et de la voir! De son\ncôté, ces soins que nécessitait l'état de sa santé fort\ncompromise, elle n'avait point hésité à les lui rendre. Henry\nd'Albaret ne put se trouver que très bien d'un pareil régime.\n\nD'ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui inspirait\nle caractère si franc, si aimable, d'Henry d'Albaret, auquel il\ns'attachait, lui, de plus en plus.\n\n«Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à la jeune fille. La\nGrèce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pas\noublier que, si ce jeune officier a souffert, c'est en combattant\npour elle!\n\n-- Il m'aime!» dit-elle un jour à Xaris.\n\nEt cela, la jeune fille le dit avec la simplicité qu'elle mettait\nen toutes choses.\n\n«Eh bien, il faut te laisser aimer! répondit Xaris. Ton père\nvieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours là!... Où\ntrouverais-tu, dans la vie, un plus sûr protecteur qu'Henry\nd'Albaret?»\n\nHadjine n'avait rien répondu. Il aurait fallu dire que, si elle se\nsavait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute naturelle lui\ndéfendait d'avouer ce sentiment, même à Xaris.\n\nCependant, les choses en étaient là. Ce n'était plus un secret\npour personne dans la société corfiote. Avant même qu'il en eût\nété officiellement question, on parlait du mariage d'Henry\nd'Albaret et d'Hadfjine Elizundo, comme s'il eût été décidé.\n\nIl convient de faire observer que le banquier n'avait point paru\nregretter les assiduités du jeune officier auprès de sa fille.\nAinsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement.\nQuelle que fût la sécheresse de son coeur, il devait craindre\nqu'Hadjine ne restât seule dans la vie, bien qu'il sût à quoi s'en\ntenir sur la fortune dont elle hériterait. Cette question\nd'argent, d'ailleurs, n'avait jamais été pour intéresser Henry\nd'Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou non, cela n'était\npas de nature à le préoccuper, même un instant. L'amour qu'il\néprouvait pour cette jeune fille prenait naissance dans des\nsentiments bien autrement élevés, non dans des intérêts vulgaires.\nC'était pour sa bonté autant que pour sa beauté qu'il l'aimait.\nC'était pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation\nd'Hadjine dans ce triste milieu. C'était pour la noblesse de ses\nidées, la grandeur de ses vues, pour l'énergie de coeur dont il la\nsentait capable, si jamais elle était mise à même de la montrer.\n\nEt cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la Grèce\nopprimée et des efforts surhumains que ses enfants faisaient pour\nla rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient\nse rencontrer que dans le plus complet accord.\n\nAussi, que d'heures émues ils passèrent en causant de toutes ces\nchoses dans cette langue grecque qu'Henry d'Albaret parlait\nmaintenant comme la sienne! Quelle joie intimement partagée,\nlorsque un succès maritime venait compenser les revers dont la\nMorée ou l'Attique étaient le théâtre! Il fallut qu'Henry\nd'Albaret racontât en détail toutes les affaires auxquelles il\navait pris part, qu'il redît les noms des nationaux et des\nétrangers qui s'illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux\nde ces femmes que, libre d'elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu\nimiter -- Bobolina, Modena, Zacharias, Kaïdos, sans oublier cette\ncourageuse Andronika que le jeune officier avait arrachée au\nmassacre de Chaidari.\n\nEt même, un jour, Henry d'Albaret, ayant prononcé le nom de cette\nfemme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit un mouvement\nde nature à attirer l'attention de sa fille.\n\n«Qu'avez-vous, mon père? demanda-t-elle.\n\n-- Rien», répondit le banquier.\n\nPuis, s'adressant au jeune officier du ton d'un homme qui veut\nparaître indifférent à ce qu'il dit:\n\n«Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il.\n\n-- Oui, monsieur Elizundo.\n\n-- Et savez-vous ce qu'elle est devenue?\n\n-- Je l'ignore, répondit Henry d'Albaret. Après le combat de\nChaidari, je pense qu'elle a dû regagner les provinces du Magne\nqui est son pays natal. Mais, un jour ou l'autre, je m'attends à\nla voir reparaître sur les champs de bataille de la Grèce...\n\n-- Oui! ajouta Hadjine, là où il faut être!»\n\nPourquoi Elizundo avait-il fait cette question à propos\nd'Andronika? Personne ne le lui demanda. Il n'eût certainement\nrépondu que d'une façon évasive. Mais cela ne laissa pas de\npréoccuper sa fille, peu au courant des relations du banquier.\nPouvait-il donc y avoir un lien quelconque entre son père et cette\nAndronika qu'elle admirait? D'ailleurs, en ce qui concernait la\nguerre de l'Indépendance, Elizundo était d'une absolue réserve. À\nquel parti allaient ses voeux, aux oppresseurs ou aux opprimés? Il\neût été difficile de le dire -- si tant est qu'il fût homme à\nfaire des voeux pour quelqu'un ou pour quelque chose. Ce qui était\ncertain, c'est que son courrier lui apportait au moins autant de\nlettres expédiées de la Turquie que de la Grèce.\n\nMais, il importe de le répéter, bien que le jeune officier se fût\ndévoué à la cause des Hellènes, Elizundo ne lui en avait pas moins\nfait bon accueil dans sa maison.\n\nCependant, Henry d'Albaret ne pouvait y prolonger son séjour.\nRemis maintenant de ses fatigues, il était décidé à faire jusqu'au\nbout ce qu'il considérait comme un devoir. Il en parlait souvent à\nla jeune fille.\n\n«C'est votre devoir, en effet! lui répondait Hadjine. Quelque\ndouleur que puisse me causer votre départ, Henry, je comprends que\nvous devez rejoindre vos compagnons d'armes! Oui! tant que la\nGrèce n'aura pas retrouvé son indépendance, il faut lutter pour\nelle!\n\n-- Je partirai, Hadjine, je vais partir! dit un jour Henry\nd'Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude que\nvous m'aimez comme je vous aime...\n\n-- Henry, je n'ai aucun motif de cacher les sentiments que vous\nm'inspirez, répondit Hadjine. Je ne suis plus une enfant, et c'est\navec le sérieux qui convient que j'envisage l'avenir. J'ai foi en\nvous, ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi!\nTelle vous me laisserez en partant, telle vous me retrouverez au\nretour!»\n\nHenry d'Albaret avait pressé la main que lui donnait Hadjine comme\ngage de ses sentiments.\n\n«Je vous remercie de toute mon âme! répondit-il. Oui! nous sommes\nbien l'un à l'autre... déjà! Et si notre séparation n'en est que\nplus pénible, du moins emporterai-je cette assurance avec moi que\nje suis aimé de vous!... Mais, avant mon départ, Hadjine, je veux\navoir parlé à votre père!... Je veux être certain qu'il approuve\nnotre amour, et qu'aucun obstacle ne viendra de lui...\n\n-- Vous agirez sagement, Henry, répondit la jeune fille. Ayez sa\npromesse comme vous avez la mienne!»\n\nEt Henry d'Albaret ne dut pas tarder à le faire, car il s'était\ndécidé à reprendre du service sous le colonel Fabvier.\n\nEn effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause de\nl'indépendance. La convention de Londres n'avait encore produit\naucun effet utile, et l'on pouvait se demander si les puissances\nne s'en tiendraient pas, vis-à-vis du sultan, à des observations\npurement officieuses, et par conséquent toutes platoniques.\n\nD'ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succès, paraissaient\nassez peu disposés à rien céder de leurs prétentions. Bien que\ndeux escadres, l'une anglaise, commandée par l'amiral Codrington,\nl'autre française, sous les ordres de l'amiral de Rigny,\nparcourussent alors la mer Égée, et, bien que le gouvernement grec\nfût venu s'installer à Égine pour y délibérer dans de meilleures\nconditions de sécurité, les Turcs faisaient preuve d'une\nopiniâtreté qui les rendait redoutables.\n\nOn le comprenait, du reste, en voyant toute une flotte de quatre-\nvingt-douze navires ottomans, égyptiens et tunisiens, que la vaste\nrade de Navarin venait de recevoir à la date du 7 septembre. Cette\nflotte portait un immense approvisionnement qu'Ibrahim allait\nprendre pour subvenir aux besoins d'une expédition qu'il préparait\ncontre les Hydriotes.\n\nOr, c'était à Hydra qu'Henry d'Albaret avait résolu de rejoindre\nle corps des volontaires. Cette île, située à l'extrémité de\nl'Argolide, est l'une des plus riches de l'Archipel. De son sang,\nde son argent, après avoir tant fait pour la cause des Hellènes\nque défendaient ses intrépides marins, Tombasis, Miaoulis,\nTsamados, si redoutés des capitans turcs, elle se voyait alors\nmenacée des plus terribles représailles.\n\nHenry d'Albaret ne pouvait donc tarder à quitter Corfou, s'il\nvoulait devancer à Hydra les soldats d'Ibrahim. Aussi, son départ\nfut-il définitivement fixé au 21 octobre.\n\nQuelques jours avant, ainsi que cela avait été convenu, le jeune\nofficier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de sa fille.\nIl ne lui cacha pas qu'Hadjine serait heureuse qu'il voulût bien\napprouver sa démarche. D'ailleurs, il ne s'agissait que d'obtenir\nson assentiment. Le mariage ne serait célébré qu'au retour d'Henry\nd'Albaret. Son absence, il l'espérait du moins, ne pouvait plus\nêtre de longue durée.\n\nLe banquier connaissait la situation du jeune officier, l'état de\nsa fortune, la considération dont jouissait sa famille en France.\nIl n'avait donc point à provoquer d'explication à cet égard. De\nson côté, son honorabilité était parfaite, et jamais le moindre\nbruit défavorable n'avait couru sur sa maison. Au sujet de sa\npropre fortune, comme Henry d'Albaret ne lui en parla même pas, il\ngarda le silence. Quant à la proposition elle-même, Elizundo\nrépondit qu'elle lui agréait. Ce mariage ne pouvait que le rendre\nheureux, puisqu'il devait faire le bonheur de sa fille.\n\nTout cela fut dit assez froidement, mais l'important était que\ncela eût été dit. Henry d'Albaret avait maintenant la parole\nd'Elizundo, et, en échange, le banquier reçut de sa fille un\nremerciement qu'il prit avec sa réserve accoutumée.\n\nTout semblait donc aller pour la plus grande satisfaction des deux\njeunes gens, et, il faut ajouter, pour le plus parfait\ncontentement de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un enfant,\net il eût volontiers pressé le jeune officier sur sa poitrine!\n\nCependant, Henry d'Albaret n'avait plus que peu de temps à rester\nprès d'Hadjine Elizundo. C'était sur un brick levantin qu'il avait\npris la résolution de s'embarquer, et ce brick devait quitter\nCorfou, le 21 du mois, à destination d'Hydra.\n\nCe que furent ces derniers jours qui se passèrent dans la maison\nde la Strada Reale, on le devine sans qu'il soit nécessaire d'y\ninsister. Henry d'Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas d'une\nheure. Ils causaient longuement dans la salle basse, au rez-de-\nchaussée de la triste habitation. La noblesse de leurs sentiments\ndonnait à ces entretiens un charme pénétrant qui en adoucissait la\nnote un peu sérieuse. L'avenir, ils se disaient qu'il était à eux,\nsi le présent, pour ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc\nce présent qu'ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux\nen calculèrent les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans\ndécouragement, sans faiblesse. Et, en parlant ainsi, ils ne\ncessaient de s'exalter pour cette cause, à laquelle Henry\nd'Albaret allait encore se dévouer.\n\nUn soir, le 20 octobre, pour la dernière fois, ils se redisaient\nces choses, mais avec plus d'émotion peut-être. C'était le\nlendemain que le jeune officier devait partir.\n\nSoudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouvait parler. Il était\nhaletant. Il avait couru, et quelle course! En quelques minutes,\nses robustes jambes l'avaient ramené, à travers toute la ville,\ndepuis la citadelle jusqu'à l'extrémité de la Strada Reale.\n\n«Eh bien, que veux-tu?... Qu'as-tu, Xaris?... Pourquoi cette\némotion?... demanda Hadjine.\n\n-- Ce que j'ai... ce que j'ai!... Une nouvelle!... Une\nimportante... une grave nouvelle!\n\n-- Parlez!... parlez!... Xaris! dit à son tour Henry d'Albaret, ne\nsachant s'il devait se réjouir ou s'inquiéter.\n\n-- Je ne peux pas!... Je ne peux pas! répondait Xaris, que son\némotion étranglait positivement.\n\n-- S'agit-il donc d'une nouvelle de la guerre? demanda la jeune\nfille, en lui prenant la main.\n\n-- Oui!... Oui!\n\n-- Mais parle donc!... répétait-elle. Parle donc, mon bon\nXaris!... Qu'y a-t-il? C'est ainsi qu'Henry d'Albaret et Hadjine\napprirent la nouvelle de la bataille navale du 20 octobre.\n\nLe banquier Elizundo venait d'entrer dans la salle, au bruit de\ncet envahissement de Xaris. Lorsqu'il sut ce dont il s'agissait,\nses lèvres se serrèrent involontairement, son front se contracta,\nmais il ne témoigna ni satisfaction ni déplaisir, tandis que les\ndeux jeunes gens laissaient franchement déborder leur coeur.\n\nLa nouvelle de la bataille de Navarin venait, en effet, d'arriver\nà Corfou. À peine se fut-elle répandue dans toute la ville qu'on\nen connut presque aussitôt les détails, apportés télégraphiquement\npar les appareils aériens de la côte albanaise.\n\nLes escadres anglaise et française, auxquelles s'était réunie\nl'escadre russe, comprenant vingt-sept vaisseaux et douze cent\nsoixante-seize canons, avaient attaqué la flotte ottomane en\nforçant les passes de la rade de Navarin. Bien que les Turcs\nfussent supérieurs en nombre, puisqu'ils comptaient soixante\nvaisseaux de toute grandeur, armés de dix-neuf cent quatre-vingt-\nquatorze canons, ils venaient d'être vaincus. Plusieurs de leurs\nnavires avaient coulé ou sauté avec un grand nombre d'officiers et\nde matelots. Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre de la\nmarine du sultan pour l'aider dans son expédition contre Hydra.\n\nC'était là un fait d'une importance considérable. En effet, il\ndevait être le point de départ d'une nouvelle période pour les\naffaires de Grèce. Bien que les trois puissances fussent décidées\nd'avance à ne point tirer parti de cette victoire en écrasant la\nPorte, il paraissait certain que leur accord finirait par arracher\nle pays des Hellènes à la domination ottomane, certain aussi que,\ndans un temps plus ou moins court, l'autonomie du nouveau royaume\nserait faite.\n\nAinsi en jugea-t-on dans la maison du banquier Elizundo. Hadjine,\nHenry d'Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva\nun écho dans toute la ville. C'était l'indépendance que les canons\nde Navarin venaient d'assurer aux enfants de la Grèce.\n\nEt tout d'abord, les desseins du jeune officier furent absolument\nmodifiés par cette victoire des puissances alliées, ou plutôt --\ncar l'expression est meilleure -- par cette défaite de la marine\nturque. Par suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre la\ncampagne qu'il méditait contre Hydra. Aussi n'en fut-il plus\nquestion.\n\nDe là, un changement dans les projets formés par Henry d'Albaret\navant cette date du 20 octobre. Il n'était plus nécessaire qu'il\nallât rejoindre les volontaires accourus à l'aide des Hydriotes.\nIl résolut donc d'attendre à Corfou les événements qui allaient\nêtre la conséquence naturelle de cette bataille de Navarin.\n\nQuoi qu'il en fût, le sort de la Grèce ne pouvait plus être\ndouteux. L'Europe ne la laisserait pas écraser. Avant peu, dans\ntoute la péninsule hellénique, le croissant aurait cédé la place\nau drapeau de l'indépendance. Ibrahim, déjà réduit à occuper le\ncentre et les villes littorales du Péloponnèse, serait enfin\ncontraint à les évacuer.\n\nDans ces conditions, sur quel point de la péninsule se fût dirigé\nHenry d'Albaret? Sans doute, le colonel Fabvier se préparait à\nquitter Mitylène pour aller faire campagne contre les Turcs dans\nl'île de Scio: mais ses préparatifs n'étaient pas achevés, et ils\nne le seraient pas avant quelque temps. Il n'y avait donc pas lieu\nde songer à un départ immédiat.\n\nC'est ainsi que le jeune officier jugea la situation. C'est ainsi\nqu'Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif pour remettre\nle mariage. Elizundo, d'ailleurs, ne fit aucune objection à ce\nqu'il s'accomplît sans retard. Aussi, sa date fut-elle fixée à dix\njours de là, c'est-à-dire à la fin du mois d'octobre.\n\nIl est inutile d'insister sur les sentiments que l'approche de\nleur union fit naître dans le coeur des deux fiancés. Plus de\ndépart pour cette guerre dans laquelle Henry d'Albaret pouvait\nlaisser la vie! Plus rien de cette attente douloureuse pendant\nlaquelle Hadjine eût compté les jours et les heures! Xaris, s'il\nest possible, était encore le plus heureux de toute la maison. Il\nse fût agi de son propre mariage que sa joie n'aurait pas été plus\ndébordante. Il n'était pas jusqu'au banquier dont, malgré sa\nfroideur habituelle, la satisfaction ne fût visible. C'était\nl'avenir de sa fille assuré.\n\nOn convint que les choses seraient faites simplement, et il parut\ninutile que la ville entière fût invitée à cette cérémonie. Ni\nHadjine, ni Henry d'Albaret n'étaient de ceux qui veulent tant de\ntémoins à leur bonheur. Mais cela nécessitait toujours quelques\npréparatifs, dont ils s'occupèrent sans ostentation.\n\nOn était au 23 octobre. Il n'y avait plus que sept jours à\nattendre avant la célébration du mariage. Il ne semblait donc pas\nqu'il pût y avoir d'obstacle à redouter, de retard à craindre. Et\npourtant, un fait se produisit qui aurait très vivement inquiété\nHadjine et Henry d'Albaret, s'ils en eussent eu connaissance.\n\nCe jour-là, dans son courrier du matin, Elizundo trouva une\nlettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la\nfroissa, il la déchira, il la brûla même -- ce qui dénotait un\ntrouble profond chez un homme aussi maître de lui que le banquier.\n\nEt l'on aurait pu l'entendre murmurer ces mots:\n\n«Pourquoi cette lettre n'est-elle pas arrivée huit jours plus\ntard. Maudit soit celui qui l'a écrite!»\n\n\n\n\nV\n\nLa côte messénienne\n\n\nPendant toute la nuit, après avoir quitté Vitylo, la _Karysta_\ns'était dirigée vers le sud-ouest, de manière à traverser\nobliquement le golfe de Coron. Nicolas Starkos était redescendu\ndans sa cabine, et il ne devait pas reparaître avant le lever du\njour.\n\nLe vent était favorable -- une de ces fraîches brises du sud-est\nqui règnent généralement dans ces mers, à la fin de l'été et au\ncommencement du printemps, vers l'époque des solstices, lorsque se\nrésolvent en pluie les vapeurs de la Méditerranée.\n\nAu matin, le cap Gallo fut doublé à l'extrémité de la Messénie, et\nles derniers sommets du Taygète, qui délimitent ses flancs\nabrupts, se noyèrent bientôt dans la buée du soleil levant.\nLorsque la pointe du cap eut été dépassée, Nicolas Starkos reparut\nsur le pont de la sacolève. Son premier regard se porta vers\nl'est.\n\nLa terre du Magne n'était plus visible. De ce côté maintenant, se\ndressaient les puissants contreforts du mont Hagios-Dimitrios, un\npeu en arrière du promontoire.\n\nUn instant, le bras du capitaine se tendit dans la direction du\nMagne. Était-ce un geste de menace? Était-ce un éternel adieu jeté\nà sa terre natale? Qui l'eût pu dire? Mais il n'avait rien de bon,\nle regard que lancèrent à ce moment les yeux de Nicolas Starkos!\n\nLa sacolève, bien appuyée sous ses voiles carrées et sous ses\nvoiles latines, prit les amures à tribord et commença à remonter\ndans le nord-ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer se\nprêtait à toutes les conditions d'une navigation rapide.\n\nLa _Karysta_ laissa sur la gauche les îles Oenusses, Cabrera,\nSapienza et Venetico; puis, elle piqua droit à travers la passe,\nentre Sapienza et la terre, de manière à venir en vue de Modon.\n\nDevant elle se développait alors la côte messénienne avec le\nmerveilleux panorama de ses montagnes, qui présentent un caractère\nvolcanique très marqué. Cette Messénie était destinée à devenir,\naprès la constitution définitive du royaume, un des treize nômes\nou préfectures, dont se compose la Grèce moderne, en y comprenant\nles îles Ioniennes. Mais à cette époque, ce n'était encore qu'un\ndes nombreux théâtres de la lutte, tantôt aux mains d'Ibrahim,\ntantôt aux mains des Grecs, suivant le sort des armes, comme elle\nfut autrefois le théâtre de ces trois guerres de Messénie,\nsoutenues contre les Spartiates, et qu'illustrèrent les noms\nd'Aristomène et d'Épaminondas.\n\nCependant, Nicolas Starkos, sans prononcer une seule parole, après\navoir vérifié au compas la direction de la sacolève et observé\nl'apparence du temps, était allé s'asseoir à l'arrière.\n\nSur ces entrefaites, différents propos s'échangèrent à l'avant\nentre l'équipage de la _Karysta_ et les dix hommes embarqués la\nveille à Vitylo -- en tout une vingtaine de marins, avec un simple\nmaître pour les commander sous les ordres du capitaine. Il est\nvrai, le second de la sacolève n'était pas à bord en ce moment.\n\nEt voici ce qui se dit à propos de la destination actuelle de ce\npetit bâtiment, puis de la direction qu'il suivait en remontant\nles côtes de la Grèce. Il va de soi que les demandes étaient\nfaites par les nouveaux et les réponses par les anciens de\nl'équipage.\n\n«Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos!\n\n-- Le plus rarement possible; mais quand il parle, il parle bien,\net il n'est que temps de lui obéir!\n\n-- Et où va la _Karysta_?\n\n-- On ne sait jamais où va la Karysta.\n\n-- Par le diable! nous nous sommes engagés de confiance, et peu\nimporte, après tout!\n\n-- Oui! et soyez sûrs que là où le capitaine nous mène, c'est là\nqu'il faut aller!\n\n-- Mais ce n'est pas avec ses deux petites caronades de l'avant\nque la _Karysta_ peut se hasarder à donner la chasse aux bâtiments\nde commerce de l'Archipel!\n\n-- Aussi n'est-elle point destinée à écumer les mers! Le capitaine\nStarkos a d'autres navires, ceux-là bien armés, bien équipés pour\nla course! La _Karysta_, c'est comme qui dirait son yacht de\nplaisance! Aussi, voyez quel petit air elle vous a, auquel les\ncroiseurs français, anglais, grecs ou turcs, se laisseront\nparfaitement attraper!\n\n-- Mais les parts de prise?...\n\n-- Les parts de prise sont à ceux qui prennent, et vous serez de\nceux-là, lorsque la sacolève aura fini sa campagne!\n\nAllez, vous ne chômerez pas, et, s'il y a danger, il y aura\nprofit!\n\n-- Ainsi, il n'y a rien à faire maintenant dans les parages de la\nGrèce et des îles?\n\n-- Rien... pas plus que dans les eaux de l'Adriatique, si la\nfantaisie du capitaine nous emmène de ce côté! Donc, jusqu'à\nnouvel ordre, nous voilà d'honnêtes marins, à bord d'une honnête\nsacolève, courant honnêtement la mer Ionienne! Mais, ça changera!\n\n-- Et le plus tôt sera le mieux!»\n\nOn le voit, les nouveaux embarqués, aussi bien que les autres\nmarins de la _Karysta_, n'étaient point gens à bouder devant la\nbesogne, quelle qu'elle fût. Des scrupules, des remords, même de\nsimples préjugés, il ne fallait rien demander de tout cela à cette\npopulation maritime du bas Magne. En vérité, ils étaient dignes de\ncelui qui les commandait, et celui-là savait qu'il pouvait compter\nsur eux. Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le capitaine\nStarkos, ils ne connaissaient point son second, tout à la fois\nofficier de marine et homme d'affaires -- son âme damnée, en un\nmot. C'était un certain Skopélo, originaire de Cérigotto, petite\nîle assez mal famée, située sur la limite méridionale de\nl'Archipel, entre Cérigo et la Crète. C'est pourquoi l'un des\nnouveaux, s'adressant au maître d'équipage de la _Karysta_:\n\n«Et le second? demanda-t-il.\n\n-- Le second n'est point à bord, fut-il répondu.\n\n-- On ne le verra pas?\n\n-- Si.\n\n-- Quand cela?\n\n-- Quand il faudra qu'on le voie!\n\n-- Mais où est-il?\n\n-- Où il doit être!»Il fallut se contenter de cette réponse, qui\nn'apprenait rien. En ce moment, d'ailleurs, le sifflet du maître\nd'équipage appela tout le monde en haut pour raidir les écoutes.\nAussi, la conversation du gaillard d'avant fut-elle coupée net en\ncet endroit. En effet, il s'agissait de serrer un peu plus le\nvent, afin de ranger, à la distance d'un mille, la côte\nmessénienne. Vers midi, la _Karysta_ passait en vue de Modon. Là\nn'était point sa destination. Elle n'alla donc pas relâcher à\ncette petite ville, élevée sur les ruines de l'ancienne Méthone,\nau bout d'un promontoire qui projette sa pointe rocheuse vers\nl'île de Sapienza. Bientôt, derrière un retour de falaises, se\nperdit le phare qui se dresse à l'entrée du port. Un signal,\ncependant, avait été fait à bord de la sacolève. Une flamme noire,\nécartelée d'un croissant rouge, était montée à l'extrémité de la\ngrande antenne. Mais, de terre, on n'y répondit point. Aussi, la\nroute fut-elle continuée dans la direction du nord. Le soir, la\n_Karysta_ arrivait à l'entrée de la rade de Navarin, sorte de\ngrand lac maritime, encadré dans une bordure de hautes montagnes.\nUn instant, la ville, dominée par la masse confuse de sa\ncitadelle, apparut à travers la percée d'une gigantesque roche. Là\nétait l'extrémité de cette jetée naturelle, qui contient la fureur\ndes vents du nord-ouest, dont cette longue outre de l'Adriatique\nverse des torrents sur la mer Ionienne.\n\nLe soleil couchant éclairait encore la cime des dernières\nhauteurs, à l'est; mais l'ombre obscurcissait déjà la vaste rade.\n\nCette fois, l'équipage aurait pu croire que la _Karysta_ allait\nrelâcher à Navarin. En effet, elle donna franchement dans la passe\nde Mégalo-Thouro, au sud de cette étroite île de Sphactérie, qui\nse développe sur une longueur de quatre mille mètres environ. Là\nse dressaient déjà deux tombeaux, élevés à deux des plus nobles\nvictimes de la guerre: celui du capitaine français Mallet, tué en\n1825, et, au fond d'une grotte, celui du comte de Santa-Rosa, un\nPhilhellène italien, ancien ministre du Piémont, mort la même\nannée pour la même cause.\n\nLorsque la sacolève ne fut plus qu'à une dizaine d'encablures de\nla ville, elle mit en travers, son foc bordé au vent. Un fanal\nrouge monta, comme l'avait fait la flamme noire, à l'extrémité de\nsa grande antenne. Il ne fut pas non plus répondu à ce signal.\n\nLa _Karysta_ n'avait rien à faire sur cette rade, où l'on pouvait\ncompter alors un très grand nombre de vaisseaux turcs. Elle\nmanoeuvra donc de manière à venir ranger l'îlot blanchâtre de\nKouloneski, situé à peu près au milieu. Puis, au commandement du\nmaître d'équipage, les écoutes ayant été légèrement mollies, la\nbarre fut mise à tribord -- ce qui permit de revenir vers la\nlisière de Sphactérie.\n\nC'était sur cet îlot de Kouloneski que plusieurs centaines de\nTurcs, surpris par les Grecs, avaient été confinés au début de la\nguerre, en 1821, et c'est là qu'ils moururent de faim, bien qu'ils\nse fussent rendus sur la promesse qu'on les transporterait en pays\nottoman.\n\nAussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes d'Ibrahim\nassiégèrent Sphactérie, que Maurocordato défendait en personne,\nhuit cents Grecs y furent-ils massacrés par représailles.\n\nLa sacolève se dirigeait alors vers la passe de Sikia, ouverte sur\ndeux cents mètres de large au nord de l'île, entre sa pointe\nseptentrionale et le promontoire de Coryphasion. Il fallait bien\nconnaître le chenal pour s'y aventurer, car il est presque\nimpraticable aux navires, dont le tirant d'eau exige quelque\nprofondeur. Mais Nicolas Starkos, comme l'eût fait le meilleur des\npilotes de la rade, rangea hardiment les roches escarpées de la\npointe de l'île et doubla le promontoire de Coryphasion. Puis,\nayant aperçu en dehors plusieurs escadres au mouillage -- une\ntrentaine de bâtiments français, anglais et russes -- il les évita\nprudemment, remonta pendant la nuit le long de la côte\nmessénienne, se glissa entre la terre et l'île de Prodana, et, le\nmatin venu, la sacolève, enlevée par une fraîche brise du sud-est,\nsuivait les sinuosités du littoral sur les paisibles eaux du golfe\nd'Arkadia.\n\nLe soleil montait alors derrière la cime de cet Ithôme, d'où le\nregard, après avoir embrassé l'emplacement de l'ancienne Messène,\nva se perdre, d'un côté, sur le golfe de Coron, et de l'autre, sur\nle golfe auquel la ville d'Arkadia a donné son nom. La mer\nbrasillait par longues plaques que ridait la brise aux premiers\nrayons du jour.\n\nDès l'aube, Nicolas Starkos manoeuvra de manière à passer aussi\nprès que possible en vue de la ville située sur une des concavités\nde la côte qui s'arrondit en formant une large rade foraine.\n\nVers dix heures, le maître d'équipage vint à l'arrière de la\nsacolève, et se tint devant le capitaine dans l'attitude d'un\nhomme qui attend des ordres.\n\nTout l'immense écheveau des montagnes de l'Arcadie se déroulait\nalors à l'est. Villages perdus à mi-colline dans les massifs\nd'oliviers, d'amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers le\nlit de quelque tributaire, entre les bouquets de myrtes et de\nlauriers-roses; puis, accrochés à toutes les hauteurs, sur tous\nles revers, suivant toutes les orientations, des milliers de\nplants de ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient pas\nun pouce de terre inoccupé; plus bas, sur les premières rampes,\nles maisons rouges de la ville, étincelant comme de grands\nmorceaux d'étamine sur le fond d'un rideau de cyprès: ainsi se\nprésentait ce magnifique panorama de l'une des plus pittoresques\ncôtes du Péloponnèse.\n\nMais, à s'approcher plus près d'Arkadia, cette antique Cyparissia,\nqui fut le principal port de la Messénie au temps d'Épaminondas,\npuis, l'un des fiefs du Français Ville-Hardouin, après les\nCroisades, quel désolant spectacle pour les yeux, que de\ndouloureux regrets pour quiconque aurait eu la religion des\nsouvenirs!\n\nDeux ans auparavant, Ibrahim avait détruit la ville, massacré\nenfants, femmes et vieillards! En ruine, son vieux château, bâti\nsur l'emplacement de l'ancienne acropole; en ruine, son église\nSaint-Georges, que de fanatiques musulmans avaient dévastée; en\nruine encore, ses maisons et ses édifices publics!\n\n«On voit bien que nos amis les Égyptiens ont passé là! murmura\nNicolas Starkos, qui n'éprouva même pas un serrement de coeur\ndevant cette scène de désolation.\n\n-- Et maintenant, les Turcs y sont les maîtres! répondit le maître\nd'équipage.\n\n-- Oui... pour longtemps... et même, il faut l'espérer, pour\ntoujours! ajouta le capitaine.\n\n-- La _Karysta_ accostera-t-elle, ou laissons-nous porter?»\n\nNicolas Starkos observa attentivement le port, dont il n'était\nplus éloigné que de quelques encablures. Puis, ses regards se\ndirigèrent vers la ville même, bâtie un mille en arrière, sur un\ncontrefort du mont Psyknro. Il semblait hésiter sur ce qu'il\nconviendrait de faire en vue d'Arkadia: accoster le môle, ou\nreprendre le large. Le maître d'équipage attendait toujours que le\ncapitaine répondît à sa proposition.\n\n«Envoyez le signal!» dit enfin Nicolas Starkos.\n\nLa flamme rouge à croissant d'argent monta au bout de l'antenne et\nse déroula dans l'air.\n\nQuelques minutes après, une flamme pareille flottait à l'extrémité\nd'un mât élevé sur le musoir du port.\n\n«Accoste!» dit le capitaine.\n\nLa barre fut mise dessous, et la sacolève vint au plus près. Dès\nque l'entrée du port eut été suffisamment ouverte, elle laissa\nporter franchement. Bientôt les voiles de misaine furent amenées,\npuis la grande voile, et la _Karysta_ donna dans le chenal sous\nson tape-cul et son foc. Son erre lui suffit, pour atteindre le\nmilieu du port. Là, elle laissa tomber l'ancre, et les matelots\ns'occupèrent des diverses manoeuvres qui suivent un mouillage.\n\nPresque aussitôt, le canot était mis à la mer, le capitaine s'y\nembarquait, débordait sous la poussée de quatre avirons, accostait\nun petit escalier de pierre, évidé dans le massif du quai. Un\nhomme l'y attendait, qui lui souhaita la bienvenue en ces termes:\n\n«Skopélo est aux ordres de Nicolas Starkos!»\n\nUn geste de familiarité du capitaine fut toute sa réponse. Il prit\nles devants et remonta les rampes, de manière à gagner les\npremières maisons de la ville. Après avoir passé à travers les\nruines du dernier siège, au milieu de rues encombrées de soldats\nturcs et arabes, il s'arrêta devant une auberge à peu près\nintacte, à l'enseigne de la _Minerve_, dans laquelle son compagnon\nentra après lui.\n\nUn instant plus tard, le capitaine Starkos et Skopélo étaient\nattablés dans une chambre, ayant à portée de la main deux verres\net une bouteille de raki, violent alcool tiré de l'asphodèle. Des\ncigarettes du blond et parfumé tabac de Missolonghi furent\nroulées, allumées, aspirées; puis, la conversation commença entre\nces deux hommes, dont l'un se faisait volontiers le très humble\nserviteur de l'autre.\n\nMauvaise physionomie, basse, cauteleuse, intelligente toutefois,\nque celle de Skopélo. S'il avait cinquante ans, c'était tout\njuste, bien qu'il parût un peu plus âgé. Une figure de prêteur sur\ngages, avec de petits yeux faux mais vifs, des cheveux ras, un nez\nrecourbé, des mains aux doigts crochus, et de longs pieds, dont on\naurait pu dire ce que l'on dit des pieds des Albanais: «Que\nl'orteil est en Macédoine quand le talon est encore en Béotie.»\nEnfin, une face ronde, pas de moustaches, une barbiche grisonnante\nau menton, une tête forte, dénudée au crâne, sur un corps resté\nmaigre et de moyenne taille. Ce type de juif arabe, chrétien de\nnaissance cependant, portait un costume très simple -- la veste et\nla culotte du matelot levantin -- caché sous une sorte de\nhouppelande.\n\nSkopélo était bien l'homme d'affaires qu'il fallait pour gérer les\nintérêts de ces pirates de l'Archipel, très habile à s'occuper du\nplacement des prises, de la vente des prisonniers livrés sur les\nmarchés turcs et transportés aux côtes barbaresques.\n\nCe que pouvait être une conversation entre Nicolas Starkos et\nSkopélo, les sujets sur lesquels elle devait porter, la façon dont\nles faits de la guerre actuelle seraient appréciés, les profits\nqu'ils se proposaient d'y faire, il n'est que trop facile de le\npréjuger.\n\n«Où en est la Grèce? demanda le capitaine.\n\n-- À peu près dans l'état où vous l'aviez laissée, sans doute!\nrépondit Skopélo. Voilà un bon mois environ que la _Karysta_\nnavigue sur les côtes de la Tripolitaine, et probablement, depuis\nvotre départ, vous n'avez pu en avoir aucune nouvelle!\n\n-- Aucune, en effet.\n\n-- Je vous apprendrai donc, capitaine, que les vaisseaux turcs\nsont prêts à transporter Ibrahim et ses troupes à Hydra.\n\n-- Oui, répondit Nicolas Starkos. Je les ai aperçus, hier soir, en\ntraversant la rade de Navarin.\n\n-- Vous n'avez relâché nulle part depuis que vous avez quitté\nTripoli? demanda Skopélo.\n\n-- Si... une seule fois! Je me suis arrêté quelques heures à\nVitylo... pour compléter l'équipage de la _Karysta_! Mais, depuis\nque j'ai perdu de vue les côtes du Magne, il n'a jamais été\nrépondu à mes signaux avant mon arrivée à Arkadia.\n\n-- C'est que probablement il n'y avait pas lieu de répondre,\nrépliqua Skopélo.\n\n-- Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, en ce moment,\nMiaoulis et Canaris?\n\n-- Ils en sont réduits, capitaine, à tenter des coups de main, qui\nne peuvent leur assurer que quelques succès partiels, jamais une\nvictoire définitive! Aussi, pendant qu'ils donnent la chasse aux\nvaisseaux turcs, les pirates ont-ils beau jeu dans tout\nl'Archipel!\n\n-- Et parle-t-on toujours de?...\n\n-- De Sacratif? répondit Skopélo en baissant un peu la voix.\nOui!... partout... et toujours, Nicolas Starkos, et il ne tient\nqu'à lui qu'on en parle encore davantage!\n\n-- On en parlera!»\n\nNicolas Starkos s'était levé, après avoir vidé son verre que\nSkopélo remplit de nouveau. Il marchait de long en large; puis,\ns'arrêtant devant la fenêtre, les bras croisés, il écoutait le\ngrossier chant des soldats turcs qui s'entendait au loin. Enfin,\nil revint s'asseoir en face de Skopélo, et, changeant brusquement\nle cours de la conversation:\n\n«J'ai compris à ton signal que tu avais ici un chargement de\nprisonniers? demanda-t-il.\n\n-- Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un navire de quatre cents\ntonneaux! C'est tout ce qui reste du massacre qui a suivi la\ndéroute de Crémmydi! Sang-Dieu! les Turcs ont un peu trop tué,\ncette fois! Si on les eût laissés faire, il ne serait pas resté un\nseul prisonnier!\n\n-- Ce sont des hommes, des femmes?\n\n-- Oui, des enfants!... de tout, enfin!\n\n-- Où sont-ils?\n\n-- Dans la citadelle d'Arkadia.\n\n-- Tu les as payés cher?\n\n-- Hum! le pacha ne s'est pas montré très accommodant, répondit\nSkopélo. Il pense que la guerre de l'Indépendance touche à sa\nfin... malheureusement! Or, plus de guerre, plus de bataille! Plus\nde bataille, plus de razzias, comme on dit là-bas en Barbarie,\nplus de razzias, plus de marchandise humaine ou autre! Mais, si\nles prisonniers sont rares, cela les fait hausser de prix! C'est\nune compensation, capitaine! Je sais de bonne source qu'on manque\nd'esclaves, en ce moment, sur les marchés d'Afrique, et nous\nrevendrons ceux-ci à un prix avantageux!\n\n-- Soit, répondit Nicolas Starkos. Tout est-il prêt et peux-tu\nembarquer à bord de la _Karysta_?\n\n-- Tout est prêt et rien ne me retient plus ici.\n\n-- C'est bien, Skopélo. Dans huit ou dix jours, au plus tard, le\nnavire, qui sera expédié de Scarpanto, viendra prendre cette\ncargaison. -- On la livrera sans difficulté?\n\n-- Sans difficulté, c'est parfaitement convenu, répondit Skopélo,\nmais contre paiement. Il faudra donc s'entendre auparavant avec le\nbanquier Elizundo pour qu'il accepte nos traites. Sa signature est\nbonne, et le pacha prendra ses valeurs comme de l'argent comptant!\n\n-- Je vais écrire à Elizundo que je ne tarderai pas à relâcher à\nCorfou, où je terminerai cette affaire...\n\n-- Cette affaire... et une autre non moins importante, Nicolas\nStarkos! ajouta Skopélo.\n\n-- Peut-être!... répondit le capitaine.\n\n-- Et en vérité, ce ne serait que juste! Elizundo est riche...\nexcessivement... dit-on!... Et qui l'a enrichi, si ce n'est notre\ncommerce... et nous... au risque d'aller finir au bout d'une\nvergue de misaine, au coup de sifflet du maître d'équipage!... Ah!\npar le temps qui court, il fait bon d'être le banquier des pirates\nde l'Archipel! Aussi, je le répète, Nicolas Starkos, ce ne serait\nque juste!\n\n-- Qu'est-ce qui ne serait que juste? demanda le capitaine en\nregardant son second bien en face.\n\n-- Eh! ne le savez-vous pas? répondit Skopélo. En vérité, avouez-\nle, capitaine, vous ne me le demandez que pour me l'entendre\nrépéter une centième fois!\n\n-- Peuh!\n\n-- La fille du banquier Elizundo...\n\n-- Ce qui est juste sera fait!» répondit simplement Nicolas\nStarkos en se levant.\n\nLà-dessus, il sortit de l'auberge de la _Minerve_, et, suivi de\nSkopélo, revint vers le port, à l'endroit où l'attendait son\ncanot.\n\n«Embarque, dit-il à Skopélo. Nous négocierons ces traites avec\nElizundo dès notre arrivée à Corfou. Puis, cela fait, tu\nreviendras à Arkadia pour prendre livraison du chargement.\n\n-- Embarque!» répondit Skopélo.\n\nUne heure après, la _Karysta_ sortait du golfe. Mais, avant la fin\nde la journée, Nicolas Starkos pouvait entendre un grondement\nlointain, dont l'écho lui arrivait du sud.\n\nC'était le canon des escadres combinées qui tonnait sur la rade de\nNavarin.\n\n\n\n\nVI\n\nSus aux pirates de l'archipel!\n\n\nLa direction du nord-nord-ouest, tenue par la sacolève, devait lui\npermettre de suivre ce pittoresque semis des îles Ioniennes, dont\non ne perd l'une de vue que pour apercevoir aussitôt l'autre.\n\nTrès heureusement pour elle, la _Karysta_, avec son air d'honnête\nbâtiment levantin, moitié yacht de plaisance, moitié navire de\ncommerce, ne trahissait rien de son origine. En effet, il n'eût\npas été prudent à son capitaine de s'aventurer ainsi sous le canon\ndes forts britanniques, à la merci des frégates du Royaume-Uni.\n\nUne quinzaine de lieues marines seulement séparent Arkadia de\nl'île de Zante, «la fleur du Levant», ainsi que l'appellent\npoétiquement les Italiens. Du fond du golfe que traversait alors\nla _Karysta_, on aperçoit même les sommets verdoyants du mont\nScopos, au flanc duquel s'étagent des massifs d'oliviers et\nd'orangers, qui remplacent les épaisses forêts chantées par Homère\net Virgile.\n\nLe vent était bon, une brise de terre bien établie que lui\nenvoyait le sud-est. Aussi, la sacolève, sous ses bonnettes de\nhunier et de perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de Zante,\npresque aussi tranquilles alors que celles d'un lac.\n\nVers le soir, elle passait en vue de la capitale qui porte le même\nnom que l'île. C'est une jolie cité italienne, éclose sur la terre\nde Zacynthe, fils du Troyen Dardanus. Du pont de la _Karysta_, on\nn'aperçut que les feux de la ville, qui s'arrondit sur l'espace\nd'une demi-lieue au bord d'une baie circulaire. Ces lumières,\néparses à diverses hauteurs, depuis les quais du port jusqu'à la\ncrête du château d'origine vénitienne, bâti à trois cents pieds\nau-dessus, formaient comme une énorme constellation, dont les\nprincipales étoiles marquaient la place des palais Renaissance de\nla grande rue et de la cathédrale Saint-Denis de Zacynthe.\n\nNicolas Starkos, avec cette population zantiote, si profondément\nmodifiée au contact des Vénitiens, des Français, des Anglais et\ndes Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports commerciaux qui\nl'unissaient aux Turcs du Péloponnèse. Il n'eut donc aucun signal\nà envoyer aux vigies du port, ni à relâcher dans cette île, qui\nfut la patrie de deux poètes célèbres -- l'un italien, Hugo\nFoscolo, de la fin du XVIIIe siècle, l'autre Salomos, une des\ngloires de la Grèce moderne.\n\nLa _Karysta_ traversa l'étroit bras de mer qui sépare Zante de\nl'Achaïe et de l'Élide. Sans doute, plus d'une oreille à bord\ns'offensa des chants qu'apportait la brise, comme autant de\nbarcarolles échappées du Lido! Mais, il fallait bien s'y résigner.\nLa sacolève passa au milieu de ces mélodies italiennes, et, le\nlendemain, elle se trouvait par le travers du golfe de Patras,\nprofonde échancrure que continue le golfe de Lépante jusqu'à\nl'isthme de Corinthe.\n\nNicolas Starkos se tenait alors à l'avant de la _Karysta_. Son\nregard parcourait toute cette côte de l'Acarnanie, sur la limite\nseptentrionale du golfe. De là surgissaient de grands et\nimpérissables souvenirs, qui auraient dû serrer le coeur d'un\nenfant de la Grèce, si cet enfant n'eût depuis longtemps renié et\ntrahi sa mère!\n\n«Missolonghi! dit alors Skopélo, en tendant la main dans la\ndirection du nord-est. Mauvaise population! Des gens qui se font\nsauter plutôt que de se rendre!»\n\nLà, en effet, deux ans auparavant, il n'y aurait rien eu à faire\npour des acheteurs de prisonniers et des vendeurs d'esclaves.\nAprès dix mois de lutte, les assiégés de Missolonghi, brisés par\nles fatigues, épuisés par la faim, plutôt que de capituler devant\nIbrahim, avaient fait sauter la ville et la forteresse. Hommes,\nfemmes, enfants, tous avaient péri dans l'explosion, qui n'épargna\nmême pas les vainqueurs.\n\nEt, l'année d'avant, presque à cette même place où venait d'être\nenterré Marco Botsaris, l'un des héros de la guerre de\nl'Indépendance, était venu mourir, découragé, désespéré, lord\nByron, dont la dépouille repose maintenant à Westminster. Seul,\nson coeur est resté sur cette terre de Grèce qu'il aimait et qui\nne redevint libre qu'après sa mort!\n\nUn geste violent, ce fut toute la réponse que Nicolas Starkos fit\nà l'observation de Skopélo. Puis, la sacolève, s'éloignant\nrapidement du golfe de Patras, marcha vers Céphalonie.\n\nAvec ce vent portant, il ne fallait que quelques heures pour\nfranchir la distance qui sépare Céphalonie de l'île de Zante.\nD'ailleurs, la _Karysta_ n'alla point chercher Argostoli, sa\ncapitale, dont le port, peu profond, il est vrai, n'en est pas\nmoins excellent pour les navires de médiocre tonnage. Elle\ns'engagea hardiment dans les canaux resserrés qui baignent sa côte\norientale, et, vers six heures et demie du soir, elle attaquait la\npointe de Thiaki, l'ancienne Ithaque.\n\nCette île, de huit lieues de long sur une lieue et demie de large,\nsingulièrement rocheuse, superbement sauvage, riche de l'huile et\ndu vin qu'elle produit en abondance, compte une dizaine de mille\nhabitants. Sans histoire personnelle, elle a pourtant laissé un\nnom célèbre dans l'antiquité. Ce fut la patrie d'Ulysse et de\nPénélope, dont les souvenirs se retrouvent encore sur les sommets\nde l'Anogi, dans les profondeurs de la caverne du mont Saint-\nÉtienne, au milieu des ruines du mont Oetos, à travers les\ncampagnes d'Eumée, au pied de ce rocher des Corbeaux, sur lequel\ndurent s'écouler les poétiques eaux de la fontaine d'Aréthuse.\n\nÀ la nuit tombante, la terre du fils de Laerte avait peu à peu\ndisparu dans l'ombre, une quinzaine de lieues au delà du dernier\npromontoire de Céphalonie. Pendant la nuit, la _Karysta_, prenant\nun peu le large, afin d'éviter l'étroite passe qui sépare la\npointe nord d'Ithaque de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea,\nà deux milles au plus de son rivage, la côte orientale de cette\nîle.\n\nOn aurait pu vaguement apercevoir, à la clarté de la lune, une\nsorte de falaise blanchâtre, dominant la mer de cent quatre-vingts\npieds: c'était le Saut de Leucade, qu'illustrèrent Sapho et\nArtémise. Mais, de cette île, qui prend aussi le nom de Leucade,\nil ne restait plus trace dans le sud au soleil levant, et la\nsacolève, ralliant la côte albanaise, se dirigea, toutes voiles\ndessus, vers l'île de Corfou.\n\nC'étaient une vingtaine de lieues encore à faire dans cette\njournée, si Nicolas Starkos voulait arriver, avant la nuit, dans\nles eaux de la capitale de l'île.\n\nElles furent rapidement enlevées, ces vingt lieues, par cette\nhardie _Karysta_, qui força de toile à ce point que son plat-bord\nglissait au ras de l'eau. La brise avait fraîchi considérablement.\nIl fallut donc toute l'attention du timonier pour ne pas engager\nsous cette énorme voilure. Heureusement, les mâts étaient solides,\nle gréement presque neuf et de qualité supérieure. Pas un ris ne\nfut pris, pas une bonnette ne fut amenée.\n\nLa sacolève se comporta comme elle l'eût fait s'il se fût agi\nd'une lutte de vitesse dans quelque «match» international.\n\nOn passa ainsi en vue de la petite île de Paxo. Déjà, vers le\nnord, se dessinaient les premières hauteurs de Corfou. Sur la\ndroite, la côte albanaise profilait à l'horizon la dentelure des\nmonts Acraucéroniens. Quelques navires de guerre, portant le\npavillon anglais ou le pavillon turc, furent aperçus dans ces\nparages assez fréquentés de la mer Ionienne. La _Karysta_ ne\nchercha pas à éviter les uns plus que les autres. Si un signal lui\neût été fait de mettre en travers, elle eût obéi sans hésitation,\nn'ayant à bord ni cargaison ni papier de nature à dénoncer son\norigine.\n\nÀ quatre heures du soir, la sacolève serrait un peu le vent pour\nentrer dans le détroit qui sépare l'île de Corfou de la terre\nferme. Les écoutes furent raidies, et le timonier lofa d'un quart,\nafin d'enlever le cap Bianco à l'extrémité sud de l'île.\n\nCette première portion du canal est plus riante que sa partie\nseptentrionale. Par cela même, elle fait un heureux contraste avec\nla côte albanaise, alors presque inculte et à demi sauvage.\nQuelques milles plus loin, le détroit s'élargit par l'échancrure\ndu littoral corfiote. La sacolève put donc laisser porter un peu,\nde manière à le traverser obliquement. Ce sont ces indentations,\nprofondes et multipliées, qui donnent à l'île soixante-cinq lieues\nde périmètre, alors qu'on n'en compte que vingt dans sa plus\ngrande longueur et six dans sa plus grande largeur.\n\nVers cinq heures, la _Karysta_ rangeait, près de l'îlot d'Ulysse,\nl'ouverture qui fait communiquer le lac Kalikiopulo, l'ancien port\nhyllaïque, avec la mer. Puis elle suivit les contours de cette\ncharmante «cannone» plantée d'aloès et d'agaves, déjà fréquentée\npar les voitures et les cavaliers, qui vont, à une lieue dans le\nsud de la ville, chercher, avec la fraîcheur marine, tout le\ncharme d'un admirable panorama, dont la côte albanaise forme\nl'horizon sur l'autre bord du canal. Elle fila devant la baie de\nKardakio et les ruines qui la dominent, devant le palais d'été des\nHauts Lords Commissaires, laissant vers la gauche la baie de\nKastradès, sur laquelle s'arrondit le faubourg de ce nom, la\nStrada Marina, qui est moins une rue qu'une promenade, puis, le\npénitencier, l'ancien fort Salvador et les premières maisons de la\ncapitale corfiote. La _Karysta_ doubla alors le cap Sidero qui\nporte la citadelle, sorte de petite ville militaire, assez vaste\npour renfermer la résidence du commandant, les logements de ses\nofficiers, un hôpital et une église grecque, dont les Anglais\navaient fait un temple protestant. Enfin, portant franchement à\nl'ouest, le capitaine Starkos tourna la pointe San-Nikolo, et,\naprès avoir longé le rivage, sur lequel s'étagent les maisons du\nnord de la ville, il vint mouiller à une demi-encablure du môle.\n\nLe canot fut armé. Nicolas Starkos et Skopélo y prirent place --\nnon sans que le capitaine eût passé à sa ceinture un de ces\ncouteaux à lame courte et large, fort en usage dans les provinces\nde la Messénie. Tous deux débarquèrent au bureau de la Santé, et\nmontrèrent les papiers du bord qui étaient parfaitement en règle.\nIls furent donc libres d'aller où et comme il leur convenait,\naprès que rendez-vous eut été pris à onze heures pour rentrer à\nbord.\n\nSkopélo, chargé des intérêts de la _Karysta_, s'enfonça dans la\npartie commerçante de la ville, à travers de petites rues étroites\net tortueuses, avec des noms italiens, des boutiques à arcades,\ntout le pêle-mêle d'un quartier napolitain.\n\nNicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette soirée à prendre\nlangue, comme on dit. Il se dirigea donc vers l'esplanade, le\nquartier le plus élégant de la cité corfiote.\n\nCette esplanade ou place d'armes, plantée latéralement de beaux\narbres, s'étend entre la ville et la citadelle, dont elle est\nséparée par un large fossé. Étrangers et indigènes y formaient\nalors un incessant va-et-vient, qui n'était point celui d'une\nfête. Des estafettes entraient dans le palais, bâti au nord de la\nplace par le général Maitland, et ressortaient à travers les\nportes de Saint-Georges et Saint-Michel, qui flanquent sa façade\nen pierre blanche. Un incessant échange de communications se\nfaisait ainsi entre le palais du gouverneur et la citadelle, dont\nle pont-levis était baissé devant la statue du maréchal de\nSchulembourg.\n\nNicolas Starkos se mêla à cette foule. Il vit clairement qu'elle\nétait sous l'empire d'une émotion peu ordinaire.\n\nN'étant point homme à interroger, il se contenta d'écouter. Ce qui\nle frappa, ce fut un nom, invariablement répété dans tous les\ngroupes avec des qualifications peu sympathiques -- le nom de\nSacratif.\n\nCe nom parut d'abord exciter quelque peu sa curiosité; mais, après\navoir légèrement haussé les épaules, il continua à descendre\nl'esplanade jusqu'à la terrasse qui la termine en dominant la mer.\n\nLà, un certain nombre de curieux avaient pris place autour d'un\npetit temple de forme circulaire, qui venait d'être récemment\nélevé à la mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques années plus\ntard, un obélisque allait y être érigé en l'honneur de l'un de ses\nsuccesseurs, sir Howard Douglas, pour faire pendant à la statue du\nHaut Lord Commissaire actuel, Frédérik Adam, dont la place était\ndéjà marquée devant le palais du gouvernement. Il est probable\nque, si le protectorat de l'Angleterre n'eût pris fin en faisant\nrentrer les îles Ioniennes dans le domaine du royaume hellénique,\nles rues de Corfou auraient été encombrées par les statues de ses\ngouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point à\nblâmer cette prodigalité d'hommes de bronze ou d'hommes de pierre,\net, peut-être, plus d'un en est-il maintenant à regretter, avec\nl'ancien état de choses, les errements administratifs des\nreprésentants du Royaume-Uni.\n\nMais, à ce sujet, s'il existe des opinions fort disparates, si,\nsur les soixante-dix mille habitants que compte l'ancienne\nCorcyre, et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a\ndes chrétiens orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en grand\nnombre, qui, à cette époque, occupaient un quartier isolé, comme\nune sorte de ghetto, si, dans l'existence citadine de ces types de\nraces différentes, il y avait des idées divergentes à propos\nd'intérêts divers, ce jour-là tout dissentiment semblait s'être\nfondu dans une pensée commune, dans une sorte de malédiction vouée\nà ce nom qui revenait sans cesse:\n\n«Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!»\n\nEt que les allants et venants parlassent anglais, italien ou grec,\nsi la prononciation de ce nom exécré différait, les anathèmes dont\non l'accablait n'en étaient pas moins l'expression du même\nsentiment d'horreur.\n\nNicolas Starkos écoutait toujours et ne disait rien. Du haut de la\nterrasse, ses yeux pouvaient aisément parcourir une grande partie\ndu canal de Corfou, fermé comme un lac jusqu'aux montagnes\nd'Albanie, que le soleil couchant dorait à leur cime.\n\nPuis, en se tournant du côté du port, le capitaine de la _Karysta_\nobserva qu'il s'y faisait un mouvement très prononcé. De\nnombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de guerre.\nDes signaux s'échangeaient entre ces navires et le mât de pavillon\ndressé au sommet de la citadelle, dont les batteries et les\ncasemates disparaissaient derrière un rideau d'aloès gigantesques.\n\nÉvidemment -- et, à tous ces symptômes, un marin ne pouvait s'y\ntromper -- un ou plusieurs navires se préparaient à quitter\nCorfou. Si cela était, la population corfiote, on doit le\nreconnaître, y prenait un intérêt vraiment extraordinaire.\n\nMais déjà le soleil avait disparu derrière les hauts sommets de\nl'île, et, avec le crépuscule assez court sous cette latitude, la\nnuit ne devait pas tarder à se faire.\n\nNicolas Starkos jugea donc à propos de quitter la terrasse. Il\nredescendit sur l'esplanade, laissant en cet endroit la plupart\ndes spectateurs qu'un sentiment de curiosité y retenait encore.\nPuis, il se dirigea d'un pas tranquille vers les arcades de cette\nsuite de maisons, qui borne le côté ouest de la place d'Armes.\n\nLà ne manquaient ni les cafés, pleins de lumières, ni les rangées\nde chaises disposées sur la chaussée, occupées déjà par de\nnombreux consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci\ncausaient plus qu'ils ne «consommaient», si toutefois ce mot, par\ntrop moderne, peut s'appliquer aux Corfiotes d'il y a cinquante\nans.\n\nNicolas Starkos s'assit devant une petite table, avec l'intention\nbien arrêtée de ne pas perdre un seul mot des propos qui\ns'échangeaient aux tables voisines.\n\n«En vérité, disait un armateur de la Strada Marina, il n'y a plus\nde sécurité pour le commerce, et on n'oserait pas hasarder une\ncargaison de prix dans les Échelles du Levant!\n\n-- Et bientôt, ajouta son interlocuteur -- un de ces gros Anglais\nqui semblent toujours assis sur un ballot, comme le président de\nleur chambre -- on ne trouvera plus d'équipage qui consente à\nservir à bord des navires de l'Archipel!\n\n-- Oh! ce Sacratif!... ce Sacratif! répétait-on avec une\nindignation véritable dans les divers groupes.\n\n-- Un nom bien fait pour écorcher le gosier, pensait le maître du\ncafé, et qui devrait pousser aux rafraîchissements!\n\n-- À quelle heure doit avoir lieu le départ de la _Syphanta_?\ndemanda le négociant.\n\n-- À huit heures, répondit le Corfiote.\n\n-- Mais, ajouta-t-il d'un ton qui ne marquait pas une confiance\nabsolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver à\ndestination!\n\n-- Eh! on arrivera! s'écria un autre Corfiote. Il ne sera pas dit\nqu'un pirate aura tenu en échec la marine britannique...\n\n-- Et la marine grecque, et la marine française, et la marine\nitalienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui voulait\nque chaque État eût sa part de désagrément en cette affaire.\n\n-- Mais, reprit le négociant en se levant, l'heure approche, et,\nsi nous voulons assister au départ de la _Syphanta_, il serait\npeut-être temps de se rendre sur l'esplanade!\n\n-- Non, répondit son interlocuteur, rien ne presse. D'ailleurs, un\ncoup de canon doit annoncer l'appareillage.»\n\nEt les causeurs continuèrent à faire leur partie dans le concert\ndes malédictions proférées contre Sacratif.\n\nSans doute, Nicolas Starkos crut le moment favorable pour\nintervenir, et, sans que le moindre accent pût dénoncer en lui un\nnatif de la Grèce méridionale:\n\n«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses voisins de table,\npourrais-je vous demander, s'il vous plaît, quelle est cette\n_Syphanta_, dont tout le monde parle aujourd'hui?\n\n-- C'est une corvette, monsieur, lui fut-il répondu, une corvette\nachetée, frétée et armée par une compagnie de négociants anglais,\nfrançais et corfiotes, montée par un équipage de ces diverses\nnationalités, et qui doit appareiller sous les ordres du brave\ncapitaine Stradena! Peut-être parviendra-t-il à faire, lui, ce que\nn'ont pu faire les navires de guerre de l'Angleterre et de la\nFrance!\n\n-- Ah! dit Nicolas Starkos, c'est une corvette qui part!... Et\npour quels parages, s'il vous plaît?\n\n-- Pour les parages où elle pourra rencontrer, prendre et pendre\nle fameux Sacratif!\n\n-- Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos, de vouloir bien\nme dire qui est ce fameux Sacratif?\n\n-- Vous demandez qui est ce Sacratif?» s'écria le Corfiote\nstupéfait, auquel l'Anglais vint en aide, en accentuant sa réponse\npar un «aoh!» de surprise.\n\nLe fait est qu'un homme qui en était à ignorer encore ce qu'était\nSacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment même où ce\nnom était dans toutes les bouches, pouvait être regardé comme un\nphénomène.\n\nLe capitaine de la _Karysta_ s'aperçut aussitôt de l'effet que\nproduisait son ignorance. Aussi se hâta-t-il d'ajouter:\n\n«Je suis étranger, messieurs. J'arrive à l'instant de Zara, autant\ndire du fond de l'Adriatique, et je ne suis point au courant de ce\nqui se passe dans les îles Ioniennes.\n\n-- Dites alors de ce qui se passe dans l'Archipel! s'écria le\nCorfiote, car, en vérité, c'est bien l'Archipel tout entier que\nSacratif a pris pour théâtre de ses pirateries!\n\n-- Ah! fit Nicolas Starkos, il s'agit d'un pirate?...\n\n-- D'un pirate, d'un forban, d'un écumeur de mer! répliqua le gros\nAnglais. Oui! Sacratif mérite tous ces noms, et même tous ceux\nqu'il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!»\n\nLà-dessus l'Anglais souffla un instant pour reprendre haleine.\nPuis:\n\n«Ce qui m'étonne, monsieur, ajouta-t-il, c'est qu'il puisse se\nrencontrer un Européen qui ne sache pas ce qu'est Sacratif!\n\n-- Oh! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce nom ne m'est pas\nabsolument inconnu, croyez-le bien; mais j'ignorais que ce fût lui\nqui mît aujourd'hui toute la ville en révolution. Est-ce que\nCorfou est menacée d'une descente de ce pirate?\n\n-- Il n'oserait! s'écria le négociant. Jamais il ne se hasarderait\nà mettre le pied dans notre île!\n\n-- Ah! vraiment? répondit le capitaine de la _Karysta_.\n\n-- Certes, monsieur, et, s'il le faisait, les potences! oui! les\npotences pousseraient d'elles-mêmes, dans tous les coins de l'île,\npour le happer au passage!\n\n-- Mais alors, d'où vient cette émotion? demanda Nicolas Starkos.\nJe suis arrivé depuis une heure à peine, et je ne puis comprendre\nl'émotion qui se produit...\n\n-- Le voici, monsieur, répondit l'Anglais. Deux bâtiments de\ncommerce, le _Three Brothers _et le _Carnatic, _ont été pris, il y\na un mois environ, par Sacratif, et tout ce qui a survécu des deux\néquipages a été vendu sur les marchés de la Tripolitaine!\n\n-- Oh! répondit Nicolas Starkos, voilà une odieuse affaire, dont\nce Sacratif pourrait bien avoir à se repentir!\n\n-- C'est alors, reprit le Corfiote, qu'un certain nombre de\nnégociants se sont associés pour armer une corvette de guerre, une\nexcellente marcheuse, montée par un équipage de choix et commandée\npar un intrépide marin, le capitaine Stradena, qui va donner la\nchasse à ce Sacratif! Cette fois, il y a lieu d'espérer que le\npirate, qui tient en échec tout le commerce de l'Archipel,\nn'échappera pas à son sort!\n\n-- Ce sera difficile, en effet, répondit Nicolas Starkos.\n\n-- Et, ajouta le négociant anglais, si vous voyez la ville en\némoi, si toute la population s'est portée sur l'esplanade, c'est\npour assister à l'appareillage de la _Syphanta_ qui sera saluée de\nplusieurs milliers de hurrahs, quand elle descendra le canal de\nCorfou!»\n\nNicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu'il désirait savoir.\nIl remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de\nnouveau se mêler à la foule qui remplissait l'esplanade.\n\nCe qui avait été dit par ces Anglais et ces Corfiotes n'avait rien\nd'exagéré. Il n'était que trop vrai! Depuis quelques années, les\ndéprédations de Sacratif se manifestaient par des actes\nrévoltants. Nombre de navires de commerce de toutes nationalités\navaient été attaqués par ce pirate, aussi audacieux que\nsanguinaire. D'où venait-il? Quelle était son origine?\nAppartenait-il à cette race de forbans, issus des côtes de la\nBarbarie? Qui eût pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne\nl'avait jamais vu. Pas un n'était revenu de ceux qui s'étaient\ntrouvés sous le feu de ses canons, les uns tués, les autres\nréduits à l'esclavage. Les bâtiments qu'il montait, qui eût pu les\nsignaler? Il passait incessamment d'un bord à un autre. Il\nattaquait tantôt avec un rapide brick levantin, tantôt avec une de\nces légères corvettes qu'on ne pouvait vaincre à la course, et\ntoujours sous pavillon noir. Que, dans une de ces rencontres, il\nne fût pas le plus fort, qu'il eût à chercher son salut par la\nfuite, en présence de quelque redoutable navire de guerre, il\ndisparaissait soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin\nignoré de l'Archipel, aurait-on tenté de le rejoindre? Il\nconnaissait les plus secrètes passes de ces côtes, dont\nl'hydrographie laissait encore à désirer à cette époque.\n\nSi le pirate Sacratif était un bon marin, c'était aussi un\nterrible homme d'attaque. Toujours secondé par des équipages qui\nne reculaient devant rien, il n'oubliait jamais de leur donner,\naprès le combat, la «part du diable», c'est-à-dire quelques heures\nde massacre et de pillage. Aussi ses compagnons le suivaient-ils\npartout où il voulait les mener. Ils exécutaient ses ordres quels\nqu'ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui. La menace du\nplus effroyable supplice ne les eût pas fait dénoncer le chef, qui\nexerçait sur eux une véritable fascination. À de tels hommes,\nlancés à l'abordage, il est rare qu'un navire puisse résister,\nsurtout un bâtiment de commerce, auquel manquent les moyens\nsuffisants de défense.\n\nEn tout cas, si Sacratif, malgré toute son habileté, eût été\nsurpris par un navire de guerre, il se fût plutôt fait sauter que\nde se rendre. On racontait même que, dans une affaire de ce genre,\nles projectiles lui ayant manqué, il avait chargé ses canons avec\nles têtes fraîchement coupées aux cadavres qui jonchaient son\npont.\n\nTel était l'homme que la _Syphanta_ avait la mission de\npoursuivre, tel ce redoutable pirate, dont le nom exécré causait\ntant d'émotion dans la cité corfiote.\n\nBientôt, une détonation retentit. Une fumée s'éleva dans un vif\néclair au-dessus de terre-plein de la citadelle. C'était le coup\nde partance. La _Syphanta_ appareillait et allait descendre le\ncanal de Corfou, afin de gagner les parages méridionaux de la mer\nIonienne.\n\nToute la foule se porta sur la lisière de l'esplanade, vers la\nterrasse du monument de sir Maitland.\n\nNicolas Starkos, impérieusement entraîné par un sentiment plus\nintense peut-être que celui d'une simple curiosité, se trouva\nbientôt au premier rang des spectateurs.\n\nPeu à peu, sous la clarté de la lune, apparut la corvette avec ses\nfeux de position. Elle s'avançait en boulinant, afin d'enlever à\nla bordée le cap Bianco, qui s'allonge au sud de l'île. Un second\ncoup de canon partit de la citadelle, puis un troisième, auxquels\nrépondirent trois détonations qui illuminèrent les sabords de la\n_Syphanta_. Aux détonations succédèrent des milliers de hurrahs,\ndont les derniers arrivèrent à la corvette, au moment où elle\ndoublait la baie de Kardakio.\n\nPuis, tout retomba dans le silence. Peu à peu, la foule,\ns'écoulant à travers les rues du faubourg de Kastradès, eut laissé\nle champ libre aux rares promeneurs qu'un intérêt d'affaires ou de\nplaisir retenait sur l'esplanade.\n\nPendant une heure encore, Nicolas Starkos, toujours pensif,\ndemeura sur la vaste place d'armes, presque déserte. Mais le\nsilence ne devait être ni dans sa tête ni dans son coeur. Ses yeux\nbrillaient d'un feu que ses paupières ne parvenaient pas à\nmasquer. Son regard, comme par un mouvement involontaire, se\nportait dans la direction de cette corvette, qui venait de\ndisparaître derrière la masse confuse de l'île.\n\nLorsque onze heures sonnèrent à l'église de Saint-Spiridion,\nNicolas Starkos songea à rejoindre Skopélo au rendez-vous qu'il\nlui avait donné près du bureau de la Santé.\n\nIl remonta donc les rues du quartier qui se dirigent vers le Fort-\nNeuf, et bientôt il arriva sur le quai.\n\nSkopélo l'y attendait.\n\nLe capitaine de la sacolève alla à lui:\n\n«La corvette _Syphanta_ vient de partir! lui dit-il.\n\n-- Ah! fit Skopélo.\n\n-- Oui... pour donner la chasse à Sacratif!\n\n-- Elle ou une autre, qu'importe!» répondit simplement Skopélo, en\nmontrant le gig, qui se balançait, au pied de l'échelle, sur les\ndernières ondulations du ressac.\n\nQuelques instants après, l'embarcation accostait la _Karysta_, et\nNicolas Starkos sautait à bord en disant:\n\n«À demain, chez Elizundo!»\n\n\n\n\nVII\n\nL'inattendu\n\n\nLe lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos débarquait\nsur le môle et se dirigeait vers la maison de banque. Ce n'était\npas la première fois qu'il se présentait au comptoir, et il y\navait toujours été reçu comme un client dont les affaires ne sont\npoint à dédaigner.\n\nCependant, Elizundo le connaissait. Il devait savoir bien des\nchoses de sa vie. Il n'ignorait même pas qu'il fût le fils de\ncette patriote, dont il avait un jour parlé à Henry d'Albaret.\nMais personne ne savait et ne pouvait savoir ce qu'était le\ncapitaine de la _Karysta_.\n\nNicolas Starkos était évidemment attendu. Aussi fut-il reçu dès\nqu'il se présenta. En effet, la lettre arrivée quarante-huit\nheures auparavant et datée d'Arkadia, venait de lui. Il fut donc\nimmédiatement conduit au bureau où se tenait le banquier, qui prit\nla précaution d'en refermer la porte à clef. Elizundo et son\nclient étaient maintenant en présence l'un de l'autre. Personne ne\nviendrait les déranger. Nul n'entendrait ce qui allait être dit\ndans cet entretien.\n\n«Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la _Karysta_, en se\nlaissant tomber sur un fauteuil avec le sans-gêne d'un homme qui\nserait chez lui. Voilà bientôt six mois que je ne vous ai vu, bien\nque vous ayez eu souvent de mes nouvelles! Aussi, n'ai-je pas\nvoulu passer si près de Corfou, sans m'y arrêter, afin d'avoir le\nplaisir de vous serrer la main.\n\n-- Ce n'est pas pour me voir, ce n'est pas pour me faire des\namitiés que vous êtes venu, Nicolas Starkos, répondit le banquier\nd'une voix sourde. Que me voulez-vous?\n\n-- Eh! s'écria le capitaine, je reconnais bien là mon vieil ami\nElizundo! Rien aux sentiments, tout aux affaires! Il y a longtemps\nque vous avez dû fourrer votre coeur dans le tiroir le plus secret\nde votre caisse -- un tiroir dont vous avez perdu la clef!\n\n-- Voulez-vous me dire ce qui vous amène et pourquoi vous m'avez\nécrit? reprit Elizundo.\n\n-- Au fait vous avez raison, Elizundo! Pas de banalités! Soyons\nsérieux! Nous avons aujourd'hui de très graves intérêts à\ndiscuter, et ils ne souffrent aucun retard!\n\n-- Votre lettre me parle de deux affaires, reprit le banquier,\nl'une qui rentre dans la catégorie de nos rapports accoutumés,\nl'autre qui vous est purement personnelle.\n\n-- En effet, Elizundo.\n\n-- Eh bien, parlez, Nicolas Starkos! J'ai hâte de les connaître\ntoutes les deux!»\n\nOn le voit, le banquier s'exprimait très catégoriquement. Il\nvoulait, par là, mettre son visiteur en demeure de s'expliquer,\nsans se dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais, ce qui\ncontrastait avec la netteté de ces questions, c'était le ton un\npeu sourd dont elles étaient faites. Bien évidemment, de ces deux\nhommes, placés en face l'un de l'autre, ce n'était pas le banquier\nqui tenait la position.\n\nAussi, le capitaine de la _Karysta_ ne put-il cacher un demi-\nsourire, dont Elizundo, les yeux baissés, ne vit rien.\n\n«Laquelle des deux questions aborderons-nous d'abord? demanda\nNicolas Starkos.\n\n-- D'abord, celle qui vous est purement personnelle! répondit\nassez vivement le banquier.\n\n-- Je préfère commencer par celle qui ne l'est pas, répliqua le\ncapitaine d'un ton tranchant.\n\n-- Soit, Nicolas Starkos! De quoi s'agit-il?\n\n-- Il s'agit d'un convoi de prisonniers, dont nous devons prendre\nlivraison à Arkadia. Il y a là deux cent trente-sept têtes,\nhommes, femmes et enfants, qui vont être transportés à l'île de\nScarpanto, d'où je me charge de les conduire à la côte\nbarbaresque. Or, vous le savez, Elizundo, puisque nous avons\nsouvent fait des opérations de ce genre, les Turcs ne livrent leur\nmarchandise que contre argent ou contre du papier, à la condition\nqu'une bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens\ndonc vous demander votre signature, et je compte que vous voudrez\nbien l'accorder à Skopélo, quand il vous apportera les traites\ntoutes préparées. -- Cela ne fera aucune difficulté, n'est-il pas\nvrai?»\n\nLe banquier ne répondit pas, mais son silence ne pouvait être\nqu'un acquiescement à la demande du capitaine. Il y avait\nd'ailleurs des précédents qui l'engageaient.\n\n«Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas Starkos, que\nl'affaire ne sera pas mauvaise. Les opérations ottomanes prennent\nune mauvaise tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de\nfunestes conséquences pour les Turcs, puisque les puissances\neuropéennes s'en mêlent. S'ils doivent renoncer à la lutte, plus\nde prisonniers, plus de ventes, plus de profits. C'est pourquoi\nces derniers convois qu'on nous livre encore dans d'assez bonnes\nconditions, auront-ils acquéreurs à haut prix sur les côtes de\nl'Afrique. Ainsi donc, nous trouverons notre avantage à cette\naffaire, et vous, le vôtre, par conséquent. -- Je puis compter sur\nvotre signature?\n\n-- Je vous escompterai vos traites, répondit Elizundo, et n'aurai\npas de signature à vous donner.\n\n-- Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le capitaine, mais\nnous nous serions contentés de votre signature. Vous n'hésitiez\npas à la donner autrefois!\n\n-- Autrefois n'est pas aujourd'hui, dit Elizundo, et, aujourd'hui,\nj'ai des idées différentes sur tout cela!\n\n-- Ah! vraiment! s'écria le capitaine. À votre aise, après tout! -\n- Mais est-il donc vrai que vous cherchiez à vous retirer des\naffaires, comme je l'ai entendu dire?\n\n-- Oui, Nicolas Starkos! répondit le banquier d'une voix ferme,\net, en ce qui vous concerne, voici la dernière opération que nous\nferons ensemble... puisque vous tenez à ce que je la fasse!\n\n-- J'y tiens absolument, Elizundo», répondit Nicolas Starkos d'un\nton sec.\n\nPuis, il se leva, fit quelques tours dans le cabinet, mais sans\ncesser d'envelopper le banquier d'un regard peu obligeant.\nRevenant enfin se placer devant lui:\n\n«Maître Elizundo, dit-il d'un ton narquois, vous êtes donc bien\nriche, puisque vous songez à vous retirer des affaires?»\n\nLe banquier ne répondit pas.\n\n«Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous de ces millions que\nvous avez gagnés, vous ne les emporterez pas dans l'autre monde!\nCe serait un peu encombrant pour le dernier voyage! Vous parti, à\nqui iront-ils?»\n\nElizundo persista à garder le silence.\n\n«Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Starkos, à la belle\nHadjine Elizundo! Elle héritera de la fortune de son père! Rien de\nplus juste! Mais qu'en fera-t-elle? Seule, dans la vie, à la tête\nde tant de millions?»\n\nLe banquier se redressa, non sans quelque effort, et, rapidement,\nen homme qui fait un aveu dont le poids l'étouffe:\n\n«Ma fille ne sera pas seule! dit-il.\n\n-- Vous la marierez? répondit le capitaine. Et à qui, s'il vous\nplaît? Quel homme voudra d'Hadjine Elizundo, quand il connaîtra\nd'où vient en grande partie la fortune de son père? Et j'ajoute,\nquand elle-même le saura, à qui Hadjine Elizundo osera-t-elle\ndonner sa main?\n\n-- Comment le saurait-elle? reprit le banquier. Elle l'ignore\njusqu'ici, et qui le lui dira?\n\n-- Moi, s'il le faut!\n\n-- Vous?\n\n-- Moi! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de mes paroles,\nrépondit le capitaine de la _Karysta_ avec une impudence voulue,\ncar je ne reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette\nénorme fortune, c'est surtout par moi, par les opérations que nous\navons faites ensemble et dans lesquelles je risquais ma tête, que\nvous l'avez gagnée! C'est en trafiquant des cargaisons pillées,\ndes prisonniers achetés et vendus pendant la guerre de\nl'Indépendance, que vous avez encaissé ces gains, dont le montant\nse chiffre par millions! Eh bien, il n'est que juste que ces\nmillions me reviennent! Je suis sans préjugés, moi, vous le savez\ndu reste! Je ne vous demanderai pas l'origine de votre fortune! La\nguerre terminée, moi aussi, je me retirerai des affaires! Mais je\nne veux pas, non plus, être seul dans la vie, et j'entends,\ncomprenez-moi bien, j'entends qu'Hadjine Elizundo devienne la\nfemme de Nicolas Starkos!»\n\nLe banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait bien qu'il était\nentre les mains de cet homme, depuis longtemps son complice. Il\nsavait que le capitaine de la _Karysta_ ne reculerait devant rien\npour arriver à son but. Il ne doutait pas que, s'il le fallait, il\nne fût homme à raconter tout le passé de la maison de banque.\n\nPour répondre négativement à la demande de Nicolas Starkos, au\nrisque de provoquer un éclat, Elizundo n'avait plus qu'une chose à\ndire, et, non sans quelque hésitation, il la dit:\n\n«Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas Starkos, parce qu'elle\ndoit être la femme d'un autre!\n\n-- D'un autre! s'écria Nicolas Starkos. En vérité, je suis arrivé\nà temps! Ah! la fille du banquier Elizundo se marie?...\n\n-- Dans cinq jours!\n\n-- Et qui épouse-t-elle? demanda le capitaine, dont la voix\nfrémissait de colère.\n\n-- Un officier français.\n\n-- Un officier français! Sans doute, un de ces Philhellènes qui\nsont venus au secours de la Grèce?\n\n-- Oui!\n\n-- Et il se nomme?...\n\n-- Le capitaine Henry d'Albaret...\n\n-- Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas Starkos, qui\ns'approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je\nvous le répète, lorsque ce capitaine Henry d'Albaret saura qui\nvous êtes, il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre\nfille connaîtra la source de la fortune de son père, elle ne\npourra plus songer à devenir la femme de ce capitaine Henry\nd'Albaret! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd'hui,\ndemain il se rompra de lui-même, car demain les deux fiancés\nsauront tout!... Oui!... Oui!... de par le diable, ils le\nsauront!»\n\nLe banquier se releva encore une fois. Il regarda fixement le\ncapitaine de la _Karysta_ et, alors, d'un accent de désespoir,\nauquel il n'y avait point à se tromper:\n\n«Soit!... Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-il, et je ne serai\nplus une honte pour ma fille!\n\n-- Si, répondit le capitaine, vous le serez dans l'avenir comme\nvous l'êtes dans le présent, et votre mort ne fera jamais\nqu'Elizundo n'ait été le banquier des pirates de l'Archipel!»\n\nElizundo retomba, accablé, et ne put rien répondre, lorsque le\ncapitaine ajouta:\n\n«Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet\nHenry d'Albaret, pourquoi elle deviendra, qu'elle le veuille ou\nnon, la femme de Nicolas Starkos!»\n\nPendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en\nsupplications de la part de l'un, en menaces de la part de\nl'autre. Non certes, il ne s'agissait pas d'amour, lorsque Nicolas\nStarkos s'imposait à la fille d'Elizundo! Il ne s'agissait que des\nmillions dont cet homme voulait avoir l'entière possession, et\naucun argument ne le ferait fléchir.\n\nHadjine Elizundo n'avait rien su de cette lettre, qui annonçait\nl'arrivée du capitaine de la _Karysta; _mais, depuis ce jour, son\npère lui avait paru plus triste, plus sombre que d'habitude, comme\ns'il eût été accablé par quelque préoccupation secrète. Aussi,\nlorsque Nicolas Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne\nput se défendre d'en ressentir une inquiétude plus vive encore. En\neffet, elle connaissait ce personnage pour l'avoir vu venir\nplusieurs fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas\nStarkos lui avait toujours inspiré une répulsion dont elle ne se\nrendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d'une façon, qui\nne laissait pas de lui déplaire, bien qu'il ne lui eût jamais\nadressé que des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire un\ndes clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n'avait pas\nété sans observer qu'après les visites du capitaine de la\n_Karysta_, son père était toujours, et pendant quelque temps, en\nproie à une sorte de prostration, mêlée d'effroi. De là son\nantipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu'alors, contre\nNicolas Starkos.\n\nHadjine Elizundo n'avait point encore parlé de cet homme à Henry\nd'Albaret. Le lien qui l'unissait à la maison de banque ne pouvait\nêtre qu'un lien d'affaires. Or, des affaires d'Elizundo, dont elle\nignorait d'ailleurs la nature, il n'avait jamais été question dans\nleurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des\nrapports qui existaient, non seulement entre le banquier et\nNicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante\nfemme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu'il ne\nconnaissait que sous le seul nom d'Andronika.\n\nMais, ainsi qu'Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l'occasion\nde voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada\nReale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de\nrépulsion que la jeune fille. Seulement, étant donné sa nature\nvigoureuse et décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui\nd'une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions\nde se trouver en présence de cet homme, Xaris les eût plutôt\nrecherchées, à la condition «de pouvoir lui casser les reins,»\ncomme il le disait volontiers.\n\n«Je n'en ai pas le droit, évidemment, pensait-il, mais cela\nviendra peut-être!»\n\nDe tout cela, il résulte donc que la nouvelle visite du capitaine\nde la _Karysta_ au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni\npar Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut\nun soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après\nun entretien dont rien n'avait transpiré, eut quitté la maison et\nrepris le chemin du port.\n\nPendant une heure, Elizundo resta enfermé dans son cabinet. On ne\nl'y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient formels: ni\nsa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés\nexpressément. Or, comme la visite avait duré longtemps, cette\nfois, leur anxiété s'était accrue en raison du temps écoulé.\n\nTout à coup, la sonnette d'Elizundo se fit entendre -- un coup\ntimide, venant d'une main peu assurée.\n\nXaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui n'était plus\nrefermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.\n\nElizundo était toujours dans son fauteuil, à demi affaissé, l'air\nd'un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui-\nmême. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s'il eût eu quelque\npeine à le reconnaître, et, passant la main sur son front:\n\n«Hadjine?» dit-il d'une voix étouffée.\n\nXaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant après, la\njeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-ci, sans\nautre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d'une voix\naltérée par l'émotion:\n\n«Hadjine, il faut... il faut renoncer au mariage projeté avec le\ncapitaine Henry d'Albaret!\n\n-- Que dites-vous, mon père?... s'écria la jeune fille, que ce\ncoup imprévu atteignit en plein coeur.\n\n-- Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.\n\n-- Mon père, me direz-vous pourquoi vous reprenez votre parole, à\nlui et à moi? demanda la jeune fille. Je n'ai pas l'habitude de\ndiscuter vos volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les\ndiscuterai pas davantage, quelles qu'elles soient!... Mais, enfin,\nme direz-vous pour quelle raison je dois renoncer à épouser Henry\nd'Albaret?\n\n-- Parce qu'il faut, Hadjine... il faut que tu sois la femme d'un\nautre!» murmura Elizundo.\n\nSa fille l'entendit, si bas qu'il eût parlé.\n\n«Un autre! dit-elle, frappée non moins cruellement par ce second\ncoup que le premier. Et cet autre?...\n\n-- C'est le capitaine Starkos!\n\n-- Cet homme!... cet homme!»\n\nCes mots s'échappèrent involontairement des lèvres d'Hadjine qui\nse retint à la table pour ne pas tomber. Puis, dans un dernier\nmouvement de révolte que cette résolution provoquait en elle:\n\n«Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que vous me donnez,\nmalgré vous peut-être, quelque chose que je ne puis expliquer! Il\ny a un secret que vous hésitez à me dire!\n\n-- Ne me demande rien, s'écria Elizundo, rien!\n\n-- Rien?... mon père!... Soit!... Mais, si, pour vous obéir, je\npuis renoncer à devenir la femme d'Henry d'Albaret... dussé-je en\nmourir... je ne puis épouser Nicolas Starkos!... Vous ne le\nvoudriez pas!\n\n-- Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.\n\n-- Il y va de mon bonheur! s'écria la jeune fille.\n\n-- Et de mon honneur, à moi!\n\n-- L'honneur d'Elizundo peut-il dépendre d'un autre que de lui-\nmême? demanda Hadjine.\n\n-- Oui... d'un autre!... Et cet autre... c'est Nicolas Starkos!»\n\nCela dit, le banquier se leva, les yeux hagards, la figure\ncontractée, comme s'il allait être frappé de congestion. Hadjine,\ndevant ce spectacle, retrouva toute son énergie. Et, en vérité, il\nlui en fallut pour dire, en se retirant:\n\n«Soit mon père!... Je vous obéirai!»\n\nC'était sa vie à jamais brisée, mais elle avait compris qu'il y\navait quelque effroyable secret dans les rapports du banquier avec\nle capitaine de la _Karysta! _Elle avait compris qu'il était dans\nles mains de ce personnage odieux!... Elle se courba, elle se\nsacrifia!... L'honneur de son père exigeait ce sacrifice!\n\nXaris reçut la jeune fille entre ses bras, presque défaillante. Il\nla transporta dans sa chambre. Là, il sut d'elle tout ce qui\ns'était passé, à quel renoncement elle avait consenti!... Aussi,\nquel redoublement de haine se fit en lui contre Nicolas Starkos!\n\nUne heure après, selon son habitude, Henry d'Albaret se présentait\nà la maison de banque. Une des femmes de service lui répondit\nqu'Hadjine Elizundo n'était pas visible. Il demanda à voir le\nbanquier... Le banquier ne pouvait le recevoir. Il demanda à\nparler à Xaris... Xaris n'était pas au comptoir.\n\nHenry d'Albaret rentra à l'hôtel, extrêmement inquiet. Jamais\npareilles réponses ne lui avaient été faites. Il résolut de\nrevenir le soir et attendit dans une profonde anxiété.\n\nÀ six heures, on lui remit une lettre à son hôtel. Il regarda\nl'adresse et reconnut qu'elle était de la main même d'Elizundo.\nCette lettre ne contenait que ces lignes:\n\n«Monsieur Henry d'Albaret est prié de considérer comme non avenus\nles projets d'union formés entre lui et la fille du banquier\nElizundo. Pour des raisons qui lui sont tout à fait étrangères, ce\nmariage ne peut avoir lieu, et monsieur Henry d'Albaret voudra\nbien cesser ses visites à la maison de banque.\n\n«ELIZUNDO.»\n\nTout d'abord, le jeune officier ne comprit rien à ce qu'il venait\nde lire. Puis, il relut cette lettre... Il fut atterré. Que\ns'était-il donc passé chez Elizundo? Pourquoi ce revirement? La\nveille, il avait quitté la maison, où se faisaient encore les\npréparatifs de son mariage! Le banquier avait été avec lui ce\nqu'il était toujours! Quant à la jeune fille, rien n'indiquait que\nses sentiments eussent changé à son égard!\n\n«Mais aussi, la lettre n'est pas signée Hadjine! se répétait-il.\nElle est signée Elizundo!... Non! Hadjine n'a pas connu, ne\nconnaît pas ce que m'écrit son père!... C'est à son insu qu'il a\nmodifié ses projets!... Pourquoi?... Je n'ai donné aucun motif qui\nait pu... Ah! je saurai quel est l'obstacle qui se dresse entre\nHadjine et moi!»\n\nEt, puisqu'il ne pouvait plus être reçu dans la maison du\nbanquier, il lui écrivit, «ayant absolument le droit, disait-il,\nde connaître les raisons qui faisaient rompre ce mariage à la\nveille de s'accomplir».\n\nSa lettre resta sans réponse. Il en écrivit une autre, deux\nautres: même silence.\n\nCe fut alors à Hadjine Elizundo qu'il s'adressa. Il la suppliait,\nau nom de leur amour, de lui répondre, dût-elle le faire par un\nrefus de jamais le revoir!... Nulle réponse.\n\nIl est probable que sa lettre ne parvint pas à la jeune fille.\nHenry d'Albaret, du moins, dut le croire. Il connaissait assez son\ncaractère pour être sûr qu'elle lui aurait répondu.\n\nAlors, le jeune officier, désespéré, chercha à voir Xaris. Il ne\nquitta plus la Strada Reale. Il rôda pendant des heures entières\nautour de la maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, obéissant\npeut-être aux ordres du banquier, peut-être à la prière d'Hadjine,\nne sortait plus.\n\nAinsi se passèrent en vaines démarches les journées du 24 et du 25\noctobre. Au milieu d'angoisses inexprimables, Henry d'Albaret\ncroyait avoir atteint l'extrême limite de la souffrance!\n\nIl se trompait.\n\nEn effet, dans la journée du 26, une nouvelle se répandit, qui\nallait le frapper d'un coup plus terrible encore.\n\nNon seulement son mariage avec Hadjine Elizondo était rompu --\nrupture qui était maintenant connue de toute la ville -- mais\nHadjine Elizundo allait se marier avec un autre! Henry d'Albaret\nfut anéanti en apprenant cette nouvelle. Un autre que lui serait\nle mari d'Hadjine!\n\n«Je saurai quel est cet homme! s'écria-t-il. Celui-là, quel qu'il\nsoit, je le connaîtrai!... J'arriverai jusqu'à lui!... Je lui\nparlerai... et il faudra bien qu'il me réponde!»\n\nLe jeune officier ne devait pas tarder à apprendre quel était son\nrival. En effet, il le vit entrer dans la maison de banque; il le\nsuivit lorsqu'il en sortit; il l'épia jusqu'au port, où\nl'attendait son canot au pied du môle; il le vit regagner la\nsacolève, mouillée à une demi-encablure au large.\n\nC'était Nicolas Starkos, le capitaine de la _Karysta_.\n\nCela se passait le 27 octobre. Des renseignements précis qu'Henry\nd'Albaret put obtenir, il résultait que le mariage de Nicolas\nStarkos et d'Hadjine Elizundo était très prochain, car les\npréparatifs se faisaient avec une sorte de hâte. La cérémonie\nreligieuse avait été commandée à l'église de Saint-Spiridion pour\nle 30 du mois, c'est-à-dire à la date même, qui avait été\nantérieurement fixée au mariage d'Henry d'Albaret. Seulement, le\nfiancé, ce ne serait plus lui! Ce serait ce capitaine, qui venait\non ne sait d'où pour aller où l'on ne savait!\n\nAussi Henry d'Albaret, en proie à une fureur qu'il ne pouvait plus\nmaîtriser, était-il résolu à provoquer Nicolas Starkos, à l'aller\nchercher jusqu'au pied de l'autel. S'il ne le tuait pas, il serait\ntué, lui, mais au moins, il en aurait fini avec cette situation\nintolérable!\n\nEn vain se répétait-il que, si ce mariage se faisait, c'était avec\nl'assentiment d'Elizundo! En vain se disait-il que celui qui\ndisposait de la main d'Hadjine, c'était son père!\n\n«Oui, mais c'est contre son gré!... Elle subit une pression qui la\nlivre à cet homme!... Elle se sacrifie!»\n\nPendant la journée du 28 octobre, Henry d'Albaret essaya de\nrencontrer Nicolas Starkos. Il le guetta à son débarquement, il le\nguetta à l'entrée du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans deux\njours, cet odieux mariage serait accompli -- deux jours, pendant\nlesquels le jeune officier fit tout pour arriver jusqu'à la jeune\nfille ou pour se trouver en face de Nicolas Starkos!\n\nMais, le 29, vers six heures du soir, un fait inattendu se\nproduisit, qui allait précipiter le dénouement de cette situation.\n\nDans l'après-midi, le bruit se répandit que le banquier venait\nd'être frappé d'une congestion au cerveau. Et, en effet, deux\nheures après, Elizundo était mort.\n\n\n\n\nVIII\n\nVingt millions en jeu\n\n\nQuelles seraient les conséquences de cet événement, nul n'eût\nencore pu le prévoir. Henry d'Albaret, dès qu'il l'apprit, dut\ntout naturellement penser que ces conséquences ne pourraient que\nlui être favorables. En tout cas, c'était le mariage d'Hadjine\nElizundo ajourné. Bien que la jeune fille dût être sous le coup\nd'une douleur profonde, le jeune officier n'hésita pas à se\nprésenter à la maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni\nHadjine ni Xaris. Il n'avait donc plus qu'à attendre.\n\n«Si, en épousant ce capitaine Starkos, pensait-il, Hadjine se\nsacrifiait aux volontés de son père, ce mariage ne se fera pas,\nmaintenant que son père n'est plus!»\n\nCe raisonnement était juste. De là, cette déduction toute\nnaturelle, c'est que si les chances d'Henry d'Albaret s'étaient\naccrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminué.\n\nOn ne s'étonnera donc pas que, dès le lendemain, un entretien à ce\nsujet, provoqué par Skopélo, eût lieu à bord de la sacolève entre\nson capitaine et lui. C'était le second de la _Karysta_ qui, en\nrentrant à bord vers dix heures du matin, avait rapporté la\nnouvelle de la mort d'Elizundo -- nouvelle qui faisait grand bruit\npar la ville.\n\nOn aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux premiers mots que lui\nen dit Skopélo, allait s'abandonner à quelque mouvement de colère.\nIl n'en fut rien. Le capitaine savait se posséder et n'aimait\npoint à récriminer contre les faits accomplis.\n\n«Ah! Elizundo est mort? dit-il simplement.\n\n-- Oui!... Il est mort!\n\n-- Est-ce qu'il se serait tué? ajouta Nicolas Starkos à mi-voix,\ncomme s'il se fût parlé à lui-même.\n\n-- Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la réflexion du\ncapitaine, non! Les médecins ont constaté que le banquier Elizundo\nétait mort d'une congestion...\n\n-- Foudroyé?...\n\n-- À peu près. Il a immédiatement perdu connaissance et n'a pu\nprononcer une seule parole avant de mourir!\n\n-- Autant vaut qu'il en ait été ainsi, Skopélo!\n\n-- Sans contredit, capitaine, surtout si l'affaire d'Arkadia était\ndéjà terminée...\n\n-- Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos traites ont été\nescomptées, et, maintenant, tu pourras prendre, contre argent,\nlivraison du convoi de prisonniers.\n\n-- Eh! de par le diable, il était temps! s'écria le second. Mais,\ncapitaine, si cette opération est achevée, et l'autre?\n\n-- L'autre?... répondit tranquillement Nicolas Starkos. Eh bien!\nl'autre s'achèvera comme elle devait s'achever! Je ne vois pas ce\nqu'il y a de changé dans la situation! Hadjine Elizundo obéira à\nson père mort, comme elle eût obéi à son père vivant, et pour les\nmêmes raisons!\n\n-- Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n'avez point l'intention\nd'abandonner la partie?\n\n-- L'abandonner! s'écria Nicolas Starkos d'un ton qui indiquait sa\nferme volonté de briser tout obstacle. Dis donc, Skopélo, crois-tu\nqu'il y ait au monde un homme, un seul, qui consente à fermer la\nmain, quand il n'a qu'à l'ouvrir pour qu'il y tombe vingt\nmillions!\n\n-- Vingt millions! répéta Skopélo, qui souriait en hochant la\ntête. Oui! c'est bien à vingt millions que j'avais estimé la\nfortune de notre vieil ami Elizundo!\n\n-- Fortune nette, claire, en bonnes valeurs, reprit Nicolas\nStarkos, et dont la réalisation pourra se faire sans retard.\n\n-- Dès que vous en serez possesseur, capitaine, car maintenant,\ntoute cette fortune va revenir à la belle Hadjine...\n\n-- Qui, elle, me reviendra, à moi! Sois sans crainte, Skopélo!\nD'un mot je puis perdre l'honneur du banquier, et, après sa mort\ncomme avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu'à sa fortune!\nMais je ne dirai rien, je n'aurai rien à dire! La pression que\nj'exerçais sur son père, je l'exercerai toujours sur elle! Ces\nvingt millions, elle sera trop heureuse de les apporter en dot à\nNicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c'est que tu ne\nconnais pas le capitaine de la _Karysta!»_\n\nNicolas Starkos parlait avec une telle assurance, que son second,\nquoique peu enclin à se faire des illusions, se reprit à croire\nque l'événement de la veille n'empêcherait pas l'affaire de se\nconclure. Il n'y aurait qu'un retard, voilà tout.\n\nQuelle serait la durée de ce retard, c'était uniquement la\nquestion qui préoccupait Skopélo et même Nicolas Starkos, bien que\ncelui-ci n'en voulût point convenir. Il ne manqua pas d'assister,\nle lendemain, aux obsèques du riche banquier, qui furent faites\ntrès simplement et ne réunirent même qu'un petit nombre de\npersonnes. Là, il s'était rencontré avec Henry d'Albaret; mais,\nentre eux, il n'y avait eu que quelques regards d'échangés, rien\nde plus.\n\nPendant les cinq jours qui suivirent la mort d'Elizondo, le\ncapitaine de la _Karysta_ essaya vainement d'arriver jusqu'à la\njeune fille. La porte du comptoir était close à tous. Il semblait\nque la maison de banque fût morte avec le banquier.\n\nDu reste, Henry d'Albaret ne fut pas plus heureux que Nicolas\nStarkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par\nlettre. C'était à se demander si la jeune fille n'avait point\nquitté Corfou sous la protection de Xaris, qui ne se montrait\nnulle part.\n\nCependant, le capitaine de la _Karysta_, loin d'abandonner ses\nprojets, répétait volontiers que leur réalisation n'était que\nretardée. Grâce à lui, grâce aux manoeuvres de Skopélo, aux bruits\nque celui-ci répandait avec intention, le mariage de Nicolas\nStarkos et d'Hadjine Elizundo ne faisait de doute pour personne.\nIl fallait seulement attendre que les premiers temps du deuil\nfussent écoulés, et, peut-être aussi, que la situation financière\nde la maison eût été régulièrement établie.\n\nQuant à la fortune que laissait le banquier, on savait qu'elle\nétait énorme. Grossie, naturellement par les bavardages du\nquartier et les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être\nquintuplée. Oui! on affirmait qu'Elizondo ne laissait pas moins\nd'une centaine de millions! Et quelle héritière, cette jeune\nHadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main\nétait promise! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans\nses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l'île!\nAussi les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute de\nmieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans\nlaquelle il était entré tant d'argent, et où il devait en rester\ntant, puisqu'il en était si peu sorti!\n\nLa vérité, c'est que cette fortune était énorme. Elle se montait à\nprès de vingt millions, et, ainsi que l'avait dit Nicolas Starkos\nà Skopélo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs\nfacilement réalisables, non en propriétés foncières.\n\nCe fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que Xaris reconnut\navec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort du\nbanquier. Mais, ce qu'ils furent aussi amenés à reconnaître, ce\nfut par quels moyens cette fortune avait été gagnée. En effet,\nXaris avait assez l'habitude des affaires de banque pour se rendre\ncompte de ce qu'avait été le passé du comptoir, lorsque les livres\net les papiers eurent été mis à sa disposition. Elizundo avait,\nsans doute, l'intention de les détruire plus tard, mais la mort\nl'avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d'eux-mêmes.\n\nHadjine et Xaris ne savaient que trop, maintenant, d'où venaient\nces millions! Sur combien de trafics odieux, sur combien de\nmisères reposait toute cette richesse, ils n'avaient plus à\nl'apprendre! Voilà donc comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait\nElizundo! Il était son complice! Il pouvait le déshonorer d'un\nmot! Puis, s'il lui convenait de disparaître, il eût été\nimpossible de retrouver ses traces! Et c'était son silence qu'il\nfaisait payer au père en lui arrachant sa fille!\n\n«Le misérable!... le misérable! s'écriait Xaris.\n\n-- Tais-toi!» répondait Hadjine.\n\nEt il se taisait, car il sentait bien que ses paroles allaient\natteindre plus loin que Nicolas Starkos!\n\nCependant, cette situation ne pouvait tarder à se dénouer. Il\nfallait, d'ailleurs, qu'Hadjine Elizundo prît sur elle de\nprécipiter ce dénouement dans l'intérêt de tous.\n\nLe sixième jour après la mort d'Elizundo, vers sept heures du\nsoir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait à l'escalier du môle,\nétait prié de se rendre immédiatement à la maison de banque.\n\nDire que cette communication fut faite d'un ton aimable, ce serait\naller trop loin. Le ton de Xaris n'était rien moins qu'engageant,\nsa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de la\n_Karysta_. Mais celui-ci n'était pas homme à s'émouvoir de si peu,\net il suivit Xaris jusqu'au comptoir, où il fut aussitôt\nintroduit.\n\nPour les voisins, qui virent entrer Nicolas Starkos dans cette\nmaison, si obstinément fermée jusqu'alors, il n'était plus douteux\nque les chances ne fussent en sa faveur.\n\nNicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le cabinet de son\npère. Elle était assise devant le bureau, sur lequel se voyaient\nun grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine\ncomprit que la jeune fille avait dû se mettre au courant des\naffaires de la maison, et il ne se trompait pas. Mais connaissait-\nelle les rapports que le banquier avait eus avec les pirates de\nl'Archipel, voilà ce qu'il se demandait.\n\nÀ l'entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se leva -- ce qui la\ndispensait de lui offrir de s'asseoir -- et elle fit signe à Xaris\nde les laisser seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie\ngrave, ses yeux fatigués par l'insomnie, indiquaient, en toute sa\npersonne, une grande lassitude physique, mais nul abattement\nmoral. Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves\nconséquences pour tous ceux dont il serait question, son calme ne\ndevait pas l'abandonner un seul instant.\n\n«Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine, et je suis à vos\nordres. Pourquoi m'avez-vous fait demander?\n\n-- Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit la jeune fille, qui\nvoulait aller droit au but. Tout d'abord, j'ai à vous dire que ce\nprojet de mariage que m'imposait mon père, vous le savez bien,\ndoit être considéré comme rompu entre nous.\n\n-- Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos, je me bornerai à\nrépondre qu'en parlant ainsi, Hadjine Elizundo n'a peut-être pas\nréfléchi aux conséquences de ses paroles.\n\n-- J'ai réfléchi, répondit la jeune fille, et vous comprendrez que\nma résolution doit être irrévocable, puisque je n'ai plus rien à\napprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a\nfaites avec vous et les vôtres, Nicolas Starkos!»\n\nCe ne fut pas sans un vif déplaisir que le capitaine de la\n_Karysta_ reçut cette très nette réponse. Sans doute, il\ns'attendait bien à ce qu'Hadjine Elizundo lui notifiât son congé\nen bonne forme, mais il comptait aussi briser sa résistance, en\nlui apprenant ce qu'avait été son père et quels rapports le\nliaient à lui. Or, voici qu'elle savait tout. C'était donc une\narme, sa meilleure peut-être, qui se brisait dans sa main.\nToutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit d'un ton\nquelque peu ironique:\n\n«Ainsi, vous connaissez les affaires de la maison Elizundo, et,\nles connaissant, vous tenez ce langage?\n\n-- Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai toujours, parce\nque c'est mon devoir de le tenir!\n\n-- Dois-je donc croire, répondit Nicolas Starkos, que le capitaine\nHenry d'Albaret...\n\n-- Ne mêlez pas le nom d'Henry d'Albaret à tout ceci!» répliqua\nvivement Hadjine.\n\nPuis, plus maîtresse d'elle-même, et, pour empêcher toute\nprovocation qui eût pu survenir, elle ajouta:\n\n«Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais le capitaine\nd'Albaret ne consentira à s'unir à la fille du banquier Elizundo!\n\n-- Il sera difficile!\n\n-- Il sera honnête!\n\n-- Et pourquoi?\n\n-- Parce qu'on n'épouse pas une héritière dont le père a été le\nbanquier des pirates! Non! Un honnête homme ne peut accepter une\nfortune acquise d'une façon infâme!\n\n-- Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble que nous parlons là\nde choses absolument étrangères à la question qu'il s'agit de\nrésoudre!\n\n-- Cette question est résolue!\n\n-- Permettez-moi de vous faire observer que c'était le capitaine\nStarkos, non le capitaine d'Albaret, qu'Hadjine Elizundo devait\népouser! La mort de son père ne doit pas avoir plus changé ses\nintentions qu'elle n'a changé les miennes!\n\n-- J'obéissais à mon père, répondit Hadjine, je lui obéissais,\nsans rien savoir des motifs qui l'obligeaient à me sacrifier! Je\nsais, à présent, que je sauvais son honneur en lui obéissant!\n\n-- Eh bien, si vous savez... répondit Nicolas Starkos.\n\n-- Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la parole, je sais que\nc'est vous, son complice, qui l'avez entraîné dans ces affaires\nodieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de\nbanque, honorable avant vous! Je sais que vous avez dû le menacer\nde révéler publiquement son infamie, s'il refusait de vous donner\nsa fille! En vérité! avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos,\nqu'en consentant à vous épouser, je fisse autre chose que d'obéir\nà mon père?\n\n-- Soit, Hadjine Elizundo, je n'ai plus rien à vous apprendre!\nMais, si vous étiez soucieuse de l'honneur de votre père pendant\nsa vie, vous devez l'être tout autant après sa mort, et, pour peu\nque vous persistiez à ne pas tenir vos engagements envers moi...\n\n-- Vous direz tout, Nicolas Starkos! s'écria la jeune fille avec\nune telle expression de dégoût et de mépris qu'une sorte de\nrougeur monta au front de l'impudent personnage.\n\n-- Oui... tout! répliqua-t-il.\n\n-- Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos!\n\n-- Et pourquoi?\n\n-- Ce serait vous accuser vous-même!\n\n-- M'accuser, Hadjine Elizundo! Pensez-vous donc que ces affaires\naient été jamais faites sous mon nom? Vous imaginez-vous que ce\nsoit Nicolas Starkos qui coure l'Archipel et trafique des\nprisonniers de guerre? Non! En parlant, je ne me compromettrai\npas, et, si vous m'y forcez, je parlerai!»\n\nLa jeune fille regarda le capitaine en face. Ses yeux, qui avaient\ntoute l'audace de l'honnêteté, ne se baissèrent pas devant les\nsiens, si effrayants qu'ils fussent.\n\n«Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous désarmer d'un mot,\ncar ce n'est ni par sympathie ni par amour pour moi que vous avez\nexigé ce mariage! C'était simplement pour devenir possesseur de la\nfortune de mon père! Oui! je pourrais vous dire: Ce ne sont que\nces millions que vous voulez!... Eh bien, les voilà!... prenez-\nles!... partez!... et que je ne vous revoie jamais!... Mais je ne\ndirai pas cela, Nicolas Starkos!... Ces millions, dont j'hérite...\nvous ne les aurez pas!... Je les garderai!... J'en ferai l'usage\nqui me conviendra!... Non! vous ne les aurez pas!... Et\nmaintenant, sortez de cette chambre!... Sortez de cette maison!...\nSortez!»\n\nHadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute, semblait alors\nmaudire le capitaine, comme Andronika l'avait maudit, quelques\nsemaines avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce\njour-là, si Nicolas Starkos avait reculé devant le geste de sa\nmère, cette fois, il marcha résolument vers la jeune fille:\n\n«Hadjine Elizundo, dit-il à voix basse, oui! il me faut ces\nmillions!... D'une façon ou d'une autre, il me les faut... et je\nles aurai!\n\n-- Non!... et plutôt les anéantir, plutôt les jeter dans les eaux\ndu golfe! répondit Hadjine.\n\n-- Je les aurai, vous dis-je!... Je les veux!»\n\nNicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le bras. La colère\nl'égarait. Il n'était plus maître de lui. Son regard se troublait.\nIl eût été capable de la tuer!\n\nHadjine Elizundo vit tout cela en un instant. Mourir! Eh! que lui\nimportait maintenant! La mort ne l'eût point effrayée. Mais\nl'énergique jeune fille avait autrement disposé d'elle-même...\nElle s'était condamnée à vivre.\n\n«Xaris!» cria-t-elle.\n\nLa porte s'ouvrit. Xaris parut.\n\n«Xaris, chasse cet homme!»\n\nNicolas Starkos n'avait pas eu le temps de se retourner qu'il\nétait saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua. Il\nvoulut parler, crier... Il n'y parvint pas plus qu'il ne parvint à\nse dégager de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à\ndemi étouffé, hors d'état de rugir, il fut déposé à la porte de la\nmaison.\n\nLà, Xaris ne prononça que ces mots:\n\n«Je ne vous tue pas, parce qu'elle ne m'a pas dit de vous tuer!\nQuand elle me le dira, je le ferai!»\n\nEt il referma la porte.\n\nÀ cette heure, la rue était déjà déserte. Personne n'avait pu voir\nce qui venait de se passer, c'est-à-dire que Nicolas Starkos\nvenait d'être chassé de la maison du banquier Elizundo. Mais on\nl'avait vu y entrer, et cela suffisait. Il s'ensuit donc que,\nlorsque Henry d'Albaret apprit que son rival avait été reçu là où\non refusait de le recevoir, il dut penser, comme tout le monde,\nque le capitaine de la _Karysta_ était resté vis-à-vis de la jeune\nfille dans les conditions d'un fiancé.\n\nQuel coup cela fut pour lui! Nicolas Starkos, admis dans cette\nmaison d'où l'excluait une consigne impitoyable! Il fut tenté,\ntout d'abord, de maudire Hadjine, et qui ne l'eût fait à sa place?\nMais il parvint à se maîtriser, son amour l'emporta sur sa colère,\net, bien que les apparences fussent contre la jeune fille:\n\n«Non! non!... s'écria-t-il, cela n'est pas possible!... Elle... à\ncet homme!... Cela ne peut être!... Cela n'est pas!»\n\nCependant, malgré les menaces par lui faites à Hadjine Elizundo,\nNicolas Starkos, après avoir réfléchi, s'était décidé à se taire.\nDe ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne\nrien dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d'agir, et il\nserait toujours temps de le faire, plus tard, si les circonstances\nl'exigeaient.\n\nC'est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et lui. Il ne cacha\nrien au second de la _Karysta_ de ce qui s'était passé pendant sa\nvisite à Hadjine Elizundo. Skopélo l'approuva de ne rien dire et\nde se réserver, tout en observant que les choses ne prenaient\npoint une tournure favorable à leurs projets. Ce qui l'inquiétait\nsurtout, c'était que l'héritière ne voulût pas acheter leur\ndiscrétion en abandonnant l'héritage! Pourquoi? En vérité, il n'y\ncomprenait rien.\n\nPendant les jours suivants, jusqu'au 12 novembre, Nicolas Starkos\nne quitta pas son bord, même une heure. Il cherchait, il combinait\nles divers moyens qui pourraient le conduire à son but.\nD'ailleurs, il comptait un peu sur l'heureuse chance, qui l'avait\ntoujours servi pendant le cours de son abominable existence...\nCette fois-ci, il comptait à tort.\n\nDe son côté, Henry d'Albaret ne vivait pas moins à l'écart. Ses\ntentatives pour revoir la jeune fille, il n'avait pas cru devoir\nles renouveler. Mais il ne désespérait pas.\n\nLe 12, au soir, une lettre lui fut apportée à son hôtel. Un\npressentiment lui dit que cette lettre venait d'Hadjine Elizundo.\nIl l'ouvrit, il regarda la signature: il ne s'était pas trompé.\n\nCette lettre ne contenait que quelques lignes, écrites de la main\nde la jeune fille. Voici ce qu'elle disait:\n\n«Henry,\n\n«La mort de mon père m'a rendu ma liberté, mais vous devez\nrenoncer à moi! La fille du banquier Elizundo n'est pas digne de\nvous! Je ne serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable! mais je\nne puis être à vous, un honnête homme! Pardon et adieu!\n\n«HADJINE ELIZUNDO.»\n\nAu reçu de cette lettre, Henry d'Albaret, sans prendre le temps de\nréfléchir, courut à la maison de la Strada Reale...\n\nLa maison était fermée, abandonnée, déserte, comme si Hadjine\nElizundo l'eût quittée avec son fidèle Xaris pour n'y jamais\nrevenir.\n\n\n\n\nIX\n\nL'archipel en feu\n\n\nL'île de Scio, plus généralement appelée Chio depuis cette époque,\nest située dans la mer Égée, à l'ouest du golfe de Smyrne, près du\nlittoral de l'Asie Mineure. Avec Lesbos au nord, Samos au sud,\nelle appartient au groupe des Sporades, situé dans l'est de\nl'Archipel. Elle ne se développe pas sur moins de quarante lieues\nde périmètre. Le mont Pélinéen, maintenant mont Élias, qui la\ndomine, se dresse à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-\ndessus du niveau de la mer.\n\nDes principales villes que renferme cette île, Volysso, Pitys,\nDelphinium, Leuconia, Caucasa, Scio, sa capitale, est la plus\nimportante. C'était là que, le 30 octobre 1827, le colonel Fabvier\navait débarqué un petit corps expéditionnaire, dont l'effectif\ns'élevait à sept cents réguliers, deux cents cavaliers, quinze\ncents irréguliers à la solde des Sciotes, avec un matériel\ncomprenant dix obusiers et dix canons.\n\nL'intervention des puissances européennes, après le combat de\nNavarin, n'avait pas encore définitivement résolu la question\ngrecque. L'Angleterre, la France et la Russie ne voulaient, en\neffet, donner au nouveau royaume que les limites mêmes que\nl'insurrection n'avait jamais dépassées. Or, cette détermination\nne pouvait convenir au gouvernement hellénique. Ce qu'il exigeait,\nc'étaient, avec toute la Grèce continentale, la Crète et l'île de\nScio, nécessaires à son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis\nprenait la Crète pour objectif, Ducas, la terre ferme, Fabvier\ndébarquait à Maurolimena, dans l'île de Scio, à la date indiquée\nci-dessus.\n\nOn comprend que les Hellènes voulussent ravir aux Turcs cette île\nsuperbe, magnifique joyau de ce chapelet des Sporades. Son ciel,\nle plus pur de l'Asie Mineure, lui fait un climat merveilleux,\nsans chaleurs extrêmes, sans froids excessifs. Il la rafraîchit au\nsouffle d'une brise modérée, il la rend salutaire entre toutes les\nîles de l'Archipel. Aussi, dans un hymne attribué à Homère -- que\nScio revendique comme un de ses enfants -- le poète l'appelle la\n«très grasse». Vers l'ouest, elle distille des vins délicieux qui\nrivaliseraient avec les meilleurs crus de l'antiquité, et un miel\nqui peut le disputer à celui de l'Hymette. Vers l'est, elle fait\nmûrir des oranges et des citrons, dont la renommée se propage\njusqu'à l'Europe occidentale. Vers le sud, elle se couvre de ces\ndiverses espèces de lentisques qui produisent une précieuse gomme,\nle mastic, si employé dans les arts et même en médecine -- grande\nrichesse du pays. Enfin, dans cette contrée, bénie des dieux,\npoussent avec les figuiers, les dattiers, les amandiers, les\ngrenadiers, les oliviers, tous les plus beaux types arborescents\ndes zones méridionales de l'Europe.\n\nCette île, le gouvernement voulait donc l'englober dans le nouveau\nroyaume. C'est pourquoi le hardi Fabvier, en dépit de tous les\ndéboires dont il avait été abreuvé par ceux-là mêmes pour lesquels\nil venait verser son sang, s'était chargé de la conquérir.\n\nCependant, durant les derniers mois de cette année, les Turcs\nn'avaient cessé de continuer massacres et razzias à travers la\npéninsule hellénique, et cela, à la veille du débarquement, à\nNauplie, de Capo d'Istria. L'arrivée de ce diplomate devait mettre\nfin aux querelles intestines des Grecs et concentrer le\ngouvernement en une seule main. Mais, bien que la Russie dût\ndéclarer la guerre au sultan six mois après, et venir ainsi en\naide à la constitution du nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours\nla partie moyenne et les villes maritimes du Péloponnèse. Et si,\nhuit mois plus tard, le 6 juillet 1828, il se préparait à quitter\nle pays, auquel il avait fait tant de mal, si, en septembre de la\nmême année, il ne devait plus rester un seul Égyptien sur la terre\nde Grèce, ces hordes sauvages n'en allaient pas moins ravager la\nMorée pendant quelque temps encore.\n\nToutefois, puisque les Turcs ou leurs alliés occupaient certaines\nvilles du littoral, aussi bien dans le Péloponnèse que dans la\nCrète, on ne s'étonnera pas que les pirates fussent nombreux à\ncourir les mers avoisinantes. Si le mal qu'ils causaient aux\nnavires faisant le commerce d'une île à l'autre était\nconsidérable, ce n'était pas que les commandants de flottilles\ngrecques, les Miaoulis, les Canaris, les Tsamados, cessassent de\nles poursuivre; mais ces forbans étaient nombreux, infatigables,\net il n'y avait plus aucune sécurité à traverser ces parages. De\nla Crète à l'île de Métélin, de Rhodes à Nègrepont, l'Archipel\nétait en feu.\n\nEnfin, à Scio même, ces bandes, composées du rebut de toutes les\nnations, écumaient les alentours de l'île, et venaient en aide au\npacha, renfermé dans la citadelle, dont le colonel Fabvier allait\ncommencer le siège dans de détestables conditions.\n\nOn s'en souvient, les négociants des îles Ioniennes épouvantés de\ncet état de choses commun à toutes les Échelles du Levant,\ns'étaient associés pour armer une corvette, destinée à donner la\nchasse aux pirates. Aussi, depuis cinq semaines, la _Syphanta_\navait-elle quitté Corfou, afin de rallier les mers de l'Archipel.\nDeux ou trois affaires, dont elle s'était heureusement tirée, la\ncapture de plusieurs navires, à bon droit suspects, ne pouvaient\nque l'encourager à poursuivre résolument son oeuvre. Signalé à\nmaintes reprises dans les eaux de Psara, de Scyros, de Zéa, de\nLemnos, de Paros, de Santorin, son commandant Stradena remplissait\nsa tâche avec non moins de hardiesse que de bonheur. Seulement, il\nne semblait pas qu'il eût encore pu rencontrer cet insaisissable\nSacratif, dont l'apparition était toujours marquée par les plus\nsanglantes catastrophes. On entendait souvent parler de lui, on ne\nle voyait jamais.\n\nOr, il y avait quinze jours au plus, vers le 13 novembre, la\n_Syphanta_ venait d'être aperçue aux environs de Scio. À cette\ndate, le port de l'île reçut même une de ses prises, et Fabvier\nfit prompte justice de son équipage de pirates.\n\nMais, depuis cette époque, plus de nouvelles de la corvette.\nPersonne ne pouvait dire dans quels parages elle traquait\nactuellement les écumeurs de l'Archipel. On avait même lieu d'être\ninquiet sur son compte. Jusqu'alors, en effet, dans ces mers\nresserrées, toutes semées d'îles, et par conséquent de points de\nrelâche, il était rare que plusieurs jours s'écoulassent sans que\nsa présence n'eût été signalée.\n\nC'est dans ces circonstances, que, le 27 novembre, Henry d'Albaret\narriva à Scio, huit jours après avoir quitté Corfou. Il y venait\nrejoindre son ancien commandant, afin de continuer sa campagne\ncontre les Turcs.\n\nLa disparition d'Hadjine Elizundo l'avait frappé d'un coup\nterrible. Ainsi, la jeune fille repoussait Nicolas Starkos comme\nun misérable indigne d'elle, et elle se refusait à celui qu'elle\navait accepté, comme étant indigne de lui! Quel mystère y avait-il\ndans tout cela? Où fallait-il le chercher? Dans sa vie, à elle, si\ncalme, si pure? Non, évidemment! Était-ce dans la vie de son père?\nMais qu'y avait-il donc de commun entre le banquier Elizundo et le\ncapitaine Nicolas Starkos?\n\nÀ ces questions, qui eût pu répondre? La maison de banque était\nabandonnée. Xaris lui-même avait dû la quitter en même temps que\nla jeune fille. Henry d'Albaret ne pouvait compter que sur lui\nseul pour découvrir ces secrets de la famille Elizundo.\n\nIl eut alors la pensée de fouiller la ville de Corfou, puis l'île\nentière. Peut-être Hadjine y avait-elle cherché refuge en quelque\nendroit ignoré? On compte, en effet, un certain nombre de\nvillages, disséminés à la surface de l'île, où il est facile de\ntrouver un abri sûr. Pour qui veut se dérober au monde et se faire\noublier, Benizze, Santa Decca, Leucimne, vingt autres, offrent de\ntranquilles retraites. Henry d'Albaret se jeta sur toutes les\nroutes, il chercha jusque dans les moindres hameaux quelque trace\nde la jeune fille: il ne trouva rien.\n\nUn indice, alors, lui donna à supposer qu'Hadjine Elizundo avait\ndû quitter l'île de Corfou. En effet, au petit port d'Alipa, dans\nl'ouest-nord-ouest de l'île, on lui apprit qu'un léger speronare\nvenait récemment de prendre la mer, après avoir attendu deux\npassagers pour le compte desquels il avait été secrètement frété.\n\nMais ce n'était là qu'un indice bien vague. D'ailleurs, certaines\nconcordances de faits et de dates vinrent bientôt donner au jeune\nofficier un nouveau sujet de craintes.\n\nEn effet, lorsqu'il fut de retour à Corfou, il apprit que la\nsacolève, elle aussi, avait quitté le port. Et, ce qui ressortait\nde plus grave, c'est que ce départ s'était effectué le jour même\noù Hadjine Elizundo avait disparu. Devait-on voir un lien entre\nces deux événements? La jeune fille, attirée dans quelque piège en\nmême temps que Xaris, avait-elle été enlevée par force? N'était-\nelle pas maintenant au pouvoir du capitaine de la _Karysta_?\n\nCette pensée brisa le coeur d'Henry d'Albaret. Mais que faire? En\nquel point du monde rechercher Nicolas Starkos? Au vrai, qu'était-\nil, cet aventurier? La _Karysta_, venue on ne sait d'où, partie\npour on ne sait où, pouvait à bon droit passer à l'état de\nbâtiment suspect! Toutefois, dès qu'il fut redevenu maître de lui-\nmême, le jeune officier repoussa bien loin cette pensée. Puisque\nHadjine Elizundo se déclarait indigne de lui, puisqu'elle ne\nvoulait pas le revoir, quoi de plus naturel d'admettre qu'elle\ns'était volontairement éloignée sous la protection de Xaris.\n\nEh bien, s'il en était ainsi, Henry d'Albaret saurait la\nretrouver. Peut-être son patriotisme l'avait-il poussée à prendre\npart à cette lutte où s'agitait le sort de son pays? Peut-être,\ncette énorme fortune, dont elle était libre de disposer, avait-\nelle voulu la mettre au service de la guerre de l'Indépendance?\nPourquoi n'aurait-elle pas suivi, sur le même théâtre, les\nBobolina, les Modena, les Andronika et tant d'autres, pour\nlesquelles son admiration était sans bornes?\n\nAussi, Henry d'Albaret, bien certain qu'Hadjine Elizundo ne se\ntrouvait plus à Corfou, se décida-t-il à reprendre sa place dans\nle corps des Philhellènes. Le colonel Fabvier était à Scio avec\nses réguliers. Il résolut d'aller le rejoindre. Il quitta les îles\nIoniennes, traversa la Grèce du Nord, passa les golfes de Patras\net de Lépante, s'embarqua au golfe d'Égine, échappa, non sans\npeine, à quelques pirates qui écumaient la mer des Cyclades, et\narriva à Scio, après une rapide traversée.\n\nFabvier fit au jeune officier un cordial accueil, qui prouvait\ncombien il le tenait en haute estime. Ce hardi soldat voyait en\nlui, non seulement un dévoué compagnon d'armes, mais un ami sûr,\nauquel il pouvait confier ses ennuis, et ils étaient grands.\nL'indiscipline des irréguliers, qui formaient un chiffre important\ndans le corps expéditionnaire, la solde mal et même non payée, les\nembarras suscités par les Sciotes eux-mêmes, tout cela gênait et\nretardait ses opérations.\n\nCependant le siège de la citadelle de Scio était commencé.\nToutefois, Henry d'Albaret arriva assez à temps pour prendre part\naux travaux d'approche. À deux reprises, les puissances alliées\nenjoignirent au colonel Fabvier de cesser ses préparatifs; le\ncolonel, ouvertement soutenu par le gouvernement hellénique, ne\ntint aucun compte de ces injonctions et continua imperturbablement\nson oeuvre.\n\nBientôt, ce siège fut converti en une sorte de blocus, mais si\ninsuffisamment fermé que les provisions et les munitions purent\ntoujours être reçues par les assiégés. Quoi qu'il en soit, peut-\nêtre Fabvier serait-il parvenu à s'emparer de la citadelle, si son\narmée, que la famine affaiblissait de jour en jour, ne se fût\nrépandue dans l'île pour piller et se nourrir. Or, ce fut dans ces\nconditions qu'une flotte ottomane, composée de cinq vaisseaux, put\nforcer le port de Scio et apporter aux Turcs un renfort de deux\nmille cinq cents hommes. Il est vrai que, peu de temps après,\nMiaoulis apparut avec son escadre pour venir en aide au colonel\nFabvier, mais trop tard, et il dut se retirer.\n\nAvec l'amiral grec étaient arrivés quelques bâtiments sur lesquels\ns'étaient embarqués un certain nombre de volontaires, destinés à\nrenforcer le corps expéditionnaire de Scio.\n\nUne femme s'était jointe à eux.\n\nAprès avoir lutté jusqu'à la dernière heure contre les soldats\nd'Ibrahim dans le Péloponnèse, Andronika, qui avait été du début,\nvoulait aussi être de la fin de la guerre. C'est pourquoi elle\nétait venue à Scio, résolue, s'il le fallait, à se faire tuer dans\ncette île, que les Grecs prétendaient rattacher à leur nouveau\nroyaume. C'eût été, pour elle, comme une compensation du mal que\nson indigne fils avait fait en ces lieux mêmes, lors des\népouvantables massacres de 1822.\n\nÀ cette époque, le sultan avait lancé contre Scio cet arrêt\nterrible: feu, fer, esclavage. Le capitan-pacha, Kara-Ali, fut\nchargé de l'exécuter. Il l'accomplit. Ses hordes sanguinaires\nprirent pied dans l'île. Hommes au-dessus de douze ans, femmes au-\ndessus de quarante, furent impitoyablement massacrés. Le reste,\nréduit en esclavage, devait être emporté sur les marchés de Smyrne\net de la Barbarie. L'île entière fut ainsi mise à feu et à sang\npar la main de trente mille Turcs.\n\nVingt-trois mille Sciotes avaient été tués. Quarante-sept mille\nfurent destinés à être vendus.\n\nC'est alors qu'intervint Nicolas Starkos. Ses compagnons et lui,\naprès avoir pris leur part des tueries et du pillage, se firent\nles principaux courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un\ntroupeau humain à l'avidité ottomane. Ce furent les navires de ce\nrenégat, qui servirent à transporter des milliers de malheureux\nsur les côtes de l'Asie-Mineure et de l'Afrique. C'est par suite\nde ces odieuses opérations que Nicolas Starkos avait été mis en\nrapport avec le banquier Elizundo. De là, d'énormes bénéfices,\ndont la plus grande somme revint au père d'Hadjine.\n\nOr, Andronika ne savait que trop quelle part Nicolas Starkos avait\nprise aux massacres de Scio, quel rôle il avait joué dans ces\népouvantables circonstances. C'est pourquoi elle avait voulu venir\nlà où elle eût été cent fois maudite, si on eût su qu'elle était\nla mère de ce misérable. Il lui semblait que de combattre dans\ncette île, que de verser son sang pour la cause des Sciotes, ce\nserait comme une réparation, comme une expiation suprême des\ncrimes de son fils.\n\nMais, du moment qu'Andronika avait débarqué à Scio, il était\ndifficile qu'Henry d'Albaret et elle ne se rencontrassent pas un\njour ou l'autre. En effet, quelque temps après son arrivée, le 15\njanvier, Andronika se trouva inopinément en présence du jeune\nofficier qui l'avait sauvée sur le champ de bataille de Chaidari.\n\nCe fut elle qui alla à lui, ouvrant ses bras et s'écriant:\n\n«Henry d'Albaret!\n\n-- Vous!... Andronika!... Vous! dit le jeune officier. Vous... que\nje retrouve ici?\n\n-- Oui! répondit-elle. Ma place n'est-elle pas là où il y a encore\nà lutter contre les oppresseurs?\n\n-- Andronika, répondit Henry d'Albaret, soyez fière de votre pays!\nSoyez fière de ses enfants qui l'ont défendu avec vous! Avant peu,\nil n'y aura plus un seul soldat turc sur le sol de la Grèce!\n\n-- Je le sais, Henry d'Albaret, et que Dieu me conserve la vie\njusqu'à ce jour!»\n\nEt alors Andronika fut amenée à dire ce qu'avait été son existence\ndepuis que tous les deux s'étaient séparés après la bataille de\nChaidari. Elle raconta son voyage au Magne, son pays natal,\nqu'elle avait voulu revoir une dernière fois, puis sa réapparition\nà l'armée du Péloponnèse, enfin son arrivée à Scio.\n\nDe son côté, Henry d'Albaret lui apprit dans quelles conditions il\nétait revenu à Corfou, quels avaient été ses rapports avec le\nbanquier Elizundo, son mariage décidé et rompu, la disparition\nd'Hadjine qu'il ne désespérait pas de retrouver un jour.\n\n«Oui, Henry d'Albaret, répondit Andronika, si vous ignorez encore\nquel mystère pèse sur la vie de cette jeune fille, cependant, elle\nne peut être que digne de vous! Oui! Vous la reverrez, et vous\nserez heureux comme tous deux vous méritez de l'être!\n\n-- Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry d'Albaret, est-ce que\nvous ne connaissiez pas le banquier Elizundo?\n\n-- Non, répondit Andronika. Comment le connaîtrais-je et pourquoi\nme faites-vous cette question?\n\n-- C'est que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de prononcer votre\nnom devant lui, répondit le jeune officier, et ce nom attirait son\nattention d'une façon assez singulière. Un jour, il m'a demandé si\nje savais ce que vous étiez devenue depuis notre séparation.\n\n-- Je ne le connais pas, Henry d'Albaret, et le nom du banquier\nElizundo n'a même jamais été prononcé devant moi!\n\n-- Alors il y a là un mystère que je ne puis m'expliquer et qui ne\nme sera jamais dévoilé, sans doute, puisque Elizundo n'est plus!»\n\nHenry d'Albaret était resté silencieux. Ses souvenirs de Corfou\nlui étaient revenus. Il se reprenait à songer à tout ce qu'il\navait souffert, à tout ce qu'il devait souffrir encore loin\nd'Hadjine!\n\nPuis, s'adressant à Andronika:\n\n«Et lorsque cette guerre sera finie, que comptez vous devenir? lui\ndemanda-t-il.\n\n-- Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer de ce monde,\nrépondit-elle, de ce monde où j'ai le remords d'avoir vécu!\n\n-- Le remords, Andronika?\n\n-- Oui!»\n\nEt ce que cette mère voulait dire, c'est que sa vie seule avait\nété un mal, puisqu'un pareil fils était né d'elle!\n\nMais, chassant cette idée, elle reprit:\n\n«Quant à vous, Henry d'Albaret, vous êtes jeune et Dieu vous\nréserve de longs jours! Employez-les donc à retrouver celle que\nvous avez perdue... et qui vous aime!\n\n-- Oui, Andronika, et je la chercherai partout, comme, partout\naussi, je chercherai l'odieux rival qui est venu se jeter entre\nelle et moi!\n\n-- Quel était cet homme? demanda Andronika.\n\n-- Un capitaine, commandant je ne sais quel navire suspect,\nrépondit Henry d'Albaret, et qui a quitté Corfou aussitôt après la\ndisparition d'Hadjine!\n\n-- Et il se nomme?...\n\n-- Nicolas Starkos!\n\n-- Lui!...»\n\nUn mot de plus, son secret lui échappait, et Andronika se disait\nla mère de Nicolas Starkos! Ce nom, prononcé si inopinément par\nHenry d'Albaret, avait été pour elle comme un épouvantement. Si\nénergique qu'elle fût, elle venait de pâlir affreusement au nom de\nson fils. Ainsi donc, tout le mal fait au jeune officier, à celui\nqui l'avait sauvée au risque de sa vie, tout ce mal venait de\nNicolas Starkos! Mais Henry d'Albaret n'avait pas été sans se\nrendre compte de l'effet que ce nom de Starkos venait de produire\nsur Andronika. On comprend qu'il voulut la presser sur ce point.\n\n«Qu'avez-vous?... Qu'avez-vous? s'écria-t-il. Pourquoi ce trouble\nau nom du capitaine de la _Karysta?..._ Parlez!... parlez!...\nConnaissez-vous donc celui qui le porte?\n\n-- Non... Henry d'Albaret, non! répondit Andronika, qui balbutiait\nmalgré elle.\n\n-- Si!... Vous le connaissez!... Andronika, je vous supplie de\nm'apprendre quel est cet homme... ce qu'il fait... où il est en ce\nmoment... où je pourrais le rencontrer!\n\n-- Je l'ignore!\n\n-- Non... Vous ne l'ignorez pas!... Vous le savez, Andronika, et\nvous refusez de me le dire... à moi... à moi!... Peut-être, d'un\nseul mot vous pouvez me lancer sur sa trace... peut-être sur celle\nd'Hadjine... et vous refusez de parler!\n\n-- Henry d'Albaret, répondit Andronika d'une voix dont la fermeté\nne devait plus se démentir, je ne sais rien!... J'ignore où est ce\ncapitaine!... Je ne connais pas Nicolas Starkos!»\n\nCela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta sous le coup\nd'une profonde émotion. Mais, depuis ce moment, quelque effort\nqu'il fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute,\nelle avait abandonné Scio pour retourner sur la terre de Grèce.\nHenry d'Albaret dut renoncer à tout espoir de la retrouver.\n\nD'ailleurs, la campagne du colonel Fabvier devait bientôt prendre\nfin, sans avoir amené aucun résultat.\n\nEn effet, la désertion n'avait pas tardé à se mettre dans le corps\nexpéditionnaire. Les soldats, malgré les supplications de leurs\nofficiers, désertaient et s'embarquaient pour quitter l'île. Les\nartilleurs, sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus spécialement\ncompter, abandonnaient leurs pièces. Il n'y avait plus rien à\nfaire en face d'un tel découragement, qui atteignait jusqu'aux\nmeilleurs!\n\nIl fallut donc lever le siège et revenir à Syra, où s'était\norganisée cette malheureuse expédition. Là, pour prix de son\nhéroïque résistance, le colonel Fabvier ne devait recueillir que\ndes reproches, que des témoignages de la plus noire ingratitude.\n\nQuant à Henry d'Albaret, il avait formé le dessein de quitter Scio\nen même temps que son chef. Mais vers quel point de l'Archipel\nporterait-il ses recherches? Il ne le savait pas encore, lorsqu'un\nfait inattendu vint faire cesser ses hésitations.\n\nLa veille du jour où il allait s'embarquer pour la Grèce, une\nlettre lui arriva par la poste de l'île.\n\nCette lettre, timbrée de Corinthe, adressée au capitaine Henry\nd'Albaret, ne contenait que cet avis:\n\n«Il y a une place à prendre dans l'état-major de la corvette\n_Syphanta_, de Corfou. Conviendrait-il au capitaine d'Albaret\nd'embarquer à son bord et de continuer la campagne commencée\ncontre Sacratif et les pirates de l'Archipel?\n\n«La _Syphanta_, pendant les premiers jours de mars, se tiendra\ndans les eaux du cap Anapomera, au nord de l'île, et son canot\nrestera en permanence dans l'anse d'Ora, au pied du cap.\n\n«Que le capitaine Henry d'Albaret fasse ce que lui commandera son\npatriotisme!»\n\nNulle signature. Écriture inconnue. Rien qui pût indiquer au jeune\nofficier de quelle part venait cette lettre.\n\nEn tout cas, c'étaient là des nouvelles de la corvette, dont on\nn'entendait plus parler depuis quelque temps. C'était aussi, pour\nHenry d'Albaret, l'occasion de reprendre son métier de marin.\nC'était enfin la possibilité de poursuivre Sacratif, peut-être\nd'en débarrasser l'Archipel, peut-être aussi -- et cela ne fut pas\nsans influencer sa résolution -- une chance de rencontrer dans ces\nmers Nicolas Starkos et la sacolève.\n\nLe parti d'Henry d'Albaret fut donc immédiatement arrêté: accepter\nla proposition que lui faisait ce billet anonyme. Il prit congé du\ncolonel Fabvier, au moment où celui-ci s'embarquait pour Syra;\npuis, il fréta une légère embarcation et se dirigea vers le nord\nde l'île.\n\nLa traversée ne pouvait être longue, surtout avec un vent de terre\nqui soufflait du sud-ouest. L'embarcation passa devant le port de\nColoquinta, entre les îles Anossai et le cap Pampaca. À partir de\nce cap, elle se dirigea vers celui d'Ora et prolongea la côte, de\nmanière à gagner l'anse du même nom. Ce fut là qu'Henry d'Albaret\ndébarqua dans l'après-midi du 1er mars.\n\nUn canot l'attendait, amarré au pied des roches. Au large, une\ncorvette était en panne.\n\n«Je suis le capitaine d'Albaret, dit le jeune officier au\nquartier-maître, qui commandait l'embarcation.\n\n-- Le capitaine Henry d'Albaret veut-il rallier le bord? demanda\nle quartier-maître.\n\n-- À l'instant.»Le canot déborda. Enlevé par ses six avirons, il\neut rapidement franchi la distance qui le séparait de la corvette\n-- un mille au plus. Dès qu'Henry d'Albaret fut arrivé à la coupée\nde la _Syphanta_ par la hanche de tribord, un long sifflet se fit\nentendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bientôt suivi\nde deux autres. Au moment où le jeune officier mettait pied sur le\npont, tout l'équipage, rangé comme à une revue d'honneur, lui\nprésenta les armes, et les couleurs corfiotes furent hissées à\nl'extrémité de la corne de brigantine.\n\nLe second de la corvette s'avança alors, et, d'une voix forte,\nafin d'être entendu de tous:\n\n«Les officiers et l'équipage de la _Syphanta_, dit-il, sont\nheureux de recevoir à son bord le commandant Henry d'Albaret!»\n\n\n\n\nX\n\nCampagne dans l'archipel\n\n\nLa _Syphanta_, corvette de deuxième rang, portait en batterie\nvingt-deux canons de 24, et, sur le pont -- bien que ce fût rare\nalors pour les navires de cette classe -- six caronades de 12.\nÉlancée de l'étrave, fine de l'arrière, les façons bien relevées,\nelle pouvait rivaliser avec les meilleurs bâtiments de l'époque.\nNe fatiguant pas, sous n'importe quelle allure, douce au roulis,\nmarchant admirablement au plus près comme tous les bons voiliers,\nelle n'eût pas été gênée de tenir, par des brises à un ris,\njusqu'à ses cacatois. Son commandant, si c'était un hardi marin,\npouvait faire de la toile sans rien craindre. La _Syphanta_ n'eût\npas plus chaviré qu'une frégate. Elle eût cassé sa mâture plutôt\nque de sombrer sous voiles. De là, cette possibilité de lui\nimprimer, même avec forte mer, une excessive vitesse. De là,\naussi, bien des chances pour qu'elle réussît dans l'aventureuse\ncroisière, à laquelle l'avaient destinée ses armateurs, ligués\ncontre les pirates de l'Archipel.\n\nBien que ce ne fût point un navire de guerre, en ce sens qu'elle\nétait la propriété, non d'un État, mais de simples particuliers,\nla _Syphanta_ était militairement commandée. Ses officiers, son\néquipage, eussent fait honneur à la plus belle corvette de la\nFrance ou du Royaume-Uni. Même régularité de manoeuvres, même\ndiscipline à bord, même tenue en navigation comme en relâche. Rien\ndu laisser-aller d'un bâtiment armé en course, où la bravoure des\nmatelots n'est pas toujours réglementée comme l'exigerait le\ncommandant d'un bâtiment de la marine militaire.\n\nLa _Syphanta_ avait deux cent cinquante hommes portés à son rôle\nd'équipage, pour une bonne moitié Français, Ponantais ou\nProvençaux, pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes.\nC'étaient des gens habiles à la manoeuvre, solides au combat,\nmarins dans l'âme, sur lesquels on pouvait absolument compter: ils\navaient fait leurs preuves. Quartiers-maîtres, seconds et premiers\nmaîtres dignes de leurs fonctions étaient d'intermédiaires entre\nl'équipage et les officiers. Pour état-major, quatre lieutenants,\nhuit enseignes, également d'origine corfiote, anglaise ou\nfrançaise, et un second. Celui-ci, le capitaine Todros, c'était un\nvieux routier de l'Archipel, très pratique de ces mers, dont la\ncorvette devait parcourir les parages les plus reculés. Pas une\nîle qui ne lui fût connue en toutes ses baies, golfes, anses et\ncriques. Pas un îlot, dont la situation n'eût déjà été relevée par\nlui dans ses précédentes campagnes. Pas un brassiage, dont la\nvaleur ne fût cotée dans sa tête, avec autant de précision que sur\nses cartes.\n\nCet officier, âgé d'une cinquantaine d'années, Grec originaire\nd'Hydra, ayant déjà servi sous les ordres des Canaris et des\nTomasis, devait être un précieux auxiliaire pour le commandant de\nla _Syphanta_.\n\nTout ce début de la croisière dans l'Archipel, la corvette l'avait\nfait sous les ordres du capitaine Stradena. Les premières semaines\nde navigation furent assez heureuses, ainsi qu'il a été dit.\nBâtiments détruits, prises importantes, c'était là bien commencer.\nMais la campagne ne se fit pas sans des pertes très sensibles au\ndétriment de l'équipage et du corps des officiers. Si, pendant\nassez longtemps, on fut sans nouvelles de la _Syphanta_, c'est\nque, le 27 février, elle avait eu un combat à soutenir contre une\nflottille de pirates, au large de Lemnos.\n\nCe combat avait non seulement coûté une quarantaine d'hommes, tués\nou blessés, mais le commandant Stradena, frappé mortellement par\nun boulet, était tombé sur son banc de quart.\n\nLe capitaine Todros prit alors le commandement de la corvette;\npuis, après s'être assuré la victoire, il rallia le port d'Égine,\nafin de faire d'urgentes réparations à sa coque et à sa mâture.\n\nLà, quelques jours après l'arrivée de la _Syphanta_, on apprit,\nnon sans surprise, qu'elle venait d'être achetée, à un très haut\nprix, pour le compte d'un banquier de Raguse, dont le fondé de\npouvoirs vint à Égine régulariser les papiers du bord. Tout cela\nse fit sans qu'aucune contestation pût être soulevée, et il fut\nbien et dûment établi que la corvette n'appartenait plus à ses\nanciens propriétaires, les armateurs corfiotes, dont le bénéfice\nde vente avait été très considérable.\n\nMais, si la _Syphanta_ avait changé de mains, sa destination\ndevait demeurer la même. Purger l'Archipel des bandits qui\nl'infestaient, rapatrier, au besoin, les prisonniers qu'elle\npourrait délivrer sur sa route, ne point abandonner la partie\nqu'elle n'eût débarrassé ces mers du plus terrible des forbans, le\npirate Sacratif, telle fut la mission qui lui resta imposée. Les\nréparations faites, le second reçut ordre d'aller croiser sur la\ncôte nord de Scio, où devait se trouver le nouveau capitaine, qui\nallait devenir «maître après Dieu» à son bord.\n\nC'est à ce moment qu'Henry d'Albaret reçut le billet laconique,\npar lequel on lui faisait savoir qu'une place était à prendre dans\nl'état-major de la corvette _Syphanta_.\n\nOn sait qu'il accepta, ne se doutant guère que cette place, libre\nalors, fût celle de commandant. Voilà pourquoi, dès qu'il eut pris\npied sur le pont, le second, les officiers, l'équipage, vinrent se\nmettre à ses ordres, pendant que le canon saluait les couleurs\ncorfiotes.\n\nTout cela, Henry d'Albaret l'apprit dans une conversation qu'il\neut avec le capitaine Todros. L'acte, par lequel on lui confiait\nle commandement de la corvette, était en règle. L'autorité du\njeune officier ne pouvait donc être contestée: elle ne le fut pas.\nD'ailleurs, plusieurs des officiers du bord le connaissaient. On\nsavait qu'il était lieutenant de vaisseau, un des plus jeunes mais\naussi des plus distingués de la marine française. La part qu'il\navait prise à la guerre de l'Indépendance lui avait fait une\nréputation méritée. Aussi, dès la première revue qu'il passa à\nbord de la _Syphanta_, son nom fut-il acclamé de tout l'équipage.\n\n«Officiers et matelots, dit simplement Henry d'Albaret, je sais\nquelle est la mission qui a été confiée à la _Syphanta. _Nous la\nremplirons tout entière, s'il plaît à Dieu! Honneur à votre ancien\ncommandant Stradena, qui est mort glorieusement sur ce banc de\nquart! Je compte sur vous! Comptez sur moi! -- Rompez!»\n\nLe lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus, perdait de vue les\ncôtes de Scio, puis la cime du mont Elias qui les domine, et\nfaisait voile pour le nord de l'Archipel.\n\nÀ un marin, il ne faut qu'un coup d'oeil et une demi-journée de\nnavigation pour reconnaître la valeur de son navire. Le vent\nsoufflait du nord-ouest, bon frais, et il ne fut point nécessaire\nde diminuer de toile. Le commandant d'Albaret put donc apprécier,\ndès ce jour-là, les excellentes qualités nautiques de la corvette.\n\n«Elle rendrait ses perroquets à n'importe quel bâtiment des\nflottes combinées, lui dit le capitaine Todros, et elle les\ntiendrait même avec une brise à deux ris!»\n\nCe qui, dans la pensée du brave marin, signifiait deux choses:\nd'abord qu'aucun autre voilier n'était capable de gagner la\n_Syphanta_ de vitesse; ensuite, que sa solide mâture et sa\nstabilité à la mer lui permettaient de conserver sa voilure par\ndes temps qui eussent obligé tout autre navire à la réduire, sous\npeine de sombrer.\n\nLa _Syphanta_, au plus près, ses armures à tribord, piqua donc\nvers le nord, de manière à laisser dans l'est l'île de Métélin ou\nLesbos, l'une des plus grandes de l'Archipel.\n\nLe lendemain, la corvette passait au large de cette île, où, dès\nle début de la guerre, en 1821, les Grecs remportèrent un grand\navantage sur la flotte ottomane.\n\n«J'y étais, dit le capitaine Todros au commandant d'Albaret.\nC'était en mai. Nous étions soixante-dix bricks à poursuivre cinq\nvaisseaux turcs, quatre frégates, quatre corvettes, qui se\nréfugièrent dans le port de Métélin. Un vaisseau de 74 en partit\npour aller chercher du secours à Constantinople. Mais nous l'avons\nrudement chassé, et il a sauté avec ses neuf cent cinquante\nmatelots! Oui! j'y étais, et c'est moi qui ai mis le feu aux\nchemises de soufre et de goudron, dont nous avions revêtu sa\ncarène! Bonnes chemises, qui tiennent chaud, mon commandant, et\nque je vous recommande à l'occasion... pour messieurs les\npirates!»\n\nIl fallait entendre le capitaine Todros raconter ainsi ses\nexploits avec la bonne humeur d'un matelot du gaillard d'avant.\nMais ce que racontait le second de la _Syphanta_, il l'avait fait\net bien fait.\n\nCe n'était pas sans raison qu'Henry d'Albaret, après avoir pris le\ncommandement de la corvette, avait fait voile vers le nord. Peu de\njours avant son départ de Scio, des navires suspects venaient\nd'être signalés dans le voisinage de Lemnos et de Samothrace.\nQuelques caboteurs levantins avaient été pillés et détruits\npresque sur le littoral de la Turquie d'Europe. Peut-être ces\npirates, depuis que la _Syphanta_ leur donnait si obstinément la\nchasse, jugeaient-ils à propos de se réfugier jusqu'aux parages\nseptentrionaux de l'Archipel. De leur part, ce n'était que\nprudence.\n\nDans les eaux de Métélin, on ne vit rien. Quelques navires de\ncommerce seulement, qui communiquèrent avec la corvette, dont la\nprésence ne laissait pas de les rassurer.\n\nDurant une quinzaine de jours, la _Syphanta_, bien qu'elle fût\ndurement éprouvée par les mauvais temps d'équinoxe, remplit\nconsciencieusement sa mission. Pendant deux ou trois coups de vent\nsuccessifs, qui l'obligèrent à se mettre en cape courante, Henry\nd'Albaret put juger de ses qualités non moins que de l'habileté de\nson équipage. Mais on le jugea aussi, et il ne démentit pas la\nréputation, déjà faite aux officiers de la marine française,\nd'être d'excellents manoeuvriers. Pour ses talents de tacticien au\nmilieu d'un combat naval, on s'en rendrait compte plus tard. Quant\nà son courage au feu, on n'en doutait pas.\n\nDans ces circonstances difficiles, le jeune commandant se montra\naussi remarquable en théorie qu'en pratique. Il possédait un\ncaractère audacieux, une grande force d'âme, un inébranlable sang-\nfroid, toujours prêt à prévoir comme à maîtriser les événements.\nEn un mot, c'était un marin, et ce mot dit tout.\n\nPendant la seconde quinzaine de mars, ce furent les terres de\nLemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette île, la\nplus importante de ce fond de la mer Égée, longue de quinze\nlieues, large de cinq à six, n'avait pas été éprouvée, non plus\nque sa voisine Imbro, par la guerre de l'Indépendance; mais, à\nmaintes reprises, les pirates étaient venus, et jusqu'à l'entrée\nde la rade, enlever des navires de commerce. La corvette, afin de\nse ravitailler, relâcha dans le port, alors très encombré. À cette\népoque, en effet, on construisait beaucoup de bâtiments à Lemnos,\net, si, par crainte des forbans, on n'achevait point ceux qui\nétaient sur chantier, ceux qui était achevés n'osaient sortir. De\nlà, l'encombrement.\n\nLes renseignements que le commandant d'Albaret obtint dans cette\nîle ne pouvaient que l'engager à poursuivre sa campagne vers le\nnord de l'Archipel. Plusieurs fois même, le nom de Sacratif fut\nprononcé devant ses officiers et lui.\n\n«Ah! s'écria le capitaine Todros, je serais vraiment curieux de me\nrencontrer face à face avec ce coquin-là, qui me semble quelque\npeu légendaire! Cela me prouverait du moins qu'il existe!\n\n-- Mettez-vous donc son existence en doute? demanda vivement Henry\nd'Albaret.\n\n-- Sur ma parole, mon commandant, répondit Todros, si vous voulez\navoir mon opinion, je ne crois guère à ce Sacratif, et je ne sache\npas que personne puisse se vanter de l'avoir jamais vu! Peut-être\nest-ce un nom de guerre que prennent tour à tour ces chefs de\npirates! Voyez-vous, j'estime que plus d'un s'est déjà balancé,\nsous ce nom, au bout d'une vergue de misaine! Peu importe,\nd'ailleurs! Le principal était que ces gueux fussent pendus, et\nils l'ont été!\n\n-- Après tout, ce que vous dites là est possible, capitaine\nTodros, répondit Henry d'Albaret, et cela expliquerait le don\nd'ubiquité dont ce Sacratif semble jouir!\n\n-- Vous avez raison, mon commandant, ajouta un des officiers\nfrançais. Si Sacratif a été vu, comme on le prétend, sur divers\npoints à la fois et au même jour, c'est que ce nom est pris\nsimultanément par plusieurs des chefs de ces écumeurs!\n\n-- Et s'ils le prennent, c'est pour mieux dépister les honnêtes\ngens qui leur donnent la chasse! répliqua le capitaine Todros.\nMais, je le répète, il y a un moyen assuré de faire disparaître ce\nnom: c'est de prendre et de pendre tous ceux qui le portent... et\nmême tous ceux qui ne le portent pas! De cette façon, le vrai\nSacratif, s'il existe, n'échappera pas à la corde qu'il mérite à\nbon droit!»\n\nLe capitaine Todros avait raison, mais la question était toujours\nde les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs!\n\n«Capitaine Todros, demanda alors Henry d'Albaret, pendant la\npremière campagne de la _Syphanta_, et même pendant vos campagnes\nprécédentes, n'avez-vous jamais eu connaissance d'une sacolève\nd'une centaine de tonneaux, qui porte le nom de _Karysta_?\n\n-- Jamais, répondit le second.\n\n-- Et vous, messieurs?» ajouta le commandant, en s'adressant à ses\nofficiers.\n\nPas un d'eux n'avait entendu parler de la sacolève. Pour la\nplupart, cependant, ils couraient ces mers de l'Archipel depuis le\ndébut de la guerre de l'Indépendance.\n\n«Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de cette _Karysta_, n'est\npoint arrivé jusqu'à vous?» demanda Henry d'Albaret en insistant.\n\nCe nom était absolument inconnu aux officiers de la corvette. Rien\nd'étonnant à cela, d'ailleurs, puisqu'il ne s'agissait que du\npatron d'un simple navire de commerce, comme il s'en rencontre par\ncentaines dans les échelles du Levant.\n\nCependant, Todros crut se rappeler très vaguement que, ce nom de\nStarkos, il l'avait entendu prononcer pendant une de ses relâches\nau port d'Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui du capitaine\nde l'un de ces bâtiments interlopes, qui transportaient aux côtes\nbarbaresques les prisonniers vendus par les autorités ottomanes.\n\n«Bon! ce ne peut être le Starkos en question, ajouta-t-il. Celui-\nlà, dites-vous, était le patron d'une sacolève, et une sacolève\nn'eût pu suffire aux besoins de ce trafic.\n\n-- En effet», répondit Henry d'Albaret, et il s'en tint là de\ncette conversation.\n\nMais, s'il songeait à Nicolas Starkos, c'est que sa pensée le\nramenait toujours à cet impénétrable mystère de la double\ndisparition d'Hadjine Elizundo et d'Andronika. Maintenant, ces\ndeux noms ne se séparaient plus dans son souvenir.\n\nVers le 25 mars, la _Syphanta_ se trouvait à la hauteur de l'île\nde Samothrace, à soixante lieues dans le nord de Scio. On voit, en\nconsidérant le temps employé par rapport au chemin parcouru, que\ntous les refuges de ces parages avaient dû être minutieusement\nfouillés. En effet, ce que la corvette ne pouvait faire dans les\nhauts-fonds, où l'eau lui eût manqué, ses embarcations le\nfaisaient pour elle. Mais, jusqu'alors, il n'était rien résulté de\nces recherches.\n\nL'île de Samothrace avait été cruellement dévastée pendant la\nguerre, et les Turcs la tenaient encore sous leur dépendance. On\npouvait donc supposer que les écumeurs de mer trouvaient un asile\nsûr dans ses nombreuses criques, à défaut d'un véritable port. Le\nmont Saoce la domine de cinq à six mille pieds, et, de cette\nhauteur, il est facile aux vigies d'apercevoir et de signaler à\ntemps tout navire dont l'arrivée paraîtrait suspecte. Les pirates,\nprévenus d'avance, ont donc toute possibilité de fuir avant d'être\nbloqués. Il en avait été ainsi, probablement, car la _Syphanta_ ne\nfit aucune rencontre sur ces eaux presque désertes.\n\nHenry d'Albaret donna alors la route au nord-ouest, de manière à\nrelever l'île de Thasos, située à une vingtaine de lieues de\nSamothrace. Le vent étant debout, la corvette eut à louvoyer\ncontre une très forte brise; mais elle trouva bientôt l'abri de la\nterre, et par conséquent, une mer plus calme qui rendit la\nnavigation plus facile.\n\nSingulière destinée que celle de ces diverses îles de l'Archipel!\nTandis que Scio et Samothrace avaient eu tant à souffrir de la\npart des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s'était\nressentie du contre-coup de la guerre. Or, toute la population est\ngrecque, à Thasos; les moeurs y sont primitives; hommes et femmes\nont encore conservé dans leurs ajustements, habits ou coiffures,\ntoute la grâce de l'art antique. Les autorités ottomanes,\nauxquelles cette île est soumise depuis le commencement du\nquinzième siècle, auraient donc pu la piller à leur aise, sans\nrencontrer la moindre résistance. Cependant, par un privilège\ninexplicable, et bien que la richesse de ses habitants fût de\nnature à exciter la convoitise de ces barbares peu scrupuleux,\nelle avait été épargnée jusqu'alors.\n\nCependant, sans l'arrivée de la _Syphanta_, il est probable que\nThasos eût connu les horreurs du pillage.\n\nEn effet, à la date du 2 avril, le port, situé au nord de l'île,\nqui s'appelle aujourd'hui port Pyrgo, était sérieusement menacé\nd'une descente de pirates. Cinq à six de leurs bâtiments,\nmistiques et djermes, de conserve avec un brigantin, armé d'une\ndouzaine de canons, se tenaient en vue de la ville. Le\ndébarquement de ces bandits au milieu d'une population inhabituée\naux luttes, eût fini par un désastre, car l'île n'avait point de\nforces suffisantes à leur opposer.\n\nMais la corvette apparut sur la rade, et dès qu'elle eut été\nsignalée par un pavillon hissé au grand mât du brigantin, tous ces\nbâtiments se rangèrent en ligne de bataille -- ce qui indiquait\nune singulière audace de leur part.\n\n«Vont-ils donc attaquer? s'écria le capitaine Todros, qui s'était\nplacé sur le banc de quart près du commandant.\n\n-- Attaquer... ou se défendre? répliqua Henry d'Albaret, assez\nsurpris de cette attitude des pirates.\n\n-- Par le diable, je me serais plutôt attendu à voir ces coquins\ns'enfuir à toutes voiles!\n\n-- Qu'ils résistent, au contraire, capitaine Todros! Qu'ils\nattaquent même! S'ils prenaient la fuite, quelques-uns\nparviendraient sans doute à nous échapper! Faites faire le branle-\nbas de combat!»\n\nLes ordres du commandant s'exécutèrent aussitôt. Dans la batterie,\nles canons furent chargés et amorcés, les projectiles placés à la\nportée des servants. Sur le pont, on mit les caronades en état de\nservir, et l'on distribua les armes, mousquets, pistolets, sabres\net haches d'abordage. Les gabiers étaient parés pour la manoeuvre,\naussi bien en prévision d'un combat sur place que d'une chasse à\ndonner aux fuyards. Tout cela se fit avec autant de régularité et\nde promptitude que si la _Syphanta_ eût été un bâtiment de guerre.\n\nCependant, la corvette s'approchait de la flottille, prête à\nattaquer comme à repousser toute attaque. Le dessein du commandant\nétait de porter sur le brigantin, de le saluer d'une bordée qui\npouvait le mettre hors de combat, puis de l'accoster et de lancer\nses hommes à l'abordage.\n\nMais il était probable que les pirates, tout en se préparant à la\nlutte, ne devaient songer qu'à s'échapper. S'ils ne l'avaient pas\nfait plus tôt, c'est qu'ils avaient été surpris par l'arrivée de\nla corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne leur\nrestait donc qu'à combiner leurs mouvements pour essayer de forcer\nle passage.\n\nCe fut le brigantin qui commença le feu. Il pointa ses canons de\nmanière à pouvoir démâter la corvette au moins de l'un de ses\nmâts. S'il y réussissait, il serait dans des conditions plus\nfavorables pour se dérober à la poursuite de son adversaire.\n\nLa bordée passa à sept ou huit pieds au-dessus du pont de la\n_Syphanta_, coupa quelques drisses, rompit quelques écoutes et\nbras de vergues, fit voler en éclats une partie de la drôme entre\nle grand mât et le mât de misaine, et blessa trois ou quatre\nmatelots, mais peu grièvement. En somme, elle n'atteignit aucun\norgane essentiel.\n\nHenry d'Albaret ne répondit pas immédiatement. Il fit porter droit\nsur le brigantin, et sa bordée de tribord ne fut envoyée qu'après\nque la fumée des premiers coups eut été dissipée.\n\nFort heureusement pour le brigantin, son capitaine avait pu\névoluer en profitant de la brise, et il ne reçut que deux ou trois\nboulets dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S'il eut\nquelques hommes tués, du moins ne fut-il pas mis hors de combat.\n\nMais les projectiles de la corvette, qui l'avaient manqué, ne\nfurent pas perdus. Le mistique, que le brigantin avait découvert\npar son évolution, en reçut une bonne part dans sa muraille de\nbabord, et si malheureusement pour lui, qu'il commença à remplir.\n\n«Si ce n'est pas le brigantin, c'est son compagnon qui en a dans\nsa vieille carcasse! s'écrièrent quelques-uns des matelots, postés\nsur le gaillard d'avant de la _Syphanta_.\n\n-- Ma part de vin qu'il coule en cinq minutes!\n\n-- En trois!\n\n-- Tenu, et que ton vin m'entre dans le gosier aussi facilement\nque l'eau lui entre par les trous de sa coque!\n\n-- Il coule!... Il coule!\n\n-- En voilà déjà jusqu'à sa ceinture... en attendant qu'il en ait\npar-dessus la tête!\n\n-- Et tous ces fils de diable qui décampent, la tête la première,\net se sauvent à la nage!\n\n-- Eh bien! s'ils préfèrent la corde au cou à la noyade en pleine\neau, faut pas les contrarier!»\n\nEt, en effet, le mistique s'enfonçait peu à peu. Aussi, avant que\nl'eau eût atteint ses lisses, l'équipage s'était-il jeté à la mer,\nafin de gagner quelque autre bâtiment de la flottille.\n\nMais ceux-ci avaient bien d'autres soucis que de s'occuper à\nrecueillir les survivants du mistique! Ils ne cherchaient\nmaintenant qu'à s'enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils\nnoyés, sans qu'un seul bout de corde eût été lancé pour les hisser\nà bord.\n\nD'ailleurs, la seconde bordée de la _Syphanta_ fut envoyée, cette\nfois, à l'une des djermes qui se présentait par le travers, et\nelle la désempara complètement. Il n'en fallut pas davantage pour\nl'anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans un rideau de\nflammes qu'une demi-douzaine de boulets rouges venaient d'allumer\nsous son pont.\n\nEn voyant ce résultat, les deux autres petits bâtiments comprirent\nqu'ils ne réussiraient point à se défendre contre les canons de la\ncorvette. Il était même évident qu'en prenant la fuite, ils\nn'auraient aucune chance d'échapper à un navire de grande marche.\n\nAussi le capitaine du brigantin prit-il la seule mesure qu'il y\neût à prendre, s'il voulait sauver ses équipages. Il leur fit le\nsignal de rallier. En quelques minutes, les pirates se furent\nréfugiés à son bord, après avoir abandonné un mistique et une\ndjerme, auxquels ils avaient mis le feu et qui ne tardèrent pas à\nsauter.\n\nL'équipage du brigantin, ainsi renforcé d'une centaine d'hommes,\nse trouvait dans de meilleures conditions pour accepter le combat\nà l'abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à s'échapper.\n\nMais, si son équipage égalait maintenant en nombre l'équipage de\nla corvette, ce qu'il avait de mieux à faire, c'était encore de\nchercher son salut dans la fuite. Aussi n'hésita-t-il pas à mettre\nà profit les qualités de vitesse qu'il possédait, afin d'aller\nchercher refuge à la côte ottomane. Là, son capitaine saurait si\nbien se blottir entre les écueils du littoral, que la corvette ne\npourrait l'y découvrir, ni l'y suivre, si elle le découvrait.\n\nLa brise avait notablement fraîchi. Le brigantin n'hésita pas,\ncependant, à gréer jusqu'à ses dernières voiles de contre-\ncacatois, au risque de casser sa mâture, et il commença à\ns'éloigner de la _Syphanta_.\n\n«Bon! s'écria le capitaine Todros. Je serai bien surpris si ses\njambes sont aussi longues que celles de notre corvette!»\n\nEt il se retourna vers le commandant, dont il attendait les\nordres.\n\nMais, en ce moment, l'attention d'Henry d'Albaret venait d'être\nattirée d'un autre côté. Il ne regardait plus le brigantin. Sa\nlunette tournée vers le port de Thasos, il observait un léger\nbâtiment qui forçait de toile pour s'en éloigner.\n\nC'était une sacolève. Enlevée par une belle brise de nord-ouest,\nqui permettait à toute sa voilure de porter, elle s'était engagée\ndans la passe sud du port, dont son peu de tirant d'eau lui\npermettait l'accès.\n\nHenry d'Albaret, après l'avoir attentivement regardée, rejeta\nvivement sa longue-vue.\n\n«La _Karysta! _s'écria-t-il.\n\n-- Quoi! ce serait cette sacolève dont vous nous avez parlé?\nrépondit le capitaine Todros.\n\n-- Elle-même, et je donnerais, pour m'en emparer...»\n\nHenry d'Albaret n'acheva pas sa phrase. Entre le brigantin, monté\npar un nombreux équipage de pirates, et la _Karysta_, bien qu'elle\nfût sans doute commandée par Nicolas Starkos, son devoir ne lui\npermettait pas d'hésiter. À coup sûr, en abandonnant la poursuite\ndu brigantin, en faisant servir pour gagner l'extrémité de la\npasse, il pouvait couper la route à la sacolève, il pouvait\nl'atteindre, il pouvait s'en emparer. Mais c'eût été sacrifier à\nson intérêt personnel l'intérêt général. Il ne le devait pas. Se\nlancer sur le brigantin, sans perdre un instant, tenter de le\ncapturer pour le détruire, c'était ce qu'il devait faire, c'est ce\nqu'il fit. Il jeta un dernier regard à la _Karysta_, qui\ns'éloignait avec une merveilleuse vitesse par la passe restée\nlibre, et il donna ses ordres pour appuyer la chasse au bâtiment\npirate, qui commençait à s'éloigner dans une direction contraire.\nAussitôt, la _Syphanta_, toutes voiles dehors, se lança vivement\ndans le sillage du brigantin. En même temps, ses canons de chasse\nfurent mis en position, et, comme les deux navires n'étaient\nencore qu'à un demi-mille l'un de l'autre, la corvette commença à\nparler. Ce qu'elle dit ne fut sans doute pas du goût du brigantin.\nAussi, en lofant de deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous\ncette nouvelle allure, il ne parviendrait pas à distancer son\nadversaire.\n\nIl n'en fut rien.\n\nLe timonier de la _Syphanta_ mit un peu la barre sous le vent, et\nla corvette lofa à son tour.\n\nPendant une heure encore, la poursuite fut continuée dans ces\nconditions. Les pirates se laissaient visiblement gagner, et il\nn'était pas douteux qu'ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais\nla lutte entre les deux navires devait se terminer autrement.\n\nPar un coup heureux, l'un des boulets de la _Syphanta_ vint à\ndémâter le brigantin de son mât de misaine. Aussitôt ce navire\ntomba sous le vent, et la corvette n'eut plus qu'à laisser arriver\npour se trouver par son travers, un quart d'heure après.\n\nUne effroyable détonation retentit alors. La _Syphanta_ venait\nd'envoyer toute sa bordée de tribord, à moins d'une demi-\nencablure. Le brigantin fut comme soulevé par cette avalanche de\nfer; mais ses oeuvres mortes avaient été seules atteintes, et il\nne coula pas.\n\nToutefois, le capitaine, dont l'équipage avait été décimé par\ncette dernière décharge, comprit qu'il ne pouvait résister plus\nlongtemps, et il amena son pavillon.\n\nEn un instant, les embarcations de la corvette eurent accosté le\nbrigantin, et elles en ramenèrent les quelques survivants. Puis,\nle bâtiment, livré aux flammes, brûla jusqu'au moment où\nl'incendie eut gagné sa ligne de flottaison. Alors il s'abîma dans\nles flots.\n\nLa _Syphanta_ avait fait là bonne et utile besogne. Ce qu'était le\nchef de cette flottille, son nom, son origine, ses antécédents, on\nne devait jamais le savoir, car il refusa obstinément de répondre\naux questions qui lui furent faites à ce sujet. Quant à ses\ncompagnons, ils se turent également, et peut-être même, ainsi que\ncela arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie passée\nde celui qui les commandait. Mais qu'ils fussent pirates, il n'y\navait pas à s'y tromper, et il en fut fait prompte justice.\n\nCependant, cette apparition et cette disparition de la sacolève\navaient singulièrement donné à réfléchir à Henry d'Albaret. En\neffet, les circonstances dans lesquelles elle venait de quitter\nThasos, ne pouvaient que la rendre absolument suspecte. Avait-elle\nvoulu profiter du combat, livré par la corvette à la flottille,\npour s'échapper plus sûrement? Redoutait-elle donc de se trouver\nen face de la _Syphanta_ qu'elle avait peut-être reconnue? Un\nhonnête bâtiment fût resté tranquillement dans le port, puisque\nles pirates ne cherchaient plus qu'à s'en éloigner! Au contraire,\nvoilà que cette _Karysta_, au risque de tomber entre leurs mains,\ns'était hâtée d'appareiller et de prendre la mer! Rien de plus\nlouche que cette façon d'agir, et on pouvait se demander si elle\nn'était pas de connivence avec eux! En vérité, cela n'eût pas\nsurpris le commandant d'Albaret que Nicolas Starkos fût un des\nleurs. Malheureusement, il ne pouvait guère compter que sur le\nhasard pour retrouver sa trace. La nuit allait venir, et la\n_Syphanta_, en redescendant vers le sud, n'aurait eu aucune chance\nde rencontrer la sacolève. Donc, quelques regrets que dût éprouver\nHenry d'Albaret d'avoir perdu cette chance de capturer Nicolas\nStarkos, il lui fallut se résigner, mais il avait fait son devoir.\nLe résultat de ce combat de Thasos, c'étaient cinq navires\ndétruits, sans qu'il en eût presque rien coûté à l'équipage de la\ncorvette. De là, peut-être et pour quelque temps, la sécurité\nassurée dans les parages de l'Archipel septentrional.\n\n\n\n\nXI\n\nSignaux sans réponse\n\n\nHuit jours après le combat de Thasos, la _Syphanta_, ayant fouillé\ntoutes les criques du rivage ottoman depuis la Cavale jusqu'à\nOrphana, traversait le golfe de Contessa, puis allait du cap\nDeprano jusqu'au cap Paliuri, à l'ouvert des golfes de Monte-Santo\net de Cassandra; enfin, dans la journée du 15 avril, elle\ncommençait à perdre de vue les cimes du mont Athos, dont l'extrême\npointe atteint une hauteur de près de deux mille mètres au-dessus\ndu niveau de la mer.\n\nAucun bâtiment suspect ne fut aperçu pendant le cours de cette\nnavigation. Plusieurs fois, des escadres turques apparurent; mais\nla _Syphanta_, naviguant sous pavillon corfiote, ne crut point\ndevoir se mettre en communication avec ces navires, que son\ncommandant aurait plutôt reçus à coups de canon qu'à coups de\nchapeau. Il en fut autrement de quelques caboteurs grecs, desquels\non obtint plusieurs renseignements, qui ne pouvaient qu'être\nutiles à la mission de la corvette.\n\nCe fut dans ces circonstances, à la date du 26 avril, qu'Henry\nd'Albaret eut connaissance d'un fait de grande importance. Les\npuissances alliées venaient de décider que tout renfort, qui\narriverait par mer aux troupes d'Ibrahim, serait intercepté. De\nplus, la Russie déclarait officiellement la guerre au sultan. La\nsituation de la Grèce continuait donc à s'améliorer, et, quelques\nretards qu'elle eût encore à subir, elle marchait sûrement à la\nconquête de son indépendance.\n\nAu 30 avril, la corvette s'était enfoncée jusqu'aux dernières\nlimites du golfe de Salonique, point extrême qu'elle devait\natteindre dans le nord-ouest de l'Archipel pendant cette\ncroisière. Elle eut encore là l'occasion de donner la chasse à\nquelques chébecs, senaux ou polacres, qui ne lui échappèrent qu'en\nse jetant à la côte. Si les équipages ne périrent pas jusqu'au\ndernier homme, du moins, la plupart de ces bâtiments furent-ils\nmis hors d'usage.\n\nLa _Syphanta_ reprit alors la direction du sud-est, de manière à\npouvoir observer soigneusement les côtes méridionales du golfe de\nSalonique. Mais l'alarme avait été donnée, sans doute, car pas un\nseul pirate ne se montra, dont elle aurait eu à faire justice.\n\nCe fut alors qu'un fait singulier, inexplicable même, se produisit\nà bord de la corvette.\n\nLe 10 mai, vers sept heures du soir, en rentrant dans le carré qui\noccupait tout l'arrière de la _Syphanta_, Henry d'Albaret trouva\nune lettre déposée sur la table. Il la prit, il l'approcha de la\nlampe de roulis qui se balançait au plafond, et en lut l'adresse.\n\nCette adresse était ainsi libellée:\n\n«Au capitaine Henry d'Albaret, commandant la corvette _Syphanta_,\nen mer.»\n\nHenry d'Albaret crut bien reconnaître cette écriture. Elle\nressemblait, en effet, à celle de la lettre qu'il avait reçue à\nScio, et par laquelle on l'informait qu'une place était à prendre\nà bord de la corvette.\n\nVoici ce que contenait cette lettre, si singulièrement arrivée,\ncette fois, et en dehors de toutes conditions postales:\n\n«Si le commandant d'Albaret veut disposer son plan de campagne à\ntravers l'Archipel, de façon à se trouver sur les parages de l'île\nScarpanto dans la première semaine de septembre, il aura agi pour\nle bien de tous et au mieux des intérêts qui lui sont confiés.»\n\nAucune date et pas plus de signature qu'à la lettre arrivée à\nScio. Et, lorsque Henry d'Albaret les eut comparées, il put\ns'assurer que toutes deux étaient de la même main.\n\nComment expliquer cela? La première lettre, c'était la poste qui\nla lui avait remise. Mais celle-ci, ce ne pouvait être qu'une\npersonne du bord qui l'eût placée sur la table. Il fallait donc,\nou que cette personne l'eût en sa possession depuis le\ncommencement de la campagne, ou qu'elle lui fût parvenue pendant\nune des dernières relâches de la _Syphanta. _De plus, cette lettre\nn'était point là lorsque le commandant avait quitté le carré, une\nheure auparavant, pour aller sur le pont prendre ses dispositions\nde nuit. Donc, nécessairement, elle avait été déposée depuis moins\nd'une heure sur la table du carré.\n\nHenry d'Albaret sonna.\n\nUn timonier parut.\n\n«Qui est venu ici pendant que j'étais sur le pont? demanda Henry\nd'Albaret.\n\n-- Personne, mon commandant, répondit le matelot.\n\n-- Personne?... Mais quelqu'un n'a-t-il pas pu entrer ici, sans\nque tu l'aies vu?\n\n-- Non, mon commandant, puisque je n'ai pas quitté cette porte un\nseul instant.\n\n-- C'est bien!»\n\nLe timonier se retira, après avoir porté la main à son béret.\n\n«Il me paraît impossible, en effet, se dit Henry d'Albaret, qu'un\nhomme du bord ait pu s'introduire par la porte, sans avoir été vu!\nMais, à la chute du jour, n'a-t-on pu se glisser jusqu'à la\ngalerie extérieure et entrer par une des fenêtres du carré?»\n\nHenry d'Albaret alla vérifier l'état des fenêtres-sabords qui\ns'ouvraient dans le tableau de la corvette. Mais ces fenêtres,\naussi bien que celles de sa chambre, étaient fermées\nintérieurement. Il était donc manifestement impossible qu'une\npersonne, venue du dehors, eût pu passer par l'une de ces\nouvertures. Cela, en somme, n'était pas de nature à causer la\nmoindre inquiétude à Henry d'Albaret; de la surprise tout au plus,\net peut-être ce sentiment de curiosité non satisfaite qu'on\néprouve devant un fait difficilement explicable. Ce qui était\ncertain, c'est que, d'une façon quelconque, la lettre anonyme\nétait arrivée à son adresse, et que le destinataire n'était autre\nque le commandant de la _Syphanta. _Henry d'Albaret, après y avoir\nréfléchi, résolut de ne rien dire de cette affaire, pas même au\nsecond de la corvette. À quoi lui eût servi d'en parler? Son\nmystérieux correspondant, quel qu'il fût, ne se ferait\ncertainement pas connaître.\n\nEt maintenant, le commandant tiendrait-il compte de l'avis contenu\ndans cette lettre?\n\n«Certainement! se dit-il. Celui qui m'a écrit la première fois, à\nScio, ne m'a pas trompé en m'affirmant qu'il y avait une place à\nprendre dans l'état-major de la _Syphanta. _Pourquoi me\ntromperait-il la seconde, en m'invitant à rallier l'île de\nScarpanto dans la première semaine de septembre? S'il le fait, ce\nne peut être que dans l'intérêt même de la mission qui m'est\nconfiée! Oui! Je modifierai mon plan de campagne, et je serai, à\nla date fixée, là où l'on me dit d'être!»\n\nHenry d'Albaret serra précieusement la lettre qui lui donnait ces\nnouvelles instructions; puis, après avoir pris ses cartes, il se\nmit à étudier un nouveau plan de croisière, afin d'occuper les\nquatre mois qui restaient à courir jusqu'à la fin d'août.\n\nL'île de Scarpanto est située dans le sud-est, à l'autre extrémité\nde l'Archipel, c'est-à-dire à quelque centaine de lieues en droite\nligne. Le temps ne manquerait donc pas à la corvette pour visiter\nles diverses côtes de la Morée, où les pirates trouvaient à se\nréfugier si facilement, ainsi que tout ce groupe des Cyclades,\nsemées depuis l'ouvert du golfe Égine jusqu'à l'île de Crète.\n\nEn somme, cette obligation de se trouver en vue de Scarpanto, à\nl'époque indiquée, n'allait que fort peu modifier l'itinéraire\nétabli déjà par le commandant d'Albaret. Ce qu'il avait résolu de\nfaire, il le ferait, sans avoir rien à retrancher de son\nprogramme. Aussi la _Syphanta_, à la date du 20 mai, après avoir\nobservé les petites îles de Pélerisse, de Pépéri, de Sarakino et\nde Skantxoura, dans le nord de Nègrepont, alla-t-elle prendre\nconnaissance de Scyros.\n\nScyros est l'une des plus importantes des neuf îles qui forment ce\ngroupe, dont l'antiquité aurait peut-être dû faire le domaine des\nneuf Muses. Dans son port de Saint-Georges, sûr, vaste, de bon\nmouillage, l'équipage de la corvette put facilement se ravitailler\nen vivres frais, moutons, perdrix, blé, orge, et s'approvisionner\nde cet excellent vin qui est une des grandes richesses du pays.\nCette île, très mêlée aux événements semi-mythologiques de la\nguerre de Troie, qui fut illustrée par les noms de Lycomède,\nd'Achille et d'Ulysse, allait bientôt revenir au nouveau royaume\nde Grèce dans l'éparchie de l'Eubée.\n\nComme les rivages de Scyros sont extrêmement découpés en anses et\ncriques, dans lesquelles des pirates peuvent aisément trouver un\nabri, Henry d'Albaret les fit minutieusement fouiller. Tandis que\nla corvette mettait en panne à quelques encablures, ses\nembarcations n'en laissèrent pas un point inexploré.\n\nDe cette sévère exploration il ne résulta rien. Ces refuges\nétaient déserts. Le seul renseignement que le commandant d'Albaret\nrecueillit auprès des autorités de l'île, fut celui-ci: c'est\nqu'un mois auparavant, dans ces mêmes parages, plusieurs navires\nde commerce avaient été attaqués, pillés, détruits par un\nbâtiment, naviguant sous pavillon de pirate, et que cet acte de\npiraterie, on l'attribuait au fameux Sacratif. Mais, sur quoi\nreposait cette assertion, nul n'eût pu le dire, tant il régnait\nd'incertitude touchant l'existence même de ce personnage.\n\nLa corvette quitta Scyros, après cinq ou six jours de relâche.\nVers la fin de mai, elle se rapprocha des côtes de la grande île\nd'Eubée, aussi appelée Nègrepont, dont elle observa soigneusement\nles abords sur plus de quarante lieues de longueur.\n\nOn sait que cette île fut une des premières à se soulever dès le\ndébut de la guerre, en 1821; mais les Turcs, après s'être enfermés\ndans la citadelle de Nègrepont, s'y maintinrent avec une\nrésistance opiniâtre, en même temps qu'ils se retranchaient dans\ncelle de Carystos. Puis, renforcés des troupes du pacha Joussouf,\nils se répandirent à travers l'île et se livrèrent à leurs\nmassacres habituels, jusqu'au moment où un chef grec, Diamantis,\nparvint à les arrêter en septembre 1823. Ayant attaqué les soldats\nottomans par surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea\nles fuyards à repasser le détroit pour se réfugier en Thessalie.\n\nMais en fin de compte, l'avantage resta aux Turcs, qui avaient le\nnombre pour eux. Après une vaine tentative du colonel Fabvier et\ndu chef d'escadron Regnaud de Saint-Jean d'Angély, en 1826, ils\ndemeurèrent définitivement maîtres de l'île entière.\n\nIls y étaient encore, au moment où la _Syphanta_ passa en vue des\ncôtes de Nègrepont. De son bord, Henry d'Albaret put revoir ce\nthéâtre d'une sanglante lutte, à laquelle il avait pris\npersonnellement part. On ne s'y battait plus alors, et, après la\nreconnaissance du nouveau royaume, l'île d'Eubée, avec ses\nsoixante mille habitants, allait former une des nômachies de la\nGrèce.\n\nQuelque danger qu'il y eût à faire la police de cette mer, presque\nsous les canons turcs, la corvette n'en continua pas moins sa\ncroisière, et elle détruisit encore une vingtaine de navires\npirates qui s'aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.\n\nCette expédition lui prit la plus grande partie de juin. Puis,\nelle descendit vers le sud-est. Dans les derniers jours du mois,\nelle se trouvait à la hauteur d'Andros, la première des Cyclades,\nsituée à l'extrémité de l'Eubée -- île patriote, dont les\nhabitants se soulevèrent, en même temps que ceux de Psara, contre\nla domination ottomane.\n\nDe là, le commandant d'Albaret, jugeant à propos de modifier sa\ndirection, afin de se rapprocher des côtes du Péloponnèse, porta\nfranchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il avait connaissance\nde l'île de Zéa, l'ancienne Céos ou Cos, dominée par la haute cime\ndu mont Élie.\n\nLa _Syphanta_ relâcha, pendant quelques jours, dans le port de\nZéa, un des meilleurs de ces parages. Là, Henry d'Albaret et ses\nofficiers retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes, qui\navaient été leurs compagnons d'armes, pendant les premières années\nde la guerre. Aussi l'accueil fait à la corvette fut-il des plus\nsympathiques. Mais, comme aucun pirate ne pouvait avoir eu la\npensée de se réfugier dans les criques de l'île, la _Syphanta_ ne\ntarda pas à reprendre le cours de sa croisière, en doublant, dès\nle 5 juillet, le cap Colonne, à la pointe sud-est de l'Attique.\n\nPendant la fin de la semaine, la navigation fut ralentie, faute de\nvent, à l'ouvert de ce golfe Égine, qui entaille si profondément\nla terre de _Grèce _jusqu'à l'isthme de Corinthe. Il fallut\nveiller avec une extrême attention. La _Syphanta_, presque\ntoujours encalminée, ne pouvait gagner ni sur un bord ni sur\nl'autre. Or, dans ces mers mal fréquentées, si quelques centaines\nd'embarcations l'eussent accostée à l'aviron, elle aurait eu bien\nde la peine à se défendre. Aussi l'équipage se tint-il prêt à\nrepousser toute attaque, et il eut raison.\n\nOn vit, en effet, s'approcher plusieurs canots dont les intentions\nne pouvaient être douteuses; mais ils n'osèrent point braver de\ntrop près les canons et les mousquets de la corvette.\n\nLe 10 juillet, le vent recommença à souffler du nord --\ncirconstance favorable pour la _Syphanta_, qui, après avoir passé\npresque en vue de la petite ville de Damala, eut rapidement doublé\nle cap Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.\n\nLe 11, elle paraissait devant Hydra, et, le surlendemain, devant\nSpetzia. Inutile d'insister sur la part que les habitants de ces\ndeux îles prirent à la guerre de l'Indépendance. Au début,\nHydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes,\npossédaient plus de trois cents navires de commerce. Après les\navoir transformés en bâtiments de guerre, ils les lancèrent, non\nsans avantage, contre les flottes ottomanes. Là fut le berceau de\nces familles Condouriotis, Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant\nd'autres de haute origine, qui payèrent de leur fortune d'abord,\nde leur sang ensuite, cette dette à la patrie. De là partirent ces\nredoutables brûlotiers qui devinrent bientôt la terreur des Turcs.\nAussi, malgré des révoltes à l'intérieur, jamais ces deux îles ne\nfurent-elles souillées par le pied des oppresseurs.\n\nAu moment où Henry d'Albaret les visita, elles commençaient à se\nretirer d'une lutte, déjà bien amoindrie de part et d'autre.\nL'heure n'était plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au\nnouveau royaume, en formant deux éparchies du département de la\nCorinthie et de l'Argolide.\n\nLe 20 juillet, la corvette relâcha au port d'Hermopolis, dans\nl'île de Syra, cette patrie du fidèle Eumée, si poétiquement\nchantée par Homère. À l'époque actuelle, elle servait encore de\nrefuge à tous ceux que les Turcs avaient chassés du continent.\nSyra, dont l'évêque catholique est toujours sous la protection de\nla France, mit toutes ses ressources à la disposition d'Henry\nd'Albaret. En aucun port de son pays, le jeune commandant n'eût\ntrouvé meilleur ni plus cordial accueil.\n\nUn seul regret se mêla à cette joie qu'il ressentit de se voir si\nbien reçu: ce fut de ne pas être arrivé trois jours plus tôt.\n\nEn effet, dans une conversation qu'il eut avec le consul de\nFrance, celui-ci lui apprit qu'une sacolève, portant le nom de\n_Karysta_, et naviguant sous pavillon grec, venait, soixante\nheures auparavant, de quitter le port. De là, cette conclusion que\nla _Karysta_, en fuyant l'île de Thasos, pendant le combat de la\ncorvette avec les pirates, s'était dirigée vers les parages\nméridionaux de l'Archipel.\n\n«Mais peut-être sait-on où elle est allée? demanda vivement Henry\nd'Albaret.\n\n-- D'après ce que j'ai entendu dire, répondit le consul, elle a dû\nfaire route pour les îles du sud-est, si ce n'est même à\ndestination de l'un des ports de la Crète.\n\n-- Vous n'avez point eu de rapport avec son capitaine? demanda\nHenry d'Albaret.\n\n-- Aucun, commandant.\n\n-- Et vous ne savez pas si ce capitaine se nommait Nicolas\nStarkos?\n\n-- Je l'ignore.\n\n-- Et rien n'a pu faire soupçonner que cette sacolève fît partie\nde la flottille des pirates qui infestent cette partie de\nl'Archipel?\n\n-- Rien; mais s'il en était ainsi, répondit le consul, il ne\nserait pas étonnant qu'elle eût fait voile pour la Crète, dont\ncertains ports sont toujours ouverts à ces forbans!»\n\nCette nouvelle ne laissa pas de causer au commandant de la\n_Syphanta_ une véritable émotion, comme tout ce qui pouvait se\nrapporter directement ou indirectement à la disparition d'Hadjine\nElizundo. En vérité, c'était une mauvaise chance d'être arrivé si\npeu de temps après le départ de la sacolève. Mais, puisqu'elle\navait fait route pour le sud, peut-être la corvette, qui devait\nsuivre cette direction, parviendrait-elle à la rejoindre? Aussi\nHenry d'Albaret, qui désirait si ardemment se trouver en face de\nNicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soirée même du 21\njuillet, après avoir appareillé sous une petite brise qui ne\npouvait que fraîchir, à s'en rapporter aux indications du\nbaromètre.\n\nPendant quinze jours, il faut bien l'avouer, le commandant\nd'Albaret chercha au moins autant la sacolève que les pirates.\nDécidément, dans sa pensée, la _Karysta_ méritait d'être traitée\ncomme eux et pour les mêmes raisons. Le cas échéant, il verrait ce\nqu'il aurait à faire.\n\nCependant, malgré ses recherches, la corvette ne parvint pas à\nretrouver les traces de la sacolève. À Naxos, dont on visita tous\nles ports, la _Karysta_ n'avait point fait relâche. Au milieu des\nîlots et des écueils qui entourent cette île, on ne fut pas plus\nheureux. D'ailleurs, absence complète de forbans, et cela dans des\nparages qu'ils fréquentaient volontiers.\n\nPourtant, le commerce est considérable entre ces riches Cyclades,\net les chances de pillage auraient dû tout particulièrement les y\nattirer.\n\nIl en fut de même à Paros, qu'un simple canal, large de sept\nmilles, sépare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa, de\nSainte-Marie, d'Agoula, de Dico, n'avaient reçu la visite de\nNicolas Starkos. Sans doute, ainsi que l'avait dit le consul de\nSyra, la sacolève avait dû se diriger vers un des points du\nlittoral de la Crète.\n\nLa _Syphanta_, le 9 août, mouillait dans le port de Milo. Cette\nîle, que les commotions volcaniques ont faite pauvre, de riche\nqu'elle fut jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, est maintenant\nempoisonnée par les vapeurs malignes du sol, et sa population tend\nde plus en plus à s'amoindrir.\n\nLà, les recherches furent également vaines. Non seulement la\n_Karysta_ n'y avait point paru, mais on ne trouva même pas à\ndonner la chasse à un seul de ces pirates, qui écumaient\nhabituellement la mer des Cyclades. C'était à se demander,\nvraiment, si l'arrivée de la _Syphanta_, très à propos signalée,\nne leur donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette\navait fait assez de mal à ceux du nord de l'Archipel, pour que\nceux du sud voulussent éviter de se rencontrer avec elle. Enfin,\npour une raison ou pour une autre, jamais ces parages n'avaient\nété si sûrs. Il semblait que les navires de commerce pussent y\nnaviguer désormais en toute sécurité. Quelques-uns de ces grands\ncaboteurs, chébecs, senaux, polacres, tartanes, felouques ou\ncaravelles, rencontrés en route, furent interrogés; mais, des\nréponses de leurs patrons ou capitaines, le commandant d'Albaret\nne put rien tirer qui fût de nature à l'éclairer.\n\nCependant, on était au 14 août. Il ne restait plus que deux\nsemaines pour atteindre l'île de Scarpanto, avant les premiers\njours de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la _Syphanta_\nn'avait plus qu'à piquer droit au sud pendant soixante-dix à\nquatre-vingts lieues. Cette mer, c'est la longue terre de Crète\nqui la ferme, et déjà les plus hautes cimes de l'île, enveloppées\nd'éternelles neiges, se montraient au-dessus de l'horizon.\n\nCe fut dans cette direction que le commandant d'Albaret résolut de\nfaire route. Après être arrivé en vue de la Crète, il n'aurait\nplus qu'à revenir vers l'est pour gagner Scarpanto.\n\nCependant, la _Syphanta_, en quittant Milo, poussa encore dans le\nsud-est jusqu'à l'île de Santorin, et fouilla les moindres replis\nde ses falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels il peut à\nchaque instant surgir un nouvel écueil sous la poussée des feux\nvolcaniques. Puis, prenant pour amers l'ancien mont Ida, le\nmoderne Psilanti, qui domine la Crète de plus de sept mille pieds,\nla corvette courut droit dessus sous une jolie brise d'ouest-nord-\nouest, qui lui permit d'établir toute sa voilure.\n\nLe surlendemain, 15 août, les hauteurs de cette île, la plus\ngrande de tout l'Archipel, détachaient sur un horizon clair leurs\npittoresques découpures, depuis le cap Spada jusqu'au cap Stavros.\nUn brusque retour de la côte cachait encore l'échancrure au fond\nde laquelle se trouve Candie, la capitale.\n\n«Votre intention, mon commandant, demanda le capitaine Todros,\nest-elle de relâcher dans un des ports de l'île?\n\n-- La Crète est toujours aux mains des Turcs, répondit Henry\nd'Albaret, et je crois que nous n'avons rien à y faire.\n\nÀ s'en rapporter aux nouvelles qui m'ont été communiquées à Syra,\nles soldats de Mustapha, après s'être emparés de Retimo, sont\ndevenus maîtres du pays tout entier, malgré la valeur des\nSphakiotes.\n\n-- De hardis montagnards, ces Sphakiotes, dit le capitaine Todros,\net qui, depuis le début de la guerre, se sont justement fait une\ngrande réputation de courage...\n\n-- Oui, de courage... et d'avidité, Todros, répondit Henry\nd'Albaret. Il y a deux mois à peine, ils tenaient le sort de la\nCrète dans leurs mains. Mustapha et les siens, surpris par eux,\nallaient être exterminés; mais, sur son ordre, ses soldats\njetèrent bijoux, parures, armes de prix, tout ce qu'ils portaient\nde plus précieux, et, tandis que les Sphakiotes se débandaient\npour ramasser ces objets, les Turcs ont pu s'échapper à travers le\ndéfilé dans lequel ils devaient trouver la mort!\n\n-- Cela est fort triste, mais, après tout, mon commandant, les\nCrétois ne sont pas absolument des Grecs!»\n\nQu'on ne s'étonne pas d'entendre le second de la _Syphanta_, qui\nétait d'origine hellénique, tenir ce langage. Non seulement à ses\nyeux, et quel qu'eût été leur patriotisme, les Crétois n'étaient\npas des Grecs, mais ils ne devaient pas même le devenir à la\nformation définitive du nouveau royaume. Ainsi que Samos, la Crète\nallait rester sous la domination ottomane, ou tout au moins\njusqu'en 1832, époque à laquelle le sultan devait céder à Méhemet-\nAli tous ses droits sur l'île.\n\nOr, dans l'état actuel des choses, le commandant d'Albaret n'avait\naucun intérêt à entrer en communication avec les divers ports de\nla Crète. Candie était devenue le principal arsenal des Égyptiens,\net c'est de là que le pacha avait lancé ses sauvages soldats sur\nla Grèce. Quant à la Canée, à l'instigation des autorités\nottomanes, sa population aurait pu faire un mauvais accueil au\npavillon corfiote qui battait à la corne de la _Syphanta. _Enfin,\nni à Gira-Petra, ni à Suda, ni à Cisamos, Henry d'Albaret n'eût\nobtenu de renseignements, qui eussent pu lui permettre de\ncouronner sa croisière par quelque importante capture.\n\n«Non, dit-il au capitaine Todros, il me paraît inutile d'observer\nla côte septentrionale, mais nous pourrions tourner l'île par le\nnord-ouest, doubler le cap Spada et croiser un jour ou deux au\nlarge de Grabouse.»\n\nC'était évidemment le meilleur parti à prendre. Dans les eaux mal\nfamées de Grabouse, la _Syphanta_ trouverait peut-être l'occasion,\nqui lui était refusée depuis plus d'un mois, d'envoyer quelques\nbordées aux pirates de l'Archipel.\n\nEn outre, si la sacolève, comme on pouvait le croire, avait fait\nvoile pour la Crète, il n'était pas impossible qu'elle fût en\nrelâche à Grabouse. Raison de plus pour que le commandant\nd'Albaret voulût observer les approches de ce port.\n\nÀ cette époque, en effet, Grabouse était encore un nid à forbans.\nPrès de sept mois avant, il n'avait pas fallu moins d'une flotte\nanglo-française et d'un détachement de réguliers grecs sous le\ncommandement de Maurocordato, pour avoir raison de ce repaire de\nmécréants. Et, ce qu'il y eut de particulier, c'est que ce furent\nles autorités crétoises elles-mêmes qui refusèrent de livrer une\ndouzaine de pirates, réclamés par le commandant de l'escadre\nanglaise. Aussi, celui-ci fut-il obligé d'ouvrir le feu contre la\ncitadelle, de brûler plusieurs vaisseaux et d'opérer un\ndébarquement pour obtenir satisfaction.\n\nIl était donc naturel de supposer que, depuis le départ de\nl'escadre alliée, les pirates avaient dû préférablement se\nréfugier à Grabouse, puisqu'ils y trouvaient des auxiliaires si\ninattendus. Aussi Henry d'Albaret se décida-t-il à gagner\nScarpanto en suivant la côte méridionale de la Crète, de manière à\npasser devant Grabouse. Il donna donc ses ordres, et le capitaine\nTodros s'empressa de les faire exécuter.\n\nLe temps était à souhait. D'ailleurs, sous cet agréable climat,\ndécembre est le commencement de l'hiver et janvier en est la fin.\nÎle fortunée, que cette Crète, patrie du roi Minos et de\nl'ingénieur Dédale! N'était-ce pas là qu'Hippocrate envoyait sa\nriche clientèle de la Grèce qu'il parcourait en enseignant l'art\nde guérir?\n\nLa _Syphanta_, orientée au plus près, lofa de façon à doubler le\ncap Spade, qui se projette au bout de cette langue de terre,\nallongée entre la baie de la Canée et la baie de Kisamo. Le cap\nfut dépassé dans la soirée. Pendant la nuit -- une de ces nuits si\ntransparentes de l'Orient -- la corvette contourna l'extrême\npointe de l'île. Un virement vent devant lui suffit pour reprendre\nsa direction au sud, et, le matin, sous petite voilure, elle\ncourait de petits bords devant l'entrée de Grabouse.\n\nPendant six jours, le commandant d'Albaret ne cessa d'observer\ntoute cette côte occidentale de l'île, comprise entre Grabouse et\nKisamo. Plusieurs navires sortirent du port, felouques ou chébecs\nde commerce. La _Syphanta_ en «raisonna» quelques-uns, et n'eut\npoint lieu de suspecter leurs réponses. Sur les questions qui leur\nfurent faites au sujet des pirates auxquels Grabouse pouvait avoir\ndonné refuge, ils se montrèrent d'ailleurs extrêmement réservés.\nOn sentait qu'ils craignaient de se compromettre. Henry d'Albaret\nne put même savoir, au juste, si la sacolève _Karysta_ se trouvait\nen ce moment dans le port.\n\nLa corvette agrandit alors son champ d'observation. Elle visita\nles parages compris entre Grabouse et le cap Crio. Puis, le 22,\nsous une jolie brise qui fraîchissait avec le jour et mollissait\navec la nuit, elle doubla ce cap et commença à prolonger d'aussi\nprès que possible le littoral de la mer Lybienne, moins tourmenté,\nmoins découpé, moins hérissé de promontoires et de pointes que\ncelui de la mer de Crète, sur la côte opposée. Vers l'horizon du\nnord se déroulait la chaîne des montagnes d'Asprovouna, que\ndominait à l'est ce poétique mont Ida, dont les neiges résistent\néternellement au soleil de l'Archipel.\n\nPlusieurs fois, sans relâcher dans aucun de ces petits ports de la\ncôte, la corvette stationna à un demi-mille de Rouméli, d'Anopoli,\nde Sphakia; mais les vigies du bord ne purent signaler un seul\nbâtiment de pirates sur les parages de l'île.\n\nLe 27 août, la _Syphanta_, après avoir suivi les contours de la\ngrande baie de Messara, doublait le cap Matala, la pointe la plus\nméridionale de la Crète, dont la largeur, en cet endroit, ne\nmesure pas plus de dix à onze lieues. Il ne semblait pas que cette\nexploration dût amener le moindre résultat utile à la croisière.\nPeu de navires, en effet, cherchent à traverser la mer Lybienne\npar cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, à travers\nl'Archipel, ou plus au sud, en se rapprochant des côtes d'Égypte.\nOn ne voyait guère, alors, que des embarcations de pêche,\nmouillées près des roches, et, de temps à autre, quelques-unes de\nces longues barques, chargées de limaçons de mer, sorte de\nmollusques assez recherchés dont il s'expédie d'énormes cargaisons\ndans toutes les îles.\n\nOr, si la corvette n'avait rien rencontré sur cette partie du\nlittoral que termine le cap Matala, là où les nombreux îlots\npeuvent cacher tant de petits bâtiments, il n'était pas probable\nqu'elle fût plus favorisée sur la seconde moitié de la côte\nméridionale. Henry d'Albaret allait donc se décider à faire\ndirectement route pour Scarpanto, quitte à s'y trouver un peu plus\ntôt que ne le marquait la mystérieuse lettre, lorsque ses projets\nfurent modifiés dans la soirée du 29 août.\n\nIl était six heures. Le commandant, le second, quelques officiers,\nétaient réunis sur la dunette, observant le cap Matala. En ce\nmoment, la voix de l'un des gabiers, en vigie sur les barres du\npetit perroquet, se fit entendre:\n\n«Navire par bâbord devant!»\n\nLes longues-vues furent aussitôt dirigées vers le point indiqué, à\nquelques milles sur l'avant de la corvette.\n\n«En effet, dit le commandant d'Albaret, voilà un bâtiment qui\nnavigue sous la terre...\n\n-- Et qui doit bien la connaître puisqu'il la range de si près!\najouta le capitaine Todros.\n\n-- A-t-il hissé son pavillon?\n\n-- Non, mon commandant, répondit un des officiers.\n\n-- Demandez aux vigies s'il est possible de savoir quelle est la\nnationalité de ce navire!»\n\nCes ordres furent exécutés. Quelques instants plus tard, réponse\nétait donnée qu'aucun pavillon ne battait à la corne de ce\nbâtiment, ni même en tête de sa mâture.\n\nCependant, il faisait assez jour encore pour que l'on pût, à\ndéfaut de sa nationalité, estimer au moins quelle était sa force.\n\nC'était un brick, dont le grand mât s'inclinait sensiblement sur\nl'arrière. Extrêmement long, très fin de formes, démesurément\nmâté, avec une large croisure, il pouvait, autant qu'on pouvait\ns'en rendre compte à cette distance, jauger de sept à huit cents\ntonneaux et devait avoir une marche exceptionnelle sous toutes les\nallures. Mais était-il armé en guerre? Avait-il ou non de\nl'artillerie sur son pont? Ses pavois étaient-ils percés de\nsabords dont les mantelets eussent été baissés? C'est ce que les\nmeilleures longues-vues du bord ne purent reconnaître.\n\nEn effet, une distance de quatre milles, au moins, séparait alors\nle brick de la corvette. En outre, avec le soleil qui venait de\ndisparaître derrière les hauteurs des Asprovouna, le soir\ncommençait à se faire, et l'obscurité, au pied de la terre, était\ndéjà profonde.\n\n«Singulier bâtiment! dit le capitaine Todros.\n\n-- On dirait qu'il cherche à passer entre l'île Platana et la\ncôte! ajouta un des officiers.\n\n-- Oui! comme un navire qui regretterait d'avoir été vu, répondit\nle second, et qui voudrait se cacher!»\n\nHenry d'Albaret ne répondit pas; mais, évidemment, il partageait\nl'opinion de ses officiers. La manoeuvre du brick, en ce moment,\nne laissait pas de lui paraître suspecte.\n\n«Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de ne pas perdre la\npiste de ce navire pendant la nuit. Nous allons manoeuvrer de\nmanière à rester dans ses eaux jusqu'au jour.\n\nMais, comme il ne faut pas qu'il nous voie, vous ferez éteindre\ntous les feux à bord.»\n\nLe second donna des ordres en conséquence. On continua d'observer\nle brick, tant qu'il fut visible sous la haute terre qui\nl'abritait. Lorsque la nuit fut faite, il disparut complètement,\net aucun feu ne permit de déterminer sa position.\n\nLe lendemain, dès les premières lueurs de l'aube, Henry d'Albaret\nétait à l'avant de la _Syphanta_, attendant que les brumes se\nfussent dégagées de la surface de la mer.\n\nVers sept heures, le brouillard se dissipa, et toutes les lunettes\nse dirigèrent vers l'est.\n\nLe brick était toujours le long de terre, à la hauteur du cap\nAlikaporitha, à six milles environ en avant de la corvette. Il\navait donc sensiblement gagné sur elle pendant la nuit, et cela,\nsans qu'il eût rien ajouté à sa voilure de la veille, misaine,\ngrand et petit hunier, petit perroquet, ayant laissé sa\ngrand'voile et sa brigantine sur leurs cargues.\n\n«Ce n'est point l'allure d'un bâtiment qui chercherait à fuir, fit\nobserver le second.\n\n-- Peu importe! répondit le commandant. Tâchons de le voir de plus\nprès! Capitaine Todros, faites porter sur ce brick.»\n\nLes voiles hautes furent aussitôt larguées au sifflet du maître\nd'équipage, et la vitesse de la corvette s'accrut notablement.\n\nMais, sans doute, le brick tenait à garder sa distance, car il\nlargua sa brigantine et son grand perroquet -- rien de plus. S'il\nne voulait pas se laisser approcher par la _Syphanta_, très\nprobablement aussi, il ne voulait pas la laisser en arrière.\n\nToutefois, il se tint sous la côte, en la serrant d'aussi près que\npossible.\n\nVers dix heures du matin, soit qu'elle eût été plus favorisée par\nle vent, soit que le navire inconnu eût consenti à lui laisser\nprendre un peu d'avance, la corvette avait gagné quatre milles sur\nlui.\n\nOn put l'observer alors dans de meilleures conditions. Il était\narmé d'une vingtaine de caronades et devait avoir un entrepont,\nbien qu'il fût très ras sur l'eau.\n\n«Hissez le pavillon», dit Henry d'Albaret.\n\nLe pavillon fut hissé à la corne de brigantine, et il fut appuyé\nd'un coup de canon. Cela signifiait que la corvette voulait\nconnaître la nationalité du navire en vue. Mais, à ce signal, il\nne fut fait aucune réponse. Le brick ne modifia ni sa direction ni\nsa vitesse, et s'éleva d'un quart afin de doubler la baie de\nKératon.\n\n«Pas poli, ce gaillard-là! dirent les matelots.\n\n-- Mais prudent, peut-être! répondit un vieux gabier de misaine.\nAvec son grand mât incliné, il vous a un air de porter son chapeau\nsur l'oreille et de ne pas vouloir l'user à saluer les gens!»\n\nUn second coup de canon partit du sabord de chasse de la corvette\n-- inutilement. Le brick ne mit point en panne, et il continua\ntranquillement sa route, sans plus se préoccuper des injonctions\nde la corvette que si elle eût été par le fond.\n\nCe fut alors une véritable lutte de vitesse qui s'établit entre\nles deux bâtiments. Toute la voilure avait été mise dessus à bord\nde la _Syphanta_, bonnettes, ailes de pigeons, contre-cacatois,\ntout, jusqu'à la voile de civadière. Mais, de son côté, le brick\nforça de toile et maintint imperturbablement sa distance.\n\n«Il a donc une mécanique du diable dans le ventre!» s'écria le\nvieux gabier.\n\nLa vérité est que l'on commençait à enrager à bord de la corvette,\nnon seulement l'équipage, mais aussi les officiers, et plus qu'eux\ntous, l'impatient Todros. Vrai Dieu! il eût donné sa part de\nprises pour pouvoir amariner ce brick, quelle que fût sa\nnationalité!\n\nLa _Syphanta_ était armée, à l'avant, d'une pièce à très longue\nportée, qui pouvait envoyer un boulet plein de trente livres à une\ndistance de près de deux milles.\n\nLe commandant d'Albaret -- calme, au moins en apparence -- donna\nordre de tirer.\n\nLe coup partit, mais le boulet, après avoir ricoché, alla tomber à\nune vingtaine de brasses du brick.\n\nCelui-ci, pour toute réponse, se contenta de gréer ses bonnettes\nhautes, et il eut bientôt accru la distance qui le séparait de la\ncorvette.\n\nFallait-il donc renoncer à l'atteindre, aussi bien en forçant de\ntoile qu'en lui envoyant des projectiles? C'était humiliant pour\nune aussi bonne marcheuse que la _Syphanta_!\n\nLa nuit se fit sur les entrefaites. La corvette se trouvait alors\nà peu près à la hauteur du cap Péristéra. La brise vint à\nfraîchir, assez sensiblement même pour qu'il fût nécessaire de\nrentrer les bonnettes et d'établir une voilure de nuit plus\nconvenable.\n\nLa pensée du commandant était bien que, le jour venu, il\nn'apercevrait plus rien de ce navire, pas même l'extrémité de ses\nmâts que lui masquerait soit l'horizon dans l'est, soit un retour\nde la côte.\n\nIl se trompait.\n\nAu soleil levant, le brick était toujours là, sous la même allure,\nayant conservé sa distance. On eût dit qu'il réglait sa vitesse\nsur celle de la corvette.\n\n«Il nous aurait à la remorque, disait-on sur le gaillard d'avant,\nque ce serait tout comme!»\n\nRien de plus vrai.\n\nEn ce moment, le brick, après avoir donné dans le canal Kouphonisi\nentre l'île de ce nom et la terre, contournait la pointe de\nKakialithi, afin de remonter la partie orientale de la Crète.\n\nAllait-il donc se réfugier dans quelque port, ou disparaître au\nfond de l'un de ces étroits canaux du littoral?\n\nIl n'en fut rien.\n\nÀ sept heures du matin, le brick laissait porter franchement dans\nle nord-est et se lançait vers la pleine mer.\n\n«Est-ce qu'il se dirigerait sur Scarpanto?» se demanda Henry\nd'Albaret, non sans étonnement.\n\nEt, sous une brise qui fraîchissait de plus en plus, au risque\nd'envoyer en bas une partie de sa mâture, il continua cette\ninterminable poursuite, que l'intérêt de sa mission, non moins que\nl'honneur de son bâtiment, lui commandait de ne point abandonner.\n\nLà, dans cette partie de l'Archipel, largement ouverte à tous les\npoints du compas, au milieu de cette vaste mer que ne couvraient\nplus les hauteurs de la Crète, la _Syphanta_ parut reprendre\nd'abord quelque avantage sur le brick. Vers une heure de l'après-\nmidi, la distance d'un navire à l'autre était réduite à moins de\ntrois milles. Quelques boulets furent encore envoyés; mais ils ne\npurent atteindre leur but et ne provoquèrent aucune modification\ndans la marche du brick.\n\nDéjà les cimes de Scarpanto apparaissaient à l'horizon, en arrière\nde la petite île de Caso, qui pend à la pointe de l'île, comme la\nSicile pend à la pointe de l'Italie.\n\nLe commandant d'Albaret, ses officiers, son équipage, purent alors\nespérer qu'ils finiraient par faire connaissance avec ce\nmystérieux navire, assez impoli pour ne répondre ni aux signaux ni\naux projectiles.\n\nMais vers cinq heures du soir, la brise ayant molli, le brick\nretrouva toute son avance.\n\n«Ah! le gueux!... Le diable est pour lui!... Il va nous échapper!»\ns'écria le capitaine Todros.\n\nEt, alors, tout ce que peut faire un marin expérimenté dans le but\nd'augmenter la vitesse de son navire, voiles arrosées pour en\nresserrer le tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut imprimer\nun balancement favorable à la marche, tout fut mis en oeuvre --\nnon sans quelque succès. Vers sept heures, en effet, un peu après\nle coucher du soleil, deux milles au plus séparaient les deux\nbâtiments.\n\nMais la nuit vient vite sous cette latitude. Le crépuscule y est\nde courte durée. Il aurait fallu accroître encore la vitesse de la\ncorvette pour atteindre le brick avant la nuit.\n\nEn ce moment, il passait entre les îlots de Caso-Poulo et l'île de\nCasos. Puis, au tournant de cette dernière, dans le fond de\nl'étroite passe qui la sépare de Scarpanto, on cessa de\nl'apercevoir.\n\nUne demi-heure après lui, la _Syphanta_ arrivait au même endroit,\nserrant toujours la terre pour se maintenir au vent. Il faisait\nencore assez jour pour qu'il fût possible de distinguer un navire\nde cette grandeur dans un rayon de plusieurs milles.\n\nLe brick avait disparu.\n\n\n\n\nXII\n\nUne enchère à Scarpanto\n\n\nSi la Crète, ainsi que le raconte la fable, fut autrefois le\nberceau des dieux, l'antique Carpathos, aujourd'hui Scarpanto, fut\ncelui des Titans, les plus audacieux de leurs adversaires. Pour ne\ns'attaquer qu'aux simples mortels, les pirates modernes n'en sont\npas moins les dignes descendants de ces mythologiques malfaiteurs,\nqui ne craignirent pas de monter à l'assaut de l'Olympe. Or, à\ncette époque, il semblait que les forbans de toutes sortes eussent\nfait leur quartier général de cette île, où naquirent les quatre\nfils de Japet, petit-fils de Titan et de la Terre.\n\nEt, en vérité, Scarpanto ne se prêtait que trop bien aux\nmanoeuvres qu'exigeaient le métier de pirate dans l'Archipel. Elle\nest située, presque isolément, à l'extrémité sud-est de ces mers,\nà plus de quarante milles de l'île de Rhodes. Ses hauts sommets la\nsignalent de loin. Sur les vingt lieues de son périmètre, elle se\ndécoupe, s'échancre, se creuse en indentations multiples que\nprotègent une infinité d'écueils. Si elle a donné son nom aux eaux\nqui la baignent, c'est qu'elle était déjà redoutée des anciens\nautant qu'elle est redoutable aux modernes. À moins d'être\npratique, et vieux pratique de la mer Carpathienne, il était et il\nest encore très dangereux de s'y aventurer.\n\nCependant elle ne manque point de bons mouillages, cette île qui\nforme le dernier grain du long chapelet des Sporades. Depuis le\ncap Sidro et le cap Pernisa jusqu'aux caps Bonandrea et Andemo de\nsa côte septentrionale, on peut y trouver de nombreux abris.\nQuatre ports, Agata, Porto di Tristano, Porto Grato, Porto Malo\nNato, étaient très fréquentés autrefois par les caboteurs du\nLevant, avant que Rhodes leur eût enlevé leur importance\ncommerciale. Maintenant, c'est à peine si quelques rares navires\nont intérêt à y relâcher.\n\nScarpanto est une île grecque, ou, du moins, elle est habitée par\nune population grecque, mais elle appartient à l'Empire ottoman.\nAprès la constitution définitive du royaume de Grèce, elle devait\nmême rester turque sous le gouvernement d'un simple cadi, lequel\nhabitait alors une sorte de maison fortifiée, située au-dessus du\nbourg moderne d'Arkassa.\n\nÀ cette époque, on eût rencontré dans cette île un grand nombre de\nTurcs, auxquels, il faut bien le dire, sa population, n'ayant\npoint pris part à la guerre de l'Indépendance, ne faisait pas\nmauvais accueil. Devenue même le centre d'opérations commerciales\ndes plus criminelles, Scarpanto recevait avec le même empressement\nles navires ottomans et les bâtiments pirates, qui venaient lui\nverser leurs cargaisons de prisonniers. Là, les courtiers de\nl'Asie Mineure, aussi bien que ceux des côtes barbaresques, se\npressaient autour d'un important marché, sur lequel se débitait\ncette marchandise humaine. Là s'ouvraient les enchères, là\ns'établissaient les prix qui variaient en raison des demandes ou\noffres d'esclaves. Et, il faut l'avouer, le cadi n'était point\nsans s'intéresser à ces opérations qu'il présidait en personne,\ncar les courtiers auraient cru manquer à leur devoir en ne lui\nabandonnant pas un tant pour cent de la vente.\n\nQuant au transport de ces malheureux sur les bazars de Smyrne ou\nde l'Afrique, il se faisait par des navires qui, le plus souvent,\nvenaient en prendre livraison au port d'Arkassa, situé sur la côte\noccidentale de l'île. S'ils ne suffisaient pas, un exprès était\nenvoyé à la côte opposée, et les pirates ne répugnaient point à\ncet odieux commerce.\n\nEn ce moment, dans l'est de Scarpanto, au fond de criques presque\nintrouvables, on ne comptait pas moins d'une vingtaine de\nbâtiments, grands ou petits, montés par plus de douze ou treize\ncents hommes. Cette flottille n'attendait que l'arrivée de son\nchef pour se lancer en quelque nouvelle et criminelle expédition.\n\nCe fut au port d'Arkassa, à une encablure du môle, par un\nexcellent fond de dix brasses, que la _Syphanta_ vint mouiller\ndans la soirée du 2 septembre. Henry d'Albaret, en mettant le pied\nsur l'île, ne se doutait guère que les hasards de sa croisière\nl'avaient précisément conduit au principal entrepôt du commerce\nd'esclaves.\n\n«Comptez-vous relâcher quelque temps à Arkassa, mon commandant?\ndemanda le capitaine Todros, lorsque les manoeuvres du mouillage\nfurent terminées.\n\n-- Je ne sais, répondit Henry d'Albaret. Bien des circonstances\npeuvent m'obliger à quitter promptement ce port, mais bien\nd'autres aussi peuvent m'y retenir!\n\n-- Les hommes iront-ils à terre?\n\n-- Oui, mais par bordées seulement. Il faut que la moitié de\nl'équipage soit toujours consignée sur la _Syphanta_.\n\n-- C'est entendu, mon commandant, répondit le capitaine Todros.\nNous sommes ici plus en pays turc qu'en pays grec, et il n'est que\nprudent de veiller au grain!»\n\nOn se rappelle qu'Henry d'Albaret n'avait rien dit à son second,\nni à ses officiers, des motifs pour lesquels il était venu à\nScarpanto, ni comment rendez-vous lui avait été donné en cette île\npour les premiers jours de septembre par une lettre anonyme,\narrivée à bord dans des conditions inexplicables. D'ailleurs, il\ncomptait bien recevoir ici quelque nouvelle communication qui lui\nindiquerait ce que son mystérieux correspondant attendait de la\ncorvette dans les eaux de la mer Carpathienne.\n\nMais, ce qui n'était pas moins étrange, c'était cette disparition\nsubite du brick au delà du canal de Casos, lorsque la _Syphanta_\nse croyait sur le point de l'atteindre.\n\nAussi, avant de venir relâcher à Arkassa, Henry d'Albaret n'avait-\nil pas cru devoir abandonner la partie. Après s'être approché de\nterre, autant que le permettait son tirant d'eau, il s'était\nimposé la tâche d'observer toutes les anfractuosités de la côte.\nMais, au milieu de ce semis d'écueils qui la défendent, sous\nl'abri des hautes falaises rocheuses qui la délimitent, un\nbâtiment tel que le brick pouvait facilement se dissimuler.\nDerrière cette barrière de brisants, que la _Syphanta_ ne pouvait\nranger de plus près, sans courir le risque d'échouer, un\ncapitaine, connaissant ces canaux, avait pour lui toute chance de\ndépister ceux qui le poursuivaient. Si donc le brick s'était\nréfugié dans quelque secrète crique, il serait très difficile de\nle retrouver, non plus que les autres bâtiments pirates, auxquels\nl'île donnait asile sur des mouillages inconnus.\n\nLes recherches de la corvette durèrent deux jours et furent\nvaines. Le brick se serait soudainement abîmé sous les eaux, au\ndelà de Casos, qu'il n'eût pas été plus invisible. Quelque dépit\nqu'il en ressentît, le commandant d'Albaret dut renoncer à tout\nespoir de le découvrir. Il s'était donc décidé à venir mouiller\ndans le port d'Arkassa. Là, il n'avait plus qu'à attendre.\n\nLe lendemain, entre trois heures et cinq heures du soir, la petite\nville d'Arkassa allait être envahie par une grande partie de la\npopulation de l'île, sans parler des étrangers, européens ou\nasiatiques, dont le concours ne pouvait faire défaut à cette\noccasion. C'était, en effet, jour de grand marché. De misérables\nêtres, de tout âge et de toute condition, récemment faits\nprisonniers par les Turcs, devaient y être mis en vente.\n\nÀ cette époque, il y avait à Arkassa un bazar particulier, destiné\nà ce genre d'opération, un «batistan», tel qu'il s'en trouve en\ncertaines villes des États barbaresques. Ce batistan contenait\nalors une centaine de prisonniers, hommes, femmes, enfants, solde\ndes dernières razzias faites dans le Péloponnèse. Entassés pêle-\nmêle au milieu d'une cour sans ombre, sous un soleil encore\nardent, leurs vêtements en lambeaux, leur attitude désolée, leur\nphysionomie de désespérés, disaient tout ce qu'ils avaient\nsouffert. À peine nourris et mal, à peine abreuvés et d'une eau\ntrouble, ces malheureux s'étaient réunis par familles jusqu'au\nmoment où le caprice des acheteurs allait séparer les femmes des\nmaris, les enfants de leurs père et mère. Ils eussent inspiré la\nplus profonde pitié à tous autres qu'à ces cruels «bachis», leurs\ngardiens, que nulle douleur ne savait plus émouvoir. Et ces\ntortures, qu'étaient-elles auprès de celles qui les attendaient\ndans les seize bagnes d'Alger, de Tunis, de Tripoli, où la mort\nfaisait si rapidement des vides qu'il fallait les combler sans\ncesse?\n\nCependant, toute espérance de redevenir libres n'était pas enlevée\nà ces captifs. Si les acheteurs faisaient une bonne affaire en les\nachetant, ils n'en faisaient pas une moins bonne en les rendant à\nla liberté -- pour un très haut prix -- surtout ceux dont la\nvaleur se basait sur une certaine situation sociale en leur pays\nde naissance. Un grand nombre étaient ainsi arrachés à\nl'esclavage, soit par rédemption publique, lorsque c'était l'État\nqui les revendait avant leur départ, soit quand les propriétaires\ntraitaient directement avec les familles, soit enfin lorsque les\nreligieux de la Merci, riches des quêtes qu'ils avaient faites\ndans toute l'Europe, venaient les délivrer jusque dans les\nprincipaux centres de la Barbarie. Souvent aussi, des\nparticuliers, animés du même esprit de charité, consacraient une\npartie de leur fortune à cette oeuvre de bienfaisance. En ces\nderniers temps, même, des sommes considérables, dont la provenance\nétait inconnue, avaient été employées à ces rachats, mais plus\nspécialement au profit des esclaves d'origine grecque, que les\nchances de la guerre avaient livrés depuis six ans aux courtiers\nde l'Afrique et de l'Asie Mineure.\n\nLe marché d'Arkassa se faisait aux enchères publiques. Tous,\nétrangers et indigènes, y pouvaient prendre part; mais, ce jour-\nlà, comme les traitants ne venaient opérer que pour le compte des\nbagnes de la Barbarie, il n'y avait qu'un seul lot de captifs.\nSuivant que ce lot échoirait à tel ou tel courtier, il serait\ndirigé sur Alger, Tripoli ou Tunis.\n\nNéanmoins, il existait deux catégories de prisonniers. Les uns\nvenaient du Péloponnèse -- c'étaient les plus nombreux. Les autres\navaient été récemment pris à bord d'un navire grec, qui les\nramenait de Tunis à Scarpanto, d'où ils devaient être rapatriés en\nleur pays d'origine.\n\nCes pauvres gens, destinés à tant de misères, ce serait la\ndernière enchère qui déciderait de leur sort, et l'on pouvait\nsurenchérir tant que cinq heures n'étaient pas sonnées. Le coup de\ncanon de la citadelle d'Arkassa, en assurant la fermeture du port,\narrêtait en même temps les dernières mises à prix du marché.\n\nDonc, ce 3 septembre, les courtiers ne manquaient point autour du\nbatistan. Il y avait de nombreux agents venus de Smyrne et autres\npoints voisins de l'Asie Mineure, qui, ainsi qu'il a été dit,\nagissaient tous pour le compte des États barbaresques.\n\nCet empressement n'était que trop explicable. En effet, les\nderniers événements faisaient pressentir une prochaine fin de la\nguerre de l'Indépendance. Ibrahim était refoulé dans le\nPéloponnèse, tandis que le maréchal Maison venait de débarquer en\nMorée avec un corps expéditionnaire de deux mille Français.\nL'exportation des prisonniers allait donc être notablement réduite\nà l'avenir. Aussi leur valeur vénale devait-elle s'accroître\nd'autant plus, à l'extrême satisfaction du cadi.\n\nPendant la matinée, les courtiers avaient visité le batistan, et\nils savaient à quoi s'en tenir sur la quantité ou la qualité des\ncaptifs, dont le lot atteindrait sans doute de très hauts prix.\n\n«Par Mahomet! répétait un agent de Smyrne, qui pérorait au milieu\nd'un groupe de ses confrères, l'époque des belles affaires est\npassée! Vous souvenez-vous du temps où les navires nous amenaient\nici les prisonniers par milliers et non par centaines!\n\n-- Oui!... comme cela s'est fait après les massacres de Scio!\nrépondit un autre courtier. D'un seul coup, plus de quarante mille\nesclaves! Les pontons ne pouvaient suffire à les renfermer!\n\n-- Sans doute, reprit un troisième agent, qui paraissait avoir un\ngrand sens du commerce. Mais trop de captifs, trop d'offres, et\ntrop d'offres, trop de baisse dans les prix! Mieux vaut\ntransporter peu à des conditions plus avantageuses, car les\nprélèvements sont toujours les mêmes, quoique les frais soient\nplus considérables!\n\n-- Oui!... en Barbarie surtout!... Douze pour cent du produit\ntotal au profit du pacha, du cadi ou du gouverneur!\n\n-- Sans compter un pour cent pour l'entretien du môle et des\nbatteries des côtes!\n\n-- Et encore un pour cent, qui va de notre poche dans celle des\nmarabouts!\n\n-- En vérité, c'est ruineux, aussi bien pour les armateurs que\npour les courtiers!»\n\nCes propos s'échangeaient ainsi entre ces agents, qui n'avaient\npas même conscience de l'infamie de leur commerce. Toujours les\nmêmes plaintes sur les mêmes questions de droits! Et ils auraient\nsans doute continué à se répandre en récriminations, si la cloche\nn'y eût mis fin, en annonçant l'ouverture du marché.\n\nIl va sans dire que le cadi présidait à cette vente. Son devoir de\nreprésentant du gouvernement turc l'y obligeait, non moins que son\nintérêt personnel. Il était là, trônant sur une sorte d'estrade,\nabrité sous une tente que dominait le croissant du pavillon rouge,\nà demi couché sur de larges coussins avec une nonchalance tout\nottomane.\n\nPrès de lui, le crieur public se disposait à faire son office.\nMais il ne faudrait pas croire que ce crieur eût là l'occasion de\ns'époumoner. Non! Dans ce genre d'affaires, les courtiers\nprenaient leur temps pour surenchérir. S'il devait y avoir quelque\nlutte un peu vive pour l'adjudication définitive, ce ne serait\nvraisemblablement que pendant le dernier quart d'heure de la\nséance.\n\nLa première enchère fut mise à mille livres turques par un des\ncourtiers de Smyrne.\n\n«À mille livres turques!» répéta le crieur.\n\nPuis, il ferma les yeux, comme s'il avait tout le loisir de\nsommeiller, en attendant une surenchère.\n\nPendant la première heure, les mises à prix ne montèrent que de\nmille à deux mille livres turques, soit environ quarante-sept\nmille francs en monnaie française. Les courtiers se regardaient,\ns'observaient, causaient entre eux de tout autre chose. Leur siège\nétait fait d'avance. Ils ne hasarderaient le maximum de leurs\noffres que pendant les dernières minutes qui précéderaient le coup\nde canon de fermeture.\n\nMais l'arrivée d'un nouveau concurrent allait modifier ces\ndispositions et donner un élan inattendu aux enchères.\n\nVers quatre heures, en effet, deux hommes venaient de paraître sur\nle marché d'Arkassa. D'où venaient-ils? De la partie orientale de\nl'île, sans doute, à en juger d'après la direction suivie par\nl'araba, qui les avait déposés à la porte même du batistan.\n\nLeur apparition causa un vif mouvement de surprise et\nd'inquiétude. Évidemment, les courtiers ne s'attendaient pas à\nvoir apparaître un personnage avec lequel il faudrait compter.\n\n«Par Allah! s'écria l'un d'eux, c'est Nicolas Starkos en personne!\n\n-- Et son damné Skopélo! répondit un autre. Nous qui les croyions\nau diable!»\n\nC'étaient ces deux hommes, bien connus sur le marché d'Arkassa.\nPlus d'une fois, déjà, ils y avaient fait d'énormes affaires en\nachetant des prisonniers pour le compte des traitants de\nl'Afrique. L'argent ne leur manquait pas, quoiqu'on ne sût pas\ntrop d'où ils le tiraient, mais cela les regardait. Et le cadi, en\nce qui le concernait, ne put que s'applaudir de voir arriver de si\nredoutables concurrents.\n\nUn seul coup d'oeil avait suffi à Skopélo, grand connaisseur en\ncette matière, pour estimer la valeur du lot des captifs. Aussi se\ncontenta-t-il de dire quelques mots à l'oreille de Nicolas\nStarkos, qui lui répondit affirmativement d'une simple inclinaison\nde tête.\n\nMais, si observateur que fût le second de la _Karysta_, il n'avait\npas vu le mouvement d'horreur que l'arrivée de Nicolas Starkos\nvenait de provoquer chez l'une des prisonnières.\n\nC'était une femme âgée, de grande taille. Assise à l'écart dans un\ncoin du batistan, elle se leva, comme si quelque irrésistible\nforce l'eût poussée. Elle fit même deux ou trois pas, et un cri\nallait, sans doute, s'échapper de sa bouche... Elle eut assez\nd'énergie pour se contenir. Puis, reculant avec lenteur,\nenveloppée de la tête aux pieds dans les plis d'un misérable\nmanteau, elle revint prendre sa place derrière un groupe de\ncaptifs, de manière à se dissimuler complètement. Il ne lui\nsuffisait évidemment pas de se cacher la figure: elle voulait\nencore soustraire toute sa personne aux regards de Nicolas\nStarkos.\n\nCependant les courtiers, sans lui adresser la parole, ne cessaient\nde regarder le capitaine de la _Karysta_. Celui-ci ne semblait\nmême pas faire attention à eux. Venait-il donc pour leur disputer\nce lot de prisonniers? Ils devaient le craindre, étant donné les\nrapports que Nicolas Starkos avait avec les pachas et les beys des\nÉtats barbaresques.\n\nOn ne fut pas longtemps sans être fixé à cet égard. En ce moment,\nle crieur s'était relevé pour répéter à voix haute le montant de\nla dernière enchère:\n\n«À deux mille livres!\n\n-- Deux mille cinq cents, dit Skopélo, qui se faisait, en ces\noccasions, le porte-parole de son capitaine.\n\n-- Deux mille cinq cents livres!» annonça le crieur.\n\nEt les conversations particulières reprirent dans les divers\ngroupes, qui s'observaient non sans défiance. Un quart d'heure\ns'écoula. Aucune autre surenchère n'avait été mise après Skopélo.\nNicolas Starkos, indifférent et hautain, se promenait autour du\nbatistan. Personne ne pouvait douter que, finalement,\nl'adjudication ne fût faite à son profit, même sans grand débat.\n\nCependant, le courtier de Smyrne, après avoir préalablement\nconsulté deux ou trois de ses collègues, lança une nouvelle\nenchère de deux mille sept cents livres.\n\n«Deux mille sept cents livres, répéta le crieur.\n\n-- Trois mille!»\n\nC'était Nicolas Starkos qui avait parlé, cette fois. Que s'était-\nil donc passé? Pourquoi intervenait-il personnellement dans la\nlutte? D'où venait que sa voix, si froide d'habitude, marquait une\nviolente émotion qui surprit Skopélo lui-même? On va le savoir.\nDepuis quelques instants, Nicolas Starkos, après avoir franchi la\nbarrière du batistan, se promenait au milieu des groupes de\ncaptifs. La vieille femme, en le voyant s'approcher, s'était plus\nétroitement encore cachée sous son manteau. Il n'avait donc pas pu\nla voir. Mais, soudain, son attention venait d'être attirée par\ndeux prisonniers qui formaient un groupe à part. Il s'était\narrêté, comme si ses pieds eussent été cloués au sol. Là, près\nd'un homme de haute stature, une jeune fille, épuisée de fatigue,\ngisait à terre. En apercevant Nicolas Starkos, l'homme se redressa\nbrusquement. Aussitôt la jeune fille rouvrit les yeux. Mais, dès\nqu'elle aperçut le capitaine de la _Karysta_, elle se rejeta en\narrière.\n\n«Hadjine!» s'écria Nicolas Starkos.\n\nC'était Hadjine Elizundo, que Xaris venait de saisir dans ses\nbras, comme pour la défendre.\n\n«Elle!» répéta Nicolas Starkos.\n\nHadjine s'était dégagée de l'étreinte de Xaris et regardait en\nface l'ancien client de son père.\n\nCe fut à ce moment que Nicolas Starkos, sans même chercher à\nsavoir comment il pouvait se faire que l'héritière du banquier\nElizundo fût ainsi exposée sur le marché d'Arkassa, jeta d'une\nvoix troublée cette nouvelle enchère de trois mille livres.\n\n«Trois mille livres!» avait répété le crieur.\n\nIl était alors un peu plus de quatre heures et demie. Encore\nvingt-cinq minutes, le coup de canon se ferait entendre, et\nl'adjudication serait prononcée au profit du dernier enchérisseur.\n\nMais déjà les courtiers, après avoir conféré ensemble, se\ndisposaient à quitter la place, bien décidés à ne pas pousser plus\nloin leurs prix. Il semblait donc certain que le capitaine de la\n_Karysta_, faute de concurrents, allait rester maître du terrain,\nlorsque l'agent de Smyrne voulut tenter, une dernière fois, de\nsoutenir la lutte.\n\n«Trois mille cinq cents livres! cria-t-il.\n\n-- Quatre mille!» répondit aussitôt Nicolas Starkos.\n\nSkopélo, qui n'avait pas aperçu Hadjine, ne comprenait rien à\ncette ardeur immodérée du capitaine. À son compte, la valeur du\nlot était déjà dépassée, et de beaucoup, par ce prix de quatre\nmille livres. Aussi se demandait-il ce qui pouvait exciter Nicolas\nStarkos à se lancer de la sorte dans une mauvaise affaire.\nCependant un long silence avait suivi les derniers mots du crieur.\nLe courtier de Smyrne lui-même, sur un signe de ses collègues,\nvenait d'abandonner la partie. Qu'elle fût définitivement gagnée\npar Nicolas Starkos, auquel il ne s'en fallait que de quelques\nminutes pour avoir gain de cause, cela ne pouvait plus faire de\ndoute.\n\nXaris l'avait compris. Aussi serrait-il plus étroitement la jeune\nfille entre ses bras. On ne la lui arracherait qu'après l'avoir\ntué!\n\nEn ce moment, au milieu du profond silence, une voix vibrante se\nfit entendre, et ces trois mots furent jetés au crieur:\n\n«Cinq mille livres!»\n\nNicolas Starkos se retourna.\n\nUn groupe de marins venait d'arriver à l'entrée du batistan.\nDevant eux se tenait un officier.\n\n«Henry d'Albaret! s'écria Nicolas Starkos. Henry d'Albaret...\nici... à Scarpanto!»\n\nC'était le hasard seul qui venait d'amener le commandant de la\n_Syphanta_ sur la place du marché. Il ignorait même que, ce jour-\nlà -- c'est-à-dire vingt-quatre heures après son arrivée à\nScarpanto -- il y eût une vente d'esclaves dans la capitale de\nl'île. D'autre part, puisqu'il n'avait point aperçu la sacolève au\nmouillage, il devait être non moins étonné de trouver Nicolas\nStarkos à Arkassa que celui-ci l'était de l'y voir.\n\nDe son côté, Nicolas Starkos ignorait que la corvette fût\ncommandée par Henry d'Albaret, bien qu'il sût qu'elle avait\nrelâché à Arkassa.\n\nQue l'on juge donc des sentiments qui s'emparèrent de ces deux\nennemis, lorsqu'ils se virent en face l'un de l'autre.\n\nEt, si Henry d'Albaret avait jeté cette enchère inattendue, c'est\nque, parmi les prisonniers du batistan, il venait d'apercevoir\nHadjine et Xaris -- Hadjine qui allait retomber au pouvoir de\nNicolas Starkos! Mais Hadjine l'avait entendu, elle l'avait vu,\nelle se fût précipitée vers lui, si les gardiens ne l'en eussent\nempêchée.\n\nD'un geste, Henry d'Albaret rassura et contint la jeune fille.\nQuelle que fût son indignation, lorsqu'il se vit en présence de\nson odieux rival, il resta maître de lui-même. Oui! fût-ce au prix\nde toute sa fortune, s'il le fallait, il saurait arracher à\nNicolas Starkos les prisonniers entassés sur le marché d'Arkassa,\net avec eux, celle qu'il avait tant cherchée, celle qu'il\nn'espérait plus revoir!\n\nEn tout cas, la lutte serait ardente. En effet, si Nicolas Starkos\nne pouvait comprendre comment Hadjine Elizundo se trouvait parmi\nces captifs, pour lui, elle n'en était pas moins la riche\nhéritière du banquier de Corfou. Ses millions ne pouvaient avoir\ndisparu avec elle. Ils seraient toujours là pour la racheter à\ncelui dont elle deviendrait l'esclave. Donc, aucun risque à\nsurenchérir. Aussi Nicolas Starkos résolut-il de le faire avec\nd'autant plus de passion, d'ailleurs, qu'il s'agissait de lutter\ncontre son rival, et son rival préféré!\n\n«Six mille livres! cria-t-il.\n\n-- Sept mille!» répondit le commandant de la _Syphanta_, sans même\nse retourner vers Nicolas Starkos.\n\nLe cadi ne pouvait que s'applaudir de la tournure que prenaient\nles choses. En présence de ces deux concurrents, il ne cherchait\npoint à dissimuler la satisfaction qui perçait sous sa gravité\nottomane.\n\nMais, si ce cupide magistrat supputait déjà ce que seraient ses\nprélèvements, Skopélo, lui, commençait à ne plus pouvoir se\nmaîtriser. Il avait reconnu Henry d'Albaret, puis Hadjine\nElizundo. Si, par haine, Nicolas Starkos s'entêtait, l'affaire,\nqui eût été bonne dans une certaine mesure, deviendrait très\nmauvaise, surtout si la jeune fille avait perdu sa fortune, comme\nelle avait perdu sa liberté -- ce qui était possible, d'ailleurs!\n\nAussi, prenant Nicolas Starkos à part, essaya-t-il de lui\nsoumettre humblement quelques sages observations. Mais il fut reçu\nde telle manière qu'il n'osa plus en hasarder de nouvelles.\nC'était le capitaine de la _Karysta_, maintenant, qui jetait lui-\nmême ses enchères au crieur, et d'une voix insultante pour son\nrival.\n\nComme on le pense bien, les courtiers, sentant que la bataille\ndevenait chaude, étaient restés pour en suivre les diverses\npéripéties. La foule des curieux, devant cette lutte à coups de\nmilliers de livres, manifestait l'intérêt qu'elle y prenait par de\nbruyantes clameurs. Si, pour la plupart, ils connaissaient le\ncapitaine de la sacolève, aucun d'eux ne connaissait le commandant\nde la _Syphanta. _On ignorait même ce qu'était venue faire cette\ncorvette, naviguant sous pavillon corfiote, dans les parages de\nScarpanto. Mais, depuis le début de la guerre, tant de navires de\ntoutes nations s'étaient employés au transport des esclaves, que\ntout portait à croire que la _Syphanta_ servait à ce genre de\ncommerce. Donc, que les prisonniers fussent achetés par Henry\nd'Albaret ou par Nicolas Starkos, pour eux ce serait toujours\nl'esclavage.\n\nEn tout cas, avant cinq minutes, cette question allait être\nabsolument décidée.\n\nÀ la dernière enchère proclamée par le crieur, Nicolas Starkos\navait répondu par ces mots:\n\n«Huit mille livres!\n\n-- Neuf mille!» dit Henry d'Albaret.\n\nNouveau silence. Le commandant de la _Syphanta_, toujours maître\nde lui, suivait du regard Nicolas Starkos, qui allait et venait\nrageusement, sans que Skopélo osât l'aborder. Aucune\nconsidération, d'ailleurs, n'aurait pu enrayer maintenant la furie\ndes enchères.\n\n«Dix mille livres! cria Nicolas Starkos.\n\n-- Onze mille! répondit Henry d'Albaret.\n\n-- Douze mille!» répliqua Nicolas Starkos, sans attendre cette\nfois.\n\nLe commandant d'Albaret n'avait point immédiatement répondu. Non\nqu'il hésitât à le faire. Mais il venait de voir Skopélo se\nprécipiter vers Nicolas Starkos pour l'arrêter dans son oeuvre de\nfolie -- ce qui, pour un moment, détourna l'attention du capitaine\nde la _Karysta_.\n\nEn même temps, la vieille prisonnière, qui s'était si obstinément\ncachée jusqu'alors, venait de se redresser, comme si elle avait eu\nla pensée de montrer son visage à Nicolas Starkos...\n\nÀ ce moment, au sommet de la citadelle d'Arkassa, une rapide\nflamme brilla dans une volute de vapeurs blanches; mais, avant que\nla détonation ne fût arrivée jusqu'au batistan, une nouvelle\nenchère avait été jetée d'une voix retentissante:\n\n«Treize mille livres!»\n\nPuis, la détonation se fit entendre, à laquelle succédèrent\nd'interminables hurrahs. Nicolas Starkos avait repoussé Skopélo\navec une violence qui le fit rouler sur le sol... Maintenant il\nétait trop tard! Nicolas Starkos n'avait plus le droit de\nsurenchérir! Hadjine Elizundo venait de lui échapper, et pour\njamais, sans doute!\n\n«Viens!» dit-il d'une voix sourde à Skopélo.\n\nEt on eût pu l'entendre murmurer ces mots:\n\n«Ce sera plus sûr et ce sera moins cher!»\n\nTous deux montèrent alors dans leur araba et disparurent au\ntournant de cette route qui se dirigeait vers l'intérieur de\nl'île.\n\nDéjà Hadjine Elizundo, entraînée par Xaris, avait franchi les\nbarrières du batistan. Déjà elle était dans les bras d'Henry\nd'Albaret, qui lui disait en la pressant sur son coeur:\n\n«Hadjine!... Hadjine!... Toute ma fortune, je l'aurais sacrifiée\npour vous racheter...\n\n-- Comme j'ai sacrifié la mienne pour racheter l'honneur de mon\nnom! répondit la jeune fille. Oui, Henry!... Hadjine Elizundo est\npauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!»\n\n\n\n\nXIII\n\nÀ bord de la «Syphanta»\n\n\nLe lendemain, 3 septembre, la _Syphanta_, après avoir appareillé\nvers dix heures du matin, serrait le vent sous petite voilure pour\nsortir des passes du port de Scarpanto.\n\nLes captifs, rachetés par Henry d'Albaret, s'étaient casés, les\nuns dans l'entrepont, les autres dans la batterie. Bien que la\ntraversée de l'Archipel ne dût exiger que quelques jours,\nofficiers et matelots avaient voulu que ces pauvres gens fussent\ninstallés aussi bien que possible.\n\nDès la veille, le commandant d'Albaret s'était mis en mesure de\npouvoir reprendre la mer. Pour le règlement des treize mille\nlivres, il avait donné des garanties dont le cadi s'était montré\nsatisfait. L'embarquement des prisonniers s'était donc opéré sans\ndifficultés, et, avant trois jours, ces malheureux, condamnés aux\ntortures des bagnes barbaresques, seraient débarqués en quelque\nport de la Grèce septentrionale, là où ils n'auraient plus rien à\ncraindre pour leur liberté.\n\nMais cette délivrance, c'était bien à celui qui venait de les\narracher aux mains de Nicolas Starkos qu'ils la devaient tout\nentière! Aussi, leur reconnaissance se manifesta-t-elle par un\nacte touchant, dès qu'ils eurent pris pied sur le pont de la\ncorvette.\n\nParmi eux se trouvait un «pappa», un vieux prêtre de Léondari.\nSuivi de ses compagnons d'infortune, il s'avança vers la dunette,\nsur laquelle Hadjine Elizundo et Henry d'Albaret se tenaient avec\nquelques-uns des officiers. Puis, tous s'agenouillèrent, le\nvieillard à leur tête, et celui-ci, tendant ses mains vers le\ncommandant:\n\n«Henry d'Albaret, dit-il, soyez béni de tous ceux que vous avez\nrendus à la liberté!\n\n-- Mes amis, je n'ai fait que mon devoir! répondit le commandant\nde la _Syphanta_, profondément ému.\n\n-- Oui!... béni de tous... de tous... et de moi, Henry!» ajouta\nHadjine en se courbant à son tour.\n\nHenry d'Albaret l'avait vivement relevée, et alors les cris de\nvive Henry d'Albaret! vive Hadjine Elizundo! éclatèrent depuis la\ndunette jusqu'au gaillard d'avant, depuis les profondeurs de la\nbatterie jusqu'aux basses vergues, sur lesquelles une cinquantaine\nde matelots s'étaient groupés, en poussant de vigoureux hurrahs.\n\nUne seule prisonnière -- celle qui se cachait la veille dans le\nbatistan -- n'avait point pris part à cette manifestation. En\ns'embarquant, toute sa préoccupation avait été de passer inaperçue\nau milieu des captifs. Elle y avait réussi, et personne même ne\nremarqua plus sa présence à bord, dès qu'elle se fut blottie dans\nle coin le plus obscur de l'entrepont. Évidemment, elle espérait\npouvoir débarquer sans avoir été vue. Mais pourquoi prenait-elle\ntant de précautions? Était-elle donc connue de quelque officier ou\nmatelot de la corvette? En tout cas, il fallait qu'elle eût de\ngraves raisons pour vouloir garder cet incognito pendant les trois\nou quatre jours que devait durer la traversée de l'Archipel.\n\nCependant, si Henry d'Albaret méritait la reconnaissance des\npassagers de la corvette, que méritait donc Hadjine pour ce\nqu'elle avait fait depuis son départ de Corfou?\n\n«Henry, avait-elle dit la veille, Hadjine Elizundo est pauvre,\nmaintenant, et maintenant digne de vous!»\n\nPauvre, elle l'était en effet! Digne du jeune officier?... On va\npouvoir en juger.\n\nEt si Henry d'Albaret aimait Hadjine, lorsque de si graves\névénements les avaient séparés l'un de l'autre, combien cet amour\ndut grandir encore, quand il connut ce qu'avait été toute la vie\nde la jeune fille pendant cette longue année de séparation!\n\nCette fortune que lui avait laissée son père, dès qu'elle sut d'où\nelle provenait, Hadjine Elizundo prit la résolution de la\nconsacrer entièrement au rachat de ces prisonniers, dont le trafic\nen constituait la plus grande part. De ces vingt millions,\nodieusement acquis, elle ne voulut rien garder. Ce projet, elle ne\nle fit connaître qu'à Xaris. Xaris l'approuva, et toutes les\nvaleurs de la maison de banque furent rapidement réalisées.\n\nHenry d'Albaret reçut la lettre par laquelle la jeune fille lui\ndemandait pardon et lui disait adieu. Puis, en compagnie de son\nbrave et dévoué Xaris, Hadjine quitta secrètement Corfou pour se\nrendre dans le Péloponnèse.\n\nÀ cette époque, les soldats d'Ibrahim faisaient encore une guerre\nféroce aux populations du centre de la Morée, tant éprouvées déjà\net depuis si longtemps. Les malheureux qu'on ne massacrait pas\nétaient envoyés dans les principaux ports de la Messénie, à Patras\nou à Navarin. De là, des navires, les uns frétés par le\ngouvernement turc, les autres fournis par les pirates de\nl'Archipel, les transportaient par milliers soit à Scarpanto, soit\nà Smyrne, où les marchés d'esclaves se tenaient en permanence.\n\nPendant les deux mois qui suivirent leur disparition, Hadjine\nElizundo et Xaris, ne reculant jamais devant aucun prix,\nparvinrent à racheter plusieurs centaines de prisonniers, de ceux\nqui n'avaient pas encore quitté la côte messénienne. Puis, ils\nemployèrent tous leurs soins à les mettre en sûreté, les uns dans\nles îles Ioniennes, les autres dans les portions libres de la\nGrèce du Nord.\n\nCela fait, tous deux se rendirent en Asie Mineure, à Smyrne, où le\ncommerce des esclaves se faisait sur une échelle considérable. Là,\npar convois nombreux, arrivaient des quantités de ces prisonniers\ngrecs, dont Hadjine Elizundo voulait surtout obtenir la\ndélivrance. Telles furent alors ses offres -- si supérieures à\ncelles des courtiers de la Barbarie ou du littoral asiatique --\nque les autorités ottomanes trouvèrent grand profit à traiter et\ntraitèrent avec elle. Que sa généreuse passion fût exploitée par\nces agents on le croira sans peine; mais, là, plusieurs milliers\nde captifs lui durent d'échapper aux bagnes des beys africains.\n\nCependant, il y avait plus à faire encore, et c'est à ce moment\nque la pensée vint à Hadjine de marcher par deux voies différentes\nau but qu'elle voulait atteindre.\n\nEn effet, il ne suffisait pas de racheter les captifs mis en vente\nsur les marchés publics, ou d'aller délivrer à prix d'or les\nesclaves au milieu de leurs bagnes. Il fallait aussi anéantir ces\npirates qui capturaient les navires dans tous les parages de\nl'Archipel.\n\nOr, Hadjine Elizundo se trouvait à Smyrne, quand elle apprit ce\nqu'était devenue la _Syphanta_, après les premiers mois de sa\ncroisière. Elle n'ignorait pas que c'était au compte d'armateurs\ncorfiotes qu'avait été armée cette corvette et pour quelle\ndestination. Elle savait que le début de la campagne avait été\nheureux; mais, à cette époque, la nouvelle arriva que la _Syphanta_\nvenait de perdre son commandant, plusieurs officiers et une\npartie de son équipage dans un combat contre une flottille de\npirates, commandée, disait-on, par Sacratif en personne.\n\nHadjine Elizundo se mit aussitôt en rapport avec l'agent qui\nreprésentait, à Corfou, les intérêts des armateurs de la\n_Syphanta_. Elle leur en fit offrir un tel prix que ceux-ci se\ndécidèrent à la vendre. La corvette fut donc achetée sous le nom\nd'un banquier de Raguse, mais elle appartenait bien à l'héritière\nd'Elizondo, qui ne faisait qu'imiter les Bobolina, les Modena, les\nZacharias et autres vaillantes patriotes, dont les navires, armés\nà leurs frais au début de la guerre de l'Indépendance, firent tant\nde mal aux escadres de la marine ottomane.\n\nMais, en agissant ainsi, Hadjine avait eu la pensée d'offrir le\ncommandement de la _Syphanta_ au capitaine Henry d'Albaret. Un\nhomme à elle, un neveu de Xaris, marin d'origine grecque comme son\noncle, avait secrètement suivi le jeune officier, aussi bien à\nCorfou, quand il fit tant d'inutiles recherches pour retrouver la\njeune fille, qu'à Scio, lorsqu'il alla y rejoindre le colonel\nFabvier.\n\nPar ses ordres, cet homme s'embarqua comme matelot sur la\ncorvette, au moment où elle reformait son équipage, après le\ncombat de Lemnos. Ce fut lui qui fit parvenir à Henry d'Albaret\nles deux lettres écrites de la main de Xaris: la première, à Scio,\noù on lui marquait qu'il y avait une place à prendre dans l'état-\nmajor de la _Syphanta; _la seconde, qu'il déposa sur la table du\ncarré, alors qu'il était de faction, et par laquelle rendez-vous\nétait donné à la corvette pour les premiers jours de septembre sur\nles parages de Scarpanto.\n\nC'était là, en effet, qu'Hadjine Elizundo comptait se trouver à\ncette époque, après avoir terminé sa campagne de dévouement et de\ncharité. Elle voulait que la _Syphanta_ servît à rapatrier le\ndernier convoi de prisonniers, rachetés avec les restes de sa\nfortune.\n\nMais, pendant les six mois qui allaient suivre, que de fatigues à\nsupporter, que de dangers à courir!\n\nCe fut au centre même de la Barbarie, dans ces ports infestés de\npirates, sur ce littoral africain, dont les pires bandits furent\nles maîtres jusqu'à la conquête d'Alger, que la courageuse jeune\nfille, accompagnée de Xaris, n'hésita pas à se rendre pour\naccomplir sa mission. À cela, elle risquait sa liberté, elle\nrisquait sa vie, elle bravait tous les dangers auxquels\nl'exposaient sa beauté et sa jeunesse.\n\nRien ne l'arrêta. Elle partit.\n\nOn la vit alors, comme une religieuse de la Merci, paraître à\nTripoli, à Alger, à Tunis, et jusque sur les plus infimes marchés\nde la côte barbaresque. Partout où des prisonniers grecs avaient\nété vendus, elle les rachetait avec grand bénéfice pour leurs\nmaîtres. Partout où des traitants mettaient à l'encan ces\ntroupeaux d'êtres humains, elle se présentait, l'argent à la main.\nC'est alors qu'elle put observer dans toute son horreur le\nspectacle de ces misères de l'esclavage, en un pays où les\npassions ne sont retenues par aucun frein.\n\nAlger était encore à la discrétion d'une milice, composée de\nmusulmans et de renégats, rebut des trois continents qui forment\nle littoral de la Méditerranée, ne vivant que de la vente des\nprisonniers faits par les pirates et de leur rachat par les\nchrétiens. Au dix-septième siècle, la terre africaine comptait\ndéjà près de quarante mille esclaves des deux sexes enlevés à la\nFrance, à l'Italie, à l'Angleterre, à l'Allemagne, à la Flandre, à\nla Hollande, à la Grèce, à la Hongrie, à la Russie, à la Pologne,\nà l'Espagne, dans toutes les mers de l'Europe.\n\nÀ Alger, au fond des bagnes du Pacha, d'Ali-Mami, des Kouloughis\net de Sidi-Hassan, à Tunis, dans ceux de Youssif-Dey, de Galere-\nPatrone et de Cicala, dans celui de Tripoli, Hadjine Elizundo\nrechercha plus particulièrement ceux dont la guerre hellénique\navait fait des esclaves. Comme si elle eût été protégée par\nquelque talisman, elle passa au milieu de tous ces dangers,\nsoulageant toutes ces misères. À ces mille périls que la nature\ndes choses créait autour d'elle, elle échappa comme par miracle!\nPendant six mois, à bord des légers bâtiments caboteurs de la\ncôte, elle visita les points les plus reculés du littoral --\ndepuis la régence de Tripoli, jusqu'aux dernières limites du Maroc\n-- jusqu'à Tétuan, qui fut autrefois une république de pirates,\nrégulièrement organisée -- jusqu'à Tanger, dont la baie servait de\nlieu d'hivernage à ces forbans -- jusqu'à Salé, sur la côte\noccidentale de l'Afrique, où les malheureux captifs vivaient dans\ndes caveaux creusés à douze ou quinze pieds sous terre.\n\nEnfin, sa mission terminée, n'ayant plus rien des millions laissés\npar son père, Hadjine Elizundo songea à revenir en Europe avec\nXaris. Elle s'embarqua à bord d'un navire grec, sur lequel prirent\npassage les derniers prisonniers, rachetés par elle, et qui fit\nvoile pour Scarpanto. C'était là qu'elle comptait retrouver Henry\nd'Albaret. C'était de là qu'elle avait résolu de revenir en Grèce\nsur la _Syphanta. _Mais, trois jours après avoir quitté Tunis, le\nnavire qui la portait fut capturé par un bâtiment turc, et elle\nétait conduite à Arkassa pour y être vendue comme esclave avec\nceux qu'elle venait de délivrer!...\n\nEn somme, de cette oeuvre entreprise par Hadjine Elizundo, le\nrésultat avait été celui-ci: plusieurs milliers de prisonniers,\nrachetés avec l'argent même qui avait été gagné à les vendre. La\njeune fille, maintenant ruinée, venait de réparer, dans la mesure\nde ce qui était possible, tout le mal fait par son père.\n\nVoilà ce qu'apprit Henry d'Albaret. Oui! Hadjine pauvre, était\nmaintenant digne de lui, et, pour l'arracher aux mains de Nicolas\nStarkos, il se fût fait aussi pauvre qu'elle!\n\nCependant, dès le lendemain, la _Syphanta_ avait eu connaissance\nde la terre de Crète au lever du jour. Elle manoeuvra alors de\nmanière à s'élever vers le nord-ouest de l'Archipel. L'intention\ndu commandant d'Albaret était de rallier la côte orientale de la\nGrèce à la hauteur de l'île d'Eubée. Là, soit à Nègrepont, soit à\nÉgine, les prisonniers pourraient débarquer en lieu sûr, à l'abri\ndes Turcs, maintenant refoulés au fond du Péloponnèse. Du reste, à\ncette date, il n'y avait plus un seul des soldats d'Ibrahim dans\nla péninsule hellénique.\n\nTous ces pauvres gens, on ne peut mieux traités à bord de la\n_Syphanta_, se remettaient déjà des effroyables souffrances qu'ils\navaient endurées. Pendant le jour, on les voyait groupés sur le\npont, où ils respiraient cette saine brise de l'Archipel, les\nenfants, les mères, les époux que menaçait une éternelle\nséparation, désormais réunis pour ne plus se quitter. Ils\nsavaient, aussi, tout ce qu'avait fait Hadjine Elizundo, et, quand\nelle passait, appuyée au bras d'Henry d'Albaret, c'étaient de\ntoutes parts des marques de reconnaissance, témoignées par les\nactes les plus touchants.\n\nVers les premières heures du matin, le 4 septembre, la _Syphanta_\nperdit de vue les sommets de la Crète; mais, la brise ayant\ncommencé à mollir, elle ne gagna que très peu dans cette journée,\nbien qu'elle portât toute sa voilure. En somme, vingt-quatre\nheures, quarante-huit heures de plus, ce ne serait jamais un\nretard dont il fallût se préoccuper. La mer était belle, le ciel\nsuperbe. Rien n'indiquait une prochaine modification de temps. Il\nn'y avait qu'à «laisser courir», comme disent les marins, et la\ncourse se terminerait quand il plairait à Dieu.\n\nCette paisible navigation ne pouvait être que très favorable aux\ncauseries du bord. Peu de manoeuvres à faire, d'ailleurs. Une\nsimple surveillance des officiers de quart et des gabiers de\nl'avant, pour signaler les terres en vue ou les navires au large.\n\nHadjine et Henry d'Albaret allaient alors s'asseoir à l'arrière\nsur un banc de la dunette qui leur était réservé. Là, le plus\nsouvent, ils parlaient non plus du passé, mais de cet avenir, dont\nils se sentaient maîtres maintenant. Ils faisaient des projets\nd'une réalisation prochaine, sans oublier de les soumettre au\nbrave Xaris, qui était bien de la famille. Le mariage devait être\ncélébré aussitôt leur arrivée sur la terre de Grèce. Cela était\nconvenu. Les affaires d'Hadjine Elizundo n'entraîneraient plus ni\ndifficultés ni retards. Une année, employée à sa charitable\nmission, avait simplifié tout cela! Puis, le mariage fait, Henry\nd'Albaret céderait au capitaine Todros le commandement de la\ncorvette, et il conduirait sa jeune femme en France, d'où il\ncomptait la ramener ensuite sur sa terre natale.\n\nOr, précisément, ce soir-là, ils s'entretenaient de toutes ces\nchoses. À peine le léger souffle de la brise suffisait-il à\ngonfler les hautes voiles de la _Syphanta. _Un merveilleux coucher\nde soleil venait d'illuminer l'horizon, dont quelques traits d'or\nvert surmontaient encore le périmètre légèrement embrumé dans\nl'ouest. À l'opposé scintillaient les premières étoiles du levant.\nLa mer tremblotait sous l'ondulation de ses paillettes\nphosphorescentes. La nuit promettait d'être magnifique.\n\nHenry d'Albaret et Hadjine se laissaient aller au charme de cette\nsoirée délicieuse. Ils regardaient le sillage, à peine dessiné par\nquelques blanches guipures que la corvette laissait à l'arrière.\nLe silence n'était troublé que par les battements de la\nbrigantine, dont les plis bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne\nvoyaient plus rien de ce qui n'était pas eux-mêmes et en eux. Et,\ns'ils furent enfin rappelés au sentiment du réel, c'est qu'Henry\nd'Albaret s'entendit appeler avec une certaine insistance.\n\nXaris était devant lui.\n\n«Mon commandant?... dit Xaris pour la troisième fois.\n\n-- Que voulez-vous, mon ami? répondit Henry d'Albaret, auquel il\nsembla que Xaris hésitait à parler.\n\n-- Que veux-tu, mon bon Xaris? demanda Hadjine.\n\n-- J'ai une chose à vous dire, mon commandant.\n\n-- Laquelle?\n\n-- Voici de quoi il s'agit. Les passagers de la corvette... ces\nbraves gens que vous ramenez dans leur pays... ont eu une idée, et\nils m'ont chargé de vous la communiquer.\n\n-- Eh bien, je vous écoute, Xaris.\n\n-- Voilà, mon commandant. Ils savent que vous devez vous marier\navec Hadjine...\n\n-- Sans doute, répondit Henry d'Albaret en souriant. Cela n'est un\nmystère pour personne!\n\n-- Eh bien, ces braves gens seraient très heureux d'être les\ntémoins de votre mariage!\n\n-- Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et jamais fiancée\nn'aurait un pareil cortège, si l'on pouvait réunir autour d'elle\ntous ceux qu'elle a arrachés à l'esclavage!\n\n-- Henry!... dit la jeune fille en voulant l'interrompre.\n\n-- Mon commandant a raison, répondit Xaris. En tout cas, les\npassagers de la corvette seront là, et...\n\n-- À notre arrivée sur la terre de Grèce, reprit Henry d'Albaret,\nje les convierai tous à la cérémonie de notre mariage!\n\n-- Bien, mon commandant, répondit Xaris. Mais, après avoir eu\ncette idée-là, ces braves gens en ont eu une seconde!\n\n-- Aussi bonne?\n\n-- Meilleure. C'est de vous demander que le mariage se fasse à\nbord de la _Syphanta! _N'est-ce pas comme un morceau de leur pays,\ncette brave corvette qui les ramène en Grèce?\n\n-- Soit. Xaris, répondit Henry d'Albaret.\n\n-- Vous y consentez, ma chère Hadjine?»\n\nHadjine, pour toute réponse, lui tendit la main.\n\n«Bien répondu, dit Xaris.\n\n-- Vous pouvez annoncer aux passagers de la _Syphanta_, ajouta\nHenry d'Albaret, qu'il sera fait comme ils le désirent.\n\n-- C'est entendu, mon commandant. Mais... ajouta Xaris, en\nhésitant un peu, c'est que ce n'est pas tout!\n\n-- Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.\n\n-- Voici. Ces braves gens, après avoir eu une idée bonne, puis une\nmeilleure, en ont eu une troisième qu'ils regardent comme\nexcellente!\n\n-- Vraiment, une troisième! répondit Henry d'Albaret. Et quelle\nest cette troisième idée?\n\n-- C'est que non seulement le mariage soit célébré à bord de la\ncorvette, mais aussi qu'il se fasse en pleine mer... dès demain!\nIl y a parmi eux un vieux prêtre...»\n\nSoudain, Xaris fut interrompu par la voix du gabier qui était en\nvigie dans les barres de misaine:\n\n«Navires au vent!»\n\nAussitôt Henry d'Albaret se leva et rejoignit le capitaine Todros,\nqui regardait déjà dans la direction indiquée.\n\nUne flottille, composée d'une douzaine de bâtiments de divers\ntonnages, se montrait à moins de six milles dans l'est. Mais, si\nla _Syphanta_, encalminée alors, était absolument immobile, cette\nflottille, poussée par les derniers souffles d'une brise qui\nn'arrivait pas jusqu'à la corvette, devait nécessairement finir\npar l'atteindre.\n\nHenry d'Albaret avait pris une longue-vue, et il observait\nattentivement la marche de ces navires.\n\n«Capitaine Todros, dit-il en se retournant vers le second, cette\nflottille est encore trop éloignée pour qu'il soit possible de\nreconnaître ses intentions ni quelle est sa force.\n\n-- En effet, mon commandant, répondit le second, et, avec cette\nnuit sans lune qui va devenir très obscure, nous ne pourrons nous\nprononcer! Il faut donc attendre à demain.\n\n-- Oui, il le faut, dit Henry d'Albaret, mais comme ces parages ne\nsont pas sûrs, donnez l'ordre de veiller avec le plus grand soin.\nQue l'on prenne aussi toutes les précautions indispensables pour\nle cas où ces navires se rapprocheraient de la _Syphanta.»_\n\nLe capitaine Todros prit des mesures en conséquence, mesures qui\nfurent aussitôt exécutées. Une active surveillance fut établie à\nbord de la corvette et devait être continuée jusqu'au jour.\n\nIl va sans dire qu'en présence des éventualités qui pouvaient\nsurvenir, on remit à plus tard la décision relative à cette\ncélébration du mariage, qui avait motivé la démarche de Xaris.\nHadjine, sur la prière d'Henry d'Albaret, avait dû regagner sa\ncabine.\n\nPendant toute cette nuit, on dormit peu à bord. La présence de la\nflottille signalée au large était de nature à inquiéter. Tant que\ncela fut possible, on avait observé ses mouvements. Mais un\nbrouillard assez épais se leva vers neuf heures, et l'on ne tarda\npas à la perdre de vue.\n\nLe lendemain, quelques vapeurs masquaient encore l'horizon dans\nl'est au lever du soleil. Comme le vent faisait absolument défaut,\nces vapeurs ne se dissipèrent pas avant dix heures du matin.\nCependant rien de suspect n'avait apparu à travers ces brumes.\nMais, lorsqu'elles s'évanouirent, toute la flottille se montra à\nmoins de quatre milles. Elle avait donc gagné deux milles, depuis\nla veille, dans la direction de la _Syphanta_, et, si elle ne\ns'était pas rapprochée davantage, c'est que le brouillard l'avait\nempêchée de manoeuvrer. Il y avait là une douzaine de navires qui\nmarchaient de conserve sous l'impulsion de leurs longs avirons de\ngalère. La corvette, sur laquelle ces engins n'auraient eu aucune\naction, en raison de sa grandeur, restait toujours immobile à la\nmême place. Elle était donc réduite à attendre, sans pouvoir faire\nun seul mouvement.\n\nEt pourtant, il n'était pas possible de se méprendre aux\nintentions de cette flottille.\n\n«Voilà un ramassis de navires singulièrement suspects! dit le\ncapitaine Todros.\n\n-- D'autant plus suspects, répondit Henry d'Albaret, que je\nreconnais parmi eux le brick auquel nous avons donné inutilement\nla chasse dans les eaux de la Crète!»\n\nLe commandant de la _Syphanta_ ne se trompait pas. Le brick, qui\navait si étrangement disparu au delà de la pointe de Scarpanto,\nétait en tête. Il manoeuvrait de manière à ne pas se séparer des\nautres bâtiments, placés sous ses ordres.\n\nCependant quelques souffles s'étaient levés dans l'est. Ils\nfavorisaient encore la marche de la flottille; mais ces risées,\nqui verdissaient légèrement la mer en courant à sa surface,\nvenaient expirer à une ou deux encablures de la corvette.\n\nSoudain, Henry d'Albaret rejeta la longue-vue qui n'avait pas\nquitté ses yeux:\n\n«Branle-bas de combat!» cria-t-il.\n\nIl venait de voir un long jet de vapeur blanche fuser à l'avant du\nbrick, pendant qu'un pavillon montait à sa corne, au moment où la\ndétonation d'une bouche à feu arrivait à la corvette.\n\nCe pavillon était noir, et un S rouge-feu s'écartelait en travers\nde son étamine.\n\nC'était le pavillon du pirate Sacratif.\n\n\n\n\nXIV\n\nSacratif\n\n\nCette flottille, composée de douze bâtiments, était sortie la\nveille des repaires de Scarpanto. Soit en attaquant la corvette de\nfront, soit en l'entourant, venait-elle donc lui offrir le combat\ndans des conditions très inégales pour elle? Cela n'était que trop\ncertain. Mais ce combat, faute de vent, il fallait bien\nl'accepter. D'ailleurs, eût-il eu la possibilité d'éviter la\nlutte, Henry d'Albaret s'y fût refusé. Le pavillon de la _Syphanta_\nne pouvait, sans déshonneur, fuir devant le pavillon des pirates\nde l'Archipel.\n\nSur ces douze navires, on comptait quatre bricks, portant de seize\nà dix-huit canons. Les huit autres bâtiments, d'un tonnage\ninférieur, mais pourvus d'une artillerie légère, étaient de\ngrandes saïques à deux mâts, des senaux à mâture droite, des\nfelouques et des sacolèves armées en guerre. D'après ce qu'en\npouvaient juger les officiers de la corvette, c'étaient plus de\ncent bouches à feu, auxquelles ils auraient à répondre avec vingt-\ndeux canons et six caronades. C'étaient sept ou huit cents hommes\nque les deux cent cinquante matelots de leur équipage auraient à\ncombattre. Lutte inégale, à coup sûr. Toutefois, la supériorité de\nl'artillerie de la _Syphanta_ pouvait lui donner quelque chance de\nsuccès, mais à la condition qu'elle ne se laissât pas approcher de\ntrop près. Il fallait donc tenir cette flottille à distance, en\ndésemparant peu à peu ses navires par des bordées envoyées avec\nprécision. En un mot, il s'agissait de tout faire pour éviter un\nabordage, c'est-à-dire un combat corps à corps. Dans ce dernier\ncas, le nombre eût fini par l'emporter, car ce facteur a plus\nd'importance encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite\nétant impossible, tout se résume à ceci: sauter ou se rendre.\n\nUne heure après que le brouillard se fut dissipé, la flottille\navait sensiblement gagné sur la corvette, aussi immobile que si\nelle eût été au mouillage au milieu d'une rade.\n\nCependant Henry d'Albaret ne cessait d'observer la marche et la\nmanoeuvre des pirates. Le branle-bas avait été fait rapidement à\nson bord. Tous, officiers et matelots, étaient à leur poste de\ncombat. Ceux des passagers qui étaient valides avaient demandé à\nse battre dans les rangs de l'équipage, et on leur avait donné des\narmes. Un silence absolu régnait dans la batterie et sur le pont.\nÀ peine était-il interrompu par les quelques mots que le\ncommandant échangeait avec le capitaine Todros.\n\n«Nous ne nous laisserons pas aborder, lui disait-il. Attendons que\nles premiers bâtiments soient à bonne portée, et nous ferons feu\nde nos canons de tribord.\n\n-- Tirerons-nous à couler ou à démâter? demanda le second.\n\n-- À couler», répondit Henry d'Albaret. C'était le meilleur parti\nà prendre pour combattre ces pirates, si terribles à l'abordage,\net particulièrement ce Sacratif, qui venait de hisser impudemment\nson pavillon noir. Et, s'il l'avait fait, c'est qu'il comptait,\nsans doute, que pas un seul homme de la corvette ne survivrait,\nqui se pourrait vanter de l'avoir vu face à face.\n\nVers une heure après midi, la flottille ne se trouvait plus qu'à\nun mille au vent. Elle continuait de s'approcher à l'aide de ses\navirons. La _Syphanta_, le cap au nord-ouest, ne se maintenait pas\nsans peine à cette aire de compas. Les pirates marchaient sur elle\nen ligne de bataille -- deux des bricks au milieu de la ligne, et\nles deux autres à chaque extrémité. Ils manoeuvraient de manière à\ntourner la corvette par l'avant et par l'arrière, afin de\nl'envelopper dans une circonférence, dont le rayon diminuerait peu\nà peu. Leur but était évidemment de l'écraser d'abord sous des\nfeux convergents, puis de l'enlever à l'abordage.\n\nHenry d'Albaret avait bien compris cette manoeuvre, si périlleuse\npour lui, et il ne pouvait l'empêcher, puisqu'il était condamné à\nl'immobilité. Mais peut-être parviendrait-il à briser cette ligne\nà coups de canon, avant qu'elle ne l'eût enveloppé de toutes\nparts. Déjà, même, les officiers se demandaient pourquoi leur\ncommandant, de cette voix ferme et calme qu'on lui connaissait,\nn'envoyait pas l'ordre d'ouvrir le feu.\n\nNon! Henry d'Albaret entendait ne frapper qu'à coup sûr, et il\nvoulait se laisser approcher à bonne portée.\n\nDix minutes s'écoulèrent encore. Tous attendaient, les pointeurs,\nl'oeil à la culasse de leurs canons, les officiers de la batterie,\nprêts à transmettre les ordres du commandant, les matelots du pont\njetant un regard par dessus les pavois. Les premières bordées ne\nviendraient-elles pas de l'ennemi, maintenant que la distance lui\npermettait de le faire utilement?\n\nHenry d'Albaret se taisait toujours. Il regardait la ligne qui\ncommençait à se courber à ses deux extrémités. Les bricks du\ncentre -- et l'un d'eux était celui qui avait hissé le pavillon\nnoir de Sacratif -- se trouvaient alors à moins d'un mille.\n\nMais, si le commandant de la _Syphanta_ ne se pressait pas de\ncommencer le feu, il ne semblait point que le chef de la flottille\nfût plus pressé que lui de le faire. Peut-être même prétendait-il\naccoster la corvette, sans même avoir tiré un seul coup de canon,\nafin de lancer quelques centaines de ses pirates à l'abordage.\n\nEnfin Henry d'Albaret pensa qu'il ne devait pas attendre plus\nlongtemps. Une dernière risée, qui vint jusqu'à la corvette, lui\npermit d'arriver d'un quart. Après avoir rectifié sa position, de\nmanière à bien avoir les deux bricks par le travers, à moins d'un\ndemi-mille:\n\n«Attention sur le pont et dans la batterie!» cria-t-il.\n\nUn léger bruissement se fit entendre à bord, et fut suivi d'un\nsilence absolu.\n\n«À couler!» dit Henry d'Albaret.\n\nL'ordre fut aussitôt répété par les officiers, et les pointeurs de\nla batterie visèrent soigneusement la coque des deux bricks,\ntandis que ceux du pont visaient la mâture.\n\n«Feu!» cria le commandant d'Albaret.\n\nLa bordée de tribord éclata. Du pont et de la batterie de la\ncorvette, onze canons et trois caronades vomirent leurs\nprojectiles, et entre autres, plusieurs paires de ces boulets\nramés, qui sont disposés pour obtenir un démâtage à moyenne\ndistance.\n\nDès que les vapeurs de la poudre, repoussées en arrière, eurent\ndémasqué l'horizon, l'effet produit par cette décharge sur les\ndeux bâtiments, put être immédiatement constaté. Il n'était pas\ncomplet, mais ne laissait pas d'être important.\n\nUn des deux bricks, qui occupaient le centre de la ligne, avait\nété atteint au-dessus de la flottaison. En outre, plusieurs de ses\nhaubans et galhaubans ayant été coupés, son mât de misaine, entamé\nà quelques pieds au-dessus du pont, venait de tomber en avant,\nbrisant du même coup la flèche du grand mât. Dans ces conditions,\nce brick allait perdre quelque temps à réparer ses avaries; mais\nil pouvait toujours porter sur la corvette. Le danger qu'elle\ncourait d'être cernée, n'était donc pas atténué par ce début du\ncombat.\n\nEn effet, les deux autres bricks, placés à l'extrémité de l'aile\ndroite et de l'aile gauche, étaient maintenant arrivés à hauteur\nde la _Syphanta. _De là, ils commençaient à se rabattre sur elle\nen dépendant; mais ils ne le firent pas sans l'avoir saluée d'une\nbordée d'enfilade qu'il lui était impossible d'éviter.\n\nIl y eut là un double coup malheureux. Le mât d'artimon de la\ncorvette fut coupé à la hauteur des jottereaux. Tout le phare de\nl'arrière s'abattit en pagale, par bonheur, sans rien entraîner\ndu gréement du grand mât. En même temps, les drômes et une\nembarcation étaient fracassées. Ce qu'il y eut de plus\nregrettable, ce fut la mort d'un officier et de deux matelots,\ntués sur le coup, sans compter trois ou quatre autres, grièvement\nblessés, que l'on transporta dans le faux-pont.\n\nAussitôt Henry d'Albaret donna des ordres pour que le déblaiement\nde la dunette se fit sans retard. Agrès, voiles, débris de\nvergues, espars, furent enlevés en quelques minutes. La place\nredevint libre et praticable. C'est qu'il n'y avait pas un instant\nà perdre. Le combat d'artillerie allait recommencer avec plus de\nviolence. La corvette, prise entre deux feux, serait obligée à\nrésister des deux bords.\n\nÀ ce moment, une nouvelle bordée fut envoyée par la _Syphanta_, et\nsi bien pointée, cette fois, que deux bâtiments de la flottille --\nun des senaux et une saïque -- atteints en plein bois au-dessous\nde la ligne de flottaison, coulèrent en quelques instants. Les\néquipages n'eurent que le temps de se jeter dans les embarcations,\nafin de regagner les deux bricks du centre, où ils furent aussitôt\nrecueillis.\n\n«Hurrah! Hurrah!»\n\nCe fut le cri des matelots de la corvette, après ce coup double\nqui faisait honneur à ses chefs de pièce.\n\n«Deux de coulés! dit le capitaine Todros.\n\n-- Oui, répondit Henry d'Albaret, mais les coquins, qui les\nmontaient, ont pu embarquer à bord des bricks, et je redoute\ntoujours un abordage qui leur donnerait l'avantage du nombre!»\n\nPendant un quart d'heure encore, la canonnade continua de part et\nd'autre. Les navires pirates, aussi bien que la corvette,\ndisparaissaient au milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il\nfallait attendre qu'elles se fussent dissipées pour reconnaître le\nmal que l'on s'était fait réciproquement. Par malheur, ce mal\nn'était que trop sensible à bord de la _Syphanta. _Plusieurs\nmatelots avaient été tués; d'autres, en plus grand nombre, étaient\ngrièvement blessés. Un officier français, frappé en pleine\npoitrine, venait de tomber, au moment où le commandant lui donnait\nses ordres.\n\nLes morts et les blessés furent aussitôt descendus dans le faux-\npont. Déjà le chirurgien et ses aides ne pouvaient suffire aux\npansements et aux opérations, que nécessitait l'état de ceux qui\navaient été frappés directement par les projectiles, ou\nindirectement par les éclats de bois sur le pont et dans la\nbatterie. Si la mousqueterie n'avait pas encore parlé entre ces\nbâtiments qui se tenaient toujours à demi-portée de canon, s'il\nn'y avait ni balle, ni biscaïen à extraire, les blessures n'en\nétaient pas moins graves, en même temps que plus horribles.\n\nEn cette occasion, les femmes, qui avaient été confinées dans la\ncale, ne faillirent point à leur devoir. Hadjine Elizundo leur\ndonna l'exemple. Toutes s'empressèrent à donner leurs soins aux\nblessés, les encourageant, les réconfortant.\n\nCe fut alors que la vieille prisonnière de Scarpanto quitta son\nobscure retraite. La vue du sang n'était pas pour l'effrayer, et,\nsans doute, les hasards de sa vie l'avaient déjà conduite sur plus\nd'un champ de bataille. À la lueur des lampes du faux-pont, elle\nse pencha au chevet des cadres où reposaient les blessés, elle\nprêta la main aux opérations les plus douloureuses, et, lorsqu'une\nnouvelle bordée faisait trembler la corvette jusque dans ses\ncarlingues, pas un mouvement de ses yeux n'indiquait que ces\neffroyables détonations l'eussent fait tressaillir.\n\nCependant, l'heure approchait où l'équipage de la _Syphanta_\nallait être obligé de lutter à l'arme blanche contre les pirates.\nLeur ligne s'était refermée, leur cercle se rétrécissait. La\ncorvette devenait le point de mire de tous ces feux convergents.\n\nMais elle se défendait bien pour l'honneur du pavillon qui battait\ntoujours à sa corne. Son artillerie faisait de grands ravages à\nbord de la flottille. Deux autres bâtiments, une saïque et une\nfelouque, furent encore détruits. L'une coula. L'autre, percée de\nboulets rouges, ne tarda pas à disparaître au milieu des flammes.\n\nToutefois, l'abordage était inévitable. La _Syphanta_ n'eût pu\nl'éviter qu'en forçant la ligne qui l'entourait. Faute de vent,\nelle ne le pouvait pas, tandis que les pirates, mus par leurs\navirons de galère, s'approchaient en resserrant leur cercle.\n\nLe brick au pavillon noir n'était plus qu'à une portée de\npistolet, quand il lâcha toute sa bordée. Un boulet vint frapper\nles ferrures de l'étambot à l'arrière de la corvette, et la\ndémonta de son gouvernail.\n\nHenry d'Albaret se prépara donc à recevoir l'assaut des pirates et\nfit hisser ses filets de casse-tête et d'abordage. Maintenant,\nc'était la mousqueterie qui éclatait de part et d'autre. Pierriers\net espingoles, mousquets et pistolets, faisaient pleuvoir une\ngrêle de balles sur le pont de la _Syphanta. _Bien des hommes\ntombèrent encore, presque tous frappés mortellement. Vingt fois\nHenry d'Albaret faillit être atteint; mais, immobile et calme sur\nson banc de quart, il donnait ses ordres avec le même sang-froid\nque s'il eût commandé une salve d'honneur dans une revue\nd'escadre.\n\nEn ce moment, à travers les déchirures de la fumée, les équipages\nennemis pouvaient se voir face à face. On entendait les horribles\nimprécations des bandits. À bord du brick au pavillon noir, Henry\nd'Albaret cherchait en vain à apercevoir ce Sacratif, dont le nom\nseul était une épouvante dans tout l'Archipel.\n\nCe fut alors que, par tribord et par bâbord, ce brick et un de\nceux qui avaient refermé la ligne, soutenus un peu en arrière par\nles autres bâtiments, vinrent élonger la corvette, dont les\npréceintes gémirent à cette pression. Les grappins, lancés à\npropos, s'accrochèrent au gréement et lièrent les trois navires.\nLeurs canons durent se taire; mais, comme les sabords de la\n_Syphanta_ étaient autant de brèches ouvertes aux pirates, les\nservants restèrent à leur poste pour les défendre à coups de\nhaches, de pistolets et de piques. Tel était l'ordre du commandant\n-- ordre qui fut envoyé dans la batterie, au moment où les deux\nbricks venaient de l'accoster.\n\nSoudain, un cri éclata de toutes parts, et avec une telle violence\nqu'il domina un instant les fracas de la mousqueterie.\n\n«À l'abordage! À l'abordage!»\n\nCe combat, corps à corps, devint alors effroyable. Ni les\ndécharges d'espingoles, de pierriers et de fusils, ni les coups de\nhaches et de piques, ne purent empêcher ces enragés, ivres de\nfureur, avides de sang, de prendre pied sur la corvette. De leurs\nhunes, ils faisaient un feu plongeant de grenades, qui rendait\nintenable le pont de la _Syphanta_, bien qu'elle aussi leur\nrépondit de ses hunes par la main de ses gabiers. Henry d'Albaret\nse vit assailli de tous côtés. Ses bastingages, bien qu'ils\nfussent plus élevés que ceux des bricks, furent emportés d'assaut.\nLes forbans passaient de vergues en vergues, et, trouant les\nfilets de casse-tête, se laissaient affaler sur le pont.\nQu'importait que quelques-uns fussent tués avant de l'atteindre!\nLeur nombre était tel qu'il n'y paraissait pas.\n\nL'équipage de la corvette, réduit maintenant à moins de deux cents\nhommes valides, avait à se battre contre plus de six cents.\n\nEn effet, les deux bricks servaient incessamment de passage à de\nnouveaux assaillants, amenés par les embarcations de la flottille.\nC'était une masse à laquelle il était presque impossible de\nrésister. Le sang ne tarda pas à couler à flots sur le pont de la\n_Syphanta_. Les blessés, dans les convulsions de l'agonie, se\nredressaient encore pour donner un dernier coup de pistolet ou de\npoignard. Tout était confusion au milieu de la fumée. Mais le\npavillon corfiote ne s'abaisserait pas tant qu'il resterait un\nhomme pour le défendre!\n\nAu plus fort de cette horrible mêlée, Xaris se battait comme un\nlion. Il n'avait pas quitté la dunette. Vingt fois, sa hache,\nretenue par l'estrope à son vigoureux poignet, en s'abattant sur\nla tête d'un pirate, sauva de la mort Henry d'Albaret.\n\nCelui-ci, cependant, au milieu de ce trouble, ne pouvant rien\ncontre le nombre, restait toujours maître de lui. À quoi songeait-\nil? À se rendre? Non. Un officier français ne se rend pas à des\npirates. Mais alors, que ferait-il? Imiterait-il cet héroïque\nBisson, qui, dix mois auparavant, dans des conditions semblables,\ns'était fait sauter pour ne pas tomber entre les mains des Turcs?\nAnéantirait-il, avec la corvette, les deux bricks accrochés à ses\nflancs? Mais c'était envelopper dans la même destruction les\nblessés de la _Syphanta_, les prisonniers arrachés à Nicolas\nStarkos, ces femmes, ces enfants!... C'était Hadjine sacrifiée!...\nEt ceux qu'épargnerait l'explosion, si Sacratif leur laissait la\nvie, comment échapperaient-ils, cette fois, aux horreurs de\nl'esclavage?\n\n«Prenez garde, mon commandant!» s'écria Xaris, qui venait de se\njeter au devant lui.\n\nUne seconde de plus, Henry d'Albaret était frappé à mort. Mais\nXaris saisit de ses deux mains le pirat qui allait le frapper, et\nil le précipita dans la mer. Trois fois, d'autres voulurent\narriver jusqu'à Henry d'Albaret; trois fois, Xaris les étendit à\nses pieds.\n\nCependant, le pont de la corvette était alors entièrement envahi\npar la masse des assaillants. À peine, quelques détonations se\nfaisaient-elles entendre. On se battait surtout à l'arme blanche,\net les cris dominaient les fracas de la poudre.\n\nLes pirates, déjà maîtres du gaillard d'avant, avaient fini par\nemporter tout l'espace jusqu'au pied du grand mât. Peu à peu, ils\nrepoussaient l'équipage vers la dunette. Ils étaient dix contre un\n-- au moins. Comment la résistance eût-elle été possible? Le\ncommandant d'Albaret, s'il eût alors voulu faire sauter sa\ncorvette, n'aurait pas même pu mettre son projet à exécution. Les\nassaillants occupaient l'entrée des écoutilles et des panneaux qui\ndonnaient accès à l'intérieur. Ils s'étaient répandus dans la\nbatterie et dans l'entrepont, où la lutte continuait avec le même\nacharnement. Arriver à la soute aux poudres, il n'y fallait plus\nsonger.\n\nD'ailleurs, partout les pirates l'emportaient par leur nombre. Une\nbarrière, faite des corps de leurs camarades blessés ou morts, les\nséparait seulement de l'arrière de la _Syphanta. _Les premiers\nrangs, poussés par les derniers, franchirent cette barrière, après\nl'avoir rendue plus haute encore, en y entassant d'autres\ncadavres. Puis, foulant ces corps, les pieds dans le sang, ils se\nprécipitèrent à l'assaut de la dunette.\n\nLà s'étaient rassemblés une cinquantaine d'hommes, et cinq ou six\nofficiers avec le capitaine Todros. Ils entouraient leur\ncommandant, décidés à résister jusqu'à la mort.\n\nSur cet étroit espace, la lutte fut désespérée. Le pavillon, tombé\nde la corne de brigantine avec le mât d'artimon, avait été rehissé\nau bâton de poupe. C'était le dernier poste que l'honneur\ncommandait au dernier homme de défendre.\n\nMais, si résolue qu'elle fût, que pouvait cette petite troupe\ncontre les cinq ou six cents pirates qui occupaient alors le\ngaillard d'avant, le pont, les hunes, d'où pleuvait une grêle de\ngrenades? Les équipages de la flottille venaient toujours en aide\naux premiers assaillants. C'était autant de bandits que le combat\nn'avait point affaiblis encore, lorsque chaque minute diminuait le\nnombre des défenseurs de la dunette. Cette dunette, cependant,\nc'était comme une forteresse. Il fallut lui donner plusieurs fois\nl'assaut.\n\nOn ne saurait dire ce qui fut versé de sang pour la prendre. Elle\nfut prise, enfin! Les hommes de la _Syphanta_ durent reculer sous\nl'avalanche jusqu'au couronnement. Là, ils se groupèrent autour du\npavillon, auquel ils firent un rempart de leurs corps. Henry\nd'Albaret, au milieu d'eux, le poignard d'une main, le pistolet de\nl'autre, porta et lâcha les derniers coups.\n\nNon! Le commandant de la corvette ne se rendit pas! Il fut accablé\npar le nombre! Alors il voulut mourir... Ce fut en vain! Il\nsemblait que pour ceux qui l'attaquaient, il y eût comme un ordre\nsecret de le prendre vivant -- ordre dont l'exécution coûta la vie\nà vingt des plus acharnés, sous la hache de Xaris. Henry d'Albaret\nfut pris enfin avec ceux de ses officiers qui avaient survécu à\nses côtés. Xaris et les autres matelots se virent réduits à\nl'impuissance. Le pavillon de la _Syphanta_ cessa de flotter à sa\npoupe! En même temps, des cris, des vociférations, des hurrahs,\néclatèrent de toutes parts. C'étaient les vainqueurs qui hurlaient\npour mieux acclamer leur chef:\n\n«Sacratif!... Sacratif!»\n\nCe chef parut alors au-dessus des bastingages de la corvette. La\nmasse des forbans s'écarta pour lui faire place. Il marcha\nlentement vers l'arrière, foulant, sans même y prendre garde, les\ncadavres de ses compagnons. Puis, après avoir monté l'escalier\nensanglanté de la dunette, il s'avança vers Henry d'Albaret.\n\nLe commandant de la _Syphanta_ put voir enfin celui que la tourbe\ndes pirates venait de saluer de ce nom de Sacratif.\n\nC'était Nicolas Starkos.\n\n\n\n\nXV\n\nDénouement\n\n\nLe combat entre la flottille et la corvette avait duré plus de\ndeux heures et demie. Du côté des assaillants, il fallait compter\nau moins cent cinquante hommes tués ou blessés, et presque autant\nde l'équipage de la _Syphanta_, sur deux cent cinquante. Ces\nchiffres disent avec quel acharnement on s'était battu de part et\nd'autre. Mais le nombre avait fini par l'emporter sur le courage.\nLa victoire n'avait pas été au bon droit. Henry d'Albaret, ses\nofficiers, ses matelots, ses passagers, étaient maintenant aux\nmains de l'impitoyable Sacratif.\n\nSacratif ou Starkos, c'était bien le même homme, en effet.\nJusqu'alors, personne n'avait su que, sous ce nom, se cachait un\nGrec, un enfant du Magne, un traître, gagné à la cause des\noppresseurs. Oui! c'était Nicolas Starkos qui commandait cette\nflottille, dont les épouvantables excès avaient épouvanté ces\nmers! C'était lui qui joignait à cet infâme métier de pirate un\ncommerce plus infâme encore! C'était lui qui vendait à des\nbarbares, à des infidèles, ses compatriotes échappés à\nl'égorgement des Turcs! Lui, Sacratif! Et ce nom de guerre, ou\nplutôt ce nom de piraterie, c'était le nom du fils d'Andronika\nStarkos!\n\nSacratif -- il faut l'appeler ainsi maintenant -- Sacratif, depuis\nbien des années, avait établi le centre de ses opérations dans\nl'île de Scarpanto. Là, au fond des criques inconnues de la côte\norientale, on eût trouvé les principales stations de sa flottille.\nLà, des compagnons, sans foi ni loi, qui lui obéissaient\naveuglément, auxquels il pouvait tout demander en fait de violence\net d'audace, formaient les équipages d'une vingtaine de bâtiments,\ndont le commandement lui appartenait sans conteste.\n\nAprès son départ de Corfou à bord de la _Karysta_, Sacratif avait\ndirectement fait voile pour Scarpanto. Son dessein était de\nreprendre ses campagnes dans l'Archipel, avec l'espoir de\nrencontrer la corvette, qu'il avait vue appareiller pour prendre\nla mer et dont il connaissait la destination. Cependant, tout en\ns'occupant de la _Syphanta_, il ne renonçait pas à retrouver\nHadjine Elizundo et ses millions, pas plus qu'il ne renonçait à se\nvenger d'Henry d'Albaret.\n\nLa flottille des pirates se mit donc à la recherche de la\ncorvette; mais, bien que Sacratif eût entendu souvent parler\nd'elle et des représailles qu'elle avait infligées aux écumeurs du\nnord de l'Archipel, il ne parvint pas à tomber sur ses traces. Ce\nn'était point lui, comme on l'avait dit, qui commandait à ce\ncombat de Lemnos, où le capitaine Stradena trouva la mort; mais\nc'était bien lui qui s'était enfui du port de Thasos sur la\nsacolève, à la faveur de la bataille que la corvette livrait en\nvue du port. Seulement, à cette époque, il ignorait encore que la\n_Syphanta_ fût passée sous le commandement d'Henry d'Albaret, et\nil ne l'apprit que lorsqu'il le vit sur le marché de Scarpanto.\n\nSacratif, en quittant Thasos, était venu relâcher à Syra, et il\nn'avait quitté cette île que quarante-huit heures avant l'arrivée\nde la corvette. On ne s'était pas trompé en pensant que la\nsacolève avait dû faire voile pour la Crète. Là, dans le port de\nGrabouse attendait le brick qui devait ramener Sacratif à\nScarpanto pour y préparer une nouvelle campagne. La corvette\nl'aperçut peu après qu'il eut quitté Grabouse et lui donna la\nchasse, sans pouvoir le rejoindre, tant sa marche était\nsupérieure.\n\nSacratif, lui, avait bien reconnu la _Syphanta. _Courir sur elle,\ntenter de l'enlever à l'abordage, satisfaire sa haine en la\ndétruisant, telle avait été sa pensée tout d'abord. Mais,\nréflexion faite, il se dit que mieux valait se laisser poursuivre\nle long du littoral de la Crète, entraîner la corvette jusqu'aux\nparages de Scarpanto, puis disparaître dans un de ces refuges que\nlui seul connaissait.\n\nC'est ce qui fut fait, et le chef des pirates s'occupait à mettre\nsa flottille en mesure d'attaquer la _Syphanta_, lorsque les\ncirconstances précipitèrent le dénouement de ce drame.\n\nOn sait ce qui s'était passé, on sait pourquoi Sacratif était venu\nau marché d'Arkassa, on sait comment, après avoir retrouvé Hadjine\nElizundo parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face\nd'Henry d'Albaret, le commandant de la corvette.\n\nSacratif, croyant qu'Hadjine Elizundo était toujours la riche\nhéritière du banquier corfiote, avait voulu à tout prix en devenir\nle maître... L'intervention d'Henry d'Albaret fit échouer sa\ntentative.\n\nPlus décidé que jamais à s'emparer d'Hadjine Elizundo, à se venger\nde son rival, à détruire la corvette, Sacratif entraîna Skopélo et\nrevint à la côte ouest de l'île. Qu'Henry d'Albaret eût la pensée\nde quitter immédiatement Scarpanto afin de rapatrier les\nprisonniers, cela ne pouvait faire doute. La flottille avait donc\nété réunie presque au complet, et, dès le lendemain, elle\nreprenait la mer. Les circonstances ayant favorisé sa marche, la\n_Syphanta_ était tombée en son pouvoir.\n\nLorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la corvette, il était\ntrois heures du soir. La brise commençait à fraîchir, ce qui\npermit aux autres navires de reprendre leur poste de manière à\ntoujours conserver la _Syphanta_ sous le feu de leurs canons.\nQuant aux deux bricks, attachés à ses flancs, ils durent attendre\nque leur chef fût disposé à s'y embarquer.\n\nMais, en ce moment, il n'y songeait pas, et une centaine de\npirates restèrent avec lui à bord de la corvette.\n\nSacratif n'avait pas encore adressé la parole au commandant\nd'Albaret. Il s'était contenté d'échanger quelques paroles avec\nSkopélo qui fit conduire les prisonniers, officiers et matelots,\nvers les écoutilles. Là, on les réunit à ceux de leurs compagnons\nqui avaient été pris dans la batterie et dans l'entrepont; puis,\ntous furent contraints de descendre au fond de la cale, dont les\npanneaux se refermèrent sur eux. Quel sort leur réservait-on? Sans\ndoute, une mort horrible qui les anéantirait en détruisant la\n_Syphanta_!\n\nIl ne restait plus alors sur la dunette qu'Henry d'Albaret et le\ncapitaine Todros, désarmés, attachés, gardés à vue. Sacratif,\nentouré d'une douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas\nvers eux.\n\n«Je ne savais pas, dit-il, que la _Syphanta_ fût commandée par\nHenry d'Albaret! Si je l'avais su, je n'aurais pas hésité à lui\noffrir le combat dans les mers de Crète, et il ne fût pas allé\nfaire concurrence aux Pères de la Merci sur le marché de\nScarpanto.\n\n-- Si Nicolas Starkos nous eût attendus dans les mers de Crète,\nrépondit le commandant d'Albaret, il serait déjà pendu à la vergue\nde misaine de la _Syphanta_!\n\n-- Vraiment? reprit Sacratif. Une justice expéditive et\nsommaire...\n\n-- Oui!... la justice qui convient à un chef de pirates!\n\n-- Prenez garde, Henry d'Albaret, s'écria Sacratif, prenez garde!\nVotre vergue de misaine est encore au mât de la corvette, et je\nn'ai qu'à faire un signe...\n\n-- Faites!\n\n-- On ne pend pas un officier! s'écria le capitaine Todros, on le\nfusille! Cette mort infamante...\n\n-- N'est-ce pas la seule que puisse donner un infâme!» répondit\nHenry d'Albaret.\n\nSur ce dernier mot, Sacratif fit un geste dont les pirates ne\nsavaient que trop la signification. C'était un arrêt de mort.\n\nCinq ou six hommes se jetèrent sur Henry d'Albaret, tandis que les\nautres retenaient le capitaine Todros qui essayait de briser ses\nliens.\n\nLe commandant de la _Syphanta_ fut entraîné vers l'avant, au\nmilieu des plus abominables vociférations. Déjà un cartahu avait\nété envoyé de l'empointure de la vergue, et il ne s'en fallait\nplus que de quelques secondes que l'infâme exécution se fût\naccomplie sur la personne d'un officier français, lorsque Hadjine\nElizundo parut sur le pont.\n\nLa jeune fille avait été amenée par ordre de Sacratif. Elle savait\nque le chef de ces pirates, c'était Nicolas Starkos. Mais ni son\ncalme ni sa fierté ne devaient lui faire défaut.\n\nEt d'abord, ses yeux cherchèrent Henry d'Albaret. Elle ignorait\ns'il avait survécu au milieu de son équipage décimé. Elle\nl'aperçut!... Il était vivant... vivant, au moment de subir le\ndernier supplice!\n\nHadjine Elizundo courut à lui en s'écriant:\n\n«Henry!... Henry!...»\n\nLes pirates allaient les séparer, lorsque Sacratif, qui se\ndirigeait vers l'avant de la corvette, s'arrêta à quelques pas\nd'Hadjine et d'Henry d'Albaret. Il les regarda tous deux avec une\nironie cruelle.\n\n«Voilà Hadjine Elizundo entre les mains de Nicolas Starkos! dit-il\nen se croisant les bras. J'ai donc en mon pouvoir l'héritière du\nriche banquier de Corfou!\n\n-- L'héritière du banquier de Corfou, mais non l'héritage!»\nrépondit froidement Hadjine.\nCette distinction, Sacratif ne pouvait la comprendre. Aussi\nreprit-il en disant:\n\n«J'aime à croire que la fiancée de Nicolas Starkos ne lui refusera\npas sa main en le retrouvant sous le nom de Sacratif!\n\n-- Moi! s'écria Hadjine.\n\n-- Vous! répondit Sacratif avec plus d'ironie encore. Que vous\nsoyez reconnaissante envers le généreux commandant de la _Syphanta_\nde ce qu'il a fait en vous rachetant, c'est bien. Mais ce qu'il a\nfait, j'ai tenté de le faire! C'était pour vous, non pour ces\nprisonniers, dont je me soucie peu, oui! pour vous seule, que je\nsacrifiais toute ma fortune! Un instant de plus, belle Hadjine, et\nje devenais votre maître... ou plutôt votre esclave!»\n\nEn parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant. La jeune fille se\npressa plus étroitement contre Henry d'Albaret.\n\n«Misérable! s'écria-t-elle.\n\n-- Eh oui! bien misérable, Hadjine, répondit Sacratif. Aussi, est-\nce sur vos millions que je compte pour m'arracher à la misère!»\n\nÀ ces mots, la jeune fille s'avança vers Sacratif:\n\n«Nicolas Starkos, dit-elle d'une voix calme, Hadjine Elizundo n'a\nplus rien de la fortune que vous convoitiez! Cette fortune, elle\nl'a dépensée à réparer le mal que son père avait fait pour\nl'acquérir! Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est plus pauvre,\nmaintenant, que le dernier de ces malheureux que la _Syphanta_\nramenait à leur pays!»\n\nCette révélation inattendue produisit un revirement chez Sacratif.\nSon attitude changea subitement. Dans ses yeux brilla un éclair de\nfureur. Oui! il comptait encore sur ces millions qu'Hadjine\nElizundo eût sacrifiés pour sauver la vie d'Henry d'Albaret! Et de\nces millions -- elle venait de le dire avec un accent de vérité\nqui ne pouvait laisser aucun doute -- il ne lui restait plus rien!\n\nSacratif regardait Hadjine, il regardait Henry d'Albaret. Skopélo\nl'observait, le connaissant assez pour savoir quel serait le\ndénouement de ce drame. D'ailleurs, les ordres relatifs à la\ndestruction de la corvette lui avaient été déjà donnés, et il\nn'attendait qu'un signe pour les mettre à exécution. Sacratif se\nretourna vers lui.\n\n«Va, Skopélo!» dit-il.\n\nSkopélo, suivi de quelques-uns de ses compagnons, descendit\nl'escalier qui conduisait à la batterie, et se dirigea du côté de\nla soute aux poudres, située à l'arrière de la _Syphanta_.\n\nEn même temps, Sacratif ordonnait aux pirates de repasser à bord\ndes bricks, encore attachés aux flancs de la corvette.\n\nHenry d'Albaret avait compris. Ce n'était plus par sa mort\nseulement que Sacratif allait satisfaire sa vengeance. Des\ncentaines de malheureux étaient condamnés à périr avec lui pour\nassouvir plus complètement la haine de ce monstre!\n\nDéjà les deux bricks venaient de larguer leurs grappins\nd'abordage, et ils commencèrent à s'éloigner en éventant quelques\nvoiles qu'aidaient leurs avirons de galère. De tous les pirates,\nil ne restait plus qu'une vingtaine à bord de la corvette. Leurs\nembarcations attendaient le long de la _Syphanta_ que Sacratif\nleur ordonnât d'y descendre avec lui.\n\nEn ce moment, Skopélo et ses hommes reparurent sur le pont.\n\n«Embarque! dit Skopélo.\n\n-- Embarque! s'écria Sacratif d'une voix terrible. Dans quelques\nminutes, il ne restera plus rien de ce navire maudit! Ah! tu ne\nvoulais pas d'une mort infamante, Henry d'Albaret! Soit!\nL'explosion n'épargnera ni les prisonniers, ni l'équipage, ni les\nofficiers de la _Syphanta! _Remercie-moi de te donner une telle\nmort en si bonne compagnie!\n\n-- Oui, remercie-le, Henry, dit Hadjine, remercie-le! Au moins,\nnous mourrons ensemble!\n\n-- Toi, mourir, Hadjine! répondit Sacratif. Non! Tu vivras et tu\nseras mon esclave... mon esclave!... entends-tu!\n\n-- L'infâme!» s'écria Henry d'Albaret.\n\nLa jeune fille s'était plus étroitement attachée à lui. Elle au\npouvoir de cet homme!\n\n«Saisissez-la! ordonna Sacratif.\n\n-- Et embarque! ajouta Skopélo. Il n'est que temps!»\n\nDeux pirates s'étaient jetés sur Hadjine. Ils l'entraînèrent vers\nla coupée de la corvette.\n\n«Et maintenant, s'écria Sacratif, que tous périssent avec la\n_Syphanta_, tous...\n\n-- Oui!... tous... et ta mère avec eux!»\n\nC'était la vieille prisonnière qui venait d'apparaître sur le\npont, le visage découvert, cette fois.\n\n«Ma mère!... à bord!... s'écria Sacratif.\n\n-- Ta mère, Nicolas Starkos! répondit Andronika, et c'est de ta\nmain que je vais mourir!\n\n-- Qu'on l'entraîne!... Qu'on l'entraîne!» hurla Sacratif.\n\nQuelques-uns de ses compagnons se précipitèrent sur Andronika.\nMais à ce moment, le pont fut envahi par les survivants de la\n_Syphanta_. Ils étaient parvenus à briser les panneaux de la cale\noù on les avait enfermés, et venaient de faire irruption par le\ngaillard d'avant.\n\n«À moi!... à moi!» s'écria Sacratif.\n\nLes pirates qui étaient encore sur le pont, entraînés par Skopélo,\nessayèrent de se porter à son secours. Les marins, armés de haches\net de poignards, en eurent raison jusqu'au dernier.\n\nSacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous ceux qu'il\nhaïssait, allaient périr avec lui!\n\n«Saute donc, corvette maudite, s'écria-t-il, saute donc!\n\n-- Sauter!... Notre _Syphanta!... _Jamais!»\n\nC'était Xaris qui apparut, tenant une mèche allumée, arrachée à\nl'un des tonneaux de la soute aux poudres. Puis, bondissant sur\nSacratif, d'un coup de hache, il l'étendit sur le pont. Andronika\npoussa un cri. Tout ce qui peut survivre de sentiment maternel\ndans le coeur d'une mère, même après tant de crimes, avait réagi\nen elle. Ce coup, qui venait de frapper son fils, elle eût voulu\nle détourner... On la vit alors s'approcher du corps de Nicolas\nStarkos, s'agenouiller, comme pour lui donner un dernier pardon\ndans un dernier adieu... Puis, elle tomba à son tour.\n\nHenry d'Albaret s'élança vers elle...\n\n«Morte! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par pitié pour la mère!»\n\nCependant quelques-uns des pirates, qui étaient dans les\nembarcations, avaient pu accoster un des bricks. La nouvelle de la\nmort de Sacratif se répandit aussitôt. Il fallait le venger, et\nles canons de la flottille recommencèrent à tonner contre la\n_Syphanta_. Ce fut en vain, cette fois. Henry d'Albaret avait\nrepris le commandement de la corvette. Ce qui restait de son\néquipage -- une centaine d'hommes -- se remit aux pièces de la\nbatterie et aux caronades du pont qui répondirent victorieusement\naux bordées des pirates.\n\nBientôt, un des bricks -- celui-là même sur lequel Sacratif avait\narboré son pavillon noir -- fut atteint à la ligne de flottaison,\net il coula au milieu des horribles imprécations des bandits de\nson bord.\n\n«Hardi! garçons, hardi! cria Henry d'Albaret. Nous sauverons notre\n_Syphanta_!»\n\nEt le combat continua de part et d'autre; mais l'indomptable\nSacratif n'était plus là pour entraîner ses pirates, et ils\nn'osèrent risquer les chances d'un nouvel abordage.\n\nIl ne resta bientôt que cinq bâtiments de toute cette flottille.\nLes canons de la _Syphanta_ pouvaient les couler à distance.\nAussi, la brise étant assez forte, ils firent servir et prirent la\nfuite.\n\n«Vive la Grèce! cria Henry d'Albaret, pendant que les couleurs de\nla _Syphanta_ étaient hissées en tête du grand mât.\n\n-- Vive la France!» répondit tout l'équipage, en associant ces\ndeux noms, qui avaient été si étroitement unis pendant la guerre\nde l'Indépendance.\n\nIl était alors cinq heures du soir. Malgré tant de fatigues, pas\nun homme ne voulut se reposer avant que la corvette n'eût été mise\nen état de naviguer. On envergua des voiles de rechange, on jumela\nles bas-mâts, on établit un mât de fortune pour remplacer\nl'artimon, on passa de nouvelles drisses, on capela de nouveaux\nhaubans, on répara le gouvernail, et, le soir même, la _Syphanta_\nreprenait sa route vers le nord-ouest.\n\nLe corps d'Andronika Starkos, déposé sous la dunette, fut gardé\navec le respect que commandait le souvenir de son patriotisme.\nHenry d'Albaret voulait rendre à sa terre natale la dépouille de\ncette vaillante femme. Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un\nboulet fut attaché à ses pieds, et il disparut sous les eaux de\ncet Archipel, que le pirate Sacratif avait troublé par tant de\ncrimes!\n\nVingt-quatre heures après, le 7 septembre, vers les six heures du\nsoir, la _Syphanta_ avait connaissance de l'île d'Égine, et elle\nentrait dans le port, après une année de croisière qui avait\nrétabli la sécurité dans les mers de la Grèce.\n\nLà, les passagers firent retentir l'air de mille hurrahs. Puis,\nHenry d'Albaret fit ses adieux aux officiers de son bord, à son\néquipage, et il remit au capitaine Todros le commandement de cette\ncorvette, dont Hadjine faisait don au nouveau gouvernement.\n\nQuelques jours après, au milieu d'un grand concours de population,\net en présence de l'état-major, de l'équipage et des prisonniers\nrapatriés par la _Syphanta_, on célébrait le mariage d'Hadjine\nElizundo et d'Henry d'Albaret. Le lendemain, tous deux partirent\npour la France avec Xaris, qui ne devait plus les quitter; mais\nils comptaient revenir en Grèce, dès que les circonstances le\npermettraient.\n\nD'ailleurs, déjà ces mers, si longtemps troublées, commençaient à\nredevenir calmes. Les derniers pirates avaient disparu, et la\n_Syphanta_, sous les ordres du commandant Todros, ne trouva jamais\ntrace de ce pavillon noir, englouti avec Sacratif. Ce n'était plus\nl'Archipel en feu: c'était l'Archipel, après les dernières flammes\néteintes, réouvert au commerce de l'extrême Orient.\n\nLe royaume hellénique, en effet, grâce à l'héroïsme de ses\nenfants, ne devait pas tarder à prendre place parmi les États\nlibres de l'Europe. Le 22 mars 1829, le sultan signait une\nconvention avec les puissances alliées. Le 22 septembre, la\nbataille de Pétra assurait la victoire des Grecs. En 1832, le\ntraité de Londres donnait la couronne au prince Othon de Bavière.\nLe royaume de Grèce était définitivement fondé.\n\nCe fut vers cette époque qu'Henry et Hadjine d'Albaret revinrent\nse fixer en ce pays dans une modeste situation de fortune, il est\nvrai; mais que leur fallait-il de plus pour être heureux, puisque\nle bonheur était en eux-mêmes!"