"LA CHARTREUSE DE PARME\n\npar Stendhal\n\n\n\n\nLIVRE PREMIER\n\n Gia mi fur dolci inviti a empir le carte\n I luoghi ameni.\n\n Ariost, sat. IV.\n\n\n\n\nCHAPITRE PREMIER\n\nMilan en 1796\n\n\nLe 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la\ntête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et\nd'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient\nun successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie fut\ntémoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huit jours\nencore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux\nqu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes\nde Sa Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur répétait\ntrois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur\ndu papier sale.\n\nAu Moyen Age, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une\nbravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur\nville entièrement rasée par les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils\nétaient devenus de fidèles sujets, leur grande affaire était d'imprimer\ndes sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le\nmariage d'une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche.\nDeux ou trois ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille\nprenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par\nla famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de\nmariage. Il y avait loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes\nque donna l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent\ndes moeurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut,\nle 15 mai 1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était\nsouverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier\nrégiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes: exposer sa\nvie devint à la mode; on vit que pour être heureux après des siècles\nde sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour\nréel et chercher les actions héroïques. On était plongé dans une nuit\nprofonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de\nPhilippe II; on renversa leurs statues, et tout à coup l'on se trouva\ninondé de lumière. Depuis une cinquantaine d'années, et à mesure que\nl'Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moines criaient au\nbon peuple de Milan, qu'apprendre à lire ou quelque chose au monde était\nune peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son\ncuré, et lui racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à\npeu près sûr d'avoir une belle place au paradis. Pour achever d'énerver\nce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l'Autriche lui avait\nvendu à bon marché le privilège de ne point fournir de recrues à son\narmée.\n\nEn 1796, l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés\nde rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques\nrégiments de grenadiers hongrois. La liberté des moeurs était extrême,\nmais la passion fort rare; d'ailleurs, outre le désagrément de devoir\ntout raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon\npeuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves\nmonarchiques qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple\nl'archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de l'Empereur,\nson cousin, avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En\nconséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que\nSon Altesse eût rempli ses magasins.\n\nEn mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre\nen miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu\navec l'armée, entendant raconter au grand café des Servi (à la mode\nalors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la\nliste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier\njaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un\nsoldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et,\nau lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose\nnommée plaisanterie ou caricature n'était pas connue en ce pays de\ndespotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café\ndes Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit,\net le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.\n\nLe même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six\nmillions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle,\nvenant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait\nseulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.\n\nLa masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec\nces Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques\nnobles s'aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six\nmillions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats\nfrançais riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins\nde vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept,\npassait pour l'homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette\njeunesse, cette insouciance, répondaient d'une façon plaisante aux\nprédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du\nhaut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés,\nsous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. A\ncet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête.\n\nDans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat\nfrançais occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et\npresque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un\nbal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées\npour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère, pussent les\napprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui montraient aux\njeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.\n\nLes officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens\nriches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant\nnommé Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise\ndel Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait\npour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu'il\nvenait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il\nprit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique\npantalon de nankin tout neuf, et jamais vêtement ne vint plus à propos.\nSes épaulettes d'officier étaient en laine, et le drap de son habit\nétait cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent\nensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles\nde ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le\nchamp de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées\ntenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon\nque lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du\nlieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec Mme la marquise, celui-ci\nfut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les\ndeux heures qui les séparaient de ce fatal dîner à tâcher de recoudre\nun peu l'habit et à teindre en noir avec de l'encre les malheureuses\nficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. «De la vie je\nne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames\npensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblant\nqu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec\ngrâce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout l'éclat\nde sa beauté: vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur\nangélique et ses jolis cheveux d'un blond foncé qui dessinaient si\nbien l'ovale de cette figure charmante. J'avais dans ma chambre une\nHérodiade de Léonard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut\nque je fusse tellement saisi de cette beauté surnaturelle que j'en\noubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides\net misérables dans les montagnes du pays de Gênes: j'osai lui adresser\nquelques mots sur mon ravissement.\n\n«Mais j'avais trop de sens pour m'arrêter longtemps dans le genre\ncomplimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle\nà manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus\navec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous\nque ces coquins-là avaient non seulement de bons souliers, mais encore\ndes boucles d'argent. Je voyais du coin de l'oeil tous ces regards\nstupides fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce\nqui me perçait le coeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens;\nmais comment les mettre à leur place sans courir le risque d'effaroucher\nles dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle\nme l'a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent où elle\nétait pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, soeur de son mari,\nqui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la\nprospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, comme\npersonne ne la surpassa par le courage et la sérénité d'âme dans la\nfortune contraire.\n\n«Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait\ndix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur\nd'éclater de rire en présence de mon costume, qu'elle n'osait\npas manger; la marquise, au contraire, m'accablait de politesses\ncontraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements\nd'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le\nmépris, chose qu'on dit impossible à un Français. Enfin une idée\ndescendue du ciel vint m'illuminer: je me mis à raconter à ces dames\nma misère, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les\nmontagnes du pays de Gênes où nous retenaient de vieux généraux\nimbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui n'avaient\npas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n'avais pas\nparlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et\nla Gina était devenue sérieuse.\n\n«--Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!\n\n«--Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois\nfois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient\nencore plus misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.\n\n«En sortant de table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte\ndu salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique\nqui m'avait servi à table cet unique écu de six francs sur l'emploi\nduquel j'avais fait tant de châteaux en Espagne.\n\n«Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les\nFrançais ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son\nchâteau de Grianta, sur le lac de Côme, où bravement il s'était réfugié\nà l'approche de l'armée, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune\nfemme si belle et sa soeur. La haine que ce marquis avait pour nous était\négale à sa peur, c'est-à-dire incommensurable: sa grosse figure pâle\net dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le\nlendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux\ncents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et\ndevins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent.\n\nL'histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les\nFrançais; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en\neut pitié, et on les aima.\n\nCette époque de bonheur imprévu et d'ivresse ne dura que deux petites\nannées; la folie avait été si excessive et si générale, qu'il me serait\nimpossible d'en donner une idée, si ce n'est par cette réflexion\nhistorique et profonde: ce peuple s'ennuyait depuis cent ans.\n\nLa volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour\ndes Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an\n1635, que les Espagnols s'étaient emparés du Milanais, et emparés en\nmaîtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la\nrévolte, la gaieté s'était enfuie. Les peuples, prenant les moeurs de\nleurs maîtres, songeaient plutôt à se venger de la moindre insulte par\nun coup de poignard qu'à jouir du moment présent.\n\nLa joie folle, la gaieté, la volupté, l'oubli de tous les sentiments\ntristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point,\ndepuis le 15 mai 1796, que les Français entrèrent à Milan, jusqu'en\navril 1799, qu'ils en furent chassés à la suite de la bataille de\nCassano, que l'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux\nusuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié\nd'être moroses et de gagner de l'argent.\n\nTout au plus eût-il été possible de compter quelques familles\nappartenant à la haute noblesse, qui s'étaient retirées dans leurs\npalais à la campagne, comme pour bouder contre l'allégresse générale\net l'épanouissement de tous les coeurs. Il est véritable aussi que ces\nfamilles nobles et riches avaient été distinguées d'une manière fâcheuse\ndans la répartition des contributions de guerre demandées pour l'armée\nfrançaise.\n\nLe marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des\npremiers à regagner son magnifique château de Grianta, au-delà de Côme,\noù les dames menèrent le lieutenant Robert. Ce château, situé dans une\nposition peut-être unique au monde, sur un plateau de cent cinquante\npieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie,\navait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au\nquinzième siècle, comme le témoignaient de toutes parts les marbres\nchargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés\nprofonds, à la vérité privés d'eau; mais avec ces murs de quatre-vingts\npieds de haut et de six pieds d'épaisseur, ce château était à l'abri\nd'un coup de main; et c'est pour cela qu'il était cher au soupçonneux\nmarquis. Entouré de vingt-cinq ou trente domestiques qu'il supposait\ndévoués, apparemment parce qu'il ne leur parlait jamais que l'injure à\nla bouche, il était moins tourmenté par la peur qu'à Milan.\n\nCette peur n'était pas tout à fait gratuite: il correspondait fort\nactivement avec un espion placé par l'Autriche sur la frontière suisse\nà trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur\nle champ de bataille, ce qui aurait pu être pris au sérieux par les\ngénéraux français.\n\nLe marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait\nles affaires de la famille, elle était chargée de faire face aux\ncontributions imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans le pays;\nelle cherchait à les faire diminuer, ce qui l'obligeait à voir ceux des\nnobles qui avaient accepté des fonctions publiques, et même quelques\nnon nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette\nfamille. Le marquis avait arrangé le mariage de sa jeune soeur Gina avec\nun personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait\nde la poudre: à ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et\nbientôt elle fit la folie d'épouser le comte Pietranera. C'était à la\nvérité un fort bon gentilhomme, très bien fait de sa personne, mais\nruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan fougueux\ndes idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion\nitalienne, surcroît de désespoir pour le marquis.\n\nAprès ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris,\nse donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle\npour tout ce qui n'était pas médiocre. Les généraux ineptes qu'il donna\nà l'armée d'Italie perdirent une suite de batailles dans ces mêmes\nplaines de Vérone, témoins deux ans auparavant des prodiges d'Arcole\net de Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent de Milan; le lieutenant\nRobert, devenu chef de bataillon et blessé à la bataille de Cassano,\nvint loger pour la dernière fois chez son amie la marquise del Dongo.\nLes adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui\nsuivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à\nlaquelle son frère refusa de payer sa légitime, suivit l'armée montée\nsur une charrette.\n\nAlors commença cette époque de réaction et de retour aux idées\nanciennes, que les Milanais appellent «i tredici mesi» (les treize\nmois), parce qu'en effet leur bonheur voulut que ce retour à la sottise\nne durât que treize mois, jusqu'à Marengo. Tout ce qui était vieux,\ndévot, morose, reparut à la tête des affaires, et reprit la direction\nde la société: bientôt les gens restés fidèles aux bonnes doctrines\npublièrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les\nMameluks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.\n\nParmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui\nrevenaient altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par\nsa fureur; son exagération le porta naturellement à la tête du parti.\nCes messieurs, fort honnêtes gens quand ils n'avaient pas peur, mais qui\ntremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le général autrichien:\nassez bon homme, il se laissa persuader que la sévérité était de la\nhaute politique, et fit arrêter cent cinquante patriotes: c'était bien\nalors ce qu'il y avait de mieux en Italie.\n\nBientôt on les déporta aux bouches de Cattaro, et jetés dans des grottes\nsouterraines, l'humidité et surtout le manque de pain firent bonne et\nprompte justice de tous ces coquins.\n\nLe marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une\navarice sordide à une foule d'autres belles qualités, il se vanta\npubliquement de ne pas envoyer un écu à sa soeur, la comtesse Pietranera:\ntoujours folle d'amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait\nde faim en France avec lui. La bonne marquise était désespérée; enfin\nelle réussit à dérober quelques petits diamants dans son écrin, que son\nmari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer sous son lit dans une\ncaisse de fer: la marquise avait apporté huit cent mille francs de dot\nà son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses\npersonnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de\nMilan, cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le\nnoir.\n\nNous avouerons que, suivant l'exemple de beaucoup de graves auteurs,\nnous avons commencé l'histoire de notre héros une année avant sa\nnaissance. Ce personnage essentiel n'est autre, en effet, que Fabrice\nValserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan 1. Il venait\njustement de se donner la peine de naître lorsque les Français furent\nchassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils\nde ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà\nle gros visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les\nidées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils\naîné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son père. Il avait huit\nans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que\ntous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du\nmont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique\ndans l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours\naprès, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à\ndire. L'ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle\nétait mélangée d'idées de vengeance: on avait appris la haine à ce bon\npeuple. Bientôt l'on vit arriver ce qui restait des patriotes déportés\naux bouches de Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale.\nLeurs figures pâles, leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris,\nfaisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes\nparts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus\ncompromises. Le marquis del Dongo fut des premiers à s'enfuir à son\nchâteau de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis\nde haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient\nles joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et\nles bals si gais, qui aussitôt après Marengo s'organisèrent à la Casa\nTanzi. Peu de jours après la victoire, le général français, chargé de\nmaintenir la tranquillité dans la Lombardie, s'aperçut que tous les\nfermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne,\nbien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui\navait changé les destinées de l'Italie, et reconquis treize places\nfortes en un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une prophétie de saint\nGiovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée,\nles prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize\nsemaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo\net tous les nobles boudeurs des campagnes, c'est que réellement et sans\ncomédie ils croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n'avaient pas lu\nquatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs\npour rentrer à Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en\ns'écoulant, marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De\nretour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la révolution\nà l'intérieur, comme il l'avait sauvée à Marengo contre les étrangers.\nAlors les nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent\nque d'abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de\nBrescia: il ne s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize\nmois. Les treize mois s'écoulèrent, et la prospérité de la France\nsemblait s'augmenter tous les jours.\n\nNous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à\n1810; Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et\nrecevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village,\net n'apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l'envoya au\ncollège des jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu'on lui\nmontrât le latin, non point d'après ces vieux auteurs qui parlent\ntoujours des républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus\nde cent gravures, chef-d'oeuvre des artistes du XVIIe siècle; c'était\nla généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650\npar Fabrice del Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra\nétant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles,\net toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups\nd'épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait,\nobtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan; mais\nson mari ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'était sa\nbelle-soeur, l'aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le\nretour des Français, la comtesse était devenue l'une des femmes les plus\nbrillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie.\n\nLorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis,\ntoujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois\nde son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais\njoli garçon, et ne déparant point trop le salon d'une femme à la mode;\ndu reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse,\nqui portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit sa\nprotection au chef de l'établissement, si son neveu Fabrice faisait\ndes progrès étonnants, et à la fin de l'année avait beaucoup de prix.\nPour lui donner les moyens de les mériter, elle l'envoyait chercher\ntous les samedis soir, et souvent ne le rendait à ses maîtres que le\nmercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le\nprince vice-roi, étaient repoussés d'Italie par les lois du royaume,\net le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le parti qu'il\npourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la\ncour. Il n'eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus\nignorant que jamais, à la fin de l'année obtint cinq premiers prix. A\ncette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari,\ngénéral commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six\ndes plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister à la\ndistribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté\npar ses chefs.\n\nLa comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui\nmarquèrent le règne trop court de l'aimable prince Eugène. Elle\nl'avait créé de son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé de\ndouze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de\nsa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce\nqui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain,\nelle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût\nbien ne pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait\nque le consentement du père du futur page, et ce consentement eût été\nrefusé avec éclat. A la suite de cette folie, qui fit frémir le marquis\nboudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice.\nLa comtesse méprisait souverainement son frère; elle le regardait comme\nun sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir.\nMais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence, elle\nécrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans\nréponse.\n\nA son retour dans ce palais formidable, bâti par le plus belliqueux de\nses ancêtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l'exercice et\nmonter à cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant\nque sa femme, le faisait monter à cheval, et le menait avec lui à la\nparade.\n\nEn arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien\nrouges des larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante,\nne trouva que les caresses passionnées de sa mère et de ses soeurs. Le\nmarquis était enfermé dans son cabinet avec son fils aîné, le marchesino\nAscanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrées qui avaient l'honneur\nd'être envoyées à Vienne; le père et le fils ne paraissaient qu'aux\nheures des repas. Le marquis répétait avec affectation qu'il apprenait à\nson successeur naturel à tenir, en partie double, le compte des produits\nde chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop jaloux de\nson pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire\nde toutes ces terres substituées. Il l'employait à chiffrer des dépêches\nde quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait\npasser en Suisse, d'où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait\nfaire connaître à ses souverains légitimes l'état intérieur du royaume\nd'Italie qu'il ne connaissait pas lui-même, et toutefois ses lettres\navaient beaucoup de succès; voici comment. Le marquis faisait compter\nsur la grande route, par quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel\nrégiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant\ncompte du fait à la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d'un grand\nquart le nombre des soldats présents. Ces lettres, d'ailleurs ridicules,\navaient le mérite d'en démentir d'autres plus véridiques, et elles\nplaisaient. Aussi, peu de temps avant l'arrivée de Fabrice au château,\nle marquis avait-il reçu la plaque d'un ordre renommé: c'était la\ncinquième qui ornait son habit de chambellan. A la vérité, il avait le\nchagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne\nse permettait jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le costume\nbrodé, garni de tous ses ordres. Il eût cru manquer de respect d'en agir\nautrement.\n\nLa marquise fut émerveillée des grâces de son fils. Mais elle avait\nconservé l'habitude d'écrire deux ou trois fois par an au général comte\nd'A***; c'était le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait\nhorreur de mentir aux gens qu'elle aimait; elle interrogea son fils et\nfut épouvantée de son ignorance.\n\n«S'il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien,\nRobert, qui est si savant, trouverait son éducation absolument manquée;\nor maintenant il faut du mérite.» Une autre particularité qui l'étonna\npresque autant, c'est que Fabrice avait pris au sérieux toutes les\nchoses religieuses qu'on lui avait enseignées chez les jésuites. Quoique\nfort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fit frémir. «Si\nle marquis a l'esprit de deviner ce moyen d'influence, il va m'enlever\nl'amour de mon fils.» Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice\ns'en augmenta.\n\nLa vie de ce château, peuplé de trente ou quarante domestiques, était\nfort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse\nou à courir le lac sur une barque. Bientôt il fut étroitement lié avec\nles cochers et les hommes des écuries; tous étaient partisans fous des\nFrançais et se moquaient ouvertement des valets de chambre dévots,\nattachés à la personne du marquis ou à celle de son fils aîné. Le grand\nsujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils\nportaient de la poudre à l'instar de leurs maîtres.\n\n\n\n\nCHAPITRE II\n\n ...Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,\n Tout épris d'avenir, je contemple les cieux,\n En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,\n Les sorts et les destins de toutes créatures.\n Car lui, du fond des cieux regardant un humain,\n Parfois mû de pitié, lui montre le chemin;\n Par les astres du ciel qui sont ses caractères,\n Les choses nous prédit et bonnes et contraires;\n Mais les hommes, chargés de terre et de trépas,\n Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.\n Ronsard\n\nLe marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières: «Ce\nsont les idées, disait-il, qui ont perdu l'Italie.» Il ne savait trop\ncomment concilier cette sainte horreur de l'instruction, avec le désir\nde voir son fils Fabrice perfectionner l'éducation si brillamment\ncommencée chez les jésuites. Pour courir le moins de risques possible,\nil chargea le bon abbé Blanès, curé de Grianta, de faire continuer à\nFabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût\ncette langue; or elle était l'objet de ses mépris; ses connaissances en\nce genre se bornaient à réciter, par coeur, les prières de son missel,\ndont il pouvait rendre à peu près le sens à ses ouailles. Mais ce curé\nn'en était pas moins fort respecté et même redouté dans le canton; il\navait toujours dit que ce n'était point en treize semaines ni même en\ntreize mois, que l'on verrait s'accomplir la célèbre prophétie de saint\nGiovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à des\namis sûrs, que ce nombre treize devait être interprété d'une façon qui\nétonnerait bien du monde, s'il était permis de tout dire (1813).\n\nLe fait est que l'abbé Blanès, personnage d'une honnêteté et d'une vertu\nprimitives, et de plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut\nde son clocher; il était fou d'astrologie. Après avoir usé ses journées\nà calculer des conjonctions et des positions d'étoiles, il employait la\nmeilleure part de ses nuits à les suivre dans le ciel. Par suite de sa\npauvreté, il n'avait d'autre instrument qu'une longue lunette à tuyau\nde carton. On peut juger du mépris qu'avait pour l'étude des langues un\nhomme qui passait sa vie à découvrir l'époque précise de la chute des\nempires et des révolutions qui changent la face du monde. «Que sais-je\nde plus sur un cheval, disait-il à Fabrice, depuis qu'on m'a appris\nqu'en latin il s'appelle equus?»\n\nLes paysans redoutaient l'abbé Blanès comme un grand magicien: pour lui,\nà l'aide de la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les\nempêchait de voler. Ses confrères les curés des environs, fort jaloux de\nson influence, le détestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout\nsimplement parce qu'il raisonnait trop pour un homme de si bas étage.\nFabrice l'adorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soirées\nentières à faire des additions ou des multiplications énormes. Puis\nil montait au clocher: c'était une grande faveur et que l'abbé Blanès\nn'avait jamais accordée à personne; mais il aimait cet enfant pour sa\nnaïveté.\n\n--Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un\nhomme.\n\nDeux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses\nplaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac. Il était le chef\nde toutes les grandes expéditions des petits paysans de Grianta et de\nla Cadenabia. Ces enfants s'étaient procuré quelques petites clefs, et\nquand la nuit était bien noire, ils essayaient d'ouvrir les cadenas\nde ces chaînes qui attachent les bateaux à quelque grosse pierre ou\nà quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de\nCôme l'industrie des pêcheurs place des lignes dormantes à une grande\ndistance des bords. L'extrémité supérieure de la corde est attachée\nà une planchette doublée de liège, et une branche de coudrier très\nflexible, fichée sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui\ntinte lorsque le poisson, pris à la ligne, donne des secousses à la\ncorde.\n\nLe grand objet de ces expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en\nchef, était d'aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs\neussent entendu l'avertissement donné par les petites clochettes.\nOn choisissait les temps d'orage; et, pour ces parties hasardeuses,\non s'embarquait le matin, une heure avant l'aube. En montant dans\nla barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grands\ndangers, c'était là le beau côté de leur action; et, suivant l'exemple\nde leurs pères, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait\nsouvent qu'au moment du départ, et à l'instant qui suivait l'Ave\nMaria, Fabrice était frappé d'un présage. C'était là le fruit qu'il\navait retiré des études astrologiques de son ami l'abbé Blanès, aux\nprédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination,\nce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succès;\net comme il avait plus de résolution qu'aucun de ses camarades, peu à\npeu toute la troupe prit tellement l'habitude des présages, que si, au\nmoment de s'embarquer, on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l'on\nvoyait un corbeau s'envoler à main gauche, on se hâtait de remettre le\ncadenas à la chaîne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi\nl'abbé Blanès n'avait pas communiqué sa science assez difficile à\nFabrice; mais à son insu, il lui avait inoculé une confiance illimitée\ndans les signes qui peuvent prédire l'avenir.\n\nLe marquis sentait qu'un accident arrivé à sa correspondance chiffrée\npouvait le mettre à la merci de sa soeur; aussi tous les ans, à l'époque\nde la Sainte-Angela, fête de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la\npermission d'aller passer huit jours à Milan. Il vivait toute l'année\ndans l'espérance ou le regret de ces huit jours. En cette grande\noccasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait à\nson fils quatre écus, et, suivant l'usage, ne donnait rien à sa femme,\nqui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec\ndeux chevaux, partaient pour Côme, la veille du voyage, et chaque jour,\nà Milan, la marquise trouvait une voiture à ses ordres, et un dîner de\ndouze couverts.\n\nLe genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément\nfort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait\nà jamais les familles qui avaient la bonté de s'y livrer. Le marquis,\nqui avait plus de deux cent mille livres de rente, n'en dépensait pas\nle quart; il vivait d'espérances. Pendant les treize années de 1800 à\n1813, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé\navant six mois. Qu'on juge de son ravissement quand, au commencement\nde 1813, il apprit les désastres de la Bérésina! La prise de Paris et\nla chute de Napoléon faillirent lui faire perdre la tête; il se permit\nalors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin,\naprès quatorze années d'attente, il eut cette joie inexprimable de\nvoir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D'après les ordres\nvenus de Vienne, le général autrichien reçut le marquis del Dongo avec\nune considération voisine du respect; on se hâta de lui offrir une\ndes premières places dans le gouvernement, et il l'accepta comme le\npaiement d'une dette. Son fils aîné eut une lieutenance dans l'un des\nplus beaux régiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais\naccepter une place de cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont\nle marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques\nmois, et fut suivi d'un revers humiliant. Jamais il n'avait eu le\ntalent des affaires, et quatorze années passées à la campagne, entre\nses valets, son notaire et son médecin, jointes à la mauvaise humeur\nde la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout\nà fait incapable. Or il n'est pas possible, en pays autrichien, de\nconserver une place importante sans avoir le genre de talent que réclame\nl'administration lente et compliquée, mais fort raisonnable, de cette\nvieille monarchie. Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient\nles employés et même arrêtaient la marche des affaires. Ses propos\nultra-monarchiques irritaient les populations qu'on voulait plonger\ndans le sommeil et l'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majesté\navait daigné accepter gracieusement la démission qu'il donnait de son\nemploi dans l'administration, et en même temps lui conférait la place de\nsecond grand majordome major du royaume lombardo-vénitien. Le marquis\nfut indigné de l'injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer\nune lettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté de la presse.\nEnfin il écrivit à l'Empereur que ses ministres le trahissaient, et\nn'étaient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement\nà son château de Grianta. Il eut une consolation. Après la chute de\nNapoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans\nles rues le comte Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du\npremier mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du\nministre, qui fut tué à coups de parapluie, et dont le supplice dura\ncinq heures. Un prêtre, confesseur du marquis del Dongo, eût pu sauver\nPrina en lui ouvrant la grille de l'église de San Giovanni, devant\nlaquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un instant fut\nabandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue; mais il refusa d'ouvrir\nsa grille avec dérision, et, six mois après, le marquis eut le bonheur\nde lui faire obtenir un bel avancement.\n\nIl exécrait le comte Pietranera, son beau-frère, lequel, n'ayant pas\ncinquante louis de rente, osait être assez content, s'avisait de se\nmontrer fidèle à ce qu'il avait aimé toute sa vie, et avait l'insolence\nde prôner cet esprit de justice sans acceptation de personnes, que le\nmarquis appelait un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé de prendre\ndu service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois après\nla mort de Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins\nobtinrent que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la\ncomtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste\npour aller à Vienne dire la vérité à l'Empereur. Les assassins de Prina\neurent peur, et l'un d'eux, cousin de Mme Pietranera, vint lui apporter\nà minuit, une heure avant son départ pour Vienne, l'ordre de mettre\nen liberté son mari. Le lendemain, le général autrichien fit appeler\nle comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et\nl'assura que sa pension de retraite ne tarderait pas à être liquidée sur\nle pied le plus avantageux. Le brave général Bubna, homme d'esprit et de\ncoeur, avait l'air tout honteux de l'assassinat de Prina et de la prison\ndu comte.\n\nAprès cette bourrasque, conjurée par le caractère ferme de la comtesse,\nles deux époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite,\nqui, grâce à la recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.\n\nPar bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait\nbeaucoup d'amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi\nami intime du comte, et ne manquait pas de mettre à leur disposition le\nplus bel attelage de chevaux anglais qui fût alors à Milan, sa loge au\nthéâtre de la Scala, et son château à la campagne. Mais le comte avait\nla conscience de sa bravoure, son âme était généreuse, il s'emportait\nfacilement, et alors se permettait d'étranges propos. Un jour qu'il\nétait à la chasse avec des jeunes gens, l'un d'eux, qui avait servi\nsous d'autres drapeaux que lui, se mit à faire des plaisanteries sur la\nbravoure des soldats de la république cisalpine; le comte lui donna un\nsoufflet, l'on se battit aussitôt, et le comte, qui était seul de son\nbord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup de\ncette espèce de duel, et les personnes qui s'y étaient trouvées prirent\nle parti d'aller voyager en Suisse.\n\nCe courage ridicule qu'on appelle résignation, le courage d'un sot qui\nse laisse prendre sans mot dire n'était point à l'usage de la comtesse.\nFurieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce\njeune homme riche, son ami intime, prît aussi la fantaisie de voyager en\nSuisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du\ncomte Pietranera.\n\nLimercati trouva ce projet d'un ridicule achevé et la comtesse s'aperçut\nque chez elle le mépris avait tué l'amour. Elle redoubla d'attention\npour Limercati; elle voulait réveiller son amour, et ensuite le\nplanter là et le mettre au désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance\nintelligible en France, je dirai qu'à Milan, pays fort éloigné du\nnôtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans\nses habits de deuil, éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit\ndes coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavé, et l'un\nd'eux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit qu'il trouvait le\nmérite de Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une femme d'autant\nd'esprit, devint amoureux fou de la comtesse. Elle écrivit à Limercati:\n\n Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit?\n Figurez-vous que vous ne m'avez jamais connue.\n Je suis, avec un peu de mépris peut-être,\n votre très humble servante.\n GINA PIETRANERA.\n\nA la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses châteaux;\nson amour s'exalta, il devint fou, et parla de se brûler la cervelle,\nchose inusitée dans les pays à enfer. Dès le lendemain de son arrivée\nà la campagne, il avait écrit à la comtesse pour lui offrir sa main et\nses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non\ndécachetée par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a passé trois\nans dans ses terres, revenant tous les deux mois à Milan, mais sans\navoir jamais le courage d'y rester, et ennuyant tous ses amis de son\namour passionné pour la comtesse, et du récit circonstancié des bontés\nque jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait\nqu'avec le comte N... elle se perdait, et qu'une telle liaison la\ndéshonorait.\n\nLe fait est que la comtesse n'avait aucune sorte d'amour pour le comte\nN..., et c'est ce qu'elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du\ndésespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l'usage, la pria de ne\npoint divulguer la triste vérité dont elle lui faisait confidence:\n\n--Si vous avez l'extrême indulgence, ajouta-t-il, de continuer à me\nrecevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à l'amant\nrégnant, je trouverai peut-être une place convenable.\n\nAprès cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux\nni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée\nà la vie la plus élégante: elle eut à résoudre ce problème difficile ou\npour mieux dire impossible: vivre à Milan avec une pension de quinze\ncents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres à un cinquième\nétage, renvoya tous ses gens et jusqu'à sa femme de chambre remplacée\npar une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice était dans le\nfait moins héroïque et moins pénible qu'il ne nous semble; à Milan la\npauvreté n'est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes\neffrayées comme le pire des maux. Après quelques mois de cette pauvreté\nnoble, assiégée par les lettres continuelles de Limercati, et même du\ncomte N... qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis del\nDongo, ordinairement d'une avarice exécrable, vint à penser que ses\nennemis pourraient bien triompher de la misère de sa soeur. Quoi! une del\nDongo être réduite à vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont\nil avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux!\n\nIl lui écrivit qu'un appartement et un traitement dignes de sa soeur\nl'attendaient au château de Grianta. L'âme mobile de la comtesse\nembrassa avec enthousiasme l'idée de ce nouveau genre de vie; il y avait\nvingt ans qu'elle n'avait pas habité ce château vénérable s'élevant\nmajestueusement au milieu des vieux châtaigniers plantés du temps des\nSforce. «Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge,\nn'est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se\ncroyait arrivée au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis\nnée, m'attend enfin une vie heureuse et paisible.»\n\nJe ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de sûr c'est que cette\nâme passionnée, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux\nimmenses fortunes, apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux\nnièces étaient folles de joie.\n\n--Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise\nen l'embrassant; la veille de ton arrivée, j'avais cent ans. La comtesse\nse mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de\nGrianta, et si célébrés par les voyageurs: la villa Melzi de l'autre\ncôté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue,\nau-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui\nsépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle\nqui court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux,\nque le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais\nne surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait\nles souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations\nactuelles. «Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme\nle lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées\nselon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la\nspéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs\ncouvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main\nde l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au\nmilieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le\nlac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions\ndes descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre,\ntout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation.\nLes villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et\nau-dessus des sommets des arbres s'élève l'architecture charmante de\nleurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large\nvient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de\ncerisiers sauvages, l'oeil satisfait y voit croître des plantes plus\nvigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines,\ndont le faîte offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil\nétonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur\naustérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu'il en faut\npour accroître la volupté présente. L'imagination est touchée par le son\nlointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres:\nces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de\ndouce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l'homme: La vie\ns'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se\nprésente, hâte-toi de jouir.» Le langage de ces lieux ravissants, et qui\nn'ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son coeur de seize\nans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'années\nsans revoir le lac. «Est-ce donc au commencement de la vieillesse,\nse disait-elle, que le bonheur se serait réfugié?» Elle acheta une\nbarque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car\non manquait d'argent pour tout, au milieu de l'état de maison le plus\nsplendide; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de\nfaste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le\nlac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il\nfaisait construire une digue dont le devis allait à quatre-vingt mille\nfrancs. A l'extrémité de la digue on voyait s'élever, sur les dessins\ndu fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout entière en blocs de\ngranit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode\nde Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux\ndevaient représenter les belles actions de ses ancêtres.\n\nLe frère aîné de Fabrice, le marchesino Ascagne, voulut se mettre des\npromenades de ces dames; mais sa tante jetait de l'eau sur ses cheveux\npoudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa\ngravité. Enfin il délivra de l'aspect de sa grosse figure blafarde la\njoyeuse troupe qui n'osait rire en sa présence. On pensait qu'il était\nl'espion du marquis son père, et il fallait ménager ce despote sévère et\ntoujours furieux depuis sa démission forcée.\n\nAscagne jura de se venger de Fabrice.\n\nIl y eut une tempête où l'on courut des dangers; quoiqu'on eût\ninfiniment peu d'argent, on paya généreusement les deux bateliers\npour qu'ils ne dissent rien au marquis, qui déjà témoignait beaucoup\nd'humeur de ce qu'on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde\ntempête; elles sont terribles et imprévues sur ce beau lac: des rafales\nde vent sortent à l'improviste de deux gorges de montagnes placées\ndans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse\nvoulut débarquer au milieu de l'ouragan et des coups de tonnerre; elle\nprétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand\ncomme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se\nverrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en\nsautant de la barque, elle tomba dans l'eau. Fabrice se jeta après elle\npour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute\nil n'est pas beau de se noyer, mais l'ennui, tout étonné, était banni\ndu château féodal. La comtesse s'était passionnée pour le caractère\nprimitif et pour l'astrologie de l'abbé Blanès. Le peu d'argent qui lui\nrestait après l'acquisition de la barque avait été employé à acheter un\npetit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nièces\net Fabrice, elle allait s'établir sur la plate-forme d'une des tours\ngothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l'on\npassait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.\n\nIl faut avouer qu'il y avait des journées où la comtesse n'adressait la\nparole à personne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers,\nplongée dans de sombres rêveries; elle avait trop d'esprit pour ne pas\nsentir parfois l'ennui qu'il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le\nlendemain elle riait comme la veille: c'étaient les doléances de la\nmarquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombres sur\ncette âme naturellement si agissante.\n\n--Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste\nchâteau! s'écriait la marquise.\n\nAvant l'arrivée de la comtesse, elle n'avait pas même le courage d'avoir\nde ces regrets.\n\nL'on vécut ainsi pendant l'hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa\npauvreté, la comtesse vint passer quelques jours à Milan; il s'agissait\nde voir un ballet sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le\nmarquis ne défendait point à sa femme d'accompagner sa belle-soeur. On\nallait toucher les quartiers de la petite pension, et c'était la pauvre\nveuve du général cisalpin qui prêtait quelques sequins à la richissime\nmarquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes; on invitait à dîner\nde vieux amis, et l'on se consolait en riant de tout, comme de vrais\nenfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio et d'imprévu, faisait\noublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils\naîné répandaient autour d'eux à Grianta. Fabrice, à peine âgé de seize\nans, représentait fort bien le chef de la maison.\n\nLe 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l'avant-veille, d'un\ncharmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée\nde platanes récemment prolongée sur l'extrême bord du lac. Une barque\nparut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent\ndu marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe\nde Juan. L'Europe eut la bonhomie d'être surprise de cet événement,\nqui ne surprit point le marquis del Dongo; il écrivit à son souverain\nune lettre pleine d'effusion de coeur; il lui offrait ses talents et\nplusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des\njacobins d'accord avec les meneurs de Paris.\n\nLe 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes,\nse faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d'une troisième\ndépêche politique; il s'occupait avec gravité à la transcrire de sa\nbelle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l'effigie du\nsouverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse\nPietranera.\n\n--Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l'Empereur, qui est aussi roi\nd'Italie; il avait tant d'amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse.\nCette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m'a\ndonné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je\nn'en ai que deux à moi; mais s'il le faut, j'irai à pied.\n\nLa comtesse pleurait de joie et d'angoisse.\n\n--Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue!\ns'écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.\n\nElle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, où elle était\nsoigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles; c'était tout ce\nqu'elle possédait au monde.\n\n--Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer.\nQue restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques?\nQuant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos\nmessieurs sauront bien le faire périr. N'as-tu pas entendu, il y a huit\njours, à Milan, l'histoire des vingt-trois projets d'assassinat tous\nsi bien combinés et auxquels il n'échappa que par miracle? et alors\nil était tout-puissant. Et tu as vu que ce n'est pas la volonté de le\nperdre qui manque à nos ennemis; la France n'était plus rien depuis son\ndépart.\n\nC'était avec l'accent de l'émotion la plus vive que la comtesse parlait\nà Fabrice des futures destinées de Napoléon.\n\n--En te permettant d'aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j'ai de\nplus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il\nrépandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de\npartir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à\ncette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous\nprenons la liberté de trouver bien plaisantes.\n\n--Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous\npromenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l'allée de platanes,\nau-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là,\npour la première fois, j'ai remarqué au loin le bateau qui venait de\nCôme, porteur d'une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau\nsans songer à l'Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui\npeuvent voyager, tout à coup j'ai été saisi d'une émotion profonde. Le\nbateau a pris terre, l'agent a parlé bas à mon père, qui a changé de\ncouleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle.\nJe me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de\njoie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense\net à ma droite j'ai vu un aigle, l'oiseau de Napoléon; il volait\nmajestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers\nParis. Et moi aussi, me suis-je dit à l'instant, je traverserai la\nSuisse avec la rapidité de l'aigle, et j'irai offrir à ce grand homme\nbien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de\nmon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle.\nA l'instant, quand je voyais encore l'aigle, par un effet singulier\nmes larmes se sont taries; et la preuve que cette idée vient d'en\nhaut, c'est qu'au même moment, sans discuter, j'ai pris ma résolution\net j'ai vu les moyens d'exécuter ce voyage. En un clin d'oeil toutes\nles tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les\ndimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J'ai vu cette\ngrande image de l'Italie se relever de la fange où les Allemands la\nretiennent plongée 2; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi\nchargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je\ndit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai, j'irai\nmourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut\nnous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus\nvils parmi les habitants de l'Europe.\n\n«Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse,\net fixant sur elle ses yeux d'où jaillissaient des flammes, tu sais ce\njeune marronnier que ma mère, l'hiver de ma naissance, planta elle-même\nau bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d'ici:\navant de rien faire, j'ai voulu l'aller visiter. Le printemps n'est pas\ntrop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera\nun signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l'état de torpeur où je\nlanguis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux\nmurs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme,\nsont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que\nl'hiver est pour mon arbre.\n\n«Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j'arrivais à mon\nmarronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez\ngrandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J'ai bêché la terre avec\nrespect à l'entour de l'arbre chéri. Aussitôt, rempli d'un transport\nnouveau, j'ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: il me\nfallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il\nétait déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je\npensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout\navec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon!»\ns'est-il écrié, et il m'a sauté au cou. Les autres aussi m'ont embrassé\navec transport. «Pourquoi suis-je marié!» disait l'un d'eux.\n\nMme Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter\nquelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût\nbien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons\nqu'elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d'expérience, il avait\nde la résolution; il ne daigna pas même écouter ces raisons. La comtesse\nse réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fît part de son\nprojet à sa mère.\n\n--Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me trahiront à leur insu!\ns'écria Fabrice avec une sorte de hauteur héroïque.\n\n--Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu\nde ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez\ntoujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.\n\nLa marquise fondit en larmes en apprenant l'étrange projet de son\nfils; elle n'en sentait pas l'héroïsme, et fit tout son possible pour\nle retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les\nmurs d'une prison, ne pourrait l'empêcher de partir, elle lui remit\nle peu d'argent qu'elle possédait; puis elle se souvint qu'elle avait\ndepuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille\nfrancs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan.\nLes soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse\ncousait ces diamants dans l'habit de voyage de notre héros; il rendait à\nces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses soeurs furent tellement\nenthousiasmées de son projet, elles l'embrassaient avec une joie si\nbruyante qu'il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à\ncacher, et voulut partir sur-le-champ.\n\n--Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses soeurs. Puisque j'ai\ntant d'argent, il est inutile d'emporter des hardes; on en trouve\npartout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit\nà l'instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si\nvite, craignant toujours d'être poursuivi par des gens à cheval, que le\nsoir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville\nsuisse, et ne craignait plus d'être violenté sur la route solitaire par\ndes gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle\nlettre, faiblesse d'enfant qui donna de la consistance à la colère du\nmarquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage\nfut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L'Empereur était à\nParis. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la\nferme intention de parler à l'Empereur: jamais il ne lui était venu\nà l'esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il\nvoyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous\nles matins, il allait dans la cour du château des Tuileries assister\naux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de\nl'Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus\ncomme lui de l'extrême danger que courait la patrie. A la table de\nl'hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets\net de son dévouement; il trouva des jeunes gens d'une douceur aimable,\nencore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne\nmanquèrent pas de lui voler tout l'argent qu'il possédait. Heureusement,\npar pure modestie, il n'avait pas parlé des diamants donnés par sa mère.\nLe matin où, à la suite d'une orgie, il se trouva décidément volé,\nil acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat\npalefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens\nbeaux parleurs, partit pour l'armée. Il ne savait rien, sinon qu'elle se\nrassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu'il\ntrouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant\nune bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût\nlui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se\nmêler imprudemment aux bivouacs de l'extrême frontière, sur la route de\nBelgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la\nroute, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la\nmise n'avait rien qui rappelât l'uniforme. La nuit tombait, il faisait\nun vent froid. Fabrice s'approcha d'un feu, et demanda l'hospitalité en\npayant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l'idée de payer,\net lui accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui\nfit un abri. Mais, une heure après, l'adjudant du régiment passant à\nportée du bivouac, les soldats allèrent lui raconter l'arrivée de cet\nétranger parlant mal français. L'adjudant interrogea Fabrice, qui lui\nparla de son enthousiasme pour l'Empereur avec un accent fort suspect;\nsur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel,\nétabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s'approcha\navec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l'adjudant\nsous-officier, qu'aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger\naussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d'abord le plan\nde campagne de son interlocuteur, parla des protections qu'avait son\nmaître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux.\nAussitôt un soldat appelé par l'adjudant lui mit la main sur le collet;\nun autre soldat prit soin des chevaux, et, d'un air sévère, l'adjudant\nordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.\n\nAprès lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l'obscurité\nrendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes\nparts éclairaient l'horizon, l'adjudant remit Fabrice à un officier\nde gendarmerie qui, d'un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice\nmontra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa\nmarchandise.\n\n--Sont-ils bêtes, s'écria l'officier, c'est aussi trop fort!\n\nIl fit des questions à notre héros qui parla de l'Empereur et de la\nliberté dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l'officier de\ngendarmerie fut saisi d'un rire fou.\n\n--Parbleu! tu n'es pas trop adroit! s'écria-t-il. Il est un peu fort de\ncafé que l'on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce!\n\nEt quoi que pût dire Fabrice, qui se tuait à expliquer qu'en effet il\nn'était pas marchand de baromètres, l'officier l'envoya à la prison de\nB..., petite ville du voisinage où notre héros arriva sur les trois\nheures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.\n\nFabrice, d'abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien\nà ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette\nmisérable prison; il écrivait lettres sur lettres au commandant de la\nplace, et c'était la femme du geôlier, belle Flamande de trente-six\nans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n'avait\nnulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d'ailleurs\nil payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces\nlettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouter les doléances\ndu prisonnier; elle avait dit à son mari que le blanc-bec avait de\nl'argent, sur quoi le prudent geôlier lui avait donné carte blanche.\nElle usa de la permission et reçut quelques napoléons d'or, car\nl'adjudant n'avait enlevé que les chevaux, et l'officier de gendarmerie\nn'avait rien confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice\nentendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin!\nson coeur bondissait d'impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit\ndans la ville; en effet un grand mouvement s'opérait, trois divisions\ntraversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du\ngeôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de\ncoutume; puis lui prenant les mains:\n\n--Faites-moi sortir d'ici, je jurerai sur l'honneur de revenir dans la\nprison dès qu'on aura cessé de se battre.\n\n--Balivernes que tout cela! As-tu du quibus? Il parut inquiet, il ne\ncomprenait pas le mot quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea\nque les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d'or\ncomme elle l'avait résolu, elle ne parla plus que de francs.\n\n--Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je\nmettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir\nrelever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison,\net si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera.\n\nLe marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher\nFabrice dans sa chambre d'où il pourrait plus facilement s'évader le\nlendemain matin.\n\nLe lendemain, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:\n\n--Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier:\ncrois-moi, n'y reviens plus.\n\n--Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre\nla patrie?\n\n--Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauvé la vie; ton cas\nétait net, tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu\nnous ferais perdre notre place à mon mari et à moi; surtout ne répète\njamais ton mauvais conte d'un gentilhomme de Milan déguisé en marchand\nde baromètres, c'est trop bête. Ecoute-moi bien, je vais te donner\nles habits d'un hussard mort avant-hier dans la prison: n'ouvre la\nbouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal des logis ou\nun officier t'interroge de façon à te forcer de répondre, dis que tu\nes resté malade chez un paysan qui t'a recueilli par charité comme\ntu tremblais la fièvre dans un fossé de la route. Si l'on n'est pas\nsatisfait de cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On\nt'arrêtera peut-être à cause de ton accent: alors dis que tu es né en\nPiémont, que tu es un conscrit resté en France l'année passée, etc.\n\nPour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice\ncomprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un\nespion. Il raisonna avec la geôlière, qui, ce matin-là, était fort\ntendre, et enfin tandis qu'armée d'une aiguille elle rétrécissait les\nhabits du hussard, il raconta son histoire bien clairement à cette femme\nétonnée. Elle y crut un instant; il avait l'air si naïf, et il était si\njoli habillé en hussard!\n\n--Puisque tu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin\nà demi persuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t'engager dans\nun régiment. En payant à boire à un maréchal des logis, ton affaire\nétait faite! La geôlière ajouta beaucoup de bons avis pour l'avenir, et\nenfin, à la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, après\nlui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait\nson nom, quoi qu'il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti de la petite\nville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui\nvint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l'habit et la feuille de\nroute d'un hussard mort en prison, où l'avait conduit, dit-on, le vol\nd'une vache et de quelques couverts d'argent! j'ai pour ainsi dire\nsuccédé à son être... et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune\nmanière! Gare la prison!... Le présage est clair, j'aurai beaucoup à\nsouffrir de la prison!\n\nIl n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice,\nlorsque la pluie commença à tomber avec une telle force qu'à peine le\nnouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières\nqui n'étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d'un paysan monté\nsur un méchant cheval, il acheta le cheval en s'expliquant par signes;\nla geôlière lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de\nson accent.\n\nCe jour-là l'armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était\nen pleine marche sur Bruxelles; on était à la veille de la bataille de\nWaterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant toujours, Fabrice\nentendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout à fait les\naffreux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si\ninjuste. Il marcha jusqu'à la nuit très avancée, et comme il commençait\nà avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison\nde paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait\nqu'on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un écu, et il trouva de\nl'avoine. Mon cheval n'est pas beau, se dit Fabrice; mais qu'importe,\nil pourrait bien se trouver du goût de quelque adjudant, et il alla\ncoucher à l'écurie à ses côtés. Une heure avant le jour, le lendemain,\nFabrice était sur la route, et, à force de caresses, il était parvenu à\nfaire prendre le trot à son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la\ncanonnade: c'étaient les préliminaires de Waterloo.\n\n\n\n\nCHAPITRE III\n\n\nFabrice trouva bientôt des vivandières, et l'extrême reconnaissance\nqu'il avait pour la geôlière de B... le porta à leur adresser la parole:\nil demanda à l'une d'elles où était le 4^{e} régiment de hussards, auquel\nil appartenait.\n\n--Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat,\ndit la cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu\nn'as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont\nse donner aujourd'hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu\npourrais lâcher ta balle tout comme un autre.\n\nCe conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il\nne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps\nà autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empêchait de\ns'entendre, car Fabrice était tellement hors de lui d'enthousiasme et de\nbonheur, qu'il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantinière\nredoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l'exception de\nson vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire à cette\nfemme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait\nrien du tout à ce que lui racontait ce beau jeune soldat.\n\n--Je vois le fin mot, s'écria-t-elle enfin d'un air de triomphe: vous\nêtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4^{e}\nde hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l'uniforme que\nvous portez, et vous courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut,\nvous n'avez jamais été soldat; mais, comme un brave garçon que vous\nêtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y paraître, et ne\npas passer pour un capon.\n\nFabrice convint de tout: c'était le seul moyen qu'il eût de recevoir de\nbons conseils. «J'ignore toutes les façons d'agir de ces Français, se\ndisait-il, et, si je ne suis pas guidé par quelqu'un, je parviendrai\nencore à me faire jeter en prison, et l'on me volera mon cheval.\n\n--D'abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en\nplus son amie, conviens que tu n'as pas vingt et un ans: c'est tout le\nbout du monde si tu en as dix-sept.\n\nC'était la vérité, et Fabrice l'avoua de bonne grâce.\n\n--Ainsi, tu n'es pas même conscrit; c'est uniquement à cause des beaux\nyeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n'est\npas dégoûtée. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a\nremis, il faut primo que tu achètes un autre cheval; vois comme ta rosse\ndresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d'un peu près; c'est\nlà un cheval de paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne. Cette\nfumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux\nde peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette,\nquand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger\nun morceau tandis que tu en as encore le temps.\n\nFabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière,\nla pria de se payer.\n\n--C'est pitié de le voir! s'écria cette femme; le pauvre petit ne sait\npas seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu'après avoir\nempoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte; du\ndiable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me\nvoyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre\njamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs cinquante\ncentimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons\nbientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est petite, tu en\ndonneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs,\nquand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.\n\nLe déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue\npar une femme qui s'avançait à travers champs, et qui passa sur la route.\n\n--Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6^{e} léger est sur la\ndroite.\n\n--Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros;\nmais en vérité tu me fais pitié; j'ai de l'amitié pour toi, sacré dié!\nTu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu!\nViens-t'en au 6^{e} léger avec moi.\n\n--Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux\nme battre et suis résolu d'aller là-bas vers cette fumée blanche.\n\n--Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu'il sera là-bas,\nquelque peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra à\ngaloper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m'en croire? Dès que tu\nseras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi\nà côté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je\nparie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.\n\nFabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu'elle avait\ndeviné juste.\n\n--Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne\nsera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la\ncantinière d'un air d'autorité.\n\n--Mais je veux me battre.\n\n--Tu te battras aussi; va, le 6^{e} léger est un fameux, et aujourd'hui il\ny en a pour tout le monde.\n\n--Mais serons-nous bientôt à votre régiment?\n\n--Dans un quart d'heure tout au plus.\n\n«Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de\ntoutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me\nbattre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait\npas l'autre.\n\n--C'est comme un chapelet, dit Fabrice.\n\n--On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en\ndonnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par\nle feu.\n\nLa cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu\ndes prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur\nle point d'y rester: Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux\nfois; bientôt le chemin, moins rempli d'eau, ne fut plus qu'un sentier\nau milieu du gazon. Fabrice n'avait pas fait cinq cents pas que sa rosse\ns'arrêta tout court: c'était un cadavre, posé en travers du sentier, qui\nfaisait horreur au cheval et au cavalier.\n\nLa figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte\nfort prononcée: la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme\nse parlant à elle-même:\n\n--Ça n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros,\nelle éclata de rire.\n\n--Ah! ah! mon petit! s'écria-t-elle, en voilà du nanan!\n\nFabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout c'était la saleté des\npieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel\non n'avait laissé qu'un mauvais pantalon tout souillé de sang.\n\n--Approche, lui dit la cantinière; descends de cheval; il faut que tu\nt'y accoutumes; tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la tête.\n\nUne balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et\ndéfigurait ce cadavre d'une façon hideuse; il était resté avec un oeil\nouvert.\n\n--Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une\npoignée de main pour voir s'il te la rendra.\n\nSans hésiter, quoique prêt à rendre l'âme de dégoût, Fabrice se jeta à\nbas de cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il\nresta comme anéanti; il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter à\ncheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c'était cet oeil ouvert.\n\n«La vivandière va me croire un lâche», se disait-il avec amertume; mais\nil sentait l'impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce\nmoment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à\nfait. La vivandière s'en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite\nvoiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d'eau-de-vie qu'il\navala d'un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route\nsans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du\ncoin de l'oeil.\n\n--Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu\nresteras avec moi. Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le métier de\nsoldat.\n\n--Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'écria notre héros\nd'un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit\ndu canon redoublait et semblait s'approcher. Les coups commençaient à\nformer comme une basse continue; un coup n'était séparé du coup voisin\npar aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le\nbruit d'un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de\npeloton.\n\nDans ce moment la route s'enfonçait au milieu d'un bouquet de bois; la\nvivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle\ncourant à toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et\ncourut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans\nun trou qui était resté au lieu où l'on venait d'arracher un grand\narbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche!» Il\ns'arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la cantinière et\ntira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent\nen courant le long du bois, à gauche de la route.\n\n--Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout\nessoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de\ngaloper, je te dirais: pousse en avant jusqu'au bout du bois, vois s'il\ny a quelqu'un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois,\nil arracha une branche à un peuplier, l'effeuilla et se mit à battre son\ncheval à tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint à\nson petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop:\n\n--Arrête-toi donc, arrête! criait-elle à Fabrice.\n\nBientôt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de\nla plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la\nmousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière.\nEt comme le bouquet de bois d'où ils sortaient occupait un tertre élevé\nde huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien\nun coin de la bataille; mais enfin il n'y avait personne dans le pré\nau-delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une\nlongue rangée de saules, très touffus; au-dessus des saules paraissait\nune fumée blanche qui quelquefois s'élevait dans le ciel en tournoyant.\n\n--Si je savais seulement où est le régiment! disait la cantinière\nembarrassée. Il ne faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos,\ntoi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la\npointe de ton sabre, ne va pas t'amuser à le sabrer.\n\nA ce moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons\nde parler, ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route.\nL'un d'eux était à cheval.\n\n--Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà! ho! cria-t-elle à celui\nqui était à cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-de-vie; les\nsoldats s'approchèrent.\n\n--Où est le 6^{e} léger? cria-t-elle.\n\n--Là-bas, à cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui est le long des\nsaules; même que le colonel Macon vient d'être tué.\n\n--Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?\n\n--Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval\nd'officier que je vais vendre cinq napoléons avant un quart d'heure.\n\n--Donne-m'en un de tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice.\n\nPuis s'approchant du soldat à cheval:\n\n--Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.\n\nLe soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière\ndétachait le petit portemanteau qui était sur la rosse.\n\n--Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c'est comme ça que\nvous laissez travailler une dame!\n\nMais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu'il se mit à\nse cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa\nforce pour le contenir.\n\n--Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n'est pas accoutumé au\nchatouillement du portemanteau.\n\n--Un cheval de général, s'écriait le soldat qui l'avait vendu, un cheval\nqui vaut dix napoléons comme un liard!\n\n--Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de\nse trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.\n\nA ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu'il prit de\nbiais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites\nbranches volant de côté et d'autre comme rasées par un coup de faux.\n\n--Tiens, voilà le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses\nvingt francs.\n\nIl pouvait être deux heures.\n\nFabrice était encore dans l'enchantement de ce spectacle curieux,\nlorsqu'une troupe de généraux, suivis d'une vingtaine de hussards,\ntraversèrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de\nlaquelle il était arrêté: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois\nde suite, puis donna des coups de tête violents contre la bride qui le\nretenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice.\n\nLe cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre\nl'escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux\nbordés. Un quart d'heure après, par quelques mots que dit un hussard son\nvoisin, Fabrice comprit qu'un de ces généraux était le célèbre maréchal\nNey. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des\nquatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au monde pour\nle savoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas parler. L'escorte\ns'arrêta pour passer un large fossé rempli d'eau par la pluie de la\nveille, il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la\nprairie à l'entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque\ntous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à\npic et fort glissant, et l'eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds\nen contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie,\nsongeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'à son cheval, lequel\nétant fort animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l'eau à une\nhauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la\nnappe d'eau, et s'écria en jurant:\n\n--Au diable la f... bête!\n\nFabrice se sentit profondément blessé de cette injure. «Puis-je en\ndemander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'était\npas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive\nopposée du fossé; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds.\nIl fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de\nl'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorte d'abreuvoir; par cette\npente douce il gagna facilement le champ de l'autre côté du canal. Il\nfut le premier homme de l'escorte qui y parut, il se mit à trotter\nfièrement le long du bord: au fond du canal les hussards se démenaient,\nassez embarrassés de leur position; car en beaucoup d'endroits l'eau\navait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et\nvoulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des\nlogis s'aperçut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui\navait l'air si peu militaire.\n\n--Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s'écria-t-il, et peu à peu\ntous passèrent.\n\nEn arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout\nseuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut à peine s'il\nentendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille:\n\n--Où as-tu pris ce cheval?\n\nFabrice était tellement troublé qu'il répondit en italien:\n\n--L'ho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter à l'instant.)\n\n--Que dis-tu? lui cria le général.\n\nMais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put\nlui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce\nmoment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne; il\nétait surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles.\nL'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre\nlabourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.\n\n--Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards\nde l'escorte.\n\nEt d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet\npresque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui\ndonna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux\nhabits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du\nsecours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros,\nfort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval\nne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice,\nqui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait\ntoujours en regardant un malheureux blessé.\n\n--Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec! lui cria le maréchal des logis.\nFabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant\ndes généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs\nlorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés\nà quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui\nparlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de\nréprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré\nle conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il\narrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son\nvoisin:\n\n--Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?\n\n--Pardi, c'est le maréchal!\n\n--Quel maréchal?\n\n--Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?\n\nFabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de\nl'injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux\nprince de la Moskova, le brave des braves.\n\nTout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice\nvit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une\nfaçon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre\nfort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits\nfragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua\nen passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la\ngloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui: c'étaient\ndeux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu'il les\nregarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla\nhorrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre\nlabourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait\nsuivre les autres: le sang coulait dans la boue.\n\n«Ah! m'y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J'ai vu le feu! se\nrépétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.» A ce moment,\nl'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient\ndes boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau\nregarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche\nde la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal\net continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des\ndécharges beaucoup plus voisines; il n'y comprenait rien du tout.\n\nA ce moment, les généraux et l'escorte descendirent dans un petit chemin\nplein d'eau, qui était à cinq pieds en contrebas.\n\nLe maréchal s'arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice,\ncette fois, put le voir tout à son aise; il le trouva très blond, avec\nune grosse tête rouge. «Nous n'avons point des figures comme celle-là\nen Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des\ncheveux châtains, je ne serai comme ça», ajoutait-il avec tristesse.\nPour lui ces paroles voulaient dire: «Jamais je ne serai un héros.»\nIl regarda les hussards; à l'exception d'un seul, tous avaient des\nmoustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l'escorte,\ntous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son\nembarras, il tourna la tête vers l'ennemi. C'étaient des lignes fort\nétendues d'hommes rouges; mais, ce qui l'étonna fort, ces hommes lui\nsemblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments\nou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies.\nUne ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en\ncontrebas que le maréchal et l'escorte s'étaient mis à suivre au petit\npas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien distinguer du\ncôté vers lequel on s'avançait; l'on voyait quelquefois des hommes au\ngalop se détacher sur cette fumée blanche.\n\nTout à coup, du côté de l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui\narrivaient ventre à terre. «Ah! nous sommes attaqués», se dit-il; puis\nil vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la\nsuite de ce dernier partit au galop du côté de l'ennemi, suivi de deux\nhussards de l'escorte et des quatre hommes qui venaient d'arriver. Après\nun petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d'un\nmaréchal des logis qui avait l'air fort bon enfant. «Il faut que je\nparle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder.» Il\nmédita longtemps.\n\n--Monsieur, c'est la première fois que j'assiste à la bataille, dit-il\nenfin au maréchal des logis; mais ceci est-il une véritable bataille?\n\n--Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?\n\n--Je suis le frère de la femme d'un capitaine.\n\n--Et comment l'appelez-vous, ce capitaine?\n\nNotre héros fut terriblement embarrassé; il n'avait point prévu cette\nquestion. Par bonheur, le maréchal et l'escorte repartaient au galop.\nQuel nom français dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du\nmaître d'hôtel où il avait logé à Paris; il rapprocha son cheval de\ncelui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses forces:\n\n--Le capitaine Meunier!\n\nL'autre, entendant mal à cause du roulement du canon, lui répondit:\n\n--Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué.\n\n«Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l'affligé.»\n\n--Ah, mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.\n\nOn était sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit pré, on\nallait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se\nporta vers une division de cavalerie. L'escorte se trouvait au milieu de\ncadavres et de blessés; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant\nd'impression sur notre héros; il avait autre chose à penser.\n\nPendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une\ncantinière, et sa tendresse pour ce corps respectable l'emportant sur\ntout, il partit au galop pour la rejoindre.\n\n--Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.\n\n«Que peut-il me faire ici?» pensa Fabrice, et il continua de galoper\nvers la cantinière. En donnant de l'éperon à son cheval, il avait eu\nquelque espoir que c'était sa bonne cantinière du matin; les chevaux\net les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriétaire\nétait tout autre, et notre héros lui trouva l'air fort méchant. Comme il\nl'abordait, Fabrice l'entendit qui disait:\n\n--Il était pourtant bien bel homme!\n\nUn fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat; on coupait\nla cuisse à un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces.\nFabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-vie.\n\n--Comme tu y vas, gringalet! s'écria la cantinière. L'eau-de-vie lui\ndonna une idée: il faut que j'achète la bienveillance de mes camarades\nles hussards de l'escorte.\n\n--Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.\n\n--Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour\ncomme aujourd'hui?\n\nComme il regagnait l'escorte au galop:\n\n--Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal des logis, c'est\npour ça que tu désertais? Donne.\n\nLa bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air après\navoir bu.\n\n--Merci, camarade! cria-t-il à Fabrice.\n\n--Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces regards ôtèrent\nun poids de cent livres de dessus le coeur de Fabrice: c'était un de ces\ncoeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de ce qui les\nentoure. Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons, il y avait\nliaison entre eux! Fabrice respira profondément, puis d'une voix libre,\nil dit au maréchal des logis:\n\n--Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma soeur?\n\nIl se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de\nMeunier.\n\n--C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.\n\nL'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice\nse sentait tout à fait enivré; il avait bu trop d'eau-de-vie, il roulait\nun peu sur sa selle: il se souvint fort à propos d'un mot que répétait\nle cocher de sa mère: «Quand on a levé le coude, il faut regarder entre\nles oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.» Le maréchal\ns'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit\ncharger; mais pendant une heure ou deux notre héros n'eut guère la\nconscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las,\net quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau\nde plomb.\n\nTout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:\n\n--Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria\nvive l'Empereur! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de\ntous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis,\neux aussi, d'une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient\nà leurs casques les dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les\nfigures. «Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un champ de bataille, à\ncause de ces maudits verres d'eau-de-vie!» Cette réflexion le réveilla\ntout à fait.\n\nOn redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.\n\n--C'est donc l'Empereur qui a passé là? dit-il à son voisin.\n\n--Eh! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne\nl'avez-vous pas vu? lui répondit le camarade avec bienveillance.\n\nFabrice eut grande envie de galoper après l'escorte de l'Empereur et de\ns'y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite\nde ce héros! C'était pour cela qu'il était venu en France. «J'en suis\nparfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour\nfaire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis\nà galoper pour suivre ces généraux.»\n\nCe qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux\ncamarades lui faisaient bonne mine; il commençait à se croire l'ami\nintime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques\nheures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse\net de l'Arioste. S'il se joignait à l'escorte de l'Empereur, il y aurait\nune nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui ferait la mine\ncar ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait l'uniforme\nde hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on\nle regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur; il eût\nfait tout au monde pour ses camarades; son âme et son esprit étaient\ndans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu'il était\navec des amis, il mourait d'envie de faire des questions. «Mais je\nsuis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la\ngeôlière.» Il remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était\nplus avec le maréchal Ney; le général qu'ils suivaient était grand,\nmince, et avait la figure sèche et l'oeil terrible.\n\nCe général n'était autre que le comte d'A..., le lieutenant Robert du 15\nmai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo.\n\nIl y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant\nen miettes noires sous l'action des boulets; on arriva derrière un\nrégiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper\nsur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.\n\nLe soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque\nl'escorte, sortant d'un chemin creux, monta une petite pente de trois\nou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit\nun petit bruit singulier tout près de lui: il tourna la tête, quatre\nhommes étaient tombés avec leurs chevaux; le général lui-même avait été\nrenversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait\nles hussards jetés par terre: trois faisaient encore quelques mouvements\nconvulsifs, le quatrième criait:\n\n--Tirez-moi de dessous.\n\nLe maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre\npour secourir le général qui, s'appuyant sur son aide de camp, essayait\nde faire quelques pas; il cherchait à s'éloigner de son cheval qui se\ndébattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.\n\nLe maréchal des logis s'approcha de Fabrice. A ce moment notre héros\nentendit dire derrière lui et tout près de son oreille:\n\n--C'est le seul qui puisse encore galoper.\n\nIl se sentit saisir les pieds; on les élevait en même temps qu'on lui\nsoutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la\ncroupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il\ntomba assis.\n\nL'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le général,\naidé par le maréchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi\nrapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux,\net se mit à courir après eux en criant:\n\n--Ladri! ladri!(voleurs! voleurs!)\n\nIl était plaisant de courir après des voleurs au milieu d'un champ de\nbataille.\n\nL'escorte et le général, comte d'A..., disparurent bientôt derrière une\nrangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de\nsaules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu'il traversa.\nPuis, arrivé de l'autre côté, il se remit à jurer en apercevant de\nnouveau, mais à une très grande distance, le général et l'escorte qui se\nperdaient dans les arbres.\n\n--Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en français.\n\nDésespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison,\nil se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si\nson beau cheval lui eût été enlevé par l'ennemi, il n'y eût pas songé;\nmais se voir trahir et voler par ce maréchal des logis qu'il aimait\ntant et par ces hussards qu'il regardait comme des frères! c'est ce qui\nlui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de tant d'infamie, et,\nle dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes.\nIl défaisait un à un tous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et\nsublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la\nmort n'était rien, entouré d'âmes héroïques et tendres, de nobles amis\nqui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son\nenthousiasme, entouré de vils fripons!!! Fabrice exagérait comme tout\nhomme indigné. Au bout d'un quart d'heure d'attendrissement, il remarqua\nque les boulets commençaient à arriver jusqu'à la rangée d'arbres à\nl'ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s'orienter. Il\nregardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules\ntouffus: il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d'infanterie qui\npassait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en\navant de lui. «J'allais m'endormir, se dit-il; il s'agit de n'être\npas prisonnier»; et il se mit à marcher très vite. En avançant il fut\nrassuré, il reconnut l'uniforme, les régiments par lesquels il craignait\nd'être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.\n\nAprès la douleur morale d'avoir été si indignement trahi et volé, il en\nétait une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement:\nil mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu'après avoir\nmarché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s'aperçut que le corps\nd'infanterie, qui allait très vite aussi, s'arrêtait comme pour prendre\nposition. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des\npremiers soldats.\n\n--Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?\n\n--Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!\n\nCe mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice.\nLa guerre n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes amantes de\nla gloire qu'il s'était figuré d'après les proclamations de Napoléon!\nIl s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon; il devint très\npâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s'était arrêté à dix pas\npour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s'approcha et\nlui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu'il ne le ramassait pas, le\nsoldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les\nyeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il\nchercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats\nles plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il\nse leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait\ntomber de fatigue et cherchait déjà de l'oeil une place commode; mais\nquelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord le cheval, puis la\nvoiture, et enfin la cantinière du matin! Elle accourut à lui et fut\neffrayée de sa mine.\n\n--Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau\ncheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle\nle fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la\nvoiture, notre héros, excédé de fatigue, s'endormit profondément. 3\n\n\n\n\nCHAPITRE IV\n\n\nRien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort près de la\npetite charrette, ni le trot du cheval que la cantinière fouettait\nà tour de bras. Le régiment attaqué à l'improviste par des nuées de\ncavalerie prussienne, après avoir cru à la victoire toute la journée,\nbattait en retraite, ou plutôt s'enfuyait du côté de la France.\n\nLe colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui venait de succéder\nà Macon, fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le\ncommandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment.\n\n--F...! dit-il aux soldats, du temps de la république on attendait pour\nfiler d'y être forcé par l'ennemi... Défendez chaque pouce de terrain et\nfaites-vous tuer, s'écriait-il en jurant; c'est maintenant le sol de la\npatrie que ces Prussiens veulent envahir!\n\nLa petite charrette s'arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le\nsoleil était couché depuis longtemps; il fut tout étonné de voir qu'il\nétait presque nuit. Les soldats couraient de côté et d'autre dans une\nconfusion qui surprit fort notre héros; il trouva qu'ils avaient l'air\npenaud.\n\n--Qu'est-ce donc? dit-il à la cantinière.\n\n--Rien du tout. C'est que nous sommes flambés, mon petit; c'est la\ncavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de général\na d'abord cru que c'était la nôtre. Allons, vivement, aide-moi à réparer\nle trait de Cocotte qui s'est cassé.\n\nQuelques coups de fusil partirent à dix pas de distance: notre héros,\nfrais et dispos, se dit: «Mais réellement, pendant toute la journée, je\nne me suis pas battu, j'ai seulement escorté un général.»\n\n--Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.\n\n--Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes\nperdus!\n\n--Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde\ntoujours de temps à autre où en est la petite voiture.\n\n--Vous allez vous battre? dit Fabrice à Aubry.\n\n--Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse!\n\n--Je vous suis.\n\n--Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune\nbourgeois a du coeur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou\ndix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un\ngros chêne entouré de ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois,\ntoujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était au\nmoins à dix pas de son voisin.\n\n--Ah çà! vous autres, dit le caporal, et c'était la première fois qu'il\nparlait, n'allez pas faire feu avant l'ordre, songez que vous n'avez\nplus que trois cartouches.\n\n«Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se\ntrouva seul avec le caporal, il lui dit:\n\n--Je n'ai pas de fusil.\n\n--Tais-toi d'abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu\ntrouveras quelqu'un des pauvres soldats du régiment qui viennent d'être\nsabrés; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un\nblessé, au moins; prends le fusil et la giberne d'un qui soit bien mort,\net dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.\n\nFabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une\ngiberne.\n\n--Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va\npas tirer avant l'ordre que je t'en donnerai... Dieu de Dieu! dit le\ncaporal en s'interrompant, il ne sait pas même charger son arme!... (Il\naida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope\nsur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup\nqu'à bout portant quand ton cavalier sera à trois pas de toi; il faut\npresque que ta baïonnette touche son uniforme.\n\n«Jette donc ton grand sabre, s'écria le caporal, veux-tu qu'il te fasse\ntomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant!\n\nEn parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu'il jeta au loin avec\ncolère.\n\n--Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu\njamais tiré un coup de fusil?\n\n--Je suis chasseur.\n\n--Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire\npas avant l'ordre que je te donnerai.\n\nEt il s'en alla.\n\nFabrice était tout joyeux. «Enfin je vais me battre réellement, se\ndisait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et\nmoi je ne faisais rien que m'exposer à être tué; métier de dupe.» Il\nregardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d'un moment,\nil entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais,\nne recevant point l'ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière\nson arbre. Il était presque nuit; il lui semblait être à l'espère, à\nla chasse de l'ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de\nGrianta. Il lui vint une idée de chasseur; il prit une cartouche dans\nsa giberne et en détacha la balle: «Si je le vois, dit-il, il ne faut\npas que je le manque», et il fit couler cette seconde balle dans le\ncanon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de\nson arbre; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait\nau galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. «Il n'est\npas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon\ncoup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa\nla détente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à\nla chasse: il courut tout joyeux sur la pièce qu'il venait d'abattre.\nIl touchait déjà l'homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une\nrapidité incroyable, deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le\nsabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir\nil jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n'étaient plus qu'à trois pas\nde lui lorsqu'il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros\ncomme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes\narrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent\nà poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de\nl'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce\nmoment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six\ncoups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête; comme\nil la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.\n\n--Tu as tué le tien? lui dit le caporal Aubry.\n\n--Oui, mais j'ai perdu mon fusil.\n\n--Ce n'est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgré\nton air cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci\nviennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit à\neux; moi, je ne les voyais pas. Il s'agit maintenant de filer rondement;\nle régiment doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un\npetit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-cercle.\n\nTout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix\nhommes. A deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont\nil avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son\naide de camp et par un domestique.\n\n--Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une voix\néteinte, il s'agit de me transporter à l'ambulance; j'ai la jambe\nfracassée.\n\n--Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous\navez tous trahi l'Empereur aujourd'hui.\n\n--Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres!\nSavez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division,\netc.\n\nIl fit des phrases. L'aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal\nlui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes\nen doublant le pas.\n\n--Puissent-ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant,\nles bras et les jambes fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux\nBourbons, et trahissant l'Empereur!\n\nFabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.\n\nVers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à\nl'entrée d'un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites,\nmais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des\nofficiers. Impossible d'avancer, s'écria le caporal! Toutes ces rues\nétaient encombrées d'infanterie, de cavaliers et surtout de caissons\nd'artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l'issue de trois\nde ces rues; après avoir fait vingt pas, il fallait s'arrêter: tout le\nmonde jurait et se fâchait.\n\n--Encore quelque traître qui commande! s'écria le caporal; si l'ennemi\na l'esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des\nchiens. Suivez-moi, vous autres.\n\nFabrice regarda; il n'y avait plus que six soldats avec le caporal. Par\nune grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour; de\nla basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur\ndonna entrée dans un jardin. Ils s'y perdirent un moment, errant de côté\net d'autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans\nune vaste pièce de blé noir. En moins d'une demi-heure, guidés par les\ncris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du\nvillage. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés;\nFabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, était tellement\nencombrée de fuyards et de charrettes, qu'en une demi-heure de temps,\nà peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas;\non disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures\nsonnaient à l'horloge du village:\n\n--Prenons de nouveau à travers champ, s'écria le caporal.\n\nLa petite troupe n'était plus composée que de trois soldats, le caporal\net Fabrice. Quand on fut à un quart de lieue de la grande route:\n\n--Je n'en puis plus, dit un des soldats.\n\n--Et moi itou, dit un autre.\n\n--Belle nouvelle! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal; mais\nobéissez-moi, et vous vous en trouverez bien.\n\nIl vit cinq ou six arbres le long d'un petit fossé au milieu d'une\nimmense pièce de blé.\n\n--Aux arbres! dit-il à ses hommes; couchez-vous là, ajouta-t-il quand on\ny fut arrivé, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s'endormir, qui\nest-ce qui a du pain?\n\n--Moi, dit un des soldats.\n\n--Donne, dit le caporal, d'un air magistral; il divisa le pain en cinq\nmorceaux et prit le plus petit.\n\n--Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous\nallez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s'agit de ne pas se\nlaisser sabrer. Un seul est flambé, avec de la cavalerie sur le dos,\ndans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez\navec moi bien unis, ne tirez qu'à bout portant, et demain soir je me\nfais fort de vous rendre à Charleroi.\n\nLe caporal les éveilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler\nla charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et\navait duré toute la nuit: c'était comme le bruit d'un torrent entendu\ndans le lointain.\n\n--Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un\nair naïf.\n\n--Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné.\n\nEt les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice\nregardèrent celui-ci d'un air de colère, comme s'il eût blasphémé. Il\navait insulté la nation.\n\n«Voilà qui est fort! pensa notre héros; j'ai déjà remarqué cela chez le\nvice-roi à Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il n'est\npas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant\nà leur air méchant je m'en moque, et il faut que je le leur fasse\ncomprendre.» On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de\nfuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de là le caporal et\nsa troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où\nbeaucoup de soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon\nqui lui coûta quarante francs, et parmi tous les sabres jetés de côté\net d'autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. «Puisqu'on dit\nqu'il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur.» Ainsi équipé il\nmit son cheval au galop et rejoignit bientôt le caporal qui avait pris\nles devants. Il s'affermit sur ses étriers, prit de la main gauche le\nfourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Français:\n\n--Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l'air d'un troupeau de\nmoutons... Ils marchent comme des moutons effrayés...\n\nFabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se\nsouvenaient plus d'avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant.\nIci se trahit un des contrastes des caractères italien et français; le\nFrançais est sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements de\nla vie et ne garde pas rancune.\n\nNous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa personne\naprès avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite\nconversation. A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne\npoint voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice:\n\n--Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit\ntertre, demandez au paysan s'il veut nous vendre à déjeuner, dites bien\nque nous ne sommes que cinq. S'il hésite donnez-lui cinq francs d'avance\nde votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche\naprès le déjeuner.\n\nFabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et\nvraiment l'air de la supériorité morale; il obéit. Tout se passa comme\nl'avait prévu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour\nqu'on ne reprît pas de vive force les cinq francs qu'il avait donnés au\npaysan.\n\n--L'argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paie pas pour vous,\nje paie pour l'avoine qu'il a donnée à mon cheval.\n\nFabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir\ndans ses paroles un ton de supériorité, ils furent vivement choqués, et\ndès lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée.\nIls le trouvaient fort différent d'eux-mêmes, ce qui les choquait;\nFabrice au contraire commençait à se sentir beaucoup d'amitié pour eux.\n\nOn marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal,\nregardant la grande route, s'écria avec un transport de joie:\n\n--Voici le régiment!\n\nOn fut bientôt sur la route; mais, hélas! autour de l'aigle il n'y\navait pas deux cents hommes. L'oeil de Fabrice eut bientôt aperçu la\nvivandière; elle marchait à pied, avait les yeux rouges et pleurait de\ntemps à autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et\nCocotte.\n\n--Pillés, perdus, volés, s'écria la vivandière répondant aux regards de\nnotre héros.\n\nCelui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride,\net dit à la vivandière:\n\n--Montez.\n\nElle ne se le fit pas dire deux fois.\n\n--Raccourcis-moi les étriers, fit-elle.\n\nUne fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous\nles désastres de la nuit. Après un récit d'une longueur infinie, mais\navidement écouté par notre héros qui, à dire vrai, ne comprenait rien à\nrien, mais avait une tendre amitié pour la vivandière, celle-ci ajouta:\n\n--Et dire que ce sont les Français qui m'ont pillée, battue, abîmée...\n\n--Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air naïf, qui\nrendait charmante sa belle figure grave et pâle...\n\n--Que tu es bête, mon pauvre petit! dit la vivandière, souriant au\nmilieu de ses larmes; et quoique ça, tu es bien gentil.\n\n--Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit\nle caporal Aubry qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par\nhasard de l'autre côté du cheval monté par la cantinière. Mais il est\nfier, continua le caporal...\n\nFabrice fit un mouvement.\n\n--Et comment t'appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s'il y a un\nrapport, je veux te nommer.\n\n--Je m'appelle Vasi, répondit Fabrice, faisant une mine singulière,\nc'est-à-dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.\n\nBoulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de route que la\ngeôlière de B... lui avait remise; l'avant-veille il l'avait étudiée\navec soin, tout en marchant, car il commençait à réfléchir quelque\npeu et n'était plus si étonné des choses. Outre la feuille de route\ndu hussard Boulot, il conservait précieusement le passeport italien\nd'après lequel il pouvait prétendre au noble nom de Vasi, marchand\nde baromètres. Quand le caporal lui avait reproché d'être fier, il\navait été sur le point de répondre: «Moi fier! moi Fabrice Valserra,\nmarchesino del Dongo, qui consens à porter le nom d'un Vasi, marchand de\nbaromètres!»\n\nPendant qu'il faisait des réflexions et qu'il se disait: «Il faut bien\nme rappeler que je m'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me\nmenace», le caporal et la cantinière avaient échangé plusieurs mots sur\nson compte.\n\n--Ne m'accusez pas d'être une curieuse, lui dit la cantinière en cessant\nde le tutoyer; c'est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui\nêtes-vous, là, réellement?\n\nFabrice ne répondit pas d'abord; il considérait que jamais il ne\npourrait trouver d'amis plus dévoués pour leur demander conseil, et\nil avait un pressant besoin de conseils. «Nous allons entrer dans une\nplace de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la\nprison si je fais voir par mes réponses que je ne connais personne au 4^{e}\nrégiment de hussards dont je porte l'uniforme!» En sa qualité de sujet\nde l'Autriche, Fabrice savait toute l'importance qu'il faut attacher\nà un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et dévots,\nquoique appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés plus de vingt\nfois à l'occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choqué\nde la question que lui adressait la cantinière. Mais comme, avant que de\nrépondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantinière,\npiquée d'une vive curiosité, ajouta pour l'engager à parler:\n\n--Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous\nconduire.\n\n--Je n'en doute pas, répondit Fabrice: je m'appelle Vasi et je suis de\nGênes; ma soeur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme\nje n'ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprès d'elle pour me\nfaire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas à Paris\net sachant qu'elle était à cette armée, j'y suis venu, je l'ai cherchée\nde tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés de mon\naccent, m'ont fait arrêter. J'avais de l'argent alors, j'en ai donné au\ngendarme, qui m'a remis une feuille de route, un uniforme et m'a dit:\n«File, et jure-moi de ne jamais prononcer mon nom.»\n\n--Comment s'appelait-il? dit la cantinière.\n\n--J'ai donné ma parole, dit Fabrice.\n\n--Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le\ncamarade ne doit pas le nommer. Et comment s'appelle-t-il, ce capitaine,\nmari de votre soeur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher.\n\n--Teulier, capitaine au 4^{e} de hussards, répondit notre héros.\n\n--Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger,\nles soldats vous prirent pour un espion?\n\n--C'est là le mot infâme! s'écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui\naime tant l'Empereur et les Français! Et c'est par cette insulte que je\nsuis le plus vexé.\n\n--Il n'y a pas d'insulte, voilà ce qui vous trompe; l'erreur des soldats\nétait fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.\n\nAlors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu'à l'armée il faut\nappartenir à un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est\ntout simple qu'on vous prenne pour un espion. L'ennemi nous en lâche\nbeaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre.\n\nLes écailles tombèrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la première\nfois qu'il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.\n\n--Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantinière dont la\ncuriosité était de plus en plus excitée.\n\nFabrice obéit. Quand il eut fini:\n\n--Au fait, dit la cantinière parlant d'un air grave au caporal, cet\nenfant n'est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre\nmaintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il\ncasser les os gratis pro Deo?\n\n--Et même, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni\nen douze temps, ni à volonté, c'est moi qui ai chargé le coup qui a\ndescendu le Prussien.\n\n--De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière;\nil sera volé de tout dès qu'il ne sera plus avec nous.\n\n--Le premier sous-officier de cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal,\nle confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être\non le recrute pour l'ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu\nva lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d'entrer\ndans notre régiment.\n\n--Non pas, s'il vous plaît, caporal! s'écria vivement Fabrice; il est\nplus commode d'aller à cheval, et d'ailleurs je ne sais pas charger un\nfusil, et vous avez vu que je manie un cheval.\n\nFabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte\nde la longue discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre\nle caporal et la cantinière. Fabrice remarqua qu'en discutant ces\ngens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son\nhistoire: les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille\nde route et un uniforme, la façon dont la veille il s'était trouvé faire\npartie de l'escorte du maréchal, l'Empereur vu au galop, le cheval\nescofié, etc.\n\nAvec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la\nfaçon dont on l'avait dépossédé du bon cheval qu'elle lui avait fait\nacheter.\n\n--Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement\npar-dessus la queue de ton cheval, et l'on t'a assis par terre!\n«Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons\ntous trois parfaitement bien?» Il ne savait pas encore que c'est ainsi\nqu'en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.\n\n--Combien as-tu d'argent? lui dit tout à coup la cantinière.\n\nFabrice n'hésita pas à répondre; il était sûr de la noblesse d'âme de\ncette femme: c'est là le beau côté de la France.\n\n--En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus\nde cinq francs.\n\n--En ce cas, tu as le champ libre! s'écria la cantinière; tire-toi du\nmilieu de cette armée en déroute; jette-toi de côté, prends la première\nroute un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval\nferme, toujours t'éloignant de l'armée. A la première occasion achète\ndes habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne\nverras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et\nmanger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne\nque tu as été à l'armée; les gendarmes te ramasseraient comme déserteur;\net, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n'es pas encore assez\nfûté pour répondre à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des\nhabits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et\nreprends ton nom véritable; dis que tu es Vasi. Et d'où devra-t-il dire\nqu'il vient? fit-elle au caporal.\n\n--De Cambrai sur l'Escaut: c'est une bonne ville toute petite,\nentends-tu? et où il y a une cathédrale et Fénelon.\n\n--C'est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la\nbataille, ne souffle mot de B***, ni du gendarme qui t'a vendu la\nfeuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d'abord\nà Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flânant,\nen marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton\npantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout\njuste que l'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est\nqu'on va t'empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu\nune fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc.\n\nLa bonne cantinière parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis\npar des signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout\nà coup cette foule qui couvrait la grande route, d'abord doubla le pas;\npuis, en un clin d'oeil, passa le petit fossé qui bordait la route à\ngauche, et se mit à fuir à toutes jambes.\n\n--Les Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les côtés.\n\n--Reprends ton cheval! s'écria la cantinière.\n\n--Dieu m'en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne.\nVoulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que\nj'ai est à vous.\n\n--Reprends ton cheval, te dis-je! s'écria la cantinière en colère; et\nelle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:\n\n--Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de\nplat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.\n\nNotre héros regarda la grande route; naguère trois ou quatre mille\nindividus s'y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d'une\nprocession. Après le mot cosaques il n'y vit exactement plus personne;\nles fuyards avaient abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc.\nFabrice, étonné, monta dans un champ à droite du chemin, et qui était\nélevé de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux\ncôtés et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. Drôles de gens,\nque ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite,\npensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces\ngens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un\nfusil, vérifia qu'il était chargé, remua la poudre de l'amorce, nettoya\nla pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de\ntous les côtés; il était absolument seul au milieu de cette plaine\nnaguère si couverte de monde. Dans l'extrême lointain, il voyait les\nfuyards qui commençaient à disparaître derrière les arbres, et couraient\ntoujours. «Voilà qui est bien singulier!» se dit-il; et, se rappelant la\nmanoeuvre employée la veille par le caporal, il alla s'asseoir au milieu\nd'un champ de blé. Il ne s'éloignait pas, parce qu'il désirait revoir\nses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.\n\nDans ce blé, il vérifia qu'il n'avait plus que dix-huit napoléons,\nau lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits\ndiamants qu'il avait placés dans la doublure des bottes du hussard, le\nmatin, dans la chambre de la geôlière, à B.... Il cacha ses napoléons du\nmieux qu'il put, tout en réfléchissant profondément à cette disparition\nsi soudaine. «Cela est-il d'un mauvais présage pour moi?» se disait-il.\nSon principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au\ncaporal Aubry:\n\n«Ai-je réellement assisté à une bataille?» Il lui semblait que oui, et\nil eût été au comble du bonheur, s'il en eût été certain.\n\n«Toutefois, se dit-il, j'y ai assisté portant le nom d'un prisonnier,\nj'avais la feuille de route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien\nplus, son habit sur moi! Voilà qui est fatal pour l'avenir: qu'en eût\ndit l'abbé Blanès? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela\nest de sinistre augure; le destin me conduira en prison.» Fabrice eût\ndonné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était réellement\ncoupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de\nB... lui avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour\ndes couverts d'argent, mais encore pour avoir volé la vache d'un paysan,\net battu le paysan à toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu'il ne\nfût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport\navec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanès; que\nn'eût-il pas donné pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu'il\nn'avait pas écrit à sa tante depuis qu'il avait quitté Paris. Pauvre\nGina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il\nentendit un petit bruit tout près de lui, c'était un soldat qui faisait\nmanger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui\nsemblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva\ncomme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda\nau plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.\n\n--Un de ces chevaux m'appartient, f...! s'écria-t-il, mais je veux bien\nte donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l'amener ici.\n\n--Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat.\n\nFabrice le mit en joue à six pas de distance.\n\n--Lâche le cheval ou je te brûle!\n\nLe soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d'épaule pour\nle reprendre.\n\n--Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'écria Fabrice en lui\ncourant dessus.\n\n--Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le\nsoldat confus, après avoir jeté un regard de regret sur la grande route\noù il n'y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de\nla main gauche, de la droite lui jeta trois pièces de cinq francs.\n\n--Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t'en plus loin avec les\ndeux autres... Je te brûle si tu remues.\n\nLe soldat obéit en rechignant. Fabrice s'approcha du cheval et passa la\nbride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s'éloignait\nlentement; quand Fabrice le vit à une cinquantaine de pas, il sauta\nlestement sur le cheval. Il y était à peine et cherchait l'étrier de\ndroite avec le pied, lorsqu'il entendit siffler une balle de fort près:\nc'était le soldat qui lui lâchait son coup de fusil. Fabrice, transporté\nde colère, se mit à galoper sur le soldat qui s'enfuit à toutes jambes,\net bientôt Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux et galopant.\n«Bon, le voilà hors de portée», se dit-il. Le cheval qu'il venait\nd'acheter était magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice\nrevint sur la grande route, où il n'y avait toujours âme qui vive; il\nla traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de\nterrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière; mais\nquand il fut au sommet de la petite montée il n'aperçut, à plus d'une\nlieue de distance, que quelques soldats isolés. «Il est écrit que je ne\nla reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme!» Il\ngagna une ferme qu'il apercevait dans le lointain et sur la droite de la\nroute. Sans descendre de cheval, et après avoir payé d'avance, il fit\ndonner de l'avoine à son pauvre cheval, tellement affamé qu'il mordait\nla mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route\ntoujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du moins le\ncaporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés il arriva\nà une rivière marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit.\nAvant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée\nportant l'enseigne du Cheval-Blanc. «Là, je vais dîner», se dit Fabrice.\nUn officier de cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l'entrée\ndu pont; il était à cheval et avait l'air fort triste; à dix pas de lui,\ntrois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.\n\n«Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine de vouloir\nm'acheter mon cheval encore moins cher qu'il ne m'a coûté.» L'officier\nblessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient\nl'attendre. «Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le\nbord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la\ncantinière pour sortir d'embarras... Oui, se dit notre héros; mais si je\nprends la fuite, demain j'en serai tout honteux: d'ailleurs mon cheval\na de bonnes jambes, celui de l'officier est probablement fatigué; s'il\nentreprend de me démonter je galoperai.» En faisant ces raisonnements,\nFabrice rassemblait son cheval et s'avançait au plus petit pas possible.\n\n--Avancez donc, hussard, lui cria l'officier d'un air d'autorité.\n\nFabrice avança quelques pas et s'arrêta.\n\n--Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.\n\n--Pas le moins du monde; avancez.\n\nFabrice regarda l'officier: il avait des moustaches blanches, et l'air\nle plus honnête du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche\nétait plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d'un\nlinge sanglant. «Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon\ncheval», se dit Fabrice; mais, en y regardant de près, il vit que les\npiétons aussi étaient blessés.\n\n--Au nom de l'honneur, lui dit l'officier qui portait les épaulettes de\ncolonel, restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs\net hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans l'auberge\nque voilà, et que je leur ordonne de venir me joindre.\n\nLe vieux colonel avait l'air navré de douleur; dès le premier mot il\navait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens:\n\n--Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'écouter; il\nfaudrait un ordre écrit de votre main.\n\n--Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, écris l'ordre,\nLa Rose, toi qui as une main droite.\n\nSans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin,\nécrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice;\nle colonel répéta l'ordre à celui-ci, ajoutant qu'après deux heures de\nfaction il serait relevé, comme de juste, par un des trois cavaliers\nblessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l'auberge avec\nses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout\nde son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et\nsilencieuse de ces trois personnages. «On dirait des génies enchantés»,\nse dit-il. Enfin il ouvrit le papier plié et lut l'ordre ainsi conçu:\n\nLe colonel Le Baron, du 6^{e} dragons, commandant la seconde brigade de la\npremière division de cavalerie du 14^{e} corps, ordonne à tous cavaliers,\ndragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le\nrejoindre à l'auberge du Cheval-Blanc, près le pont, où est son quartier\ngénéral.\n\nAu quartier général, près le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.\n\nRIGHT\nPour le colonel Le Baron, blessé au bras droit, et par son ordre, le\nmaréchal des logis,\n LA ROSE.\n\n\n\nIl y avait à peine une demi-heure que Fabrice était en sentinelle au\npont, quand il vit arriver six chasseurs montés et trois à pied; il leur\ncommunique l'ordre du colonel.\n\n--Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montés, et ils\npassent le pont au grand trot.\n\nFabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui\ns'animait, les trois hommes à pied passent le pont. Un des deux\nchasseurs montés qui restaient finit par demander à revoir l'ordre, et\nl'emporte en disant:\n\n--Je vais le porter à mes camarades, qui ne manqueront pas de revenir;\nattends-les ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela\nfut fait en un clin d'oeil.\n\nFabrice, furieux, appela un des soldats blessés, qui parut à une des\nfenêtres du Cheval-Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de\nmaréchal des logis, descendit et lui cria en s'approchant:\n\n--Sabre à la main donc! vous êtes en faction.\n\nFabrice obéit, puis lui dit:\n\n--Ils ont emporté l'ordre.\n\n--Ils ont de l'humeur de l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air\nmorne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si l'on force de nouveau\nla consigne, tirez-le en l'air, je viendrai, ou le colonel lui-même\nparaîtra.\n\nFabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le maréchal des\nlogis, à l'annonce de l'ordre enlevé; il comprit que c'était une insulte\npersonnelle qu'on lui avait faite, et se promit bien de ne plus se\nlaisser jouer.\n\nArmé du pistolet d'arçon du maréchal des logis, Fabrice avait repris\nfièrement sa faction lorsqu'il vit arriver à lui sept hussards montés:\nil s'était placé de façon à barrer le pont, il leur communique l'ordre\ndu colonel, ils en ont l'air fort contrarié, le plus hardi cherche à\npasser. Fabrice suivant le sage précepte de son amie la vivandière qui,\nla veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non sabrer,\nabaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d'en porter un\ncoup à celui qui veut forcer la consigne.\n\n--Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s'écrient les hussards, comme si\nnous n'avions pas été assez tués hier!\n\nTous tirent leurs sabres à la fois et tombent sur Fabrice; il se crut\nmort; mais il songea à la surprise du maréchal des logis, et ne voulut\npas être méprisé de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tâchait\nde donner des coups de pointe. Il avait une si drôle de mine en maniant\nce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour\nlui, que les hussards virent bientôt à qui ils avaient affaire; ils\ncherchèrent alors non pas à le blesser, mais à lui couper son habit sur\nle corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre\nsur les bras. Pour lui, toujours fidèle au précepte de la cantinière,\nil lançait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur un de\nces coups de pointe blessa un hussard à la main: fort en colère d'être\ntouché par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe à fond qui\natteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup,\nc'est que le cheval de notre héros, loin de fuir la bagarre, semblait y\nprendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler\nle sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d'avoir poussé\nle jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont,\npartirent au galop. Dès que Fabrice eut un moment de loisir il tira en\nl'air son coup de pistolet pour avertir le colonel.\n\nQuatre hussards montés et deux à pied, du même régiment que les autres,\nvenaient vers le pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque le\ncoup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se\npassait sur le pont, et s'imaginant que Fabrice avait tiré sur leurs\ncamarades, les quatre à cheval fondirent sur lui au galop et le sabre\nhaut; c'était une véritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le\ncoup de pistolet, ouvrit la porte de l'auberge et se précipita sur le\npont au moment où les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima\nlui-même l'ordre de s'arrêter.\n\n--Il n'y a plus de colonel ici, s'écria l'un d'eux, et il poussa son\ncheval.\n\nLe colonel exaspéré interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et,\nde sa main droite blessée, saisit la rêne de ce cheval du côté hors du\nmontoir.\n\n--Arrête! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la\ncompagnie du capitaine Henriet.\n\n--Eh bien! que le capitaine lui-même me donne l'ordre! Le capitaine\nHenriet a été tué hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f...\n\nEn disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux\ncolonel qui tombe assis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à deux\npas plus loin sur le pont, mais faisant face au côté de l'auberge,\npousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l'assaillant\njette par terre le colonel qui ne lâche point la rêne hors du montoir,\nFabrice, indigné, porte au hussard un coup de pointe à fond. Par bonheur\nle cheval du hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride que\ntenait le colonel, fit un mouvement de côté, de façon que la longue\nlame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet\ndu hussard et passa tout entière sous ses yeux. Furieux, le hussard se\nretourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de\nFabrice et entre profondément dans son bras: notre héros tombe.\n\nUn des hussards démontés voyant les deux défenseurs du pont par terre,\nsaisit l'à-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s'en emparer\nen le lançant au galop sur le pont.\n\nLe maréchal des logis, en accourant de l'auberge, avait vu tomber son\ncolonel, et le croyait gravement blessé. Il court après le cheval de\nFabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur;\ncelui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le maréchal\ndes logis à pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui était\nà pied s'enfuit dans la campagne.\n\nLe maréchal des logis s'approcha des blessés. Fabrice s'était déjà\nrelevé, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se\nreleva plus lentement; il était tout étourdi de sa chute, mais n'avait\nreçu aucune blessure.\n\n--Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis, que de mon ancienne\nblessure à la main.\n\nLe hussard blessé par le maréchal des logis mourait.\n\n--Le diable l'emporte! s'écria le colonel, mais, dit-il au maréchal\ndes logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez à ce\npetit jeune homme que j'ai exposé mal à propos. Je vais rester au pont\nmoi-même pour tâcher d'arrêter ces enragés. Conduisez le petit jeune\nhomme à l'auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises.\n\n\n\n\nCHAPITRE V\n\n\nToute cette aventure n'avait pas duré une minute; les blessures de\nFabrice n'étaient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillées\ndans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier\nétage de l'auberge:\n\n--Mais pendant que je serai ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice\nau maréchal des logis, mon cheval, qui est à l'écurie, s'ennuiera tout\nseul et s'en ira avec un autre maître.\n\n--Pas mal pour un conscrit! dit le maréchal des logis.\n\nEt l'on établit Fabrice sur de la paille bien fraîche, dans la mangeoire\nmême à laquelle son cheval était attaché.\n\nPuis, comme Fabrice se sentait très faible, le maréchal des logis lui\napporta une écuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui.\nQuelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre héros\nau troisième ciel.\n\nFabrice ne s'éveilla que le lendemain au point du jour; les chevaux\npoussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux;\nl'écurie se remplissait de fumée. D'abord Fabrice ne comprenait rien à\ntout ce bruit, et ne savait même où il était; enfin à demi étouffé par\nla fumée, il eut l'idée que la maison brûlait; en un clin d'oeil il fut\nhors de l'écurie et à cheval. Il leva la tête; la fumée sortait avec\nviolence par les deux fenêtres au-dessus de l'écurie et le toit était\ncouvert d'une fumée noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards\nétaient arrivés dans la nuit à l'auberge du Cheval-Blanc; tous criaient\net juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de près lui semblèrent\ncomplètement ivres; l'un d'eux voulait l'arrêter et lui criait:\n\n--Où emmènes-tu mon cheval?\n\nQuand Fabrice fut à un quart de lieue, il tourna la tête; personne ne le\nsuivait, la maison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa\nà sa blessure et sentit son bras serré par des bandes et fort chaud.\n«Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donné sa chemise pour\npanser mon bras.» Notre héros était ce matin-là du plus beau sang-froid\ndu monde; la quantité de sang qu'il avait perdue l'avait délivré de\ntoute la partie romanesque de son caractère.\n\n«A droite! se dit-il, et filons.» Il se mit tranquillement à suivre le\ncours de la rivière qui, après avoir passé sous le pont, coulait vers la\ndroite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantinière.\n«Quelle amitié! se disait-il, quel caractère ouvert!»\n\nAprès une heure de marche, il se trouva très faible. «Ah çà! vais-je\nm'évanouir? se dit-il: si je m'évanouis, on me vole mon cheval, et\npeut-être mes habits, et avec les habits le trésor.» Il n'avait plus la\nforce de conduire son cheval, et il cherchait à se tenir en équilibre,\nlorsqu'un paysan, qui bêchait dans un champ à côté de la grande route,\nvit sa pâleur et vint lui offrir un verre de bière et du pain.\n\n--A vous voir si pâle, j'ai pensé que vous étiez un des blessés de la\ngrande bataille! lui dit le paysan.\n\nJamais secours ne vint plus à propos. Au moment où Fabrice mâchait le\nmorceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal quand il\nregardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia.\n\n--Et où suis-je? demanda-t-il.\n\nLe paysan lui apprit qu'à trois quarts de lieue plus loin se trouvait le\nbourg de Zonders, où il serait très bien soigné. Fabrice arriva dans ce\nbourg, ne sachant pas trop ce qu'il faisait, et ne songeant à chaque pas\nqu'à ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra:\nc'était l'auberge de l'Etrille. Aussitôt accourut la bonne maîtresse de\nla maison, femme énorme; elle appela du secours d'une voix altérée par\nla pitié. Deux jeunes filles aidèrent Fabrice à mettre pied à terre;\nà peine descendu de cheval, il s'évanouit complètement. Un chirurgien\nfut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent, Fabrice ne\nsavait pas trop ce qu'on lui faisait, il dormait presque sans cesse.\n\nLe coup de pointe à la cuisse menaçait d'un dépôt considérable. Quand\nil avait sa tête à lui, il recommandait qu'on prît soin de son cheval,\net répétait souvent qu'il paierait bien, ce qui offensait la bonne\nmaîtresse de l'auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu'il\nétait admirablement soigné, et il commençait à reprendre un peu ses\nidées, lorsqu'il s'aperçut un soir que ses hôtesses avaient l'air\nfort troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa chambre: on\nse servait pour lui répondre d'une langue qu'il n'entendait pas; mais\nil vit bien qu'on parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps\naprès, quand il pensa que l'officier pouvait être sorti, il appela ses\nhôtesses:\n\n--Cet officier ne vient-il pas m'écrire sur une liste et me faire\nprisonnier?\n\nL'hôtesse en convint les larmes aux yeux.\n\n--Eh bien! il y a de l'argent dans mon dolman! s'écria-t-il en se\nrelevant sur son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit,\nje pars sur mon cheval. Vous m'avez déjà sauvé la vie une fois en me\nrecevant au moment où j'allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi\nencore en me donnant les moyens de rejoindre ma mère.\n\nEn ce moment, les filles de l'hôtesse se mirent à fondre en larmes;\nelles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient à peine le\nfrançais, elles s'approchèrent de son lit pour lui faire des questions.\nElles discutèrent en flamand avec leur mère; mais, à chaque instant, des\nyeux attendris se tournaient vers notre héros; il crut comprendre que sa\nfuite pouvait les compromettre gravement, mais qu'elles voulaient bien\nen courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les\nmains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il\nl'apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en\ncomparant l'habit avec le dolman de Fabrice, qu'il fallait le rétrécir\ninfiniment. Aussitôt elles se mirent à l'ouvrage; il n'y avait pas de\ntemps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses\nhabits, et pria ses hôtesses de les coudre dans les vêtements qu'on\nvenait d'acheter. On avait apporté avec les habits une belle paire de\nbottes neuves. Fabrice n'hésita point à prier ces bonnes filles de\ncouper les bottes à la hussarde à l'endroit qu'il leur indiqua, et l'on\ncacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.\n\nPar un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en\nétait la suite, Fabrice avait presque tout à fait oublié le français;\nil s'adressait en italien à ses hôtesses, qui parlaient un patois\nflamand, de façon que l'on s'entendait presque uniquement par signes.\nQuand les jeunes filles, d'ailleurs parfaitement désintéressées,\nvirent les diamants, leur enthousiasme pour lui n'eut plus de bornes;\nelles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus\nnaïve, l'embrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté, les trouvait\ncharmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu\nde vin, à cause de la route qu'il allait entreprendre, il avait presque\nenvie de ne pas partir. «Où pourrais-je être mieux qu'ici?» disait-il.\nToutefois, sur les deux heures du matin, il s'habilla. Au moment de\nsortir de sa chambre, la bonne hôtesse lui apprit que son cheval avait\nété emmené par l'officier qui, quelques heures auparavant, était venu\nfaire la visite de la maison.\n\n--Ah! canaille! s'écriait Fabrice en jurant, à un blessé!\n\nIl n'était pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler à\nquel prix lui-même avait acheté ce cheval.\n\nAniken lui apprit en pleurant qu'on avait loué un cheval pour lui;\nelle eût voulu qu'il ne partît pas; les adieux furent tendres. Deux\ngrands jeunes gens, parents de la bonne hôtesse, portèrent Fabrice sur\nla selle; pendant la route ils le soutenaient à cheval, tandis qu'un\ntroisième, qui précédait le petit convoi de quelques centaines de pas,\nexaminait s'il n'y avait point de patrouille suspecte sur les chemins.\nAprès deux heures de marche, on s'arrêta chez une cousine de l'hôtesse\nde l'Etrille. Quoi que Fabrice pût leur dire, les jeunes gens qui\nl'accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils prétendaient qu'ils\nconnaissaient mieux que personne les passages dans les bois.\n\n--Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas\ndans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.\n\nOn se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint à paraître,\nla plaine était couverte d'un brouillard épais. Vers les huit heures\ndu matin, l'on arriva près d'une petite ville. L'un des jeunes gens\nse détacha pour voir si les chevaux de la poste avaient été volés.\nLe maître de poste avait eu le temps de les faire disparaître, et de\nrecruter des rosses infâmes dont il avait garni ses écuries. On alla\nchercher deux chevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et,\ntrois heures après, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout délabré,\nmais attelé de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces.\nLe moment de la séparation avec les jeunes gens, parents de l'hôtesse,\nfut du dernier pathétique; jamais, quelque prétexte aimable que Fabrice\npût trouver, ils ne voulurent accepter d'argent.\n\n--Dans votre état, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous,\nrépondaient toujours ces braves jeunes gens.\n\nEnfin ils partirent avec des lettres où Fabrice, un peu fortifié par\nl'agitation de la route, avait essayé de faire connaître à ses hôtesses\ntout ce qu'il sentait pour elles. Fabrice écrivait les larmes aux yeux,\net il y avait certainement de l'amour dans la lettre adressée à la\npetite Aniken.\n\nLe reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant à Amiens\nil souffrait beaucoup du coup de pointe qu'il avait reçu à la cuisse;\nle chirurgien de campagne n'avait pas songé à débrider la plaie, et\nmalgré les saignées, il s'y était formé un dépôt. Pendant les quinze\njours que Fabrice passa dans l'auberge d'Amiens, tenue par une famille\ncomplimenteuse et avide, les alliés envahissaient la France, et Fabrice\ndevint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les\nchoses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un\npoint: ce qu'il avait vu était-ce une bataille, et en second lieu, cette\nbataille était-elle Waterloo? Pour la première fois de sa vie il trouva\ndu plaisir à lire; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou\ndans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait\nde reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal\nNey, et plus tard avec l'autre général. Pendant son séjour à Amiens,\nil écrivit presque tous les jours à ses bonnes amies de l'Etrille. Dès\nqu'il fut guéri, il vint à Paris; il trouva à son ancien hôtel vingt\nlettres de sa mère et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus\nvite. Une dernière lettre de la comtesse Pietranera avait un certain\ntour énigmatique qui l'inquiéta fort, cette lettre lui enleva toutes ses\nrêveries tendres. C'était un caractère auquel il ne fallait qu'un mot\npour prévoir facilement les plus grands malheurs; son imagination se\nchargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les détails les plus\nhorribles.\n\n«Garde-toi bien de signer les lettres que tu écris pour donner de tes\nnouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir\nd'emblée sur le lac de Côme: arrête-toi à Lugano, sur le territoire\nsuisse.» Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de\nCavi; il trouverait à la principale auberge le valet de chambre de\nla comtesse, qui lui indiquerait ce qu'il fallait faire. Sa tante\nfinissait par ces mots: «Cache par tous les moyens possibles la folie\nque tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimé ou\nécrit; en Suisse tu seras environné des amis de Sainte-Marguerite 4.\nSi j'ai assez d'argent, lui disait la comtesse, j'enverrai quelqu'un à\nGenève, à l'hôtel des Balances, et tu auras des détails que je ne puis\nécrire et qu'il faut pourtant que tu saches avant d'arriver. Mais, au\nnom de Dieu, pas un jour de plus à Paris; tu y serais reconnu par nos\nespions.» L'imagination de Fabrice se mit à se figurer les choses les\nplus étranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de\nchercher à deviner ce que sa tante pouvait avoir à lui apprendre de si\nétrange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrêté; mais il sut\nse dégager; il dut ces désagréments à son passeport italien et à cette\nétrange qualité de marchand de baromètres, qui n'était guère d'accord\navec sa figure jeune et son bras en écharpe.\n\nEnfin, dans Genève, il trouva un homme appartenant à la comtesse qui lui\nraconta de sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police de\nMilan comme étant allé porter à Napoléon des propositions arrêtées par\nune vaste conspiration organisée dans le ci-devant royaume d'Italie. Si\ntel n'eût pas été le but de son voyage, disait la dénonciation, à quoi\nbon prendre un nom supposé? Sa mère chercherait à prouver ce qui était\nvrai; c'est-à-dire:\n\n1º Qu'il n'était jamais sorti de la Suisse;\n\n2º Qu'il avait quitté le château à l'improviste à la suite d'une\nquerelle avec son frère aîné.\n\nA ce récit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. «J'aurais été une sorte\nd'ambassadeur auprès de Napoléon! se dit-il; j'aurais eu l'honneur de\nparler à ce grand homme, plût à Dieu!» Il se souvint que son septième\naïeul, le petit-fils de celui qui arriva à Milan à la suite de Sforce,\neut l'honneur d'avoir la tête tranchée par les ennemis du duc, qui\nle surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux\nlouables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l'âme\nl'estampe relative à ce fait, placée dans la généalogie de la famille.\nFabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outré d'un\ndétail qui enfin lui échappa, malgré l'ordre exprès de le lui taire,\nplusieurs fois répété par la comtesse. C'était Ascagne, son frère aîné,\nqui l'avait dénoncé à la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un\naccès de folie à notre héros. De Genève pour aller en Italie on passe\npar Lausanne; il voulut partir à pied et sur-le-champ, et faire ainsi\ndix ou douze lieues, quoique la diligence de Genève à Lausanne dût\npartir deux heures plus tard. Avant de sortir de Genève, il se prit de\nquerelle dans un des tristes cafés du pays, avec un jeune homme qui le\nregardait, disait-il, d'une façon singulière. Rien de plus vrai, le\njeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu'à l'argent, le\ncroyait fou; Fabrice en entrant avait jeté des regards furibonds de tous\nles côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu'on lui\nservait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout\nà fait du XVIe siècle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il\ntira son poignard et se jeta sur lui pour l'en percer. En ce moment de\npassion, Fabrice oubliait tout ce qu'il avait appris sur les règles de\nl'honneur, et revenait à l'instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs\nde la première enfance.\n\nL'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa\nfureur en lui donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à\nGrianta, personne n'eût prononcé son nom, et sans l'aimable procédé de\nson frère, tout le monde eût feint de croire qu'il était à Milan, et\njamais l'attention de la police de cette ville n'eût été appelée sur son\nabsence.\n\n--Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l'envoyé de\nsa tante, et si nous suivons la grande route, à la frontière du royaume\nlombardo-vénitien, vous serez arrêté.\n\nFabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne\nqui sépare Lugano du lac de Côme: ils se déguisèrent en chasseurs,\nc'est-à-dire en contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs\nde mines assez résolues, les douaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent\nqu'à les saluer. Fabrice s'arrangea de façon à n'arriver au château\nque vers minuit; à cette heure, son père et tous les valets de chambre\nportant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans\npeine dans le fossé profond et pénétra dans le château par la petite\nfenêtre d'une cave: c'est là qu'il était attendu par sa mère et sa\ntante, bientôt ses soeurs accoururent. Les transports de tendresse et les\nlarmes se succédèrent pendant longtemps, et l'on commençait à peine à\nparler raison lorsque les premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces\nêtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.\n\n--J'espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit\nMme Pietranera; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipée, ce\ndont son amour-propre me faisait l'honneur d'être fort piqué: ce soir à\nsouper j'ai daigné lui adresser la parole; j'avais besoin de trouver un\nprétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons.\nPuis, lorsque je me suis aperçue qu'il était tout fier de cette\nprétendue réconciliation, j'ai profité de sa joie pour le faire boire\nd'une façon désordonnée, et certainement il n'aura pas songé à se mettre\nen embuscade pour continuer son métier d'espion.\n\n--C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la\nmarquise, il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous\nne sommes pas assez maîtresses de notre raison, et il s'agit de choisir\nla meilleure façon de mettre en défaut cette terrible police de Milan.\n\nOn suivit cette idée; mais le marquis et son fils aîné remarquèrent,\nle jour d'après, que la marquise était sans cesse dans la chambre de\nsa belle-soeur. Nous ne nous arrêterons pas à peindre les transports\nde tendresse et de joie qui ce jour-là encore agitèrent ces êtres\nsi heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les nôtres,\ntourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente\nune imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien\nplus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et la\nmarquise étaient absolument privées de leur raison; Fabrice fut obligé\nde recommencer tous ses récits: enfin on résolut d'aller cacher la joie\ncommune à Milan, tant il sembla difficile de se dérober plus longtemps à\nla police du marquis et de son fils Ascagne.\n\nOn prit la barque ordinaire de la maison pour aller à Côme; en agir\nautrement eût été réveiller mille soupçons; mais en arrivant au port de\nCôme la marquise se souvint qu'elle avait oublié à Grianta des papiers\nde la dernière importance: elle se hâta d'y envoyer les bateliers, et\nces hommes ne purent faire aucune remarque sur la manière dont ces deux\ndames employaient leur temps à Côme. A peine arrivées, elles louèrent\nau hasard une de ces voitures qui attendent pratique près de cette\nhaute tour du Moyen Age qui s'élève au-dessus de la porte de Milan. On\npartit à l'instant même sans que le cocher eût le temps de parler à\npersonne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur\nde la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles\nn'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier\njusqu'aux portes de Milan, où il se rendait en chassant. Tout allait\nbien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le\njeune voyageur, lorsqu'à un détour que fait la route pour tourner la\ncharmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes déguisés\nsautèrent à la bride des chevaux.\n\n--Ah! mon mari nous a trahis! s'écria la marquise, et elle s'évanouit.\n\nUn maréchal des logis qui était resté un peu en arrière s'approcha de la\nvoiture en trébuchant, et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du\ncabaret:\n\n--Je suis fâché de la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête,\ngénéral Fabio Conti.\n\nFabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise\nplaisanterie en l'appelant général. «Tu me le paieras», se dit-il; il\nregardait les gendarmes déguisés et guettait le moment favorable pour\nsauter à bas de la voiture et se sauver à travers champs.\n\nLa comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des\nlogis:\n\n--Mais, mon cher maréchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous\nprenez pour le général Conti?\n\n--N'êtes-vous pas la fille du général? dit le maréchal des logis.\n\n--Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes\nfurent saisis d'un rire fou.\n\n--Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis\npiqué de la gaieté générale.\n\n--Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un\nair froid et philosophique; elles viennent de leur château de Grianta.\nCelle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-là, Mme la marquise del\nDongo.\n\nLe maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et\nlà tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq\nminutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre\nque la voiture fût avancée de quelques pas et placée à l'ombre; la\nchaleur était accablante, quoiqu'il ne fût que onze heures du matin,\nFabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés, cherchant\nle moyen de se sauver, vit déboucher d'un petit sentier à travers\nchamps, et arriver sur la grande route, couverte de poussière, une\njeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son\nmouchoir. Elle s'avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à\ntrois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand\nhomme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une\nprocession.\n\n--Où les avez-vous donc trouvés? dit le maréchal des logis tout à fait\nivre en ce moment.\n\n--Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.\n\nLe maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête; il avait devant\nlui cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna\nde quelques pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui\nfaisait de la majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d'avancer.\n\n--Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va\ns'arranger.\n\nOn entendit un gendarme s'écrier:\n\n--Qu'importe! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise\ntout de même.\n\nLe maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé; le\nnom de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait\nconnu le général, dont il ne savait pas la mort. «Le général n'est pas\nun homme à ne pas se venger si j'arrête sa femme mal à propos», se\ndisait-il.\n\nPendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié\nconversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans\nla poussière à côté de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.\n\n--Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat,\najouta-t-elle en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous\npermettra bien de monter en calèche.\n\nFabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune\nfille à monter. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le bras\nsoutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas en\narrière de la voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être\ndigne:\n\n--Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous\nappartient pas.\n\nFabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de\nmonter dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la\nsoutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément;\nils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut\ndégagée de ses bras.\n\n«Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle\npensée profonde sous ce front! elle saurait aimer.»\n\nLe maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité:\n\n--Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?\n\n--Moi, dit la jeune fille.\n\n--Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti,\nchambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort\ninconvenant qu'un homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.\n\n--Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas envoyé\npromener l'inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh\nbien! aujourd'hui il vous empêche de vous promener.\n\n--Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à\nl'orage; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je\nlui ai dit mon nom et j'ai continué mon voyage.\n\n--Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme?\n\n--Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir\nle lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte, je\nsuis sorti à pied avec ma fille; j'espérais trouver sur la route quelque\nvoiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite\nsera pour porter mes plaintes au général commandant la province.\n\nLe maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.\n\n--Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan.\nEt vous, qui êtes-vous? dit-il à Fabrice.\n\n--Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division\nPietranera.\n\n--Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort\nradouci.\n\n--A son âge il n'en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est\ntoujours avec moi.\n\nPendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en\nplus offensée avec les gendarmes.\n\n--Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit!\n\n--Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous\nconsentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement,\nmalgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme,\nvous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.\n\nLe général se mit à jurer.\n\n--Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de\ngénéral? Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général?\n\nLe général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires\nallaient beaucoup mieux dans la calèche.\n\nLa comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses\ngens. Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du\nvin et surtout de l'eau fraîche dans une cassine que l'on apercevait à\ndeux cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à\ntoute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline.\n«J'ai de bons pistolets», disait-il. Elle obtint du général irrité\nqu'il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le\ngénéral, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames\nque sa fille n'avait que douze ans, étant née en 1803, le 27 octobre;\nmais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait\nde raison.\n\n«Homme tout à fait commun», disaient les yeux de la comtesse à la\nmarquise. Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une\nheure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin,\nloua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit:\n\n--Vous aurez 10 francs.\n\nLe maréchal des logis partit seul avec le général; les autres gendarmes\nrestèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de\nvin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine\navait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par\nle digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans\nla voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du\nbrave général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la\npolitesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se\nterminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle\nune aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice; certainement\nelle n'était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des\nallusions répétées à quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux\nau suprême degré, qu'il avait fait depuis peu; malgré toute son\nintelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s'agissait.\n\nElle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient\nrespirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu\ninterdit de la beauté si singulière de cette jeune fille de douze ans,\net ses regards la faisaient rougir.\n\nUne lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son\noncle, et prit congé des dames.\n\n--Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux\ntableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice\ndel Dongo?\n\n--Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito!\nMademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et\ns'appelle Pietranera et non del Dongo.\n\nLe soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui\nconduit à une promenade à la mode. L'envoi des deux domestiques en\nSuisse avait épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa\nsoeur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napoléons, et l'un des\ndiamants, qu'on résolut de vendre.\n\nCes dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les\npersonnages les plus considérables dans le parti autrichien et dévot\nallèrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police.\nCes messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l'on pouvait\nprendre au sérieux l'incartade d'un enfant de seize ans qui se dispute\navec un frère aîné et déserte la maison paternelle.\n\n--Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement\nle baron Binder, homme sage et triste; il établissait alors cette\nfameuse police de Milan, et s'était engagé à prévenir une révolution\ncomme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de Gênes. Cette\npolice de Milan, devenue depuis si célèbre par les aventures de MM.\nPellico et d'Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle exécutait\nraisonnablement et sans pitié des lois sévères. L'empereur François II\nvoulait qu'on frappât de terreur ces imaginations italiennes si hardies.\n\n--Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs\nde Fabrice, l'indication prouvée de ce qu'a fait le jeune marchesino\ndel Dongo; prenons-le depuis le moment de son départ de Grianta, 8\nmars, jusqu'à son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché\ndans une des chambres de l'appartement de sa mère, et je suis prêt à\nle traiter comme le plus aimable et le plus espiègle des jeunes gens\nde la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l'itinéraire du jeune\nhomme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta,\nquels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte\naux amis de sa famille, mon devoir n'est-il pas de le faire arrêter?\nNe dois-je pas le retenir en prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné la\npreuve qu'il n'est pas allé porter des paroles à Napoléon de la part de\nquelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets\nde Sa Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si\nle jeune del Dongo parvient à se justifier sur ce point, il restera\ncoupable d'avoir passé à l'étranger sans passeport régulièrement\ndélivré, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment\nd'un passeport délivré à un simple ouvrier, c'est-à-dire à un individu\nd'une classe tellement au-dessous de celle à laquelle il appartient.\n\nCette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes\nles marques de déférence et de respect que le chef de la police devait\nà la haute position de la marquise del Dongo et à celle des personnages\nimportants qui venaient s'entremettre pour elle.\n\nLa marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron\nBinder.\n\n--Fabrice va être arrêté, s'écria-t-elle en pleurant et une fois en\nprison, Dieu sait quand il en sortira! Son père le reniera!\n\nMme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis\nintimes, et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument\nfaire partir son fils dès la nuit suivante.\n\n--Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait\nque ton fils est ici; cet homme n'est point méchant.\n\n--Non, mais il veut plaire à l'empereur François.\n\n--Mais s'il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison,\nil y serait déjà, et c'est lui marquer une défiance injurieuse que de le\nfaire sauver.\n\n--Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice c'est nous dire: faites-le\npartir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un\nquart d'heure mon fils peut être entre quatre murailles! Quelle que soit\nl'ambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile à sa\nposition personnelle en ce pays d'afficher des ménagements pour un homme\ndu rang de mon mari, et j'en vois une preuve dans cette ouverture de\ncoeur singulière avec laquelle il avoue qu'il sait où prendre mon fils.\nBien plus, le baron détaille complaisamment les deux contraventions dont\nFabrice est accusé d'après la dénonciation de son indigne frère; il\nexplique que ces deux contraventions emportent la prison; n'est-ce pas\nnous dire que si nous aimons mieux l'exil, c'est à nous de choisir?\n\n--Si tu choisis l'exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous\nne le reverrons. Fabrice, présent à tout l'entretien, avec un des\nanciens amis de la marquise maintenant conseiller au tribunal formé par\nl'Autriche, était grandement d'avis de prendre la clef des champs. Et,\nen effet, le soir même il sortit du palais caché dans la voiture qui\nconduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont\non se défiait, alla faire comme d'habitude une station au cabaret, et\npendant que le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé\nen paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le\nlendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques\nheures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en\nPiémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.\n\nOn peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge,\nà la Scala, écoutaient le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour\npouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral,\net dont l'apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par\nla police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche\nauprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d'offrir une\nsomme d'argent à ce magistrat parfaitement honnête homme, et d'ailleurs\nces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter\ntout ce qui restait sur le produit du diamant.\n\nIl était fort important toutefois d'avoir le dernier mot du baron. Les\namis de la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune\nhomme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec\nd'assez vilaines façons; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié\npour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme\nun vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie\nde tarots de la baronne Binder, et naturellement était l'ami intime du\nmari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d'aller\nvoir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu'il\nsortît de chez lui, elle se fit annoncer.\n\nLorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse\nPietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix; il ne\nchercha point à réparer le désordre d'un négligé fort simple.\n\n--Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte.\n\nLa comtesse entra; Borda se jeta à genoux.\n\n--C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit recevoir vos\nordres, dit-il à la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à\ndemi-déguisement, était d'un piquant irrésistible.\n\nLe profond chagrin de l'exil de Fabrice, la violence qu'elle se faisait\npour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle,\ntout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.\n\n--C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria\nle chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me\ndemander, autrement vous n'auriez pas honoré de votre présence la pauvre\nmaison d'un malheureux fou: jadis transporté d'amour et de jalousie,\nil se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu'il vit qu'il ne\npouvait vous plaire.\n\nCes paroles étaient sincères et d'autant plus belles que le chanoine\njouissait maintenant d'un grand pouvoir: la comtesse en fut touchée\njusqu'aux larmes; l'humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un\ninstant l'attendrissement et un peu d'espoir leur succédaient. D'un état\nfort malheureux elle passait en un clin d'oeil presque au bonheur.\n\n--Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi.\n(Il faut savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche\namitié tout aussi bien qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te\ndemander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans\nle moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et\ndemi il vient de faire une insigne folie; nous étions au château de\nGrianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures nous avons appris,\npar un bateau de Côme, le débarquement de l'Empereur au golfe de Juan.\nLe lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s'être\nfait donner le passeport d'un de ses amis du peuple, un marchand de\nbaromètres nommé Vasi. Comme il n'a pas l'air précisément d'un marchand\nde baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa\nbonne mine on l'a arrêté; ses élans d'enthousiasme en mauvais français\nsemblaient suspects. Au bout de quelque temps il s'est sauvé et a pu\ngagner Genève; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano...\n\n--C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant.\n\nLa comtesse acheva l'histoire.\n\n--Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le\nchanoine avec effusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai\nmême des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment\noù ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste, et qui fait\népoque dans l'histoire de ma vie?\n\n--Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice\ndepuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous\nveniez chez nous, et qu'enfin, au nom de l'amitié qu'il vous accorde,\nvous le suppliez d'employer tous ses espions à vérifier si, avant son\ndépart pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de\nces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi,\nil verra qu'il s'agit ici uniquement d'une véritable étourderie de\njeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appartement du palais\nDugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon: c'est en\nlisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès\nl'âge de cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui\nmettions sur la tête le casque de mon mari, l'enfant traînait son grand\nsabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que\nl'Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un\nétourdi, mais il n'y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle peine\nil veut punir ce moment de folie.\n\n--J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que\nje ne suis pas tout à fait indigne du pardon que vous m'accordez.\nVoici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la\ndénonciation de cet infâme coltorto (hypocrite), voyez, signée Ascanio\nValserra del Dongo, qui a commencé toute cette affaire; je l'ai prise\nhier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans\nl'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans votre loge, par\nlequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est\nà Vienne depuis longtemps. Voilà l'ennemi que nous devons combattre. Le\nchanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que\ndans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre.\nCe fut la joie dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo.\n\n--Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin,\ndit-elle à la marquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à\nl'horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous\néteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, à onze heures,\nle chanoine lui-même viendra nous dire ce qu'il a pu faire. C'est ce que\nnous avons trouvé de moins compromettant pour lui.\n\nCe chanoine avait beaucoup d'esprit; il n'eut garde de manquer au\nrendez-vous: il y montra une bonté complète et une ouverture de coeur\nsans réserve que l'on ne trouve guère que dans les pays où la vanité\nne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au\ngénéral Pietranera, son mari, était un des grands remords de sa vie, et\nil trouvait un moyen d'abolir ce remords.\n\nLe matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: «La voilà qui\nfait l'amour avec son neveu, s'était-il dit avec amertume, car il\nn'était point guéri. Altière comme elle l'est, être venue chez moi!...\nA la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes\noffres de service, quoique fort polies et très bien présentées par le\ncolonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1\n500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa\nchambre! Puis aller habiter le château de Grianta avec un abominable\nsecatore, ce marquis del Dongo!... Tout s'explique maintenant! Au fait,\nce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait, une figure\ntoujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargé de douce\nvolupté... une physionomie à la Corrège, ajoutait le chanoine avec\namertume.\n\n«La différence d'âge... point trop grande... Fabrice né après l'entrée\ndes Français, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept\nou vingt-huit ans, impossible d'être plus jolie, plus adorable; dans ce\npays fertile en beautés, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la\nRuga, l'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes ces femmes...\nIls vivaient heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune\nhomme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en Italie!\net, quoi qu'on fasse! Chère patrie!... Non, continuait ce coeur enflammé\npar la jalousie, impossible d'expliquer autrement cette résignation à\nvégéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous\nles repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette\ninfâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que\nson père!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j'aurai le\nplaisir de la voir autrement qu'au bout de ma lorgnette.»\n\nLe chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au\nfond, Binder était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que\nFabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient\narriver de Vienne; car le Binder n'avait pouvoir de décider de rien,\nil attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les\nautres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les\ninformations: puis il attendait.\n\nIl fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice:\n\n1º Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour\nconfesseur un homme d'esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et\nne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort\nirréprochables.\n\n2º Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit,\net, dans l'occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et\ncomme n'étant jamais permise.\n\n3º Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire\nd'autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan;\nen général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout\naucun ouvrage imprimé après 1720, exception tout au plus pour les romans\nde Walter Scott.\n\n4º Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout\nqu'il fasse ouvertement la cour à quelqu'une des jolies femmes du pays,\nde la classe noble, bien entendu; cela montrera qu'il n'a pas le génie\nsombre et mécontent d'un conspirateur en herbe.\n\nAvant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice\ndeux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété\ncharmante tous les conseils donnés par Borda.\n\nFabrice n'avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa\nqualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre\net trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre\ndepuis le collège, où il n'avait lu que des livres arrangés par les\njésuites. Il s'établit à quelque distance de Romagnan, dans un palais\nmagnifique, l'un des chefs-d'oeuvre du fameux architecte San Micheli;\nmais depuis trente ans on ne l'avait pas habité, de sorte qu'il pleuvait\ndans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s'empara\ndes chevaux de l'homme d'affaires, qu'il montait sans façon toute la\njournée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre\nune maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit\nà la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui\nvoulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg); mais il\nfaisait trois lieues à pied et s'enveloppait d'un mystère qu'il croyait\nimpénétrable, pour lire Le Constitutionnel, qu'il trouvait sublime.\n«Cela est aussi beau qu'Alfieri et le Dante!» s'écriait-il souvent.\nFabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu'il\ns'occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal\nque de sa maîtresse bien pensante. Mais il n'y avait pas encore de place\npour l'imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit\npas d'amis dans la société du gros bourg de Romagnan; sa simplicité\npassait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractère. C'est\nun cadet mécontent de n'être pas aîné, dit le curé.\n\n\n\n\nCHAPITRE VI\n\n\nNous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait\npas absolument tort; à son retour de France, Fabrice parut aux yeux\nde la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu'elle eût beaucoup\nconnu jadis. S'il eût parlé d'amour, elle l'eût aimé; n'avait-elle\npas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée et\npour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l'embrassait avec une telle\neffusion d'innocente reconnaissance et de bonne amitié, qu'elle se fût\nfait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans\ncette amitié presque filiale. «Au fond, se disait la comtesse, quelques\namis qui m'ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène,\npeuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis\nune femme respectable... et, s'il faut tout dire sans nul ménagement\npour mon amour-propre, une femme âgée.» La comtesse se faisait illusion\nsur l'époque de la vie où elle était arrivée, mais ce n'était pas à la\nfaçon des femmes vulgaires. «A son âge, d'ailleurs, ajoutait-elle, on\ns'exagère un peu les ravages du temps; un homme plus avancé dans la\nvie...»\n\nLa comtesse, qui se promenait dans son salon, s'arrêta devant une\nglace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de\nMme Pietranera était attaqué d'une façon sérieuse et par un singulier\npersonnage. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse\nqui, sans qu'elle se l'avouât tout à fait, commençait déjà à s'occuper\nbeaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses\noccupations lui semblaient sans plaisir, et, si l'on ose ainsi parler,\nsans saveur; elle se disait que Napoléon, voulant s'attacher ses peuples\nd'Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp.\n\n--Il est perdu pour moi! s'écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai\nplus; il m'écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?\n\nCe fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage à Milan; elle\nespérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui\nsait, peut-être par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se\nl'avouer, cette âme active commençait à être bien lasse de la vie\nmonotone qu'elle menait à la campagne. «C'est s'empêcher de mourir,\nse disait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours voir ces figures\npoudrées, le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que\nseraient les promenades sur le lac sans Fabrice?» Son unique consolation\nétait puisée dans l'amitié qui l'unissait à la marquise. Mais depuis\nquelque temps, cette intimité avec la mère de Fabrice, plus âgée\nqu'elle, et désespérant de la vie, commençait à lui être moins agréable.\n\nTelle était la position singulière de Mme Pietranera: Fabrice parti,\nelle espérait peu de l'avenir; son coeur avait besoin de consolation et\nde nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l'opéra à\nla mode; elle allait s'enfermer toute seule, durant de longues heures,\nà la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes\nqu'elle cherchait à rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon et\nde son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle,\nelle improvisait sur son piano jusqu'à trois heures du matin. Un soir,\nà la Scala, dans la loge d'une de ses amies, où elle allait chercher\ndes nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de\nParme: c'était un homme aimable et qui parla de la France et de Napoléon\nde façon à donner à son coeur de nouvelles raisons pour espérer ou\npour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme\nd'esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec\nplaisir. Depuis le départ de Fabrice, elle n'avait pas trouvé une soirée\nvivante comme celle-là. Cet homme qui l'amusait, le comte Mosca della\nRovere Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et\ndes finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si célèbre par\nses sévérités que les libéraux de Milan appelaient des cruautés. Mosca\npouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits,\naucun vestige d'importance, et un air simple et gai qui prévenait en sa\nfaveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son prince\nne l'eût obligé à porter de la poudre dans les cheveux comme gages de\nbons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on\narrive fort vite en Italie au ton de l'intimité, et à dire des choses\npersonnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l'on\ns'est blessé.\n\n--Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera\nla troisième fois qu'elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous,\naimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!\n\n--C'est que je n'ai rien volé dans cette Espagne, et qu'il faut vivre.\nJ'étais fou de la gloire; une parole flatteuse du général français,\nGouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était alors tout pour moi. A\nla chute de Napoléon, il s'est trouvé que, tandis que je mangeais mon\nbien à son service, mon père, homme d'imagination et qui me voyait déjà\ngénéral, me bâtissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvé\npour tout bien un grand palais à finir et une pension.\n\n--Une pension: 3 500 francs, comme mon mari?\n\n--Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi,\npauvre chef d'escadron, n'a jamais été que de 800 francs, et encore je\nn'en ai été payé que depuis que je suis ministre des finances.\n\nComme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort libérales à\nlaquelle elle appartenait, l'entretien continua avec la même franchise.\nLe comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme.\n\n--En Espagne, sous le général Saint-Cyr, j'affrontais des coups de fusil\npour arriver à la croix et ensuite à un peu de gloire, maintenant je\nm'habille comme un personnage de comédie pour gagner un grand état de\nmaison et quelques milliers de francs. Une fois entré dans cette sorte\nde jeu d'échecs, choqué des insolences de mes supérieurs, j'ai voulu\noccuper une des premières places; j'y suis arrivé: mais mes jours les\nplus heureux sont toujours ceux que de temps à autre je puis venir\npasser à Milan; là vit encore, ce me semble, le coeur de votre armée\nd'Italie.\n\nLa franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un\nprince si redouté piqua la curiosité de la comtesse; sur son titre\nelle avait cru trouver un pédant plein d'importance, elle voyait un\nhomme qui avait honte de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis\nde lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu'il pourrait\nrecueillir: c'était une grande indiscrétion à Milan, dans le mois qui\nprécéda Waterloo; il s'agissait alors pour l'Italie d'être ou de n'être\npas; tout le monde avait la fièvre, à Milan, d'espérance ou de crainte.\nAu milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le\ncompte d'un homme qui parlait si lestement d'une place si enviée et qui\nétait sa seule ressource.\n\nDes choses curieuses et d'une bizarrerie intéressante furent rapportées\nà Mme Pietranera:\n\n--Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point\nde devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce-Ernest IV,\nsouverain absolu de Parme, et, de plus, l'un des princes les plus riches\nde l'Europe. Le comte serait déjà arrivé à ce poste suprême s'il eût\nvoulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent\nla leçon à cet égard.\n\n--Qu'importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je\nfais bien ses affaires?\n\n--Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans épines. Il faut\nplaire à un souverain, homme de sens et d'esprit sans doute, mais qui,\ndepuis qu'il est monté sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête\net montre, par exemple, des soupçons dignes d'une femmelette.\n\n«Ernest IV n'est brave qu'à la guerre. Sur les champs de bataille, on\nl'a vu vingt fois guider une colonne à l'attaque en brave général; mais\naprès la mort de son père Ernest III, de retour dans ses Etats, où, pour\nson malheur, il possède un pouvoir sans limites, il s'est mis à déclamer\nfollement contre les libéraux et la liberté. Bientôt il s'est figuré\nqu'on le haïssait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur il a fait\npendre deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à cela par un\nmisérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.\n\n«Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit\ntourmenté par les soupçons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante\nans, et la peur l'a tellement amoindri, si l'on peut parler ainsi,\nque, dès qu'il parle des jacobins et des projets du comité directeur\nde Paris, on lui trouve la physionomie d'un vieillard de quatre-vingts\nans; il retombe dans les peurs chimériques de la première enfance. Son\nfavori Rassi, fiscal général (ou grand juge), n'a d'influence que par\nla peur de son maître; et dès qu'il craint pour son crédit, il se hâte\nde découvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus\nchimériques. Trente imprudents se réunissent-ils pour lire un numéro\ndu Constitutionnel, Rassi les déclare conspirateurs et les envoie\nprisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute\nla Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts pieds,\ndit-on, on l'aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense;\net la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses\nhorribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui\ns'étend de Milan à Bologne.\n\n--Le croiriez-vous? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au\ntroisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui,\ntous les quarts d'heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble\ndans sa chambre. Toutes les portes fermées à dix verrous, et les pièces\nvoisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur\ndes jacobins. Si une feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses\npistolets et croit à un libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les\nsonnettes du château sont en mouvement, et un aide de camp va réveiller\nle comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se garde\nbien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et armé\njusqu'aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde\nsous les lits, et, en un mot, se livre à une foule d'actions ridicules\ndignes d'une vieille femme. Toutes ces précautions eussent semblé bien\navilissantes au prince lui-même dans les temps heureux où il faisait la\nguerre et n'avait tué personne qu'à coups de fusil. Comme c'est un homme\nd'infiniment d'esprit, il a honte de ces précautions; elles lui semblent\nridicules, même au moment où il s'y livre, et la source de l'immense\ncrédit du comte Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse à faire que\nle prince n'ait jamais à rougir en sa présence. C'est lui, Mosca, qui,\nen sa qualité de ministre de la police, insiste pour regarder sous les\nmeubles, et, dit-on à Parme, jusque dans les étuis des contrebasses.\nC'est le prince qui s'y oppose, et plaisante son ministre sur sa\nponctualité excessive. «Ceci est un parti, lui répond le comte Mosca:\nsongez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si\nnous vous laissions tuer. Ce n'est pas seulement votre vie que nous\ndéfendons, c'est notre honneur.» Mais il paraît que le prince n'est dupe\nqu'à demi, car si quelqu'un dans la ville s'avise de dire que la veille\non a passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le\nmauvais plaisant à la citadelle; et une fois dans cette demeure élevée\net en bon air, comme on dit à Parme, il faut un miracle pour que l'on\nse souvienne du prisonnier. C'est parce qu'il est militaire, et qu'en\nEspagne il s'est sauvé vingt fois le pistolet à la main, au milieu des\nsurprises, que le prince préfère le comte Mosca à Rassi, qui est bien\nplus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle\nsont au secret le plus rigoureux, et l'on fait des histoires sur leur\ncompte. Les libéraux prétendent que, par une invention de Rassi, les\ngeôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que tous les mois à\npeu près, l'un d'eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniers\nont la permission de monter sur l'esplanade de l'immense tour, à cent\nquatre-vingts pieds d'élévation, et de là ils voient défiler un cortège\navec un espion qui joue le rôle d'un pauvre diable qui marche à la mort.\n\nCes contes, et vingt autres du même genre et d'une non moindre\nauthenticité, intéressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle\ndemandait des détails au comte Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle\nle trouvait amusant et lui soutenait qu'au fond il était un monstre sans\ns'en douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le comte se dit: «Non\nseulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand\nje passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses\nde Parme dont le souvenir me perce le coeur.»\n\n«Ce ministre, malgré son air léger et ses façons brillantes, n'avait pas\nune âme à la française; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand\nson chevet avait une épine, il était obligé de la briser et de l'user à\nforce d'y piquer ses membres palpitants.» Je demande pardon pour cette\nphrase, traduite de l'italien.\n\nLe lendemain de cette découverte, le comte trouva que malgré les\naffaires qui l'appelaient à Milan, la journée était d'une longueur\nénorme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa\nvoiture. Vers les six heures, il monta à cheval pour aller au Corso; il\navait quelque espoir d'y rencontrer Mme Pietranera; ne l'y ayant pas\nvue, il se rappela qu'à huit heures le théâtre de la Scala ouvrait;\nil y entra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il\neut quelque pudeur de se trouver là. «Est-il possible, se dit-il,\nqu'à quarante-cinq ans sonnés je fasse des folies dont rougirait un\nsous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne.» Il s'enfuit\net essaya d'user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui\nentourent le théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés\nqui, à cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafés, des\nfoules de curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent\ndes glaces et critiquent les passants. Le comte était un passant\nremarquable; aussi eut-il le plaisir d'être reconnu et accosté. Trois\nou quatre importuns, de ceux qu'on ne peut brusquer, saisirent cette\noccasion d'avoir audience d'un ministre si puissant. Deux d'entre eux\nlui remirent des pétitions; le troisième se contenta de lui adresser des\nconseils fort longs sur sa conduite politique.\n\n«On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit; on ne se promène\npoint quand on est aussi puissant.» Il rentra au théâtre et eut l'idée\nde louer une loge au troisième rang; de là son regard pourrait plonger,\nsans être remarqué de personne, sur la loge des secondes où il espérait\nvoir arriver la comtesse. Deux grandes heures d'attente ne parurent\npoint trop longues à cet amoureux; sûr de n'être point vu, il se livrait\navec bonheur à toute sa folie. «La vieillesse, se disait-il, n'est-ce\npas, avant tout, n'être plus capable de ces enfantillages délicieux?»\n\nEnfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l'examinait avec\ntransport. «Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle\nn'a pas vingt-cinq ans. Sa beauté est son moindre charme: où trouver\nailleurs cette âme toujours sincère, qui jamais n'agit avec prudence,\nqui se livre tout entière à l'impression du moment, qui ne demande qu'à\nêtre entraînée par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte\nNani.»\n\nLe comte se donnait d'excellentes raisons pour être fou, tant qu'il\nne songeait qu'à conquérir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il\nn'en trouvait plus d'aussi bonnes quand il venait à considérer son âge\net les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. «Un\nhomme habile à qui la peur ôte l'esprit me donne une grande existence\net beaucoup d'argent pour être son ministre; mais que demain il me\nrenvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-à-dire tout ce qu'il y a\nau monde de plus méprisé; voilà un aimable personnage à offrir à la\ncomtesse!» Ces pensées étaient trop noires, il revint à Mme Pietranera;\nil ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser à elle il\nne descendait pas dans sa loge. «Elle n'avait pris Nani, vient-on de me\ndire, que pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui ne voulut pas\nentendre à donner un coup d'épée ou à faire donner un coup de poignard\nà l'assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle!» s'écria\nle comte avec transport. A chaque instant il consultait l'horloge du\nthéâtre qui par des chiffres éclatants de lumière et se détachant sur\nun fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de\nl'heure où il leur est permis d'arriver dans une loge amie. Le comte\nse disait: «Je ne saurais passer qu'une demi-heure tout au plus dans\nsa loge, moi, connaissance de si fraîche date; si j'y reste davantage,\nje m'affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces maudits cheveux\npoudrés, j'aurai l'air attrayant d'un Cassandre.» Mais une réflexion\nle décida tout à coup: «Si elle allait quitter cette loge pour faire\nune visite, je serais bien récompensé de l'avarice avec laquelle je\nm'économise ce plaisir.» Il se levait pour descendre dans la loge où il\nvoyait la comtesse; tout à coup il ne se sentit presque plus d'envie de\ns'y présenter. «Ah! voici qui est charmant, s'écria-t-il en riant de\nsoi-même, et s'arrêtant sur l'escalier; c'est un mouvement de timidité\nvéritable! voilà bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m'est\narrivée.»\n\nIl entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même; et,\nprofitant en homme d'esprit de l'accident qui lui arrivait, il ne\nchercha point du tout à montrer de l'aisance ou à faire de l'esprit\nen se jetant dans quelque récit plaisant; il eut le courage d'être\ntimide, il employa son esprit à laisser entrevoir son trouble sans être\nridicule. «Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds\nà jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans\nle secours de la poudre paraîtraient gris! Mais enfin la chose est\nvraie, donc elle ne peut être ridicule que si je l'exagère ou si j'en\nfais trophée.» La comtesse s'était si souvent ennuyée au château de\nGrianta, vis-à-vis des figures poudrées de son frère, de son neveu et de\nquelques ennuyeux bien pensants du voisinage, qu'elle ne songea pas à\ns'occuper de la coiffure de son nouvel adorateur.\n\nL'esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l'éclat de rire de\nl'entrée, elle ne fut attentive qu'aux nouvelles de France que Mosca\navait toujours à lui donner en particulier, en arrivant dans la loge;\nsans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce\nsoir-là son regard, qui était beau et bienveillant.\n\n--Je m'imagine, lui dit-elle, qu'à Parme, au milieu de vos esclaves,\nvous n'allez pas avoir ce regard aimable, cela gâterait tout et leur\ndonnerait quelque espoir de n'être pas pendus.\n\nL'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier\ndiplomate de l'Italie parut singulière à la comtesse; elle trouva même\nqu'il avait de la grâce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle\nne fut point choquée qu'il eût jugé à propos de prendre pour une soirée,\net sans conséquence, le rôle d'attentif.\n\nCe fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le\nministre, qui, à Parme, ne trouvait pas de cruelles, c'était seulement\ndepuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit\nétait encore tout raidi par l'ennui de la vie champêtre. Elle avait\ncomme oublié la plaisanterie; et toutes ces choses qui appartiennent à\nune façon de vivre élégante et légère avaient pris à ses yeux comme une\nteinte de nouveauté qui les rendait sacrées; elle n'était disposée à se\nmoquer de rien, pas même d'un amoureux de quarante-cinq ans et timide.\nHuit jours plus tard, la témérité du comte eût pu recevoir un tout autre\naccueil.\n\nA la Scala, il est d'usage de ne faire durer qu'une vingtaine de\nminutes ces petites visites que l'on fait dans les loges; le comte\npassa toute la soirée dans celle où il avait le bonheur de rencontrer\nMme Pietranera. «C'est une femme, se disait-il, qui me rend toutes les\nfolies de la jeunesse!» Mais il sentait bien le danger. «Ma qualité de\npacha tout-puissant à quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner\ncette sottise? je m'ennuie tant à Parme!» Toutefois, de quart d'heure en\nquart d'heure il se promettait de partir.\n\n--Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la comtesse, qu'à Parme je\nmeurs d'ennui, et il doit m'être permis de m'enivrer de plaisir quand\nj'en trouve sur ma route. Ainsi, sans conséquence et pour une soirée,\npermettez-moi de jouer auprès de vous le rôle d'amoureux. Hélas! dans\npeu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous\nles chagrins et même, direz-vous, toutes les convenances.\n\nHuit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala et à\nla suite de plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long\npeut-être, le comte Mosca était absolument fou d'amour, et la comtesse\npensait déjà que l'âge ne devait pas faire objection, si d'ailleurs on\nle trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Mosca fut rappelé\npar un courrier de Parme. On eût dit que son prince avait peur tout\nseul. La comtesse retourna à Grianta; son imagination ne parant plus\nce beau lieu, il lui parut désert. «Est-ce que je me serais attachée à\ncet homme?» se dit-elle. Mosca écrivit et n'eut rien à jouer, l'absence\nlui avait enlevé la source de toutes ses pensées; ses lettres étaient\namusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour\néviter les commentaires du marquis del Dongo qui n'aimait pas à payer\ndes ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes\nà la poste à Côme, à Lecco, à Varèse ou dans quelque autre de ces\npetites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait à obtenir\nque le courrier rapportât les réponses; il y parvint.\n\nBientôt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces\ncourriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans\nvaleur, mais qui l'amusaient ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir\ndu comte se mêlait à l'idée de son grand pouvoir; la comtesse était\ndevenue curieuse de tout ce qu'on disait de lui, les libéraux eux-mêmes\nrendaient hommage à ses talents. La principale source de mauvaise\nréputation pour le comte, c'est qu'il passait pour le chef du parti\nultra à la cour de Parme, et que le parti libéral avait à sa tête une\nintrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise Raversi,\nimmensément riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager\ncelui des deux partis qui n'était pas au pouvoir; il savait bien qu'il\nserait toujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon\nde Mme Raversi. On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues;\nl'absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du\npremier talent et un homme d'action, permettait de ne plus songer aux\ncheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste, c'était\nun détail sans conséquence, une des obligations de la cour, où il\njouait d'ailleurs un si beau rôle. «Une cour, c'est ridicule, disait la\ncomtesse à la marquise, mais c'est amusant; c'est un jeu qui intéresse,\nmais dont il faut accepter les règles. Qui s'est jamais avisé de se\nrécrier contre le ridicule des règles du whist? Et pourtant une fois\nqu'on s'est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l'adversaire\nrepic et capot.»\n\nLa comtesse pensait souvent à l'auteur de tant de lettres aimables. Le\njour où elle les recevait était agréable pour elle; elle prenait sa\nbarque et allait les lire dans les beaux sites du lac, à la Pliniana,\nà Bélan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un\npeu de l'absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte\nd'être fort amoureux; un mois ne s'était pas écoulé, qu'elle songeait à\nlui avec une amitié tendre. De son côté, le comte Mosca était presque\nde bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le\nministère, et de venir passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs.\n\n--J'ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000\nlivres de rente.\n\n«De nouveau une loge, des chevaux! etc.», se disait la comtesse,\nc'étaient des rêves aimables. Les sublimes beautés des aspects du lac\nde Côme recommençaient à la charmer. Elle allait rêver sur ses bords à\nce retour de vie brillante et singulière qui, contre toute apparence,\nredevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à Milan,\nheureuse et gaie comme au temps du vice-roi.\n\n«La jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi!»\n\nQuelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais\navec elle il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la\nlâcheté. C'était surtout une femme de bonne foi avec elle-même. «Si je\nsuis un peu trop âgée pour faire des folies, se disait-elle, l'envie,\nqui se fait des illusions comme l'amour, peut empoisonner pour moi le\nséjour de Milan. Après la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du\nsuccès, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit\ncomte Mosca n'a pas la vingtième partie de l'opulence que mettaient à\nmes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chétive pension de\nveuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de l'éclat,\nla petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte,\ntout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'aurai des moments\ndésagréables, quelque adresse que j'y mette, si, ne possédant toujours\npour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre à Milan avec\nla bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15\n000 livres qui resteront à Mosca après sa démission. Une puissante\nobjection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le comte,\nquoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation\nse sait à Parme, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera.\nAinsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme... adieu!\nadieu!»\n\nMalgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre\nfortune, elle eût accepté l'offre de la démission de Mosca. Elle se\ncroyait une femme âgée, et la cour lui faisait peur; mais, ce qui\nparaîtra de la dernière invraisemblance de ce côté-ci des Alpes, c'est\nque le comte eût donné cette démission avec bonheur. C'est du moins\nce qu'il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses lettres il\nsollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue à\nMilan, on la lui accorda.\n\n--Vous jurer que j'ai pour vous une passion folle, lui disait la\ncomtesse, un jour à Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse\nd'aimer aujourd'hui, à trente ans passés, comme jadis j'aimais à\nvingt-deux! Mais j'ai vu tomber tant de choses que j'avais crues\néternelles! J'ai pour vous la plus tendre amitié, je vous accorde une\nconfiance sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui que je\npréfère.\n\nLa comtesse se croyait parfaitement sincère, pourtant vers la fin,\ncette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice\nl'eût voulu, il l'eût emporté sur tout dans son coeur. Mais Fabrice\nn'était qu'un enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva à Milan\ntrois jours après le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta\nd'aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l'exil\nétait une affaire sans remède.\n\nIl n'était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc\nSanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris\npommelé, bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez\nnoble. C'était son grand-père seulement qui avait amassé des millions\npar le métier de fermier général des revenus de l'Etat de Parme. Son\npère s'était fait nommer ambassadeur du prince de Parme à la cour de\n***, à la suite du raisonnement que voici:\n\n--Votre Altesse accorde 30 000 francs à son envoyé à la cour de ***,\nlequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette\nplace, j'accepterai 6 000 francs d'appointements. Ma dépense à la\ncour de *** ne sera jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon\nintendant remettra chaque année 20 000 francs à la caisse des affaires\nétrangères à Parme. Avec cette somme, l'on pourra placer auprès de\nmoi tel secrétaire d'ambassade que l'on voudra, et je ne me montrerai\nnullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il y en a. Mon but est de\ndonner de l'éclat à ma maison nouvelle encore, et de l'illustrer par une\ndes grandes charges du pays.\n\nLe duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se\nmontrer à demi libéral, et, depuis deux ans, il était au désespoir.\nDu temps de Napoléon, il avait perdu deux ou trois millions par\nson obstination à rester à l'étranger, et toutefois, depuis le\nrétablissement de l'ordre en Europe, il n'avait pu obtenir un certain\ngrand cordon qui ornait le portrait de son père; l'absence de ce cordon\nle faisait dépérir.\n\nAu point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus\nd'objection de vanité entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus\nparfaite simplicité que Mosca dit à la femme qu'il adorait:\n\n--J'ai deux ou trois plans de conduite à vous offrir, tous assez bien\ncombinés; je ne rêve qu'à cela depuis trois mois.\n\n«1º Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à\nFlorence, à Naples, où vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de\nrente, indépendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.\n\n«2º Vous daignez venir dans le pays où je puis quelque chose, vous\nachetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une\nforêt, dominant le cours du Pô, vous pouvez avoir le contrat de vente\nsigné d'ici à huit jours. Le prince vous attache à sa cour. Mais ici\nse présente une immense objection. On vous recevra bien à cette cour;\npersonne ne s'aviserait de broncher devant moi; d'ailleurs la princesse\nse croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services à votre\nintention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince\nest parfaitement dévot, et comme vous le savez encore, la fatalité veut\nque je sois marié. De là un million de désagréments de détail. Vous êtes\nveuve, c'est un beau titre qu'il faudrait échanger contre un autre, et\nceci fait l'objet de ma troisième proposition.\n\n«On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le\nfaudrait fort avancé en âge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir\nde le remplacer un jour? Eh bien? j'ai conclu cette affaire singulière\navec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom\nde la future duchesse. Il sait seulement qu'elle le fera ambassadeur\net lui donnera un grand cordon qu'avait son père, et dont l'absence le\nrend le plus infortuné des mortels. A cela près, ce duc n'est point\ntrop imbécile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce\nn'est nullement un homme à méchancetés pour pensées d'avance, il croit\nsérieusement que l'honneur consiste à avoir un cordon, et il a honte de\nson bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un hôpital pour\ngagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne s'est point moqué de\nmoi quand je lui ai proposé un mariage; ma première condition a été,\nbien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme.\n\n--Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral? dit\nla comtesse.\n\n--Pas plus immoral que tout ce qu'on fait à notre cour et dans vingt\nautres. Le pouvoir absolu à cela de commode qu'il sanctifie tout aux\nyeux des peuples; or, qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aperçoit?\nNotre politique, pendant vingt ans, va consister à avoir peur des\njacobins, et quelle peur! Chaque année nous nous croirons à la veille\nde 93. Vous entendrez, j'espère, les phrases que je fais là-dessus à\nmes réceptions! C'est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette\npeur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dévots. Or, à\nParme, tout ce qui n'est pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses\npaquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera\nsingulier chez nous que du jour où je serai disgracié. Cet arrangement\nn'est une friponnerie envers personne, voilà l'essentiel, ce me semble.\nLe prince, de la faveur duquel nous faisons métier et marchandise, n'a\nmis qu'une condition à son consentement, c'est que la future duchesse\nfût née noble. L'an passé, ma place, tout calculé, m'a valu cent sept\nmille francs; mon revenu a dû être au total de cent vingt-deux mille;\nj'en ai placé vingt mille à Lyon. Eh bien! choisissez: 1º une grande\nexistence basée sur cent vingt-deux mille francs à dépenser, qui, à\nParme, font au moins comme quatre cent mille à Milan; mais avec ce\nmariage qui vous donne le nom d'un homme passable et que vous ne verrez\njamais qu'à l'autel, 2º ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze\nmille francs à Florence ou à Naples, car je suis de votre avis, on vous\na trop admirée à Milan; l'envie nous y persécuterait, et peut-être\nparviendrait-elle à nous donner de l'humeur. La grande existence à Parme\naura, je l'espère, quelques nuances de nouveauté, même à vos yeux qui\nont vu la cour du prince Eugène; il serait sage de la connaître avant de\ns'en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche à influencer votre\nopinion. Quant à moi, mon choix est bien arrêté: j'aime mieux vivre\ndans un quatrième étage avec vous que de continuer seul cette grande\nexistence.\n\nLa possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour\nentre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc\nSanseverina-Taxis qui lui sembla fort présentable. Dans une de leurs\ndernières conversations, Mosca résumait ainsi sa proposition: il faut\nprendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie\nd'une façon allègre et n'être pas vieux avant le temps. Le prince a\ndonné son approbation; Sanseverina est un personnage plutôt bien que\nmal; il possède le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes;\nil a soixante-huit ans et une passion folle pour le grand cordon; mais\nune grande tache gâte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste\nde Napoléon par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous\nne venez pas à son secours, c'est d'avoir prêté vingt-cinq napoléons à\nFerrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de génie,\nque depuis nous avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce\nFerrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien n'approche; je\nvous les réciterai, c'est aussi beau que le Dante. Le prince envoie\nSanseverina à la cour de ***, il vous épouse le jour de son départ,\net la seconde année de son voyage, qu'il appellera une ambassade, il\nreçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui\nun frère qui ne sera nullement désagréable, il signe d'avance tous les\npapiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme\nil vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer à\nParme où son grand-père fermier et son prétendu libéralisme le gênent.\nRassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au\nConstitutionnel par l'intermédiaire de Ferrante Pella le poète, et\ncette calomnie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du\nprince.\n\nPourquoi l'historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit\nqu'on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages,\nséduits par des passions qu'il ne partage point, malheureusement pour\nlui, tombent dans des actions profondément immorales? Il est vrai que\ndes choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l'unique\npassion survivante à toutes les autres est l'argent, moyen de vanité.\n\nTrois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse\nSanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile\net par la noble sérénité de son esprit; sa maison fut sans comparaison\nla plus agréable de la ville. C'est ce que le comte Mosca avait promis\nà son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la princesse sa\nfemme, auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames\ndu pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était\ncurieuse de voir ce prince maître du sort de l'homme qu'elle aimait,\nelle voulut lui plaire et y réussit trop. Elle trouva un homme d'une\ntaille élevée, mais un peu épaisse; ses cheveux, ses moustaches, ses\nénormes favoris étaient d'un beau blond selon ses courtisans; ailleurs\nils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de\nfilasse. Au milieu d'un gros visage s'élevait fort peu un tout petit\nnez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous\nces motifs de laideur, il fallait chercher à détailler les traits du\nprince. Au total, il avait l'air d'un homme d'esprit et d'un caractère\nferme. Le port du prince, sa manière de se tenir n'étaient point sans\nmajesté, mais souvent il voulait imposer à son interlocuteur; alors il\ns'embarrassait lui-même et tombait dans un balancement d'une jambe à\nl'autre presque continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pénétrant\net dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses\nparoles étaient à la fois mesurées et concises.\n\nMosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand\ncabinet où il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV,\net une table fort belle descagliola de Florence. Elle trouva que\nl'imitation était frappante; évidemment il cherchait le regard et la\nparole noble de Louis XIV, et il s'appuyait sur la table descagliola,\nde façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s'assit aussitôt\naprès les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de\nlui donner l'occasion de faire usage du tabouret qui appartenait à son\nrang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des\ngrands d'Espagne s'assoient seules; les autres femmes attendent que le\nprince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la différence\ndes rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un\npetit intervalle avant de convier les dames non duchesses à s'asseoir.\nLa duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de Louis XIV\nétait un peu trop marquée chez le prince; par exemple, dans sa façon de\nsourire avec bonté tout en renversant la tête.\n\nErnest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris; on lui envoyait\ntous les mois de cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote\net un chapeau. Mais, par un bizarre mélange de costumes, le jour où la\nduchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et\ndes souliers fort couverts, dont on peut trouver les modèles dans les\nportraits de Joseph II.\n\nIl reçut Mme Sanseverina avec grâce; il lui dit des choses spirituelles\net fines; mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la\nbonne réception.\n\n--Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience,\nc'est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il\neût craint, en vous faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il\nm'avait fait espérer, d'avoir l'air d'un provincial en extase devant\nles grâces d'une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi\nil est encore contrarié d'une particularité que je n'ose vous dire: le\nprince ne voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en\nbeauté. Tel a été hier soir, à son petit coucher, l'unique sujet de son\nentretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontés\npour moi. Je prévois une petite révolution dans l'étiquette; mon plus\ngrand ennemi à cette cour est un sot qu'on appelle le général Fabio\nConti. Figurez-vous un original qui a été à la guerre un jour peut-être\nen sa vie, et qui part de là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand.\nDe plus, il tient aussi à reproduire l'affabilité noble du général\nLafayette, et cela parce qu'il est ici le chef du parti libéral. (Dieu\nsait quels libéraux!)\n\n--Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j'en ai eu la vision près\nde Côme; il se disputait avec la gendarmerie.\n\nElle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-être.\n\n--Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se\npénétrer des profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne\nparaissent à la cour qu'après leur mariage. Eh bien, le prince a pour la\nsupériorité de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme\ntellement brûlant, que je parierais qu'il va trouver un moyen de se\nfaire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre Lafayette. Elle\nest ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus\nbelle personne des Etats du prince.\n\n«Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du\nsouverain ont publiées sur son compte sont arrivées jusqu'au château\nde Grianta; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest\nIV avait tout plein de bonnes petites vertus, et l'on peut ajouter\nque, s'il eût été invulnérable comme Achille, il eût continué à être\nle modèle des potentats. Mais dans un moment d'ennui et de colère, et\naussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tête à je ne sais\nquel héros de la Fronde que l'on découvrit vivant tranquillement et\ninsolemment dans une terre à côté de Versailles, cinquante ans après la\nFronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libéraux. Il paraît que ces\nimprudents se réunissaient à jour fixe pour dire du mal du prince et\nadresser au ciel des voeux ardents, afin que la peste pût venir à Parme,\net les délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela cela\nconspirer; il les fit condamner à mort, et l'exécution de l'un d'eux,\nle comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment\nfatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet à des\naccès de peur indignes d'un homme, mais qui sont la source unique de\nla faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre de\nmérite trop brusque, trop âpre pour cette cour, où l'imbécile foisonne.\nCroiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement\navant de se coucher, et dépense un million, ce qui à Parme est comme\nquatre millions à Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez\ndevant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par\nla police, c'est-à-dire par la peur, je suis devenu ministre de la\nguerre et des finances; et comme le ministre de l'Intérieur est mon chef\nnominal, en tant qu'il a la police dans ses attributions, j'ai fait\ndonner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imbécile bourreau\nde travail, qui se donne le plaisir d'écrire quatre-vingts lettres\nchaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le comte\nZurla-Contarini a eu la satisfaction d'écrire de sa propre main le\nnuméro 20 715.\n\nLa duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme\nClara-Paolina, qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez\njolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne\nde l'univers, ce qui l'en avait rendue peut-être la plus ennuyeuse.\nLa duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n'avait\npas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure régulière et\nnoble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par de gros yeux\nronds qui n'y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas abandonnée\nelle-même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée, que\nquelques courtisans ennemis du comte Mosca osèrent dire que la princesse\navait l'air de la femme qu'on présente, et la duchesse de la souveraine.\nLa duchesse, surprise et presque déconcertée, ne savait où trouver des\ntermes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse\nse donnait à elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre\nprincesse, qui au fond ne manquait point d'esprit, la duchesse ne trouva\nrien de mieux que d'entamer et de faire durer une longue dissertation\nsur la botanique. La princesse était réellement savante en ce genre;\nelle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La\nduchesse, en cherchant tout simplement à se tirer d'embarras, fit à\njamais la conquête de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et\nd'interdite qu'elle avait été au commencement de l'audience, se trouva\nvers la fin tellement à son aise, que, contre toutes les règles de\nl'étiquette, cette première audience ne dura pas moins de cinq quarts\nd'heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et\nse porta pour grand amateur de botanique.\n\nLa princesse passait sa vie avec le vénérable père Landriani, archevêque\nde Parme, homme de science, homme d'esprit même, et parfaitement honnête\nhomme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis\ndans sa chaise de velours cramoisi (c'était le droit de sa place),\nvis-à-vis le fauteuil de la princesse, entourée de ses dames d'honneur\net de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux\nblancs était encore plus timide, s'il se peut, que la princesse; ils se\nvoyaient tous les jours, et toutes les audiences commençaient par un\nsilence d'un gros quart d'heure. C'est au point que la comtesse Alvizi,\nune des dames pour accompagner, était devenue une sorte de favorite,\nparce qu'elle avait l'art de les encourager à se parler et de les faire\nrompre le silence.\n\nPour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez\nS.A.S. le prince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que\nson père, et plus timide que sa mère. Il était fort en minéralogie, et\navait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse,\net fut tellement désorienté, que jamais il ne put inventer un mot à dire\nà cette belle dame. Il était fort bel homme, et passait sa vie dans\nles bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour\nmettre fin à cette audience silencieuse:\n\n--Mon Dieu! madame, que vous êtes jolie! s'écria le prince héréditaire,\nce qui ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.\n\nLa marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer\npour le plus parfait modèle du joli italien, deux ou trois ans avant\nl'arrivée de la duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c'étaient\ntoujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus\ngracieuses; mais, vue de près, sa peau était parsemée d'un nombre infini\nde petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune\nvieille. Aperçue à une certaine distance, par exemple au théâtre, dans\nsa loge, c'était encore une beauté; et les gens du parterre trouvaient\nle prince de fort bon goût. Il passait toutes les soirées chez la\nmarquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l'ennui où elle\nvoyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur\nextraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours\nsouriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et\nà tout hasard, n'ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire\nmalin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles.\nLe comte Mosca disait que c'étaient ces sourires continuels, tandis\nqu'elle bâillait intérieurement, qui lui donnaient tant de rides. La\nBalbi entrait dans toutes les affaires, et l'Etat ne faisait pas un\nmarché de mille francs, sans qu'il y eût un souvenir pour la marquise\n(c'était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu'elle\neût placé dix millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à\nla vérité de fraîche date, ne s'élevait pas en réalité à quinze cent\nmille francs. C'était pour être à l'abri de ses finesses, et pour\nl'avoir dans sa dépendance, que le comte Mosca s'était fait ministre\ndes finances. La seule passion de la marquise était la peur déguisée en\navarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au\nprince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l'antichambre,\nresplendissante de dorures, du palais de la Balbi, était éclairée par\nune seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et les\nportes de son salon étaient noircies par les doigts des laquais.\n\n--Elle m'a reçue, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu\nde moi une gratification de cinquante francs.\n\nLe cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la\nréception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre\nmarquise Raversi, intrigante consommée qui se trouvait à la tête du\nparti opposé à celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et\nd'autant plus depuis quelques mois, qu'elle était nièce du comte\nSanseverina, et craignait de voir attaquer l'héritage par les grâces de\nla nouvelle duchesse.\n\n--La Raversi n'est point une femme à mépriser, disait le comte à son\namie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé\nde ma femme uniquement parce qu'elle s'obstinait à prendre pour amant le\nchevalier Bentivoglio, l'un des amis de la Raversi.\n\nCette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par\nles diamants qu'elle portait dès le matin, et par le rouge dont elle\ncouvrait ses joues, s'était déclarée d'avance l'ennemie de la duchesse,\net en la recevant chez elle prit à tâche de commencer la guerre. Le\nduc Sanseverina, dans les lettres qu'il écrivait de ***, paraissait\ntellement enchanté de son ambassade et surtout de l'espoir du grand\ncordon, que sa famille craignait qu'il ne laissât une partie de sa\nfortune à sa femme qu'il accablait de petits cadeaux. La Raversi,\nquoique régulièrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus\njoli homme de la cour: en général elle réussissait à tout ce qu'elle\nentreprenait.\n\nLa duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina\navait toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et\nle duc, à l'occasion de son ambassade et de son futur grand cordon,\ndépensait de fort grosses sommes pour l'embellir: la duchesse dirigeait\nles réparations.\n\nLe comte avait deviné juste: peu de jours après la présentation de\nla duchesse, la jeune Clélia Conti vint à la cour, on l'avait faite\nchanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l'air\nde porter au crédit du comte, la duchesse donna une fête sous prétexte\nd'inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de\ngrâces, elle fit de Clélia, qu'elle appelait sa jeune amie du lac de\nCôme, la reine de la soirée. Son chiffre se trouva comme par hasard sur\nles principaux transparents. La jeune Clélia, quoique un peu pensive,\nfut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure près du lac,\net de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie de\nla solitude.\n\n--Je parierais, disait le comte, qu'elle a assez d'esprit pour avoir\nhonte de son père.\n\nLa duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de\nl'inclination pour elle; elle ne voulait pas paraître jalouse, et la\nmettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son système était de\nchercher à diminuer toutes les haines dont le comte était l'objet.\n\nTout souriait à la duchesse; elle s'amusait de cette existence de cour\noù la tempête est toujours à craindre; il lui semblait recommencer la\nvie. Elle était tendrement attachée au comte, qui littéralement était\nfou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procuré un sang-froid\nparfait pour tout ce qui ne regardait que ses intérêts d'ambition. Aussi\ndeux mois à peine après l'arrivée de la duchesse, il obtint la patente\net les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux\nque l'on rend au souverain lui-même. Le comte pouvait tout sur l'esprit\nde son maître, on en eut à Parme une preuve qui frappa tous les esprits.\n\nAu sud-est, et à dix minutes de la ville, s'élève cette fameuse\ncitadelle si renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent\nquatre-vingts pieds de haut et s'aperçoit de si loin. Cette tour,\nbâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien, à Rome, par les Farnèse,\npetits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe siècle, est\ntellement épaisse, que sur l'esplanade qui la termine on a pu bâtir un\npalais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée\nla tour Farnèse. Cette prison, construite en l'honneur du fils aîné de\nRanuce-Ernest II, lequel était devenu l'amant aimé de sa belle-mère,\npasse pour belle et singulière dans le pays. La duchesse eut la\ncuriosité de la voir; le jour de sa visite, la chaleur était accablante\nà Parme, et là-haut, dans cette position élevée, elle trouva de l'air,\nce dont elle fut tellement ravie, qu'elle y passa plusieurs heures. On\ns'empressa de lui ouvrir les salles de la tour Farnèse.\n\nLa duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre\nlibéral prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure de promenade\nqu'on lui accordait tous les trois jours. Redescendue à Parme, et\nn'ayant pas encore la discrétion nécessaire dans une cour absolue, elle\nparla de cet homme qui lui avait raconté toute son histoire. Le parti\nde la marquise Raversi s'empara de ces propos de la duchesse et les\nrépéta beaucoup, espérant fort qu'ils choqueraient le prince. En effet,\nErnest IV répétait souvent que l'essentiel était surtout de frapper les\nimaginations.\n\n--Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie\nqu'ailleurs.\n\nEn conséquence, de sa vie il n'avait accordé de grâce. Huit jours après\nsa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation\nde peine signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le\nprisonnier dont elle écrirait le nom devait obtenir la restitution de\nses biens, et la permission d'aller passer en Amérique le reste de ses\njours. La duchesse écrivit le nom de l'homme qui lui avait parlé. Par\nmalheur cet homme se trouva un demi-coquin, une âme faible; c'était sur\nses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné à mort.\n\nLa singularité de cette grâce mit le comble à l'agrément de la position\nde Mme Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une\nbelle époque de sa vie, et elle eut une influence décisive sur les\ndestinées de Fabrice. Celui-ci était toujours à Romagnan près de Novare,\nse confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour à une femme\nnoble comme le portaient ses instructions. La duchesse était toujours un\npeu choquée de cette dernière nécessité. Un autre signe qui ne valait\nrien pour le comte, c'est qu'étant avec lui de la dernière franchise sur\ntout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui parlait\njamais de Fabrice qu'après avoir songé à la tournure de sa phrase.\n\n--Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'écrirai à cet aimable\nfrère que vous avez sur le lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis\ndel Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, à demander\nla grâce de votre aimable Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais\nbien d'en douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui\npromènent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que\ncelle qui à dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais\nrien faire! Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi\nque ce soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la respecterais; mais\nque fera-t-il à Milan même après sa grâce obtenue? Il montera un cheval\nqu'il aurait fait venir d'Angleterre à une certaine heure, à une autre\nle désoeuvrement le conduira chez sa maîtresse qu'il aimera moins que son\ncheval... Mais si vous m'en donnez l'ordre, je tâcherai de procurer ce\ngenre de vie à votre neveu.\n\n--Je le voudrais officier, dit la duchesse.\n\n--Conseilleriez-vous à un souverain de confier un poste qui, dans\nun jour donné, peut être de quelque importance à un jeune homme 1º\nsusceptible d'enthousiasme; 2º qui a montré de l'enthousiasme pour\nNapoléon, au point d'aller le rejoindre à Waterloo? Songez à ce que\nnous serions tous si Napoléon eût vaincu à Waterloo! Nous n'aurions\npoint de libéraux à craindre, il est vrai, mais les souverains des\nanciennes familles ne pourraient régner qu'en épousant les filles de ses\nmaréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice, c'est la vie de\nl'écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n'avancer\nen rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévouements\nplébéiens. La première qualité chez un jeune homme aujourd'hui,\nc'est-à-dire pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons\npeur et que la religion ne sera point rétablie, c'est de n'être pas\nsusceptible d'enthousiasme et de n'avoir pas d'esprit.\n\n«J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris\nd'abord, et qui me donnera à moi des peines infinies et pendant plus\nd'un jour, c'est une folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi,\nsi vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.\n\n--Eh bien? dit la duchesse.\n\n--Eh bien! nous avons eu pour archevêques à Parme trois membres de votre\nfamille: Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699, et\nun second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et\nmarquer par des vertus du premier ordre, je le fais évêque quelque part,\npuis archevêque ici, si toutefois mon influence dure. L'objection réelle\nest celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau\nplan qui exige plusieurs années? Le prince peut mourir, il peut avoir le\nmauvais goût de me renvoyer. Mais enfin c'est le seul moyen que j'aie de\nfaire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.\n\nOn discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.\n\n--Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est\nimpossible pour Fabrice.\n\nLe comte prouva.\n\n--Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais à cela je ne\nsais que faire.\n\nAprès un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se\nrendit en soupirant aux vues sages du ministre.\n\n--Monter d'un air empesé un cheval anglais dans quelque grande ville,\nrépétait le comte, ou prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance;\nje ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire\nni médecin, ni avocat, et le siècle est aux avocats.\n\n«Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à\nvotre neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes\ngens de son âge qui passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue,\nvous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni\nvous ni moi ne prétendons faire des économies.\n\nLa duchesse était sensible à la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice\nfût un simple mangeur d'argent; elle revint au plan de son amant.\n\n--Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de\nFabrice un prêtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non; c'est un\ngrand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si\nbon lui semble, et n'en deviendra pas moins évêque et archevêque, si le\nprince continue à me regarder comme un homme utile.\n\n«Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable,\najouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une\npetite fortune. La sienne choquera, si on l'a vu ici simple prêtre: il\nne doit paraître à Parme qu'avec les bas violets 5 et dans un équipage\nconvenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit être\névêque, et personne ne sera choqué.\n\n«Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et\npasser trois années à Naples. Pendant les vacances de l'Académie\necclésiastique, il ira, s'il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se\nmontrera jamais à Parme.\n\nCe mot donna comme un frisson à la duchesse.\n\nElle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à\nPlaisance. Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens\nd'argent et de tous les passeports nécessaires?\n\nArrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse,\net l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle\nfut heureuse que le comte ne fût pas présent; depuis leurs amours,\nc'était la première fois qu'elle éprouvait cette sensation.\n\nFabrice fut profondément touché, et ensuite affligé des plans que la\nduchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours été que, son\naffaire de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Une chose\nfrappa la duchesse et augmenta encore l'opinion romanesque qu'elle\ns'était formée de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de\ncafé dans une des grandes villes d'Italie.\n\n--Te vois-tu au corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec\ndes chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli\nappartement, etc.\n\nElle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire\nqu'elle voyait Fabrice repousser avec dédain. «C'est un héros»,\npensait-elle.\n\n--Et après dix ans de cette vie agréable, qu'aurai-je fait? disait\nFabrice; que serai-je? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé\nau premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un\ncheval anglais.\n\nFabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise; il parlait\nd'aller à New York, de se faire citoyen et soldat républicain en\nAmérique.\n\n--Quelle erreur est la tienne! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes\ndans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours,\nrépliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une\ntriste vie que celle d'Amérique.\n\nElle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu'il faut\navoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout.\nOn revint au parti de l'Eglise.\n\n--Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le\ncomte te demande: il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus\nou moins exemplaire et vertueux, comme l'abbé Blanès. Rappelle-toi ce\nque furent tes oncles les archevêques de Parme; relis les notices sur\nleurs vies, dans le supplément à la généalogie. Avant tout il convient à\nun homme de ton nom d'être un grand seigneur, noble généreux, protecteur\nde la justice, destiné d'avance à se trouver à la tête de son ordre...\net dans toute sa vie ne faisant qu'une coquinerie, mais celle-là fort\nutile.\n\n--Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en\nsoupirant profondément; le sacrifice est cruel! je l'avoue, je n'avais\npas réfléchi à cette horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, même\nexercés à leur profit, qui désormais va régner parmi les souverains\nabsolus.\n\n--Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur précipite l'homme\nenthousiaste dans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie!\n\n--Moi enthousiaste! répéta Fabrice; étrange accusation! je ne puis pas\nmême être amoureux!\n\n--Comment? s'écria la duchesse.\n\n--Quand j'ai l'honneur de faire la cour à une beauté, même de bonne\nnaissance, et dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.\n\nCet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.\n\n--Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de Mme C. de\nNovare et, ce qui est encore plus difficile, des châteaux en Espagne de\ntoute ma vie. J'écrirai à ma mère, qui sera assez bonne pour venir me\nvoir à Belgirate, sur la rive piémontaise du lac Majeur, et le trente et\nunième jour après celui-ci, je serai incognito dans Parme.\n\n--Garde-t'en bien! s'écria la duchesse.\n\nElle ne voulait pas que le comte Mosca la vît parler à Fabrice.\n\nLes mêmes personnages se revirent à Plaisance; la duchesse cette fois\nétait fort agitée; un orage s'était élevé à la cour, le parti de la\nmarquise Raversi touchait au triomphe; il était possible que le comte\nMosca fût remplacé par le général Fabio Conti, chef de ce qu'on appelait\nà Parme le parti libéral. Excepté le nom du rival qui croissait dans\nla faveur du prince, la duchesse dit tout à Fabrice. Elle discuta de\nnouveau les chances de son avenir, même avec la perspective de manquer\nde la toute-puissante protection du comte.\n\n--Je vais passer trois ans à l'Académie ecclésiastique de Naples,\ns'écria Fabrice; mais puisque je dois être avant tout un jeune\ngentilhomme, et que tu ne m'astreins pas à mener la vie sévère d'un\nséminariste vertueux, ce séjour à Naples ne m'effraie nullement, cette\nvie-là vaudra bien celle de Romagnano; la bonne compagnie de l'endroit\ncommençait à me trouver jacobin. Dans mon exil j'ai découvert que je ne\nsais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe. J'avais le projet\nde refaire mon éducation à Novare, j'étudierai volontiers la théologie à\nNaples: c'est une science compliquée.\n\nLa duchesse fut ravie.\n\n--Si nous sommes chassés, lui dit-elle, nous irons te voir à Naples.\nMais puisque tu acceptes jusqu'à nouvel ordre le parti des bas violets,\nle comte, qui connaît bien l'Italie actuelle, m'a chargé d'une idée\npour toi. Crois ou ne crois pas à ce qu'on t'enseignera, mais ne fais\njamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les règles du jeu\nde whist; est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist? J'ai\ndit au comte que tu croyais, et il s'en est félicité; cela est utile\ndans ce monde et dans l'autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans\nla vulgarité de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et\nde tous ces écervelés de Français précurseurs des deux chambres. Que\nces noms-là se trouvent rarement dans ta bouche; mais enfin quand il\nle faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens\ndepuis longtemps réfutés, et dont les attaques ne sont plus d'aucune\nconséquence. Crois aveuglément tout ce que l'on te dira à l'Académie.\nSonge qu'il y a des gens qui tiendront note fidèle de tes moindres\nobjections; on te pardonnera une petite intrigue galante si elle est\nbien menée, et non pas un doute; l'âge supprime l'intrigue et augmente\nle doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pénitence. Tu auras une\nlettre de recommandation pour un évêque factotum du cardinal archevêque\nde Naples; à lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta\nprésence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrège\nbeaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne\npuisse pas te reprocher de l'avoir cachée; tu étais si jeune alors!\n\n«La seconde idée que le comte t'envoie est celle-ci: S'il te vient une\nraison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la\nconversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence;\nles gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'avoir de\nl'esprit quand tu seras évêque.\n\nFabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques,\nbons Milanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étude\npersonne ne disait que c'était un homme d'esprit, on le regardait comme\nun grand seigneur appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.\n\nCette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse.\nLe comte fut trois ou quatre fois à deux doigts de sa perte; le prince,\nplus peureux que jamais parce qu'il était malade cette année-là,\ncroyait, en le renvoyant, se débarrasser de l'odieux des exécutions\nfaites avant l'entrée du comte au ministère. Le Rassi était le favori\ndu coeur qu'on voulait garder avant tout. Les périls du comte lui\nattachèrent passionnément la duchesse, elle ne songeait plus à Fabrice.\nPour donner une couleur à leur retraite possible, il se trouva que l'air\nde Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie,\nne convenait nullement à sa santé. Enfin après des intervalles de\ndisgrâce, qui allèrent pour le comte, premier ministre, jusqu'à passer\nquelquefois vingt jours entiers sans voir son maître en particulier,\nMosca l'emporta; il fit nommer le général Fabio Conti, le prétendu\nlibéral, gouverneur de la citadelle où l'on enfermait les libéraux jugés\npar Rassi. Si Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait\nMosca à son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idées\npolitiques font oublier ses devoirs de général; s'il se montre sévère\net impitoyable, et c'est ce me semble de ce côté-là qu'il inclinera,\nil cesse d'être le chef de son propre parti, et s'aliène toutes les\nfamilles qui ont un des leurs à la citadelle. Ce pauvre homme sait\nprendre un air tout confit de respect à l'approche du prince; au besoin\nil change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une\nquestion d'étiquette, mais ce n'est point une tête capable de suivre le\nchemin difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous\nles cas je suis là.\n\nLe lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait\nla crise ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal\nultra-monarchique.\n\n--Que de querelles ce journal va faire naître! disait la duchesse.\n\n--Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'oeuvre, répondait\nle comte en riant, peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter\nla direction par les ultra-furibonds. J'ai fait attacher de beaux\nappointements aux places de rédacteur. De tous côtés on va solliciter\nces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l'on\noubliera les périls que je viens de courir. Les graves personnages P. et\nD. sont déjà sur les rangs.\n\n--Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante.\n\n--J'y compte bien, répliquait le comte. Le prince le lira tous les\nmatins et admirera ma doctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails,\nil approuvera ou sera choqué; des heures qu'il consacre au travail en\nvoilà deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais à l'époque\noù arriveront les plaintes sérieuses, dans huit ou dix mois, il sera\nentièrement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui\nme gêne qui devra répondre, moi j'élèverai des objections contre le\njournal; au fond, j'aime mieux cent absurdités atroces qu'un seul pendu.\nQui se souvient d'une absurdité deux ans après le numéro du journal\nofficiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une\nhaine qui durera autant que moi et qui peut-être abrégera ma vie.\n\nLa duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante,\njamais oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme; mais elle\nmanquait de patience et d'impassibilité pour réussir dans les intrigues.\nToutefois, elle était parvenue à suivre avec passion les intérêts des\ndiverses coteries, elle commençait même à avoir un crédit personnel\nauprès du prince. Clara-Paolina, la princesse régnante, environnée\nd'honneurs, mais emprisonnée dans l'étiquette la plus surannée, se\nregardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina\nlui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu'elle n'était point\nsi malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'à\ndîner: ce repas durait trente minutes et le prince passait des semaines\nentières sans adresser la parole à Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya\nde changer tout cela; elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle\navait su conserver toute son indépendance. Quand elle l'eût voulu,\nelle n'eût pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient à\ncette cour. C'était cette parfaite inhabileté de sa part qui la faisait\nexécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant\nen général de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur dès\nles premiers jours, et s'attacha exclusivement à plaire au souverain\net à sa femme, laquelle dominait absolument le prince héréditaire. La\nduchesse savait amuser le souverain et profitait de l'extrême attention\nqu'il accordait à ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux\ncourtisans qui la haïssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait\nfait faire, et les sottises de sang ne se réparent pas, le prince avait\npeur quelquefois, et s'ennuyait souvent, ce qui l'avait conduit à la\ntriste envie; il sentait qu'il ne s'amusait guère, et devenait sombre\nquand il croyait voir que d'autres s'amusaient; l'aspect du bonheur le\nrendait furieux. «Il faut cacher nos amours», dit la duchesse à son\nami; et elle laissa deviner au prince qu'elle n'était plus que fort\nmédiocrement éprise du comte, homme d'ailleurs si estimable.\n\nCette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps\nà autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle\naurait de se donner chaque année un congé de quelques mois qu'elle\nemploierait à voir l'Italie qu'elle ne connaissait point: elle irait\nvisiter Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus\nde peine au prince qu'une telle apparence de désertion: c'était là une\nde ses faiblesses les plus marquées, les démarches qui pouvaient être\nimputées à mépris pour sa ville capitale lui perçaient le coeur. Il\nsentait qu'il n'avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme\nSanseverina était de bien loin la femme la plus brillante de Parme.\nChose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes\nenvironnantes pour assister à ses jeudis; c'étaient de véritables\nfêtes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et\nde piquant. Le prince mourait d'envie de voir un de ces jeudis; mais\ncomment s'y prendre? Aller chez un simple particulier! c'était une chose\nque ni son père ni lui n'avaient jamais faite!\n\nUn certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; à chaque instant de\nla soirée le duc entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la\nplace du palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement\nd'impatience: d'autres s'amusaient, et lui, prince souverain, maître\nabsolu, qui devait s'amuser plus que personne au monde, il connaissait\nl'ennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une\ndouzaine de gens affidés dans la rue qui conduisait du palais de Son\nAltesse au palais Sanseverina. Enfin, après une heure qui parut un\nsiècle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver\nles poignards et de sortir à l'étourdie et sans nulle précaution,\nil parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait\ntombée dans ce salon qu'elle n'eût pas produit une pareille surprise.\nEn un clin d'oeil, et à mesure que le prince s'avançait, s'établissait\ndans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les\nyeux, fixés sur le prince, s'ouvraient outre mesure. Les courtisans\nparaissaient déconcertés; la duchesse elle seule n'eut point l'air\nétonné. Quand enfin l'on eut retrouvé la force de parler, la grande\npréoccupation de toutes les personnes présentes fut de décider cette\nimportante question: la duchesse avait-elle été avertie de cette visite,\nou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde?\n\nLe prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout de premier\nmouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que les idées vagues de\ndépart adroitement jetées lui avaient laissé prendre.\n\nEn reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables,\nil lui vint une idée singulière et qu'elle osa bien lui dire tout\nsimplement, et comme une chose des plus ordinaires.\n\n--Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou\nquatre de ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon\nbonheur bien plus sûrement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est\nque je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pût voir\nde mauvais oeil l'insigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de\nm'honorer.\n\nLe prince la regarda fixement et répliqua d'un air sec:\n\n--Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît.\n\nLa duchesse rougit.\n\n--Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son\nAltesse à faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je\nvais aller passer quelques jours à Bologne ou à Florence.\n\nComme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble\nde la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mémoire d'homme\npersonne n'avait osé à Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa\ntable de whist et la suivit dans un petit salon éclairé, mais solitaire.\n\n--Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l'aurais\npas conseillé; mais dans les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant,\nle bonheur augmente l'amour, et si vous partez demain matin, je vous\nsuis demain soir. Je ne serai retardé que par cette corvée du ministère\ndes finances dont j'ai eu la sottise de me charger, mais en quatre\nheures de temps bien employées on peut faire la remise de bien des\ncaisses. Rentrons, chère amie, et faisons de la fatuité ministérielle\nen toute liberté, et sans nulle retenue, c'est peut-être la dernière\nreprésentation que nous donnons en cette ville. S'il se croit bravé,\nl'homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand\nce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader\npour cette nuit; le mieux serait peut-être de partir sans délai pour\nvotre maison de Sacca, près du Pô, qui a l'avantage de n'être qu'à une\ndemi-heure de distance des Etats autrichiens.\n\nL'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux;\nelle regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre\nsi puissant, environné de cette foule de courtisans qui l'accablaient\nd'hommages égaux à ceux qu'ils adressaient au prince lui-même, tout\nquitter pour elle et avec cette aisance!\n\nEn rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se\nprosternait devant elle.\n\n«Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les\ncourtisans, c'est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et\nau-dessus de tout daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont\nelle vient d'être l'objet de la part du souverain!»\n\nVers la fin de la soirée, le comte vint à elle:\n\n--Il faut que je vous dise des nouvelles.\n\nAussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse\ns'éloignèrent.\n\n--Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait\nannoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre\ncompte, lui a-t-il dit, d'une soirée fort aimable, en vérité, que j'ai\npassée chez la Sanseverina. C'est elle qui m'a prié de vous faire le\ndétail de la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le\nprince, après s'être assis, s'est mis à faire la description de chacun\nde vos salons.\n\n«Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de\njoie; malgré son esprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la\nconversation sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner.\n\nCe prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en pussent dire les\nlibéraux d'Italie. A la vérité, il avait fait jeter dans les prisons\nun assez bon nombre d'entre eux, mais c'était par peur, et il répétait\nquelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux\ntuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soirée dont\nnous venons de parler, il était tout joyeux, il avait fait deux belles\nactions: aller au jeudi et parler à sa femme. A dîner, il lui adressa\nla parole; en un mot, ce jeudi de Mme Sanseverina amena une révolution\nd'intérieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternée, et la\nduchesse eut une double joie: elle avait pu être utile à son amant et\nl'avait trouvé plus épris que jamais.\n\n--Tout cela à cause d'une idée bien imprudente qui m'est venue!\ndisait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à\nNaples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en vérité, mon\ncher comte, et vous faites mon bonheur.\n\n\n\n\nCHAPITRE VII\n\n\nC'est de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous\nvenons de raconter qu'il faudrait remplir l'histoire des quatre années\nqui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles\npasser deux mois au palais Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords\ndu Pô; il y avait des moments bien doux, et l'on parlait de Fabrice;\nmais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite à Parme.\nLa duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étourderies,\nmais en général Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite\nqu'on lui avait indiquée: un grand seigneur qui étudie la théologie et\nqui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A\nNaples, il s'était pris d'un goût très vif pour l'étude de l'antiquité,\nil faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacé celle des\nchevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles\nà Misène, où il avait trouvé un buste de Tibère, jeune encore, qui avait\npris rang parmi les plus beaux restes de l'antiquité. La découverte\nde ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il eût rencontré à\nNaples. Il avait l'âme trop haute pour chercher à imiter les autres\njeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux\nle rôle d'amoureux. Sans doute il ne manquait point de maîtresses, mais\nelles n'étaient pour lui d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on\npouvait dire de lui qu'il ne connaissait point l'amour; il n'en était\nque plus aimé. Rien ne l'empêchait d'agir avec le plus beau sang-froid,\ncar pour lui une femme jeune et jolie était toujours l'égale d'une autre\nfemme jeune et jolie; seulement la dernière connue lui semblait la plus\npiquante. Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies\nen son honneur pendant la dernière année de son séjour, ce qui d'abord\nl'avait amusé, et avait fini par l'excéder d'ennui, tellement qu'un des\nbonheurs de son départ fut d'être délivré des attentions de la charmante\nduchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant subi passablement tous ses\nexamens, son directeur d'études ou gouverneur eut une croix et un\ncadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle\nil songeait souvent. Il était monsignore, et il avait quatre chevaux à\nsa voiture; à la poste avant Parme, il n'en prit que deux, et dans la\nville fit arrêter devant l'église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche\ntombeau de l'archevêque Ascagne del Dongo, son arrière-grand-oncle,\nl'auteur de la généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva\nà pied au palais de la duchesse qui ne l'attendait que quelques jours\nplus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la laissa\nseule.\n\n--Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras:\ngrâce à toi, j'ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu\nde m'ennuyer à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police.\n\nLa duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu\nà le voir passer dans la rue; elle le trouvait ce qu'il était en effet,\nl'un des plus jolis hommes de l'Italie; il avait surtout une physionomie\ncharmante. Elle l'avait envoyé à Naples avec la tournure d'un hardi\ncasse-cou; la cravache qu'il portait toujours alors semblait faire\npartie inhérente de son être: maintenant il avait l'air le plus noble et\nle plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui\ntrouvait tout le feu de sa première jeunesse. C'était un diamant qui\nn'avait rien perdu à être poli. Il n'y avait pas une heure que Fabrice\nétait arrivé, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop\ntôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme\naccordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour\nd'autres bienfaits dont il n'osait parler d'une façon aussi claire, avec\nune mesure si parfaite, que du premier coup d'oeil le ministre le jugea\nfavorablement.\n\n--Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes\nles dignités auxquelles vous voudrez l'élever par la suite.\n\nTout allait à merveille jusque-là, mais quand le ministre, fort content\nde Fabrice, et jusque-là attentif uniquement à ses faits et gestes,\nregarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. «Ce jeune\nhomme fait ici une étrange impression», se dit-il. Cette réflexion\nfut amère; le comte avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien\ncruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir\ntout le retentissement. Il était fort bon, fort digne d'être aimé,\nà ses sévérités près comme ministre. Mais, à ses yeux, ce mot cruel\nla cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable\nde le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq années qu'il\navait décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa\njalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait\ndonné de sujet de plainte réel. Il croyait même, et il avait raison, que\nc'était dans le dessein de mieux s'assurer de son coeur que la duchesse\navait eu recours à ces apparences de distinction en faveur de quelques\njeunes beaux de la cour. Il était sûr, par exemple, qu'elle avait refusé\nles hommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot\ninstructif.\n\n--Mais si j'acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la\nduchesse en riant, de quel front oser reparaître devant le comte?\n\n--Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte! mon ami!\nMais c'est un embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé: le\ncomte serait mis à la citadelle pour le reste de ses jours.\n\nAu moment de l'arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée\nde bonheur, qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux\npourraient donner au comte. L'effet fut profond et les soupçons sans\nremède.\n\nFabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée; la\nduchesse, prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait\nproduire dans le public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur\nmettait Fabrice hors de pair dès le premier instant; le prétexte avait\nété qu'il ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa mère en\nPiémont. Au moment où un petit billet charmant de la duchesse vint dire\nau prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s'ennuyait.\n«Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate\nou sournoise.» Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la\npremière visite au tombeau de l'oncle archevêque. Le prince vit entrer\nun grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour\nquelque jeune officier.\n\nCette petite surprise chassa l'ennui: «Voilà un gaillard, se dit-il,\npour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles\ndont je puis disposer. Il arrive, il doit être ému: je m'en vais faire\nde la politique jacobine; nous verrons un peu comment il répondra.»\n\nAprès les premiers mots gracieux de la part du prince:\n\n--Eh bien! Monsignore, dit-il à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils\nheureux? Le roi est-il aimé?\n\n--Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant,\nj'admirais, en passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des\ndivers régiments de S.M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse\nenvers ses maîtres comme elle doit l'être; mais j'avouerai que de la vie\nje n'ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d'autre\nchose que du travail pour lequel je les paie.\n\n--Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylé, c'est\nl'esprit de la Sanseverina.\n\nPiqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse à faire parler\nFabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger,\neut le bonheur de trouver des réponses admirables:\n\n--C'est presque de l'insolence que d'afficher de l'amour pour son roi,\ndisait-il, c'est de l'obéissance aveugle qu'on lui doit.\n\nA la vue de tant de prudence le prince eut presque de l'humeur. «Il\nparaît que voici un homme d'esprit qui nous arrive de Naples, et je\nn'aime pas cette engeance; un homme d'esprit a beau marcher dans les\nmeilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque côté il\nest cousin germain de Voltaire et de Rousseau.»\n\nLe prince se trouvait comme bravé par les manières si convenables et\nles réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège; ce\nqu'il avait prévu n'arrivait point: en un clin d'oeil il prit le ton de\nla bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu'aux grands principes\ndes sociétés et du gouvernement, il débita, en les adaptant à la\ncirconstance, quelques phrases de Fénelon qu'on lui avait fait apprendre\npar coeur dès l'enfance pour les audiences publiques.\n\n--Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l'avait\nappelé monsignore au commencement de l'audience, et il comptait lui\ndonner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la\nconversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures\npathétiques, de l'interpeller par un petit nom d'amitié); ces principes\nvous étonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent guère aux\ntartines d'absolutisme (ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours\ndans mon journal officiel... Mais, grand Dieu! qu'est-ce que je vais\nvous citer là? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus.\n\n--Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seulement je lis le\njournal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens,\navec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en\n1715, est à la fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt de\nl'homme, c'est son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir à\nce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté,\njustice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels: ils\ndonnent aux esprits l'habitude de la discussion et de la méfiance.\nUne chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le\nministère. Cette fatale habitude de la méfiance une fois contractée, la\nfaiblesse humaine l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier de la\nBible, des ordres de l'Eglise, de la tradition, etc.; dès lors il est\nperdu. Quand bien même, ce qui est horriblement faux et criminel à dire,\ncette méfiance envers l'autorité des princes établis de Dieu donnerait\nle bonheur pendant les vingt ou trente années de vie que chacun de nous\npeut prétendre, qu'est-ce qu'un demi-siècle ou un siècle tout entier,\ncomparé à une éternité de supplices? etc.\n\nOn voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses\nidées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son\nauditeur, il était clair qu'il ne récitait pas une leçon.\n\nBientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont\nles manières simples et graves le gênaient.\n\n--Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une\nexcellente éducation dans l'Académie ecclésiastique de Naples, et il est\ntout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi\ndistingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu; et il lui tourna\nle dos.\n\n«Je n'ai point plu à cet animal-là», se dit Fabrice.\n\n«Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul,\nsi ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose;\nen ce cas il serait complet... Peut-on répéter avec plus d'esprit les\nleçons de la tante? Il me semblait l'entendre parler; s'il y avait une\nrévolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le Moniteur, comme\njadis la San Felice à Naples! Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq\nans et sa beauté, fut un peu pendue! Avis aux femmes de trop d'esprit.»\nEn croyant Fabrice l'élève de sa tante, le prince se trompait: les\ngens d'esprit qui naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt\ntoute finesse de tact; ils proscrivent, autour d'eux, la liberté de\nconversation qui leur paraît grossièreté; ils ne veulent voir que des\nmasques et prétendent juger de la beauté du teint; le plaisant c'est\nqu'ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice\ncroyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai\nqu'il ne songeait pas deux fois par mois à tous ces grands principes. Il\navait des goûts vifs, il avait de l'esprit, mais il avait la foi.\n\nLe goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand\nnombre, dont le XIXe siècle s'est entiché, n'étaient à ses yeux qu'une\nhérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup\nd'âmes, comme la peste tandis qu'elle règne dans une contrée tue\nbeaucoup de corps. Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délices les\njournaux français, et faisait même des imprudences pour s'en procurer.\n\nComme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et\nracontait à sa tante les diverses attaques du prince:\n\n--Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père\nLandriani, notre excellent archevêque; vas-y à pied, monte doucement\nl'escalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si l'on te fait\nattendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique!\n\n--J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.\n\n--Pas le moins du monde, c'est la vertu même.\n\n--Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du\ncomte Palanza?\n\n--Oui, mon ami, après ce qu'il a fait: le père de notre archevêque\nétait un commis au ministère des finances, un petit bourgeois, voilà\nqui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif,\nétendu, profond; il est sincère, il aime la vertu: je suis convaincue\nque si un empereur Décius revenait au monde, il subirait le martyre\ncomme le Polyeucte de l'Opéra, qu'on nous donnait la semaine passée.\nVoilà le beau côté de la médaille, voici le revers: dès qu'il est en\nprésence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui\nde tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est matériellement\nimpossible de dire non. De là les choses qu'il a faites, et qui lui ont\nvalu cette cruelle réputation dans toute l'Italie; mais ce qu'on ne sait\npas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'éclairer sur le procès\ndu comte Palanza, il s'imposa pour pénitence de vivre au pain et à l'eau\npendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de lettres dans\nles noms Davide Palanza. Nous avons à cette cour un coquin d'infiniment\nd'esprit, nommé Rassi, grand juge ou fiscal général, qui, lors de la\nmort du comte Palanza, ensorcela le père Landriani. A l'époque de la\npénitence des treize semaines, le comte Mosca, par pitié et un peu par\nmalice, l'invitait à dîner une et même deux fois par semaine; le bon\narchevêque, pour faire sa cour, dînait comme tout le monde. Il eût cru\nqu'il y avait rébellion et jacobinisme à afficher une pénitence pour\nune action approuvée du souverain. Mais l'on savait que, pour chaque\ndîner, où son devoir de fidèle sujet l'avait obligé à manger comme tout\nle monde, il s'imposait une pénitence de deux journées de nourriture au\npain et à l'eau.\n\n«Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a\nqu'un faible, il veut être aimé: ainsi, attendris-toi en le regardant,\net, à la troisième visite, aime-le tout à fait. Cela, joint à ta\nnaissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s'il\nte reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air d'être accoutumé à ces\nfaçons; c'est un homme né à genoux devant la noblesse. Du reste, sois\nsimple, apostolique, pas d'esprit, pas de brillant, pas de repartie\nprompte; si tu ne l'effarouches point, il se plaira avec toi; songe\nqu'il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire.\nLe comte et moi nous serons surpris et même fâchés de ce trop rapide\navancement, cela est essentiel vis-à-vis du souverain.\n\nFabrice courut à l'archevêché: par un bonheur singulier, le valet de\nchambre du bon prélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo; il\nannonça un jeune prêtre, nommé Fabrice; l'archevêque se trouvait avec\nun curé de moeurs peu exemplaires, et qu'il avait fait venir pour le\ngronder. Il était en train de faire une réprimande, chose très pénible\npour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le coeur plus longtemps;\nil fit donc attendre trois quarts d'heure le petit neveu du grand\narchevêque Ascanio del Dongo.\n\nComment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir\nreconduit le curé jusqu'à la seconde antichambre, et lorsqu'il demandait\nen repassant à cet homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir,\nil aperçut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo? La\nchose parut si plaisante à notre héros, que, dès cette première visite,\nil hasarda de baiser la main du saint prélat, dans un transport de\ntendresse. Il fallait entendre l'archevêque répéter avec désespoir:\n\n--Un del Dongo attendre dans mon antichambre!\n\nIl se crut obligé, en forme d'excuse, de lui raconter toute l'anecdote\ndu curé, ses torts, ses réponses, etc.\n\n«Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais\nSanseverina, que ce soit là l'homme qui a fait hâter le supplice de ce\npauvre comte Palanza!»\n\n--Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le\nvoyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice\nl'appelât Excellence).\n\n--Je tombe des nues; je ne connais rien au caractère des hommes:\nj'aurais parié, si je n'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir\nsaigner un poulet.\n\n--Et vous auriez gagné, reprit le comte; mais quand il est devant le\nprince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour\nque je produise tout mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune\npassé par-dessus l'habit; en frac il me contredirait, aussi je prends\ntoujours un uniforme pour le recevoir. Ce n'est pas à nous à détruire\nle prestige du pouvoir, les journaux français le démolissent bien assez\nvite; à peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous,\nmon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme!\n\nFabrice se plaisait fort dans la société du comte: c'était le premier\nhomme supérieur qui eût daigné lui parler sans comédie; d'ailleurs\nils avaient un goût commun, celui des antiquités et des fouilles. Le\ncomte, de son côté, était flatté de l'extrême attention avec laquelle le\njeune homme l'écoutait; mais il y avait une objection capitale: Fabrice\noccupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie\navec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimité\nfaisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d'une fraîcheur\ndésespérante.\n\nDe longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles,\nétait piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour,\nn'avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit\net la présence d'esprit de Fabrice l'avaient choqué dès le premier\njour. Il prit mal l'extrême amitié que sa tante et lui se montraient à\nl'étourdie; il prêta l'oreille avec une extrême attention aux propos\nde ses courtisans, qui furent infinis. L'arrivée de ce jeune homme et\nl'audience si extraordinaire qu'il avait obtenue firent pendant un mois\nà la cour la nouvelle et l'étonnement; sur quoi le prince eut une idée.\n\nIl avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une\nadmirable façon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte\nde l'esprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait\nd'éducation, sans quoi depuis longtemps il eût obtenu de l'avancement.\nOr, sa consigne était de se trouver devant le palais tous les jours\nquand midi sonnait à la grande horloge. Le prince alla lui-même un peu\navant midi disposer d'une certaine façon la persienne d'un entresol\ntenant à la pièce où Son Altesse s'habillait. Il retourna dans cet\nentresol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le soldat; le\nprince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire, il\ndicta au soldat le billet que voici:\n\nVotre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est grâce à sa\nprofonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. Mais, mon\ncher comte, de si grands succès ne marchent point sans un peu d'envie,\net je crains fort qu'on ne rie un peu à vos dépens, si votre sagacité ne\ndevine pas qu'un certain beau jeune homme a eu le bonheur d'inspirer,\nmalgré lui peut-être, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel\nn'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la\nquestion, c'est que vous et moi nous avons beaucoup plus que le double\nde cet âge. Le soir, à une certaine distance, le comte est charmant,\nsémillant, homme d'esprit, aimable au possible; mais le matin, dans\nl'intimité, à bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus\nd'agréments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette\nfraîcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passé la trentaine.\nNe parle-t-on pas déjà de fixer cet aimable adolescent à notre cour, par\nquelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus\nsouvent à votre Excellence?\n\nLe prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.\n\n--Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne; le silence\nabsolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses à\nla citadelle.\n\nLe prince avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les\nadresses de la plupart des gens de la cour, de la main de ce même soldat\nqui passait pour ne pas savoir écrire, et n'écrivait jamais même ses\nrapports de police: le prince choisit celle qu'il fallait.\n\nQuelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste;\non avait calculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le\nfacteur, qu'on avait vu entrer tenant une petite lettre à la main,\nsortit du palais du ministère, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais\nle favori n'avait paru dominé par une plus noire tristesse; pour en\njouir plus à l'aise, le prince lui cria en le voyant:\n\n--J'ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas\nde travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou,\net de plus il me vient des idées noires.\n\nFaut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le Premier ministre,\ncomte Mosca de la Rovère, à l'instant où il lui fut permis de quitter\nson auguste maître? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile\ndans l'art de torturer un coeur, et je pourrais faire ici sans trop\nd'injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.\n\nLe comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on\nne laissât monter âme qui vive, fit dire à l'auditeur de service qu'il\nlui rendait la liberté (savoir un être humain à portée de sa voix lui\nétait odieux), et courut s'enfermer dans la grande galerie de tableaux.\nLà enfin il put se livrer à toute sa fureur; là il passa la soirée\nsans lumières à se promener au hasard, comme un homme hors de lui.\nIl cherchait à imposer silence à son coeur, pour concentrer toute la\nforce de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé\ndans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi,\nil se disait: «L'homme que j'abhorre loge chez la duchesse, passe\ntous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses\nfemmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien!\nelle en est adorée! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas adorée!)\nVoici la question, reprenait-il avec rage: Faut-il laisser deviner la\njalousie qui me dévore, ou ne pas en parler? Si je me tais, on ne se\ncachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme toute de premier\nmouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle veut se\ntracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment de\nl'action, il lui vient une nouvelle idée qu'elle suit avec transport\ncomme étant ce qu'il y a de mieux au monde, et qui gâte tout.\n\n«Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois\ntout ce qui peut se passer...\n\n«Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances; je fais\nfaire des réflexions; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui\npeuvent arriver... Peut-être on l'éloigne (le comte respira), alors j'ai\npresque partie gagnée; quand même on aurait un peu d'humeur dans le\nmoment, je la calmerai... et cette humeur, quoi de plus naturel?... elle\nl'aime comme un fils depuis quinze ans. Là gît tout mon espoir: comme\nun fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite pour Waterloo;\nmais en revenant de Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme.\nUn autre homme, répéta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a\nsurtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriant qui promettent tant\nde bonheur! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à\nles trouver à notre cour!... Ils y sont remplacés par le regard morne\net sardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par\nmon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels\nregards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est\nsurtout mon regard qui doit être vieux en moi! Ma gaieté n'est-elle\npas toujours voisine de l'ironie?... Je dirai plus, ici il faut être\nsincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute\nproche, le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois\nje ne me dis pas à moi-même, surtout quand on m'irrite: Je puis ce\nque je veux? et même j'ajoute une sottise: je dois être plus heureux\nqu'un autre, puisque je possède ce que les autres n'ont pas: le pouvoir\nsouverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons juste;\nl'habitude de cette pensée doit gâter mon sourire... doit me donner un\nair d'égoïsme... content... Et, comme son sourire à lui est charmant! il\nrespire le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître.»\n\nPar malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé,\nannonçant la tempête; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là,\nportent aux résolutions extrêmes. Comment rapporter tous les\nraisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui,\ndurant trois mortelles heures, mirent à la torture cet homme passionné?\nEnfin le parti de la prudence l'emporta, uniquement par suite de cette\nréflexion: «Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne\nraisonne pas; je me retourne seulement pour chercher une position moins\ncruelle, je passe sans la voir à côté de quelque raison décisive.\nPuisque je suis aveuglé par l'excessive douleur, suivons cette règle,\napprouvée de tous les gens sages, qu'on appelle prudence.\n\n«D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon\nrôle est tracé à tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui,\nje puis parler demain, je reste maître de tout.»\n\nLa crise était trop forte, le comte serait devenu fou, si elle eût duré.\nIl fut soulagé pour quelques instants, son attention vint à s'arrêter\nsur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut là\nune recherche de noms, et un jugement à propos de chacun d'eux, qui fit\ndiversion. A la fin le comte se rappela un éclair de malice qui avait\njailli de l'oeil du souverain quand il en était venu à dire vers la fin\nde l'audience:\n\n--Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et les soins de l'ambition\nla plus heureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du\nbonheur intime que donnent les relations de tendresse et d'amour. Je\nsuis homme avant d'être prince, et, quand j'ai le bonheur d'aimer, ma\nmaîtresse s'adresse à l'homme et non au prince.\n\nLe comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la\nlettre: C'est grâce à votre profonde sagacité que nous voyons cet Etat si\nbien gouverné.\n\n«Cette phrase est du prince, s'écria-t-il, chez un courtisan elle serait\nd'une imprudence gratuite; la lettre vient de Son Altesse.»\n\nCe problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner\nfut bientôt effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de\nFabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba\nsur le coeur du malheureux.\n\n--Qu'importe de qui soit la lettre anonyme! s'écria-t-il avec fureur, le\nfait qu'elle me dénonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer\nma vie, dit-il comme pour s'excuser d'être tellement fou. Au premier\nmoment, si elle l'aime d'une certaine façon, elle part avec lui pour\nBelgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche,\net d'ailleurs, dût-elle vivre avec quelques louis chaque année, que lui\nimporte? Ne m'avouait-elle pas, il n'y a pas huit jours, que son palais,\nsi bien arrangé, si magnifique, l'ennuie? Il faut du nouveau à cette âme\nsi jeune! Et avec quelle simplicité se présente cette félicité nouvelle!\nelle sera entraînée avant d'avoir songé au danger, avant d'avoir songé à\nme plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s'écria le comte fondant\nen larmes.\n\nIl s'était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y\nput tenir; jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder.\nSur le minuit il se présenta chez elle; il la trouva seule avec son\nneveu, à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa\nporte.\n\nA l'aspect de l'intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de\nla joie naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s'éleva devant\nles yeux du comte, et à l'improviste! il n'y avait pas songé durant\nla longue délibération dans la galerie de tableaux: comment cacher sa\njalousie?\n\nNe sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là,\nil avait trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant\ntoutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse\nl'écouter à peine, et ne faire aucune attention à ces circonstances qui,\nl'avant-veille encore, l'auraient jetée dans des raisonnements infinis.\nLe comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui\navait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d'attention que\nla duchesse aux embarras qu'il racontait.\n\n«Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'expression\nd'une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble\ndire: il n'y a que l'amour et le bonheur qu'il donne qui soient choses\nsérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où\nl'esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l'on\nreste confondu.\n\n«Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu!\ncomment combattre un tel ennemi? Et après tout, qu'est-ce que la vie\nsans l'amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble écouter les\ncharmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit\nsembler unique au monde!»\n\nUne idée atroce saisit le comte comme une crampe: «Le poignarder là\ndevant elle, et me tuer après?»\n\nIl fit un tour dans la chambre, se soutenant à peine sur ses jambes,\nmais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard.\nAucun des deux ne faisait attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit\nqu'il allait donner un ordre à son laquais, on ne l'entendit même\npas; la duchesse riait tendrement d'un mot que Fabrice venait de lui\nadresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le premier salon, et\nregarda si la pointe de son poignard était bien affilée. «Il faut être\ngracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme», se disait-il\nen revenant et se rapprochant d'eux.\n\nIl devenait fou; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient des\nbaisers, là, sous ses yeux. «Cela est impossible en ma présence, se\ndit-il; ma raison s'égare. Il faut se calmer; si j'ai des manières\nrudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre\nà Belgirate; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot\nqui donnera un nom à ce qu'ils sentent l'un pour l'autre; et après, en\nun instant, toutes les conséquences.\n\n«La solitude rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse\nloin de moi, que devenir? et si, après beaucoup de difficultés\nsurmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et\nsoucieuse à Belgirate, quel rôle jouerais-je au milieu de ces gens fous\nde bonheur?\n\n«Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle\nlangue italienne est toute faite pour l'amour)! Terzo incomodo (un tiers\nprésent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir\nqu'on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se\nlever et de s'en aller!»\n\nLe comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la\ndécomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon,\nil se trouvait près de la porte, il prit la fuite en criant d'un air bon\net intime:\n\n--Adieu vous autres!\n\n«Il faut éviter le sang», se dit-il.\n\nLe lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se\ndétailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports\nde la plus cruelle jalousie, le comte eut l'idée de faire appeler un\njeune valet de chambre à lui; cet homme faisait la cour à une jeune\nfille nommée Chékina, l'une des femmes de chambre de la duchesse et\nsa favorite. Par bonheur ce jeune domestique était fort rangé dans sa\nconduite, avare même, et il désirait une place de concierge dans l'un\ndes établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de\nfaire venir à l'instant Chékina, sa maîtresse. L'homme obéit, et une\nheure plus tard le comte parut à l'improviste dans la chambre où cette\nfille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par\nla quantité d'or qu'il leur donna puis il adressa ce peu de mots à la\ntremblante Chékina en la regardant entre les deux yeux.\n\n--La duchesse fait-elle l'amour avec Monsignore?\n\n--Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment de\nsilence;... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame,\nen riant il est vrai, mais avec transport.\n\nCe témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions\nfuribondes du comte; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres\ngens l'argent qu'il leur avait jeté: il finit par croire à ce qu'on lui\ndisait, et fut moins malheureux.\n\n--Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina,\nj'enverrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne\nle reverrez qu'en cheveux blancs.\n\nQuelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit\ntoute sa gaieté.\n\n--Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de\nl'antipathie pour moi.\n\n--Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur.\n\nCe n'était point là le véritable sujet d'inquiétude qui avait fait\ndisparaître la gaieté de Fabrice. «La position où le hasard me place\nn'est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr qu'elle ne parlera\njamais, elle aurait horreur d'un mot trop significatif comme d'un\ninceste. Mais si un soir, après une journée imprudente et folle elle\nvient à faire l'examen de sa conscience, si elle croit que j'ai pu\ndeviner le goût qu'elle semble prendre pour moi, quel rôle jouerais-je\nà ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au\nrôle ridicule de Joseph avec la femme de l'eunuque Putiphar).\n\n«Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible\nd'amour sérieux? je n'ai pas assez de tenue dans l'esprit pour énoncer\nce fait de façon à ce qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à\nune impertinence. Il ne me reste que la ressource d'une grande passion\nlaissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce\nparti est sage, mais c'est bien de la peine! Resterait un petit amour\nde bas étage à Parme, ce qui peut déplaire; mais tout est préférable\nau rôle affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti\npourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, à force de\nprudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger.»\n\nCe qu'il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c'est que\nréellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu'aucun être\nau monde. «Il faut être bien maladroit, se disait-il avec colère, pour\ntant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!» Manquant\nd'habileté pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin.\n«Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul être\nau monde pour qui j'aie un attachement passionné?» D'un autre côté,\nFabrice ne pouvait se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un\nmot indiscret. Sa position était si remplie de charmes! l'amitié intime\nd'une femme si aimable et si jolie était si douce! Sous les rapports\nplus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si\nagréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les\nlui expliquait, l'amusaient comme une comédie! «Mais au premier moment\nje puis être réveillé par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirées\nsi gaies, si tendres, passées presque en tête à tête avec une femme si\npiquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle croira\ntrouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie,\net je n'aurai toujours à lui offrir que l'amitié la plus vive, mais\nsans amour; la nature m'a privé de cette sorte de folie sublime. Que de\nreproches n'ai-je pas eu à essuyer à cet égard! Je crois encore entendre\nla duchesse d'A..., et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je\nmanque d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour qui manque en moi;\njamais elle ne voudra me comprendre. Souvent à la suite d'une anecdote\nsur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu'elle seule\nau monde possède, et d'ailleurs nécessaire à mon instruction, je lui\nbaise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse\nla mienne d'une certaine façon?»\n\nFabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées\net les moins gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la\nduchesse, il faisait une cour savante aux deux princes père et fils,\nà la princesse Clara-Paolina et à monseigneur l'archevêque. Il avait\ndes succès, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se\nbrouiller avec la duchesse.\n\n\n\n\nCHAPITRE VIII\n\n\nAinsi moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice\navait tous les chagrins d'un courtisan, et l'amitié intime qui faisait\nle bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces\nidées, il sortit de ce salon de la duchesse où il avait trop l'air\nd'un amant régnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le\nthéâtre qu'il vit éclairé; il entra. C'était une imprudence gratuite\nchez un homme de sa robe et qu'il s'était bien promis d'éviter à Parme,\nqui après tout n'est qu'une petite ville de quarante mille habitants. Il\nest vrai que dès les premiers jours il s'était affranchi de son costume\nofficiel; le soir, quand il n'allait pas dans le très grand monde, il\nétait simplement vêtu de noir comme un homme en deuil.\n\nAu théâtre il prit une loge du troisième rang pour n'être pas vu; l'on\ndonnait La Jeune Hôtesse, de Goldoni. Il regardait l'architecture de\nla salle: à peine tournait-il les yeux vers la scène. Mais le public\nnombreux éclatait de rire à chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur\nla jeune actrice qui faisait le rôle de l'hôtesse, il la trouva drôle.\nIl regarda avec plus d'attention, elle lui sembla tout à fait gentille\net surtout remplie de naturel: c'était une jeune fille naïve qui riait\nla première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et\nqu'elle avait l'air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment elle\ns'appelait, on lui dit:\n\n--Marietta Valserra.\n\n«Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier.» Malgré ses\nprojets il ne quitta le théâtre qu'à la fin de la pièce. Le lendemain il\nrevint; trois jours après il savait l'adresse de la Marietta Valserra.\n\nLe soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez\nde peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le\npauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde à se tenir\ndans les bornes de la prudence, avait mis des espions à la suite du\njeune homme, et son équipée du théâtre lui plaisait. Comment peindre\nla joie du comte lorsque le lendemain du jour où il avait pu prendre\nsur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la\nvérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait monté\njusqu'au misérable appartement que la Marietta Valserra occupait au\nquatrième étage d'une vieille maison derrière le théâtre? Sa joie\nredoubla lorsqu'il sut que Fabrice s'était présenté sous un faux nom, et\navait eu l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nommé\nGiletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles de valet, et dans\nles villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se\nrépandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulait le tuer.\n\nLes troupes d'opéra sont formées par un impresario qui engage de côté et\nd'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe\namassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il\nn'en est pas de même des compagnies comiques; tout en courant de ville\nen ville et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elle\nn'en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s'aiment\nou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les\nbeaux des villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de\ndifficultés à désunir. C'est précisément ce qui arrivait à notre héros:\nla petite Marietta l'aimait assez, mais elle avait une peur horrible\ndu Giletti qui prétendait être son maître unique et la surveillait de\nprès. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore, car il avait\nsuivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était\nbien l'être le plus laid et le moins fait pour l'amour: démesurément\ngrand, il était horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole\net un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait\nordinairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis,\nen faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre\ntour gentil. Il triomphait dans les rôles où l'acteur doit paraître\nla figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre\ninfini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs\nd'appointements par mois et se trouvait fort riche.\n\nIl sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses\nobservateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L'esprit\naimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais\ndans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la\npetite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même des précautions\npour qu'elle fût informée de tout ce qui se passait le plus tard\npossible. Enfin il eut le courage d'écouter la raison qui lui criait en\nvain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d'un amant pâlit,\ncet amant doit voyager.\n\nUne affaire importante l'appela à Bologne, et deux fois par jour des\ncourriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de\nses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la\ncolère du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice.\n\nUn des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et\npâté, l'un des triomphes de Giletti (il sort du pâté au moment où son\nrival Brighella l'entame et le bâtonne); ce fut un prétexte pour lui\nfaire passer cent francs. Giletti, criblé de dettes, se garda bien de\nparler de cette bonne aubaine, mais devint d'une fierté étonnante.\n\nLa fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge,\nles soucis l'avaient déjà réduit à avoir des fantaisies)! La vanité\nle conduisait au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et\nl'amusait; au sortir du théâtre il était amoureux pour une heure. Le\ncomte revint à Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers\nréels; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment des\ndragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des\nmesures pour s'enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est très jeune,\nil se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce\nne fut pas cependant un petit effort d'héroïsme de la part du comte que\ncelui de revenir de Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le\nteint fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de sérénité!\nQui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice,\narrivée en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une\nde ces âmes rares qui se font un remords éternel d'une action généreuse\nqu'elles pouvaient faire et qu'elles n'ont pas faite; d'ailleurs il ne\nput supporter l'idée de voir la duchesse triste, et par sa faute.\n\nIl la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne; voici ce qui s'était\npassé: la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords,\net jugeant de l'importance de sa faute par l'énormité de la somme\nqu'elle avait reçue pour la commettre, était tombée malade. Un soir,\nla duchesse qui l'aimait monta jusqu'à sa chambre. La petite fille ne\nput résister à cette marque de bonté, elle fondit en larmes, voulut\nremettre à sa maîtresse ce qu'elle possédait encore sur l'argent qu'elle\navait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites\npar le comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe qu'elle\néteignit, puis dit à la petite Chékina qu'elle lui pardonnait, mais à\ncondition qu'elle ne dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui\nque ce fût:\n\n--Le pauvre comte, ajouta-t-elle d'un air léger, craint le ridicule;\ntous les hommes sont ainsi.\n\nLa duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa\nchambre, elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d'horrible\ndans l'idée de faire l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu naître, et\npourtant que voulait dire sa conduite?\n\nTelle avait été la première cause de la noire mélancolie dans laquelle\nle comte la trouva plongée; lui arrivé, elle eut des accès d'impatience\ncontre lui, et presque contre Fabrice; elle eût voulu ne plus les revoir\nni l'un ni l'autre; elle était dépitée du rôle ridicule à ses yeux que\nFabrice jouait auprès de la petite Marietta; car le comte lui avait\ntout dit en véritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne\npouvait s'accoutumer à ce malheur: son idole avait un défaut; enfin\ndans un moment de bonne amitié elle demanda conseil au comte, ce fut\npour celui-ci un instant délicieux et une belle récompense du mouvement\nhonnête qui l'avait fait revenir à Parme.\n\n--Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent\navoir toutes les femmes, puis le lendemain, ils n'y pensent plus. Ne\ndoit-il pas aller à Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien!\nqu'il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter\nailleurs ses talents, je paierai les frais de route; mais bientôt\nnous le verrons amoureux de la première jolie femme que le hasard\nconduira sur ses pas: c'est dans l'ordre, et je ne voudrais pas le voir\nautrement... S'il est nécessaire, faites écrire par la marquise.\n\nCette idée, donnée avec l'air d'une complète indifférence, fut un trait\nde lumière pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le\ncomte annonça, comme par hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant\nà Vienne passait par Milan; trois jours après Fabrice recevait une\nlettre de sa mère. Il partit fort piqué de n'avoir pu encore, grâce à la\njalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite\nMarietta lui faisait porter l'assurance par une mammacia, vieille femme\nqui lui servait de mère.\n\nFabrice trouva sa mère et une des ses soeurs à Belgirate, gros village\npiémontais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient\nau Milanais, et par conséquent à l'Autriche. Ce lac, parallèle au lac\nde Côme, et qui court aussi du nord au midi, est situé à une vingtaine\nde lieues plus au couchant. L'air des montagnes, l'aspect majestueux\net tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui près duquel il\navait passé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie\nle chagrin de Fabrice, voisin de la colère. C'était avec une tendresse\ninfinie que le souvenir de la duchesse se présentait maintenant à lui;\nil lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu'il n'avait\njamais éprouvé pour aucune femme; rien ne lui eût été plus pénible que\nd'en être à jamais séparé, et dans ces dispositions, si la duchesse\neût daigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce\ncoeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre\nun parti aussi décisif, ce n'était pas sans se faire de vifs reproches\nqu'elle trouvait sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur.\nElle se reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si\nc'eût été une horreur; elle redoubla d'attentions et de prévenances pour\nle comte qui, séduit par tant de grâces, n'écoutait pas la saine raison\nqui prescrivait un second voyage à Bologne.\n\nLa marquise del Dongo, pressée par les noces de sa fille aînée qu'elle\nmariait à un duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils\nbien-aimé; jamais elle n'avait trouvé en lui une si tendre amitié. Au\nmilieu de la mélancolie qui s'emparait de plus en plus de l'âme de\nFabrice, une idée bizarre et même ridicule s'était présentée et tout\nà coup s'était fait suivre. Oserons-nous dire qu'il voulait consulter\nl'abbé Blanès? Cet excellent vieillard était parfaitement incapable de\ncomprendre les chagrins d'un coeur tiraillé par des passions puériles\net presque égales en force; d'ailleurs il eût fallu huit jours pour\nlui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice devait\nménager à Parme; mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la\nfraîcheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on? ce n'était pas\nsimplement comme homme sage, comme ami parfaitement doué, que Fabrice\nvoulait lui parler; l'objet de cette course et les sentiments qui\nagitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu'elle dura, sont\ntellement absurdes que sans doute, dans l'intérêt du récit, il eût mieux\nvalu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de\nla sympathie du lecteur; mais enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter\nlui plutôt qu'un autre? Je n'ai point flatté le comte Mosca ni le prince.\n\nFabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère\njusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne,\noù elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considéré\ncomme un pays neutre, et l'on ne demande point de passeport à qui ne\ndescend point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue qu'il se fit\ndébarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d'un petit bois\nqui avance dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de tilbury\nchampêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de\ndistance, la voiture de sa mère; il était déguisé en domestique de la\ncasa del Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la\ndouane n'eut l'idée de lui demander son passeport. A un quart de lieue\nde Côme, où la marquise et sa fille devaient s'arrêter pour passer la\nnuit, il prit un sentier à gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se\nréunit ensuite à un petit chemin récemment établi sur l'extrême bord du\nlac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun\ngendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait\nà chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur\nun ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le ciel\nétaient d'une tranquillité profonde; l'âme de Fabrice ne put résister\nà cette beauté sublime; il s'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui\ns'avançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence\nuniversel n'était troublé, à intervalles égaux, que par la petite lame\ndu lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice avait un coeur italien;\nj'en demande pardon pour lui: ce défaut, qui le rendra moins aimable,\nconsistait surtout en ceci: il n'avait de vanité que par accès, et\nl'aspect seul de la beauté sublime le portait à l'attendrissement, et\nôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur son rocher\nisolé, n'ayant plus à se tenir en garde contre les agents de la police,\nprotégé par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes\nmouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu de frais, les moments les\nplus heureux qu'il eût goûtés depuis longtemps.\n\nIl résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce\nqu'il l'aimait à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais\nlui dire qu'il l'aimait; jamais il ne prononcerait auprès d'elle le\nmot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère\nà son coeur. Dans l'enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait\nsa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la\npremière occasion: son coeur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce\nparti courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d'un poids\nénorme. «Elle me dira peut-être quelques mots sur Marietta: eh bien! je\nne reverrai jamais la petite Marietta», se répondit-il à lui-même avec\ngaieté.\n\nLa chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait\nà être tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une\nfaible lueur blanche les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à\nl'orient du lac de Côme. Leurs masses, blanchies par les neiges, même\nau mois de juin, se dessinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur\nà ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s'avançant au midi vers\nl'heureuse Italie sépare les versants du lac de Côme de ceux du lac de\nGarde. Fabrice suivait de l'oeil toutes les branches de ces montagnes\nsublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées qui les\nséparent en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond des gorges.\n\nDepuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche; il passa\nla colline qui forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses\nyeux ce clocher du village de Grianta, où si souvent il avait fait\ndes observations d'étoiles avec l'abbé Blanès. «Quelle n'était pas\nmon ignorance en ce temps-là! Je ne pouvais comprendre, se disait-il,\nmême le latin ridicule de ces traités d'astrologie que feuilletait\nmon maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y\nentendant que quelques mots par-ci par-là, mon imagination se chargeait\nde leur prêter un sens, et le plus romanesque possible.»\n\nPeu à peu sa rêverie prit un autre cours. «Y aurait-il quelque chose de\nréel dans cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres?\nUn certain nombre d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux\nqu'ils savent le mexicain, par exemple; ils s'imposent en cette qualité\nà la société qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On\nles accable de faveurs précisément parce qu'ils n'ont point d'esprit,\net que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les peuples et\nfassent du pathos à l'aide des sentiments généreux! Par exemple le\npère Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs de\npension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un\ndithyrambe grec!\n\n«Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là\nridicules? Est-ce bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en\ns'arrêtant, est-ce que cette même croix ne vient pas d'être donnée à mon\ngouverneur de Naples?» Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond;\nle bel enthousiasme de vertu qui naguère venait de faire battre son coeur\nse changeait dans le vil plaisir d'avoir une bonne part dans un vol.\n«Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un homme mécontent de\nsoi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il\nserait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part; mais\nil ne faut point m'aviser de les maudire en public.» Ces raisonnements\nne manquaient pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de cette\nélévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure\nauparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours\nsi délicate qu'on nomme le bonheur.\n\n«S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit-il en cherchant à\ns'étourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences\nnon mathématiques, une réunion de nigauds enthousiastes et d'hypocrites\nadroits et payés par qui ils servent, d'où vient que je pense si souvent\net avec émotion à cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la\nprison de B..., mais avec l'habit et la feuille de route d'un soldat\njeté en prison pour de justes causes.»\n\nLe raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait\nde cent façons autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il\nétait trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son âme s'occupait\navec ravissement à goûter les sensations produites par des circonstances\nromanesques que son imagination était toujours prête à lui fournir.\nIl était bien loin d'employer son temps à regarder avec patience les\nparticularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le\nréel lui semblait encore plat et fangeux; je conçois qu'on n'aime pas\nà le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas\nsurtout faire des objections avec les diverses pièces de son ignorance.\n\nC'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir à voir\nque sa demi-croyance dans les présages était pour lui une religion,\nune impression profonde reçue à son entrée dans la vie. Penser à\ncette croyance c'était sentir, c'était un bonheur. Et il s'obstinait\nà chercher comment ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans\nle genre de la géométrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans\nsa mémoire, toutes les circonstances où des présages observés par lui\nn'avaient pas été suivis de l'événement heureux ou malheureux qu'ils\nsemblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et\nmarcher à la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheur sur le\nsouvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l'accident\nheureux ou malheureux qu'il lui semblait prédire, et son âme était\nfrappée de respect et attendrie; et il eût éprouvé une répugnance\ninvincible pour l'être qui eût nié les présages, et surtout s'il eût\nemployé l'ironie.\n\nFabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en était là de\nses raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la tête il vit le mur du\njardin de son père. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s'élevait\nà plus de quarante pieds au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de\npierres de taille tout en haut, près de la balustrade, lui donnait un\nair monumental. «Il n'est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est\nd'une bonne architecture, presque dans le goût romain.» Il appliquait\nses nouvelles connaissances en antiquités. Puis il détourna la tête\navec dégoût; les sévérités de son père, et surtout la dénonciation de\nson frère Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent à\nl'esprit.\n\n«Cette dénonciation dénaturée a été l'origine de ma vie actuelle; je\npuis la haïr, je puis la mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée.\nQue devenais-je une fois relégué à Novare et n'étant presque que\nsouffert chez l'homme d'affaires de mon père, si ma tante n'avait fait\nl'amour avec un ministre puissant? si cette tante se fût trouvée n'avoir\nqu'une âme sèche et commune au lieu de cette âme tendre et passionnée et\nqui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'étonne? où en serais-je\nmaintenant si la duchesse avait eu l'âme de son frère le marquis del\nDongo?»\n\nAccablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un\npas incertain; il parvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la\nmagnifique façade du château. Ce fut à peine s'il jeta un regard sur ce\ngrand édifice noirci par le temps. Le noble langage de l'architecture\nle trouva insensible; le souvenir de son frère et de son père fermait\nson âme à toute sensation de beauté, il n'était attentif qu'à se tenir\nsur ses gardes en présence d'ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda\nun instant, mais avec un dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre\nqu'il occupait avant 1815 au troisième étage. Le caractère de son père\navait dépouillé de tout charme les souvenirs de la première enfance. «Je\nn'y suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à 8 heures du soir.\nJ'en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain,\nla crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je repassai\naprès le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, même pour\nrevoir mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère.»\n\nFabrice détourna la tête avec horreur. «L'abbé Blanès a plus de\nquatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque\nplus au château, à ce que m'a raconté ma soeur; les infirmités de la\nvieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme et si noble est\nglacé par l'âge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus à\nson clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous\nle pressoir jusqu'au moment de son réveil; je n'irai pas troubler le\nsommeil du bon vieillard; probablement il aura oublié jusqu'à mes\ntraits; six ans font beaucoup à cet âge! je ne trouverai plus que le\ntombeau d'un ami! Et c'est un véritable enfantillage, ajouta-t-il,\nd'être venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon père.»\n\nFabrice entrait alors sur la petite place de l'église; ce fut avec\nun étonnement allant jusqu'au délire qu'il vit, au second étage de\nl'antique clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite\nlanterne de l'abbé Blanès. L'abbé avait coutume de l'y déposer, en\nmontant à la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la\nclarté ne l'empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du\nciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu\njadis à un oranger du château. Dans l'ouverture, au fond du vase,\nbrûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc\nconduisait la fumée hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le\nnord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondèrent\nd'émotions l'âme de Fabrice et la remplirent de bonheur.\n\nPresque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit\nsifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son admission.\nAussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui, du haut de\nl'observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se précipita\ndans l'escalier, ému jusqu'au transport; il trouva l'abbé sur son\nfauteuil de bois à sa place accoutumée; son oeil était fixé sur la petite\nlunette d'un quart de cercle mural. De la main gauche, l'abbé lui fit\nsigne de ne pas l'interrompre dans son observation; un instant après il\nécrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son\nfauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s'y précipita en fondant\nen larmes. L'abbé Blanès était son véritable père.\n\n--Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'épanchement et\nde tendresse.\n\nL'abbé faisait-il son métier de savant; ou bien, comme il pensait\nsouvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur\nhasard annoncé son retour?\n\n--Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès.\n\n--Comment! s'écria Fabrice tout ému.\n\n--Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste: cinq mois et\ndemi ou six mois et demi après que je t'aurai revu, ma vie ayant trouvé\nson complément de bonheur, s'éteindra.\n\nCENTER\nCome face al mancar dell alimento\n\n(comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer). Avant le moment\nsuprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après\nquoi je serai reçu dans le sein de notre père; si toutefois il trouve\nque j'ai rempli mon devoir dans le poste où il m'avait placé en\nsentinelle.\n\n«Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis\nque je t'attends, j'ai caché un pain et une bouteille d'eau-de-vie\ndans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie\net tâche de prendre assez de forces pour m'écouter encore quelques\ninstants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que\nla nuit soit tout à fait remplacée par le jour; maintenant je les vois\nbeaucoup plus distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car,\nmon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire\nentrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil\nhomme, l'homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort,\net demain soir à 9 heures, il faut que tu me quittes.\n\nFabrice lui ayant obéi en silence comme c'était sa coutume:\n\n--Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de\nvoir Waterloo, tu n'as trouvé d'abord qu'une prison?\n\n--Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.\n\n--Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme\npeut se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus\nterrible! Probablement tu n'en sortiras que par un crime, mais, grâce\nau ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le\ncrime avec quelque violence que tu sois tenté; je crois voir qu'il sera\nquestion de tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits;\nsi tu résistes à la violente tentation qui semblera justifiée par les\nlois de l'honneur, ta vie sera très heureuse aux yeux des hommes..., et\nraisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant\nde réflexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siège de\nbois, loin de tout luxe, et détrompé du luxe, et comme moi n'ayant à te\nfaire aucun reproche grave.\n\n«Maintenant, les choses de l'état futur sont terminées entre nous, je ne\npourrais ajouter rien de bien important. C'est en vain que j'ai cherché\nà voir de quelle durée sera cette prison; s'agit-il de six mois, d'un\nan, de dix ans? Je n'ai rien pu découvrir; apparemment j'ai commis\nquelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette\nincertitude. J'ai vu seulement qu'après la prison, mais je ne sais si\nc'est au moment même de la sortie, il y aura ce que j'appelle un crime,\nmais par bonheur je crois être sûr qu'il ne sera pas commis par toi.\nSi tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes\ncalculs n'est qu'une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la\npaix de l'âme, sur un siège de bois et vêtu de blanc.\n\nEn disant ces mots, l'abbé Blanès voulut se lever; ce fut alors que\nFabrice s'aperçut des ravages du temps; il mit près d'une minute à\nse lever et à se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire,\nimmobile et silencieux. L'abbé se jeta dans ses bras à diverses\nreprises; il le serra avec une extrême tendresse. Après quoi il reprit\navec toute sa gaieté d'autrefois:\n\n--Tâche de t'arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu\ncommodément, prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs de grand\nprix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans.\nElle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me gardai bien\nde lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de\ncercle. Toute l'annonce de l'avenir est une infraction à la règle,\net a ce danger qu'elle peut changer l'événement, auquel cas toute la\nscience tombe par terre comme un véritable jeu d'enfant; et d'ailleurs\nil y avait des choses dures à dire à cette duchesse toujours si jolie.\nA propos, ne sois point effrayé dans ton sommeil par les cloches qui\nvont faire un tapage effroyable à côté de ton oreille, lorsque l'on va\nsonner la messe de sept heures; plus tard, à l'étage inférieur, ils vont\nmettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C'est\naujourd'hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village\nde Grianta a le même patron que la grande ville de Brescia, ce qui,\npar parenthèse, trompa d'une façon bien plaisante mon illustre maître\nJacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m'annonça que je ferais une\nassez belle fortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la\nmagnifique église de Saint-Giovita, à Brescia; j'ai été curé d'un petit\nvillage de sept cent cinquante feux! Mais tout a été pour le mieux. J'ai\nvu, il n'y a pas dix ans de cela, que si j'eusse été curé à Brescia, ma\ndestinée était d'être mis en prison sur une colline de la Moravie, au\nSpielberg. Demain je t'apporterai toutes sortes de mets délicats volés\nau grand dîner que je donne à tous les curés des environs qui viennent\nchanter à ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche\npoint à me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes\nchoses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu\nme revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures et\nvingt-sept minutes, je ne viendrai t'embrasser que vers les huit heures,\net il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par\nneuf, c'est-à-dire avant que l'horloge ait sonné dix heures. Prends\ngarde que l'on ne te voie aux fenêtres du clocher: les gendarmes ont ton\nsignalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frère\nqui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s'affaiblit, ajouta Blanès\nd'un air triste, et s'il te revoyait, peut-être te donnerait-il quelque\nchose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude\nne conviennent point à un homme tel que toi, dont la force sera un\njour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c'est\nà ce fils qu'échoiront les cinq ou six millions qu'il possède. C'est\njustice. Toi, à sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et\ncinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.\n\n\n\n\nCHAPITRE IX\n\n\nL'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la\nprofonde attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à\ns'endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de\nl'avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement\ngénéral du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se\nleva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu'il était\nen prison; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse\ncloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand\nsaint Giovita, dix auraient suffi.\n\nFabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il\ns'aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les\njardins, et même sur la cour intérieure du château de son père. Il\nl'avait oublié. L'idée de ce père arrivant aux bornes de la vie\nchangeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux\nqui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la\nsalle à manger. Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais\napprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du\npalais, était chargé d'un grand nombre d'orangers dans des vases de\nterre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit; l'aspect de cette\ncour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées\npar un soleil éclatant, était vraiment grandiose.\n\nL'affaiblissement de son père lui revenait à l'esprit. «Mais c'est\nvraiment singulier, se disait-il, mon père n'a que trente-cinq ans de\nplus que moi; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit!»\nSes yeux, fixés sur les fenêtres de la chambre de cet homme sévère et\nqui ne l'avait jamais aimé, se remplirent de larmes. Il frémit, et un\nfroid soudain courut dans ses veines lorsqu'il crut reconnaître son\npère traversant une terrasse garnie d'orangers, qui se trouvait de\nplain-pied avec sa chambre; mais ce n'était qu'un valet de chambre. Tout\nà fait sous le clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de blanc et\ndivisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins\navec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où devait\npasser la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus\nvivement à l'âme de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les\ndeux branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et cette vue\nsublime lui fit bientôt oublier toutes les autres; elle réveillait chez\nlui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance\nvinrent en foule assiéger sa pensée; et cette journée passée en prison\ndans un clocher fut peut-être l'une des plus heureuses de sa vie.\n\nLe bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangère à son\ncaractère; il considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme\nsi déjà il fût arrivé à sa dernière limite. «Il faut en convenir, depuis\nmon arrivée à Parme, se dit-il enfin, après plusieurs heures de rêveries\ndélicieuses, je n'ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme\ncelle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins de Vomero\nou en courant les rives de Misène. Tous les intérêts si compliqués de\ncette petite cour méchante m'ont rendu méchant... Je n'ai point du tout\nde plaisir à haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur pour\nmoi que celui d'humilier mes ennemis si j'en avais; mais je n'ai point\nd'ennemi... Halte-là! se dit-il tout à coup, j'ai pour ennemi Giletti...\nVoilà qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j'éprouverais à voir\ncet homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger\nque j'avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, à beaucoup\nprès, la duchesse d'A... que j'étais obligé d'aimer à Naples puisque je\nlui avais dit que j'étais amoureux d'elle. Grand Dieu! que de fois je\nme suis ennuyé durant les longs rendez-vous que m'accordait cette belle\nduchesse; jamais rien de pareil dans la chambre délabrée et servant\nde cuisine où la petite Marietta m'a reçu deux fois, et pendant deux\nminutes chaque fois.\n\n«Eh, grand Dieu! qu'est-ce que ces gens-là mangent? C'est à faire\npitié! J'aurais dû faire à elle et à la mammacia une pension de trois\nbeefsteacks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il,\nme distrayait des pensées méchantes que me donnait le voisinage de cette\ncour.\n\n«J'aurais peut-être bien fait de prendre la vie de café, comme dit la\nduchesse; elle semblait pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de\ngénie que moi. Grâce à ses bienfaits, ou bien seulement avec cette\npension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille placés à\nLyon et que ma mère me destine, j'aurais toujours un cheval et quelques\nécus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu'il semble\nque je ne dois pas connaître l'amour, ce seront toujours là pour moi\nles grandes sources de félicité; je voudrais, avant de mourir, aller\nrevoir le champ de bataille de Waterloo, et tâcher de reconnaître la\nprairie où je fus si gaiement enlevé de mon cheval et assis par terre.\nCe pèlerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien\nd'aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon coeur. A quoi\nbon aller si loin chercher le bonheur, il est là sous mes yeux!\n\n«Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de\nCôme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de\ncette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de\nduchesse d'A..., mais je trouverais une de ces petites filles là-bas\nqui arrangent des fleurs sur le pavé et, en vérité, je l'aimerais tout\nautant: l'hypocrisie me glace même en amour, et nos grandes dames visent\nà des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné des idées de moeurs et\nde constance.\n\n«Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête de la fenêtre comme\ns'il eût craint d'être reconnu malgré l'ombre de l'énorme jalousie\nde bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entrée\nde gendarmes en grande tenue.» En effet, dix gendarmes, dont quatre\nsous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village.\nLe maréchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long\ndu trajet que devait parcourir la procession. «Tout le monde me connaît\nici; si l'on me voit, je ne fais qu'un saut des bords du lac de Côme au\nSpielberg, où l'on m'attachera à chaque jambe une chaîne pesant cent dix\nlivres: et quelle douleur pour la duchesse!»\n\nFabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord\nil était placé à plus de quatre-vingts pieds d'élévation, que le lieu\noù il se trouvait était comparativement obscur, que les yeux des gens\nqui pourraient le regarder étaient frappés par un soleil éclatant,\net qu'enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues\ndont toutes les maisons venaient d'être blanchies au lait de chaux,\nen l'honneur de la fête de saint Giovita. Malgré des raisonnements si\nclairs, l'âme italienne de Fabrice eût été désormais hors d'état de\ngoûter aucun plaisir, s'il n'eût interposé entre lui et les gendarmes un\nlambeau de vieille toile qu'il cloua contre la fenêtre et auquel il fit\ndeux trous pour les yeux.\n\nLes cloches ébranlaient l'air depuis dix minutes, la procession sortait\nde l'église, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête\net reconnut cette petite esplanade garnie d'un parapet et dominant le\nlac, où si souvent, dans sa jeunesse, il s'était exposé à voir les\nmortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des\njours de fête sa mère voulait le voir auprès d'elle.\n\nIl faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre\nchose que des canons de fusil que l'on scie de façon à ne leur laisser\nque quatre pouces de longueur; c'est pour cela que les paysans\nrecueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique\nde l'Europe a semés à foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois\nréduits à quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu'à\nla gueule, on les place à terre dans une position verticale, et une\ntraînée de poudre va de l'un à l'autre; ils sont rangés sur trois lignes\ncomme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque\nemplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque\nle Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traînée de poudre, et\nalors commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et\nle plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n'est gai comme\nle bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le\nbalancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la\njoie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre\nhéros était assiégé; il alla chercher la grande lunette astronomique de\nl'abbé, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient\nla procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait\nlaissées à l'âge de onze et douze ans étaient maintenant des femmes\nsuperbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles\nfirent renaître le courage de notre héros, et pour leur parler il eût\nfort bien bravé les gendarmes.\n\nLa procession passée et rentrée dans l'église par une porte latérale\nque Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême\nmême au haut du clocher; les habitants rentrèrent chez eux et il se fit\nun grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargèrent de\npaysans retournant à Belagio, à Menagio et autres villages situés sur\nle lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce détail\nsi simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout\nle malheur, de toute la gêne qu'il trouvait dans la vie compliquée\ndes cours. Qu'il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur\nce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur\ndes cieux! Il entendit ouvrir la porte d'en bas du clocher: c'était la\nvieille servante de l'abbé Blanès, qui apportait un grand panier; il eut\ntoutes les peines du monde à s'empêcher de lui parler. «Elle a pour moi\npresque autant d'amitié que son maître, se disait-il, et d'ailleurs je\npars ce soir à neuf heures; est-ce qu'elle ne garderait pas le secret\nqu'elle m'aurait juré, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit\nFabrice, je déplairais à mon ami! je pourrais le compromettre avec les\ngendarmes!» Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un\nexcellent dîner, puis s'arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se\nréveilla qu'à huit heures et demie du soir, l'abbé Blanès lui secouait\nle bras, et il était nuit.\n\nBlanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la\nveille. Il ne parla plus de choses sérieuses; assis sur son fauteuil de\nbois:\n\n--Embrasse-moi, dit-il à Fabrice.\n\nIl le reprit plusieurs fois dans ses bras.\n\n--La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n'aura\nrien d'aussi pénible que cette séparation. J'ai une bourse que je\nlaisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses besoins,\nmais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la\nconnais; après cette recommandation, elle est capable, par économie pour\ntoi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui\ndonnes des ordres bien précis. Tu peux toi-même être réduit à la misère,\net l'obole du vieil ami te servira. N'attends rien de ton frère que des\nprocédés atroces, et tâche de gagner de l'argent par un travail qui te\nrende utile à la société. Je prévois des orages étranges; peut-être dans\ncinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta mère et ta tante peuvent\nte manquer, tes soeurs devront obéir à leurs maris... Va-t'en, va-t'en!\nfuis! s'écria Blanès avec empressement.\n\nIl venait d'entendre un petit bruit dans l'horloge qui annonçait que dix\nheures allaient sonner, il ne voulut pas même permettre à Fabrice de\nl'embrasser une dernière fois.\n\n--Dépêche! dépêche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute à\ndescendre l'escalier; prends garde de tomber, ce serait d'un affreux\nprésage.\n\nFabrice se précipita dans l'escalier, et, arrivé sur la place, se mit à\ncourir. Il était à peine arrivé devant le château de son père, que la\ncloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y\nportait un trouble singulier. Il s'arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour\nse livrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation\nde cet édifice majestueux qu'il jugeait si froidement la veille. Au\nmilieu de sa rêverie, des pas d'homme vinrent le réveiller; il regarda\net se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents\npistolets dont il venait de renouveler les amorces en dînant, le petit\nbruit qu'il fit en les armant attira l'attention d'un des gendarmes,\net fut sur le point de le faire arrêter. Il s'aperçut du danger qu'il\ncourait et pensa à faire feu le premier; c'était son droit, car c'était\nla seule manière qu'il eût de résister à quatre hommes bien armés. Par\nbonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets,\nne s'étaient point montrés tout à fait insensibles aux politesses\nqu'ils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se\ndécidèrent pas assez rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la\nfuite en courant à toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en\ncourant aussi et criant:\n\n--Arrête! arrête!\n\nPuis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de là, Fabrice\ns'arrêta pour reprendre haleine. «Le bruit de mes pistolets a failli me\nfaire prendre; c'est bien pour le coup que la duchesse m'eût dit, si\njamais il m'eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve\ndu plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de\nregarder ce qui se passe actuellement à mes côtés.»\n\nFabrice frémit en pensant au danger qu'il venait d'éviter; il doubla\nle pas, mais bientôt il ne put s'empêcher de courir, ce qui n'était\npas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui\nregagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s'arrêter que dans\nla montagne, à plus d'une lieue de Grianta et, même arrêté, il eut une\nsueur froide en pensant au Spielberg.\n\n«Voilà une belle peur!» se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut\npresque tenté d'avoir honte. «Mais ma tante ne me dit-elle pas que la\nchose dont j'ai le plus besoin c'est d'apprendre à me pardonner? Je me\ncompare toujours à un modèle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien!\nje me pardonne ma peur, car, d'un autre côté, j'étais bien disposé à\ndéfendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas\nrestés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment,\najouta-t-il, n'est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement,\naprès avoir rempli mon objet, et peut-être donné l'éveil à mes ennemis,\nje m'amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les\nprédictions du bon abbé.»\n\nEn effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de\ngagner les bords du lac Majeur, où sa barque l'attendait, il faisait\nun énorme détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient\npeut-être de l'amour que Fabrice portait à un marronnier planté par\nsa mère vingt-trois ans auparavant. «Il serait digne de mon frère, se\ndit-il, d'avoir fait couper cet arbre; mais ces êtres-là ne sentent pas\nles choses délicates; il n'y aura pas songé. Et d'ailleurs, ce ne serait\npas d'un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermeté.» Deux heures plus\ntard son regard fut consterné; des méchants ou un orage avaient rompu\nl'une des principales branches du jeune arbre, qui pendait desséchée;\nFabrice la coupa avec respect, à l'aide de son poignard, et tailla bien\nnet la coupure, afin que l'eau ne pût pas s'introduire dans le tronc.\nEnsuite, quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour allait\nparaître, il passa une bonne heure à bêcher la terre autour de l'arbre\nchéri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du\nlac Majeur. Au total, il n'était point triste, l'arbre était d'une belle\nvenue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque\ndoublé. La branche n'était qu'un accident sans conséquence; une fois\ncoupée, elle ne nuisait plus à l'arbre, et même il serait plus élancé,\nsa membrure commençant plus haut.\n\nFabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une bande éclatante de blancheur\ndessinait à l'orient les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre dans\nle pays. La route qu'il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu\nd'avoir des idées militaires, Fabrice se laissait attendrir par les\naspects sublimes ou touchants de ces forêts des environs du lac de\nCôme. Ce sont peut-être les plus belles du monde; je ne veux pas dire\ncelles qui rendent le plus d'écus neufs, comme on dirait en Suisse, mais\ncelles qui parlent le plus à l'âme. Ecouter ce langage dans la position\noù se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes\nlombardo-vénitiens, c'était un véritable enfantillage.\n\n«Je suis à une demi-lieue de la frontière, se dit-il enfin, je vais\nrencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin:\ncet habit de drap fin va leur être suspect, ils vont me demander mon\npasseport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis à la\nprison; me voici dans l'agréable nécessité de commettre un meurtre.\nSi, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis\npas attendre bonnement pour faire feu que l'un des deux cherche à me\nprendre au collet; pour peu qu'en tombant il me retienne un instant,\nme voilà au Spielberg.» Fabrice, saisi d'horreur surtout de cette\nnécessité de faire feu le premier, peut-être sur un ancien soldat de son\noncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d'un\nénorme châtaignier; il renouvelait l'amorce de ses pistolets, lorsqu'il\nentendit un homme qui s'avançait dans le bois en chantant très bien un\nair délicieux de Mercadante, alors à la mode en Lombardie.\n\n«Voilà qui est d'un bon augure!» se dit Fabrice. Cet air qu'il écoutait\nreligieusement lui ôta la petite pointe de colère qui commençait à se\nmêler à ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des\ndeux côtés, il n'y vit personne.\n\n«Le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse», se dit-il.\nPresque au même instant, il vit un valet de chambre très proprement vêtu\nà l'anglaise, et monté sur un cheval de suite, qui s'avançait au petit\npas en tenant en main un beau cheval de race, peut-être un peu trop\nmaigre.\n\n«Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me répète\nque les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits\nsur le voisin, je casserais la tête d'un coup de pistolet à ce valet de\nchambre, et, une fois monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort\nde tous les gendarmes du monde. A peine de retour à Parme, j'enverrais\nde l'argent à cet homme ou à sa veuve... mais ce serait une horreur!»\n\n\n\n\nCHAPITRE X\n\n\nTout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de\nLombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds\nen contrebas de la forêt. «Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il\npart d'un temps de galop, et je reste planté là faisant la vraie figure\nd'un nigaud.» En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre\nqui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu'il avait peur; il allait\npeut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice\nfit un saut et saisit la bride du cheval maigre.\n\n--Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur\nordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je\nsuis obligé de vous emprunter votre cheval; je vais être tué si je ne\nf... pas le camp rapidement. J'ai sur les talons les quatre frères Riva,\nces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent de me\nsurprendre dans la chambre de leur soeur, j'ai sauté par la fenêtre et me\nvoici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils.\nJe m'étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que j'ai vu l'un\nd'eux traverser la route, leurs chiens vont me dépister! Je vais monter\nsur votre cheval et galoper jusqu'à une lieue au-delà de Côme; je vais\nà Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la\nposte avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grâce.\nSi vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que\nvoici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon\ncousin, le brave comte Alari, écuyer de l'empereur, aura soin de vous\nfaire casser les os.\n\nFabrice inventait ce discours à mesure qu'il le prononçait d'un air tout\npacifique.\n\n--Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret; je suis\nle Marchesino Ascanio del Dongo, mon château est tout près d'ici, à\nGrianta. F..., dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le cheval!\n\nLe valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son\npistolet dans la main gauche, saisit la bride que l'autre lâcha, sauta à\ncheval et partit au galop. Quand il fut à trois cents pas, il s'aperçut\nqu'il avait oublié de donner les vingt francs promis; il s'arrêta: il\nn'y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui\nle suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d'avancer, et\nquand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de\nmonnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les\npièces d'argent. «Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en\nriant, pas un mot inutile.» Il fila rapidement vers le midi, s'arrêta\ndans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard.\nA deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur; bientôt il\naperçut sa barque qui battait l'eau, elle vint au signal convenu. Il ne\nvit point de paysan à qui remettre le cheval; il rendit la liberté au\nnoble animal, trois heures après il était à Belgirate. Là, se trouvant\nen pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux, il avait\nréussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes\nde sa joie? Son arbre était d'une venue superbe, et son âme avait été\nrafraîchie par l'attendrissement profond qu'il avait trouvé dans les\nbras de l'abbé Blanès. «Croit-il réellement, se disait-il, à toutes\nles prédictions qu'il m'a faites; ou bien comme mon frère m'a fait la\nréputation d'un jacobin, d'un homme sans foi ni loi, capable de tout,\na-t-il voulu seulement m'engager à ne pas céder à la tentation de\ncasser la tête à quelque animal qui m'aura joué un mauvais tour?» Le\nsurlendemain Fabrice était à Parme où il amusa fort la duchesse et le\ncomte, en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait\ntoujours, toute l'histoire de son voyage.\n\nA son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du\npalais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.\n\n--Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.\n\n--Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient de mourir à Baden.\nIl me laisse ce palais; c'était une chose convenue, mais en signe\nde bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui\nm'embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nièce,\nla marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables.\nToi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur;\nj'élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.\n\nLe comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi.\n\n--C'est en vain que j'ai cherché à l'amadouer par des bienfaits, dit\nla duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou\ngénéraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu'ils ne m'adressent\nquelque lettre anonyme abominable, j'ai été obligée de prendre un\nsecrétaire pour lire les lettres de ce genre.\n\n--Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte\nMosca; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois\nj'aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et\nVotre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s'adressant à Fabrice, si\nmes bons juges les eussent condamnés.\n\n--Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une\nnaïveté bien plaisante à la cour, j'aurais mieux aimé les voir condamnés\npar des magistrats jugeant en conscience.\n\n--Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me\ndonner l'adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre\nau lit.\n\n--Si j'étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait\nmon amour-propre.\n\n--Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime\ntant les Français, et qui même jadis leur prêta secours de son bras\ninvincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut\nmieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment\nvous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée\nl'histoire de la Révolution de France avec des juges qui renverraient\nacquittés les gens que j'accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les\ncoquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais\nje veux vous faire une querelle; votre âme si délicate n'a-t-elle pas\nquelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez\nd'abandonner sur les rives du lac Majeur?\n\n--Je compte bien, dit Fabrice d'un grand sérieux, faire remettre ce\nqu'il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d'affiches\net autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans\nqui l'auront trouvé; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin\nd'y chercher l'annonce d'un cheval perdu; je connais fort bien le\nsignalement de celui-ci.\n\n--Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait\ndevenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle\ngalopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire\nun faux pas? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout\nmon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d'une trentaine de\nlivres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous\nauriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d'années; peut-être vos\njambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait\ncouper proprement...\n\n--Ah! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'écria la\nduchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour...\n\n--Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le\nministre, d'un grand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne\nm'a-t-il pas demandé un passeport sous un nom convenable, puisqu'il\nvoulait pénétrer en Lombardie? A la première nouvelle de son arrestation\nje serais parti pour Milan, et les amis que j'ai dans ce pays-là\nauraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie\navait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre course\nest gracieux, amusant, j'en conviens volontiers, répliqua le comte en\nreprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande\nroute me plaît assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre\ntenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne.\nNous allons faire à Votre Excellence une fortune brillante, du moins\nvoici Madame qui me l'ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands\nennemis puissent m'accuser d'avoir jamais désobéi à ses commandements.\nQuel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce de course\nau clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un\nfaux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous\ncassât le cou.\n\n--Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.\n\n--C'est que nous sommes environnés d'événements tragiques, répliqua le\ncomte aussi avec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout\nfinit par des chansons ou par un emprisonnement d'un an ou deux, et\nj'ai réellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah\nçà! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour à vous faire évêque,\ncar bonnement je ne puis pas commencer par l'archevêché de Parme, ainsi\nque le veut, très raisonnablement, Mme la Duchesse ici présente; dans\ncet évêché où vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu\nquelle sera votre politique?\n\n--Tuer le diable plutôt qu'il ne me tue, comme disent fort bien mes amis\nles Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous\nles moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que\nvous m'aurez faite. J'ai lu dans la généalogie des del Dongo l'histoire\nde celui de nos ancêtres qui bâtit le château de Grianta. Sur la fin\nde sa vie, son bon ami Galéas, duc de Milan, l'envoie visiter un\nchâteau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la\npart des Suisses. «Il faut pourtant que j'écrive un mot de politesse\nau commandant», lui dit le duc de Milan en le congédiant; il écrit et\nlui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour\nla cacheter. «Ce sera plus poli», dit le prince. Vespasien del Dongo\npart, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d'un vieux conte\ngrec, car il était savant; il ouvre la lettre de son bon maître et y\ntrouve l'ordre adressé au commandant du château, de le mettre à mort\naussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu'il jouait\navec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne\ndu billet et sa signature; Vespasien del Dongo y écrit l'ordre de le\nreconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac, et\nsupprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette\nle commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de\nquelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui\nont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un\njour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.\n\n--Vous parlez comme un académicien, s'écria le comte en riant; c'est un\nbeau coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n'est que tous les\ndix ans que l'on a l'occasion amusante de faire de ces choses piquantes.\nUn être à demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours,\ngoûte très souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination.\nC'est par une folie d'imagination que Napoléon s'est rendu au prudent\nJohn Bull, au lieu de chercher à gagner l'Amérique. John Bull, dans son\ncomptoir, a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps\nles vils Sancho Pança l'emporteront à la longue sur les sublimes don\nQuichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire d'extraordinaire,\nje ne doute pas que vous ne soyez un évêque très respecté, si ce n'est\ntrès respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence\ns'est conduite avec légèreté dans l'affaire du cheval, elle a été à deux\ndoigts d'une prison éternelle.\n\nCe mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond\nétonnement. «Etait-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis\nmenacé? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?» Les prédictions\nde Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à\nses yeux toute l'importance de présages véritables.\n\n--Eh bien! qu'as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le comte t'a\nplongé dans les noires images.\n\n--Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu de me révolter\ncontre elle, mon esprit l'adopte. Il est vrai, j'ai passé bien près\nd'une prison sans fin! Mais ce valet de chambre était si joli dans son\nhabit à l'anglaise! quel dommage de le tuer!\n\nLe ministre fut enchanté de son petit air sage.\n\n--Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse.\nJe vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus\ndésirable de toutes, peut-être.\n\n«Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta.» Il\nse trompait; le comte ajouta:\n\n--Votre simplicité évangélique a gagné le coeur de notre vénérable\narchevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous\nun grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c'est\nque les trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs,\net dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant votre naissance,\ndemanderont, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que vous\nsoyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos\nvertus d'abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre\narchevêque Ascagne del Dongo. Quand j'ai appris le respect qu'on avait\npour vos vertus, j'ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus\nancien des vicaires généraux; il était lieutenant depuis le siège de\nTarragone par le maréchal Suchet.\n\n--Va-t'en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de\ntendresse à ton archevêque, s'écria la duchesse. Raconte-lui le mariage\nde ta soeur; quand il saura qu'elle va être duchesse, il te trouvera bien\nplus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te\nconfier sur ta future nomination.\n\nFabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste,\nc'était un ton qu'il prenait avec trop de facilité; au contraire, il\navait besoin d'efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant\nles récits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait:\n«Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait\npar la bride le cheval maigre?» Sa raison lui disait oui, mais son coeur\nne pouvait s'accoutumer à l'image sanglante du beau jeune homme tombant\nde cheval défiguré.\n\n«Cette prison où j'allais m'engloutir, si le cheval eût bronché,\nétait-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages?»\n\nCette question était de la dernière importance pour lui, et l'archevêque\nfut content de son air de profonde attention.\n\n\n\n\nCHAPITRE XI\n\n\nAu sortir de l'archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il\nentendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin\net se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses\namis. La mammacia, qui faisait fonctions de mère, répondit seule à son\nsignal.\n\n--Il y a du nouveau depuis toi, s'écria-t-elle; deux ou trois de nos\nacteurs sont accusés d'avoir célébré par une orgie la fête du grand\nNapoléon, et notre pauvre troupe, qu'on appelle jacobine, a reçu l'ordre\nde vider les Etats de Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a,\ndit-on, craché au bassinet. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Giletti a de\nl'argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignée d'écus.\nMarietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage\njusqu'à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse\nde toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, à la dernière\nreprésentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer;\nil lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il\nlui a déchiré son châle bleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu,\ntu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l'avons gagné à\nune loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain,\ntu en trouveras l'heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous\nvoir; s'il est parti pour l'assaut, de façon à nous faire espérer qu'il\nrestera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai\nsigne de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli, et\nla Marietta t'aime à la passion.\n\nEn descendant l'escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était\nplein de componction: «Je ne suis point changé, se disait-il; toutes\nmes belles résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la\nvie d'un oeil si philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de\nson assiette ordinaire, tout cela était un rêve et disparaît devant\nl'austère réalité. Ce serait le moment d'agir», se dit Fabrice en\nrentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut\nen vain qu'il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette\nsincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu'il passa aux\nrives du lac de Côme. «Je vais fâcher la personne que j'aime le mieux\nau monde; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais comédien; je ne vaux\nréellement quelque chose que dans de certains moments d'exaltation.»\n\n--Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui\navoir rendu compte de la visite à l'archevêché; j'apprécie d'autant\nplus sa conduite que je crois m'apercevoir que je ne lui plais que fort\nmédiocrement; ma façon d'agir doit donc être correcte à son égard. Il a\nses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à en juger du moins\npar son voyage d'avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer\ndeux heures avec ses ouvriers. Si l'on trouve des fragments de statues\ndans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il\ncraint qu'on ne les lui vole; j'ai envie de lui proposer d'aller passer\ntrente-six heures à Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois\nrevoir l'archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter de la\nfraîcheur de la nuit pour faire la route.\n\nLa duchesse ne répondit pas d'abord.\n\n--On dirait que tu cherches des prétextes pour t'éloigner de moi, lui\ndit-elle ensuite avec une extrême tendresse; à peine de retour de\nBelgirate, tu trouves une raison pour partir.\n\n«Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac\nj'étais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de\nsincérité que mon compliment finit par une impertinence; il s'agirait\nde dire: Je t'aime de l'amitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon\nâme n'est pas susceptible d'amour. N'est-ce pas dire: Je vois que vous\navez de l'amour pour moi; mais prenez garde, je ne puis vous payer en\nmême monnaie? Si elle a de l'amour, la duchesse peut se fâcher d'être\ndevinée, et elle sera révoltée de mon impudence si elle n'a pour moi\nqu'une amitié toute simple... et ce sont de ces offenses qu'on ne\npardonne point.»\n\nPendant qu'il pesait ces idées importantes, Fabrice, sans s'en\napercevoir, se promenait dans le salon, d'un air grave et plein de\nhauteur, en homme qui voit le malheur à dix pas de lui.\n\nLa duchesse le regardait avec admiration; ce n'était plus l'enfant\nqu'elle avait vu naître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui\nobéir: c'était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire\naimer. Elle se leva de l'ottomane où elle était assise, et, se jetant\ndans ses bras avec transport:\n\n--Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.\n\n--Non, répondit-il de l'air d'un empereur romain, mais je voudrais être\nsage.\n\nCe mot était susceptible de diverses interprétations; Fabrice ne se\nsentit pas le courage d'aller plus loin et de courir le hasard de\nblesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de\nprendre de l'émotion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure\naimable pour faire entendre ce qu'il voulait dire. Par un transport\nnaturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme\ncharmante et la couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le\nbruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en\nmême temps lui-même parut dans le salon; il avait l'air tout ému.\n\n--Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui\nresta presque confondu du mot.\n\n«L'archevêque avait ce soir l'audience que Son Altesse Sérénissime\nlui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que\nl'archevêque, d'un air tout troublé, a débuté par un discours appris\npar coeur et fort savant, auquel d'abord le prince ne comprenait rien.\nLandriani a fini par déclarer qu'il était important pour l'église de\nParme que Monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier vicaire\ngénéral, et, par la suite, dès qu'il aurait vingt-quatre ans accomplis,\nson coadjuteur avec future succession.\n\n«Ce mot m'a effrayé, je l'avoue, dit le comte; c'est aller un peu\nbien vite, et je craignais une boutade d'humeur chez le prince.» Mais\nil m'a regardé en riant et m'a dit en français: «Ce sont là de vos\ncoups, monsieur!»--«Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre\nAltesse, me suis-je écrié avec toute l'onction possible, que j'ignorais\nparfaitement le mot de future succession.» Alors j'ai dit la vérité,\nce que nous répétions ici même il y a quelques heures; j'ai ajouté,\navec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé comme comblé\ndes faveurs de Son Altesse, si elle daignait m'accorder un petit évêché\npour commencer. Il faut que le prince m'ait cru, car il a jugé à propos\nde faire le gracieux; il m'a dit, avec toute la simplicité possible:\n«Ceci est une affaire officielle entre l'archevêque et moi, vous n'y\nentrez pour rien; le bonhomme m'adresse une sorte de rapport fort long\net passablement ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition\nofficielle; je lui ai répondu très froidement que le sujet était bien\njeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j'aurais presque l'air\nde payer une lettre de change tirée sur moi par l'Empereur, en donnant\nla perspective d'une si haute dignité au fils d'un des grands officiers\nde son royaume lombardo-vénitien. L'archevêque a protesté qu'aucune\nrecommandation de ce genre n'avait eu lieu. C'était une bonne sottise à\nme dire à moi; j'en ai été surpris de la part d'un homme aussi entendu\n; mais il est toujours désorienté quand il m'adresse la parole, et ce\nsoir il était plus troublé que jamais, ce qui m'a donné l'idée qu'il\ndésirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que\nlui qu'il n'y avait point eu de haute recommandation en faveur de del\nDongo, que personne à ma cour ne lui refusait de la capacité, qu'on ne\nparlait point trop mal de ses moeurs, mais que je craignais qu'il ne fût\nsusceptible d'enthousiasme, et que je m'étais promis de ne jamais élever\naux places considérables les fous de cette espèce avec lesquels un\nprince n'est sûr de rien. Alors, a continué Son Altesse, j'ai dû subir\nun pathos presque aussi long que le premier: l'archevêque me faisait\nl'éloge de l'enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je,\ntu t'égares, tu compromets la nomination qui était presque accordée; il\nfallait couper court et me remercier avec effusion. Point: il continuait\nson homélie avec une intrépidité ridicule, je cherchais une réponse qui\nne fût point trop défavorable au petit del Dongo; je l'ai trouvée, et\nassez heureuse, comme vous allez en juger: Monseigneur, lui ai-je dit,\nPie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains,\nlui seul osa dire non au tyran qui voyait l'Europe à ses pieds! eh\nbien! il était susceptible d'enthousiasme, ce qui l'a porté, lorsqu'il\nétait évêque d'Imola, à écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal\nChiaramonti en faveur de la république cisalpine.\n\n«Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le\nstupéfier, je lui ai dit d'un air fort sérieux: Adieu, monseigneur,\nje prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à votre proposition.\nLe pauvre homme a ajouté quelques supplications assez mal tournées et\nassez inopportunes après le mot adieu prononcé par moi. Maintenant,\ncomte Mosca della Rovère, je vous charge de dire à la duchesse que je\nne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui\nêtre agréable; asseyez-vous là et écrivez à l'archevêque le billet\nd'approbation qui termine toute cette affaire. J'ai écrit le billet, il\nl'a signé, il m'a dit: «Portez-le à l'instant même à la duchesse.» Voici\nle billet, madame, et c'est ce qui m'a donné un prétexte pour avoir le\nbonheur de vous revoir ce soir.\n\nLa duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du\ncomte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n'eut point l'air\nétonné de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur\nqui naturellement a toujours cru qu'il avait droit à ces avancements\nextraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors\ndes gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit\npar dire au comte:\n\n--Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous\ntémoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les\nfragments de statues antiques qu'ils pourraient découvrir; j'aime\nbeaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j'irai\nvoir les ouvriers. Demain soir, après les remerciements convenables au\npalais et chez l'archevêque, je partirai pour Sanguigna.\n\n--Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d'où vient cette passion\nsubite du bon archevêque pour Fabrice?\n\n--Je n'ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frère est\ncapitaine me disait hier: «Le père Landriani part de ce principe\ncertain, que le titulaire est supérieur au coadjuteur», et il ne se sent\npas de joie d'avoir sous ses ordres un del Dongo et de l'avoir obligé.\nTout ce qui met en lumière la haute naissance de Fabrice ajoute à son\nbonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu\nMgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il\nnourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée pour l'évêque de\nPlaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le\nsiège de Parme, et qui de plus est fils d'un meunier. C'est dans ce but\nde succession future que l'évêque de Plaisance a pris des relations\nfort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font\ntrembler l'archevêque pour le succès de son dessein favori, avoir un del\nDongo à son état-major, et lui donner des ordres.\n\nLe surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la\nfouille de Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c'est le Versailles des princes\nde Parme); ces fouilles s'étendaient dans la plaine tout près de la\ngrande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, première\nville de l'Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue\ntranchée profonde de huit pieds et aussi étroite que possible; on était\noccupé à rechercher, le long de l'ancienne voie romaine, les ruines\nd'un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au\nMoyen Age. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient\npas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi\nqu'on pût leur dire, ils s'imaginaient qu'on était à la recherche d'un\ntrésor, et la présence de Fabrice était surtout convenable pour empêcher\nquelque petite émeute. Il ne s'ennuyait point, il suivait ces travaux\navec passion; de temps à autre on trouvait quelque médaille, et il ne\nvoulait pas laisser le temps aux ouvriers de s'accorder entre eux pour\nl'escamoter.\n\nLa journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait\nemprunté un vieux fusil à un coup, il tira quelques alouettes; l'une\nd'elles blessée alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la\npoursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se\ndirigeait vers la frontière de Casal-Maggiore. Il venait de recharger\nson fusil lorsque la voiture fort délabrée s'approchant au tout petit\npas, il reconnut la petite Marietta; elle avait à ses côtés le grand\nescogriffe Giletti, et cette femme âgée qu'elle faisait passer pour sa\nmère.\n\nGiletti s'imagina que Fabrice s'était placé ainsi au milieu de la\nroute, et un fusil à la main, pour l'insulter et peut-être même pour\nlui enlever la petite Marietta. En homme de coeur il sauta à bas de la\nvoiture; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillé,\net tenait de la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se\nservait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier\nquelque rôle de marquis.\n\n--Ah! brigand! s'écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici à\nune lieue de la frontière; je vais te faire ton affaire; tu n'es plus\nprotégé ici par tes bas violets.\n\nFabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s'occupait guère\ndes cris jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de\nsa poitrine le bout du pistolet rouillé; il n'eut que le temps de donner\nun coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d'un bâton: le\npistolet partit, mais ne blessa personne.\n\n--Arrêtez donc, f..., cria Giletti au veturino: en même temps il eut\nl'adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le\ntenir éloigné de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le\nfusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux,\nplaçant une main devant l'autre, avançait toujours vers la batterie,\net était sur le point de s'emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour\nl'empêcher d'en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observé\nauparavant que l'extrémité du fusil était à plus de trois pouces\nau-dessus de l'épaule de Giletti: la détonation eut lieu tout près de\nl'oreille de ce dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un\nclin d'oeil.\n\n--Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton\ncompte. Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur\nFabrice avec une rapidité admirable. Celui-ci n'avait point d'arme et se\nvit perdu.\n\nIl se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas\nderrière Giletti; il passa à gauche, et saisissant de la main le ressort\nde la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout près de\nla portière droite qui était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes\njambes et qui n'avait pas eu l'idée de se retenir au ressort de la\nvoiture fit plusieurs pas dans sa première direction avant de pouvoir\ns'arrêter. Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte,\nil entendit Marietta qui lui disait à demi-voix:\n\n--Prends garde à toi; il te tuera. Tiens!\n\nAu même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand\ncouteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant\nil fut touché à l'épaule par un coup d'épée que lui lançait Giletti.\nFabrice, en se relevant, se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna\ndans la figure un coup furieux avec le pommeau de son épée; ce coup\nétait lancé avec une telle force qu'il ébranla tout à fait la raison\nde Fabrice; en ce moment il fut sur le point d'être tué. Heureusement\npour lui, Giletti était encore trop près pour pouvoir lui donner un coup\nde pointe. Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en courant de\ntoutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse\net ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti\nqui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de\npointe; Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau\nde chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche.\nIl passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c'était\nle couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice\nfit un saut à droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se\ntrouvèrent à une juste distance de combat.\n\nGiletti jurait comme un damné.\n\n--Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prêtre, répétait-il à chaque\ninstant.\n\nFabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler; le coup de pommeau\nd'épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait\nabondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et\nporta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu'il faisait; il lui\nsemblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été\nsuggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou\ntrente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort\nrespectueuse; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s'élancer\nl'un sur l'autre.\n\nLe combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus\navec la même rapidité, lorsque Fabrice se dit: «A la douleur que je\nressens au visage, il faut qu'il m'ait défiguré.» Saisi de rage à cette\nidée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant.\nCette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et\nsortit vers l'épaule gauche; au même instant l'épée de Giletti pénétrait\nde toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l'épée glissa\nsous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.\n\nGiletti était tombé; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant\nsa main gauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement\net laissait échapper son arme.\n\n«Le gredin est mort», se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti\nrendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.\n\n--Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très\npâle et ne répondait pas. La vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid\nun sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche\ngrand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure:\n«Les yeux sont sains, se disait-il, c'est déjà beaucoup.» Il regarda les\ndents, elles n'étaient point cassées.\n\n--D'où vient donc que je souffre tant? se disait-il à demi-voix.\n\nLa vieille femme lui répondit:\n\n--C'est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l'épée\nde Giletti et l'os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée\net bleue: mettez-y des sangsues à l'instant, et ce ne sera rien.\n\n--Ah! des sangsues à l'instant, dit Fabrice en riant, et il reprit\ntout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le\nregardaient sans oser le toucher.\n\n--Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit...\n\nIl allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes\nà trois cents pas sur la grande route qui s'avançaient à pied et d'un\npas mesuré vers le lieu de la scène.\n\n«Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué,\nils vont m'arrêter, et j'aurai l'honneur de faire une entrée solennelle\ndans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la\nRaversi et qui détestent ma tante!»\n\nAussitôt, et avec la rapidité de l'éclair, il jette aux ouvriers ébahis\ntout l'argent qu'il avait dans ses poches, il s'élance dans la voiture.\n\n--Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et\nje fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme\nm'a attaqué et voulait me tuer.\n\n--Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre\nnapoléons d'or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent\nm'atteindre.\n\n--Ça va! dit le veturino; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes là-bas\nsont à pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les\nlaisser fameusement derrière.\n\nDisant ces paroles il les mit au galop.\n\nNotre héros fut choqué de ce mot peur employé par le cocher: c'est que\nréellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d'épée\nqu'il avait reçu dans la figure.\n\n--Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le\nveturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui\nnous suivent peuvent crier qu'on nous arrête.\n\nCeci voulait dire: Rechargez vos armes...\n\n--Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s'écriait la Marietta en\nembrassant Fabrice.\n\nLa vieille femme regardait hors de la voiture par la portière: au bout\nd'un peu de temps elle rentra la tête.\n\n--Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d'un grand\nsang-froid; et il n'y a personne sur la route devant vous. Vous savez\ncombien les employés de la police autrichienne sont formalistes: s'ils\nvous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous\narrêteront, n'en ayez aucun doute.\n\nFabrice regarda par la portière.\n\n--Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la\nvieille femme.\n\n--Trois au lieu d'un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre\nfrancs: n'est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques\nqui voyagent toute l'année! Voici le passeport de M. Giletti, artiste\ndramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports à la Mariettina et à\nmoi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu'allons-nous\ndevenir?\n\n--Combien avait-il? dit Fabrice.\n\n--Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.\n\n--C'est-à-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne\nveux pas que l'on trompe mon petit abbé.\n\n--N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un\ngrand sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus?\nQu'est-ce que trente-quatre écus pour vous? Et nous, nous avons perdu\nnotre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de débattre\nles prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur à tout\nle monde? Giletti n'était pas beau, mais il était bien commode, et si la\npetite que voilà n'était pas une sotte, qui d'abord s'est amourachée de\nvous, jamais Giletti ne se fût aperçu de rien, et vous nous auriez donné\nde beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.\n\nFabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la\nvieille femme.\n\n--Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est\ninutile dorénavant de me tirer aux jambes.\n\nLa petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les\nmains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de\nloin les barrières jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions\nautrichiennes, la vieille femme dit à Fabrice:\n\n--Vous feriez mieux d'entrer à pied avec le passeport de Giletti dans\nvotre poche; nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte\nde faire un peu de toilette. Et d'ailleurs, la douane visitera nos\neffets. Vous, si vous m'en croyez, traversez Casal-Maggiore d'un pas\nnonchalant; entrez même au café et buvez le verre d'eau-de-vie; une\nfois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en\npays autrichien: elle saura bientôt qu'il y a eu un homme de tué: vous\nvoyagez avec un passeport qui n'est pas le vôtre, il n'en faut pas tant\npour passer deux ans en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la\nville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez\nau plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter\nun autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal;\nrappelez-vous que vous avez tué l'homme.\n\nEn approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice\nrelisait attentivement le passeport de Giletti. Notre héros avait\ngrand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui\navait dit du danger qu'il y avait pour lui à rentrer dans les Etats\nautrichiens; or, il voyait à deux cents pas devant lui le pont terrible\nqui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses yeux\nétait le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modène\nqui borne au midi l'Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu\nd'une convention expresse; la frontière de l'Etat qui s'étend dans les\nmontagnes du côté de Gênes était trop éloignée; sa mésaventure serait\nconnue à Parme bien avant qu'il pût atteindre ces montagnes; il ne\nrestait donc que les Etats de l'Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant\nqu'on eût le temps d'écrire aux autorités autrichiennes pour les engager\nà l'arrêter, il se passerait peut-être trente-six heures ou deux jours.\nToutes réflexions faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son\npropre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien être un\nvagabond que d'être Fabrice del Dongo, et il était possible qu'on le\nfouillât.\n\nIndépendamment de la répugnance bien naturelle qu'il avait à confier\nsa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document présentait\ndes difficultés matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au\nplus à cinq pieds cinq pouces, et non pas à cinq pieds dix pouces\ncomme l'énonçait le passeport; il avait près de vingt-quatre ans et\nparaissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que\nnotre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du\nPô voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. «Que\nconseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place? se dit-il\nenfin. Evidemment de passer: il y a péril à rester dans l'Etat de Parme;\nun gendarme peut être envoyé à la poursuite de l'homme qui en a tué un\nautre, fût-ce même à son corps défendant.» Fabrice fit la revue de ses\npoches, déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir\net sa boîte à cigares; il lui importait d'abréger l'examen qu'il allait\nsubir. Il pensa à une terrible objection qu'on pourrait lui faire et à\nlaquelle il ne trouvait que de mauvaises réponses: il allait dire qu'il\ns'appelait Giletti et tout son linge était marqué F.D.\n\nComme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur\nimagination; c'est assez le défaut des gens d'esprit en Italie. Un\nsoldat français d'un courage égal ou même inférieur se serait présenté\npour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d'avance à aucune\ndifficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice\nétait bien loin d'être de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit\nhomme, vêtu de gris, lui dit:\n\n--Entrez au bureau de police pour votre passeport.\n\nCe bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et\nles chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de\nsapin derrière lequel ils étaient retranchés était tout taché d'encre\net de vin; deux ou trois gros registres reliés en peau verte portaient\ndes taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages était\nnoircie par les mains. Sur les registres placés en pile l'un sur l'autre\nil y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi\nl'avant-veille pour une des fêtes de l'Empereur.\n\nFabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le coeur; il\npaya ainsi le luxe magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans\nson joli appartement du palais Sanseverina. Il était obligé d'entrer\ndans ce sale bureau et d'y paraître comme inférieur; il allait subir un\ninterrogatoire.\n\nL'employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était\npetit et noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. «Ceci est\nun bourgeois de mauvaise humeur», se dit Fabrice; le personnage parut\nexcessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien\ncinq minutes.\n\n--Vous avez eu un accident, dit-il à l'étranger en indiquant sa joue du\nregard.\n\n--Le veturino nous a jetés en bas de la digue du Pô.\n\nPuis le silence recommença et l'employé lançait des regards farouches\nsur le voyageur.\n\n«J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est fâché d'avoir une\nmauvaise nouvelle à m'apprendre et que je suis arrêté.» Toutes sortes\nd'idées folles arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment\nn'était pas fort logique. Par exemple, il songea à s'enfuir par la porte\ndu bureau qui était restée ouverte.\n\n«Je me défais de mon habit; je me jette dans le Pô, et sans doute je\npourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.»\nL'employé de police le regardait fixement au moment où il calculait\nles chances de succès de cette équipée, cela faisait deux bonnes\nphysionomies. La présence du danger donne du génie à l'homme\nraisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même; à\nl'homme d'imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais\nsouvent absurdes.\n\nIl fallait voir l'oeil indigné de notre héros sous l'oeil scrutateur de\nce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. «Si je le tuais, se\ndisait Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt ans de galère\nou à la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une\nchaîne de cent vingt livres à chaque pied et huit onces de pain pour\ntoute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n'en sortirais qu'à\nquarante-quatre ans.» La logique de Fabrice oubliait que, puisqu'il\navait brûlé son passeport, rien n'indiquait à l'employé de police qu'il\nfût le rebelle Fabrice del Dongo.\n\nNotre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit; il l'eût été\nbien davantage s'il eût connu les pensées qui agitaient le commis de\npolice. Cet homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise\nlorsqu'il vit son passeport entre les mains d'un autre; son premier\nmouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il songea que Giletti\npouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau jeune homme qui\napparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. «Si je\nl'arrête, se dit-il, Giletti sera compromis; on découvrira facilement\nqu'il a vendu son passeport; d'un autre côté, que diront mes chefs si\nl'on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j'ai visé son passeport\nporté par un autre?» L'employé se leva en bâillant et dit à Fabrice:\n\n--Attendez, monsieur.\n\nPuis, par une habitude de police, il ajouta:\n\n--Il s'élève une difficulté.\n\nFabrice dit à part soi: «Il va s'élever ma fuite.»\n\nEn effet, l'employé quittait le bureau dont il laissait la porte\nouverte, et le passeport était resté sur la table de sapin. «Le danger\nest évident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser\nle pont au petit pas, je dirai au gendarme, s'il m'interroge, que j'ai\noublié de faire viser mon passeport par le commissaire de police du\ndernier village des Etats de Parme.» Fabrice avait déjà son passeport à\nla main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis\naux bijoux de cuivre qui disait:\n\n--Ma foi je n'en puis plus; la chaleur m'étouffe; je vais au café\nprendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre\npipe, il y a un passeport à viser; l'étranger est là.\n\nFabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau\njeune homme qui se disait en chantonnant: «Eh bien! visons donc ce\npasseport, je vais leur faire mon paraphe.»\n\n--Où monsieur veut-il aller?\n\n--A Mantoue, Venise et Ferrare.\n\n--Ferrare soit, répondit l'employé en sifflant; il prit une griffe,\nimprima le visa en encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement\nles mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans l'espace laissé en blanc par\nla griffe, puis il fit plusieurs tours en l'air avec la main, signa et\nreprit de l'encre pour son paraphe qu'il exécuta avec lenteur et en se\ndonnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette\nplume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq\nou six points, enfin il remit le passeport à Fabrice en disant d'un air\nléger:\n\n--Bon voyage, monsieur.\n\nFabrice s'éloignait d'un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité,\nlorsqu'il se sentit arrêter par le bras gauche: instinctivement il mit\nla main sur le manche de son poignard, et s'il ne se fût vu entouré de\nmaisons, il fût peut-être tombé dans une étourderie. L'homme qui lui\ntouchait le bras gauche, lui voyant l'air tout effaré, lui dit en forme\nd'excuse:\n\n--Mais j'ai appelé monsieur trois fois, sans qu'il répondît; monsieur\na-t-il quelque chose à déclarer à la douane?\n\n--Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez\nun de mes parents.\n\nIl eût été bien embarrassé si on l'eût prié de nommer ce parent. Par la\ngrande chaleur qu'il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé\ncomme s'il fût tombé dans le Pô. «Je ne manque pas de courage entre les\ncomédiens, mais les commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de\nmoi; avec cette idée je ferai un sonnet comique pour la duchesse.»\n\nA peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise\nrue qui descend vers le Pô. J'ai grand besoin, se dit-il, des secours de\nBacchus et de Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle\npendait un torchon gris attaché à un bâton; sur le torchon était écrit\nle mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de\nbois fort minces, et pendant jusqu'à trois pieds de terre, mettait la\nporte de la Trattoria à l'abri des rayons directs du soleil. Là, une\nfemme à demi nue et fort jolie reçut notre héros avec respect, ce qui\nlui fit le plus vif plaisir; il se hâta de lui dire qu'il mourait de\nfaim. Pendant que la femme préparait le déjeuner, entra un homme d'une\ntrentaine d'années, il n'avait pas salué en entrant; tout à coup il se\nreleva du banc où il s'était jeté d'un air familier, et dit à Fabrice:\n\n--Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence).\n\nFabrice était très gai en ce moment, et au lieu de former des projets\nsinistres, il répondit en riant:\n\n--Et d'où diable connais-tu mon Excellence?\n\n--Comment! Votre Excellence ne reconnaît pas Ludovic, l'un des cochers\nde Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne où nous\nallions tous les ans, je prenais toujours la fièvre; j'ai demandé la\npension à Madame et me suis retiré. Me voici riche; au lieu de la\npension de douze écus par an à laquelle tout au plus je pouvais avoir\ndroit, Madame m'a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets,\ncar je suis poète en langue vulgaire, elle m'accordait vingt-quatre\nécus, et M. le comte m'a dit que si jamais j'étais malheureux, je\nn'avais qu'à venir lui parler. J'ai eu l'honneur de mener Monsignore\npendant un relais lorsqu'il est allé faire sa retraite comme un bon\nchrétien à la chartreuse de Velleja.\n\nFabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'était un des cochers\nles plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu'il était riche,\ndisait-il, il avait pour tout vêtement une grosse chemise déchirée et\nune culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait à peine\naux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau complétaient\nl'équipage. De plus, il ne s'était pas fait la barbe depuis quinze\njours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui\nabsolument comme d'égal à égal; il crut voir que Ludovic était l'amant\nde l'hôtesse. Il termina rapidement son déjeuner, puis dit à demi-voix à\nLudovic:\n\n--J'ai un mot pour vous.\n\n--Votre Excellence peut parler librement devant elle, c'est une femme\nréellement bonne, dit Ludovic d'un air tendre.\n\n--Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et\nj'ai besoin de votre secours. D'abord il n'y a rien de politique dans\nmon affaire; j'ai tout simplement tué un homme qui voulait m'assassiner\nparce que je parlais à sa maîtresse.\n\n--Pauvre jeune homme! dit l'hôtesse.\n\n--Que Votre Excellence compte sur moi! s'écria le cocher avec des yeux\nenflammés par le dévouement le plus vif; où Son Excellence veut-elle\naller?\n\n--A Ferrare. J'ai un passeport, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux\ngendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.\n\n--Quand avez-vous expédié cet autre?\n\n--Ce matin à six heures.\n\n--Votre Excellence n'a-t-elle point de sang sur ses vêtements? dit\nl'hôtesse.\n\n--J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drap de ces vêtements\nest trop fin; on n'en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes,\ncela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le\njuif. Votre Excellence est à peu près de ma taille, mais plus mince.\n\n--De grâce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention.\n\n--Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.\n\n--Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l'argent! revenez donc!\n\n--Que parlez-vous d'argent! dit l'hôtesse, il a soixante-sept écus qui\nsont fort à votre service. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix,\nj'ai une quarantaine d'écus que je vous offre de bien bon coeur; on n'a\npas toujours de l'argent sur soi lorsqu'il arrive de ces accidents.\n\nFabrice avait ôté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la\nTrattoria.\n\n--Vous avez là un gilet qui pourrait nous causer de l'embarras s'il\nentrait quelqu'un: cette belle toile anglaise attirerait l'attention.\nElle donna à notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant\nà son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte\nintérieure, il était mis avec une certaine élégance.\n\n--C'est mon mari, dit l'hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari,\nmonsieur est un ami de Ludovic; il lui est arrivé un accident ce matin\nde l'autre côté du fleuve, il désire se sauver à Ferrare.\n\n--Eh! nous le passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la\nbarque de Charles-Joseph.\n\nPar une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi\nnaturellement que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police\nau bout du pont, il avait les larmes aux yeux; il était profondément\nattendri par le dévouement parfait qu'il rencontrait chez ces paysans:\nil pensait aussi à la bonté caractéristique de sa tante; il eût voulu\npouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargé d'un paquet.\n\n--Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air de bonne amitié.\n\n--Il ne s'agit pas de ça, reprit Ludovic d'un ton fort alarmé, on\ncommence à parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en\nentrant dans notre vicolo, et quittant la belle rue comme un homme qui\nchercherait à se cacher.\n\n--Montez vite à la chambre, dit le mari.\n\nCette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au\nlieu de vitres aux deux fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun\nde six pieds et hauts de cinq.\n\n--Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement\narrivé qui voulait faire la cour à la jolie femme d'en bas, et auquel\nj'ai prédit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait\nbien se rencontrer avec une balle; si ce chien-là entend parler de Votre\nExcellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera à vous arrêter\nici afin de faire mal noter la Trattoria de la Théodolinde.\n\n«Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et\ndes blessures serrées avec des mouchoirs, le porco s'est donc défendu?\nEn voilà cent fois plus qu'il n'en faut pour vous faire arrêter: je n'ai\npoint acheté de chemise. Il ouvrit sans façon l'armoire du mari et donna\nune de ses chemises à Fabrice qui bientôt fut habillé en riche bourgeois\nde campagne. Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaça\nles habits de Fabrice dans le panier où l'on met le poisson, descendit\nen courant et sortit rapidement par une porte de derrière; Fabrice le\nsuivait.\n\n--Théodolinde, cria-t-il en passant près de la boutique, cache ce\nqui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi,\nPierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien.\n\nLudovic fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des\nplanches fort longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les\nplus larges de ces fossés; Ludovic retirait ces planches après avoir\npassé. Arrivé au dernier canal, il tira la planche avec empressement.\n\n--Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux\nlieues à faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle,\ndit-il à Fabrice, je n'ai point oublié la petite bouteille d'eau-de-vie.\n\n--Elle vient fort à propos: la blessure à la cuisse commence à se faire\nsentir; et d'ailleurs j'ai eu une fière peur dans le bureau de la police\nau bout du pont.\n\n--Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme\nétait la vôtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer\nen un tel lieu. Quant aux blessures, je m'y connais: je vais vous mettre\ndans un endroit bien frais où vous pourrez dormir une heure; la barque\nviendra nous y chercher s'il y a moyen d'obtenir une barque; sinon,\nquand vous serez un peu reposé nous ferons encore deux petites lieues,\net je vous mènerai à un moulin où je prendrai moi-même une barque.\nVotre Excellence a bien plus de connaissances que moi: Madame va être\nau désespoir quand elle apprendra l'accident; on lui dira que vous êtes\nblessé à mort, peut-être même que vous avez tué l'autre en traître. La\nmarquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits\nqui peuvent chagriner Madame. Votre Excellence pourrait écrire.\n\n--Et comment faire parvenir la lettre?\n\n--Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour; en\nun jour et demi ils sont à Parme, donc quatre francs pour le voyage;\ndeux francs pour l'usure des souliers: si la course était faite pour un\npauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le\nservice d'un seigneur, j'en donnerai douze.\n\nQuand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois de vernes et de\nsaules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla à plus d'une heure de là\nchercher de l'encre et du papier.\n\n--Grand Dieu, que je suis bien ici! s'écria Fabrice. Fortune! adieu, je\nne serai jamais archevêque!\n\nA son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas\nl'éveiller. La barque n'arriva que vers le coucher du soleil; aussitôt\nque Ludovic la vit paraître au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux\nlettres.\n\n--Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic\nd'un air peiné, et je crains bien de lui déplaire au fond du coeur, quoi\nqu'elle en dise, si j'ajoute une certaine chose.\n\n--Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et,\nquoi que vous puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur\nfidèle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer\nd'un fort vilain pas.\n\nIl fallut bien d'autres protestations encore pour décider Ludovic à\nparler, et quand enfin il en eut pris la résolution, il commença par une\npréface qui dura bien cinq minutes. Fabrice s'impatienta, puis il se\ndit: «A qui la faute? à notre vanité que cet homme a fort bien vue du\nhaut de son siège.» Le dévouement de Ludovic le porta enfin à courir le\nrisque de parler net.\n\n--Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous\nallez expédier à Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre\nécriture, et par conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre\nExcellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle\naura peut-être honte de mettre sous les yeux de Madame la duchesse ma\npauvre écriture de cocher; mais enfin votre sûreté m'ouvre la bouche,\nquoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne\npourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul\ncompromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m'êtes\napparu au milieu d'un champ avec une écritoire de corne dans une main et\nun pistolet dans l'autre, et que vous m'avez ordonné d'écrire.\n\n--Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'écria Fabrice, et pour vous\nprouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous,\ncopiez ces deux lettres telles qu'elles sont.\n\nLudovic comprit toute l'étendue de cette marque de confiance et y fut\nextrêmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait\nla barque s'avancer rapidement sur le fleuve:\n\n--Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre\nExcellence veut prendre la peine de me les dicter.\n\nLes lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B à la dernière ligne,\net, sur une petite rognure de papier qu'ensuite il chiffonna, il mit en\nfrançais: Croyez A et B. Le piéton devait cacher ce papier froissé dans\nses vêtements.\n\nLa barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers\npar des noms qui n'étaient pas les leurs; ils ne répondirent point et\nabordèrent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les côtés pour\nvoir s'ils n'étaient point aperçus par quelque douanier.\n\n--Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice, voulez-vous que je porte\nmoi-même les lettres à Parme? Voulez-vous que je vous accompagne à\nFerrare?\n\n--M'accompagner à Ferrare est un service que je n'osais presque vous\ndemander. Il faudra débarquer et tâcher d'entrer dans la ville sans\nmontrer le passeport. Je vous dirai que j'ai la plus grande répugnance\nà voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez\nm'acheter un autre passeport.\n\n--Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m'aurait\nvendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante\nfrancs.\n\nL'un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par\nconséquent n'avait pas besoin de passeport à l'étranger pour aller à\nParme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la\nrame, se fit fort de conduire la barque avec l'autre.\n\n--Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées\nappartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois\non fut obligé de se cacher au milieu de petites îles à fleur d'eau,\nchargées de saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer\nles barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita\nde ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses\nsonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par\nl'expression, et ne valaient pas la peine d'être écrits; le singulier,\nc'est que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives\net pittoresques; il devenait froid et commun dès qu'il écrivait. «C'est\nle contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l'on\nsait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les coeurs n'ont rien\nà dire.» Il comprit que le plus grand plaisir qu'il pût faire à ce\nserviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d'orthographe de ses\nsonnets.\n\n--On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic; mais\nsi Votre Excellence daignait me dicter l'orthographe des mots lettre à\nlettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l'orthographe ne fait\npas le génie.\n\nCe ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en\ntoute sûreté dans un bois de vernes, une lieue avant que d'arriver à\nPonte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chènevière,\net Ludovic le précéda à Ferrare; il y loua un petit logement chez un\njuif pauvre, qui comprit tout de suite qu'il y avait de l'argent à\ngagner si l'on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice\nentra dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce\nsecours, la chaleur l'avait frappé sur le fleuve; le coup de couteau\nqu'il avait à la cuisse et le coup d'épée que Giletti lui avait donné\ndans l'épaule, au commencement du combat, s'étaient enflammés et lui\ndonnaient de la fièvre.\n\n\n\n\nCHAPITRE XII\n\n\nLe juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret,\nlequel, comprenant à son tour qu'il y avait de l'argent dans la bourse,\ndit à Ludovic que sa conscience l'obligeait à faire son rapport à la\npolice sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son\nfrère.\n\n--La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frère\nne s'est point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d'une\néchelle, au moment où il tenait à la main un couteau tout ouvert.\n\nLudovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s'il s'avisait\nde céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l'honneur, avant\nde quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert\nà la main. Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le\nblâma fort, mais il n'y avait plus un instant à perdre pour décamper.\nLudovic dit au juif qu'il voulait essayer de faire prendre l'air à son\nfrère; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison\npour n'y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les\nrécits de toutes ces démarches que rend nécessaires l'absence d'un\npasseport: ce genre de préoccupation n'existe plus en France; mais en\nItalie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle passeport.\nUne fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade,\nLudovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte,\net revint prendre Fabrice avec une sediola qu'il avait louée pour faire\ndouze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent conduire\nà travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne;\nils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu'ils purent\ndécouvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un\npeu, ils entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le\npasseport de Giletti: la mort du comédien devait être connue, et il y\navait moins de péril à être arrêtés comme gens sans passeports que comme\nporteurs de passeport d'un homme tué.\n\nLudovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes\nmaisons; il fut convenu qu'il irait prendre langue auprès d'eux. Il leur\ndit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci,\nse sentant le besoin de dormir, l'avait laissé partir seul une heure\navant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village où\nlui, Ludovic, s'arrêterait pour passer les heures de la grande chaleur.\nMais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s'était déterminé à\nretourner sur ses pas; il l'avait retrouvé blessé d'un coup de pierre et\nde plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui\navaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser et\nconduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une\nplace dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d'ajouter, quand\nl'occasion s'en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s'étaient\nenfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs\npasseports.\n\nEn arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n'osant,\nsans passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans\nl'immense église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse;\nbientôt il se sentit tout ranimé. «Ingrat que je suis, se dit-il tout\nà coup, j'entre dans une église, et c'est pour m'y asseoir, comme dans\nun café!» Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la\nprotection évidente dont il était entouré depuis qu'il avait eu le\nmalheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir, c'était\nd'être reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. «Comment, se\ndisait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui\na relu mon passeport jusqu'à trois fois, ne s'est-il pas aperçu que je\nn'ai pas cinq pieds dix pouces, que je n'ai pas trente-huit ans, que je\nne suis pas fort marqué de la petite vérole? Que de grâces je vous dois,\nô mon Dieu! Et j'ai pu tarder jusqu'à ce moment de mettre mon néant à\nvos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c'était à une vaine prudence\nhumaine que je devais le bonheur d'échapper au Spielberg qui déjà\ns'ouvrait pour m'engloutir!»\n\nFabrice passa plus d'une heure dans cet extrême attendrissement, en\nprésence de l'immense bonté de Dieu. Ludovic s'approcha sans qu'il\nl'entendît venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le\nfront caché dans ses mains, releva la tête, et son fidèle serviteur vit\nles larmes qui sillonnaient ses joues.\n\n--Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.\n\nLudovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs\nfois les sept psaumes de la pénitence, qu'il savait par coeur; il\ns'arrêtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa\nsituation présente.\n\nFabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui\nest remarquable, c'est qu'il ne lui vint pas à l'esprit de compter\nparmi ses fautes le projet de devenir archevêque, uniquement parce que\nle comte Mosca était premier ministre, et trouvait cette place et la\ngrande existence qu'elle donne convenables pour le neveu de la duchesse.\nIl l'avait désirée sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait\nsongé, exactement comme à une place de ministre ou de général. Il ne\nlui était point venu à la pensée que sa conscience pût être intéressée\ndans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la\nreligion qu'il devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette\nreligion ôte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend\nsurtout l'examen personnel, comme le plus énorme des péchés; c'est un\npas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l'on est coupable, il\nfaut interroger son curé, ou lire la liste des péchés, telle qu'elle\nse trouve imprimée dans les livres intitulés: Préparation au sacrement\nde la Pénitence. Fabrice savait par coeur la liste des péchés rédigée\nen langue latine, qu'il avait apprise à l'Académie ecclésiastique\nde Naples. Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à l'article du\nmeurtre, il s'était fort bien accusé devant Dieu d'avoir tué un homme,\nmais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y faire\nla moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de\nsimonie (se procurer par de l'argent les dignités ecclésiastiques).\nSi on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand\nvicaire de l'archevêque de Parme, il eût repoussé cette idée avec\nhorreur; mais quoiqu'il ne manquât ni d'esprit ni surtout de logique,\nil ne lui vint pas une seule fois à l'esprit que le crédit du comte\nMosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de\nl'éducation jésuitique: donner l'habitude de ne pas faire attention\nà des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu\ndes traits d'intérêt personnel et de l'ironie de Paris, eût pu, sans\nêtre de mauvaise foi, accuser Fabrice d'hypocrisie au moment même où\nnotre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et\nl'attendrissement le plus profond.\n\nFabrice ne sortit de l'église qu'après avoir préparé la confession qu'il\nse proposait de faire dès le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les\nmarches du vaste péristyle en pierre qui s'élève sur la grande place en\navant de la façade de Saint-Pétrone. Comme après un grand orage l'air\nest plus pur, ainsi l'âme de Fabrice était tranquille, heureuse et comme\nrafraîchie.\n\n--Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il\nà Ludovic en l'abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon;\nje vous ai répondu avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans\nl'église; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! où en sont nos\naffaires?\n\n--Elles vont au mieux: j'ai arrêté un logement, à la vérité bien peu\ndigne de Votre Excellence, chez la femme d'un de mes amis, qui est fort\njolie et de plus intimement liée avec l'un des principaux agents de la\npolice. Demain j'irai déclarer comme quoi nos passeports nous ont été\nvolés; cette déclaration sera prise en bonne part; mais je paierai le\nport de la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir\ns'il existe dans cette commune un nommé Ludovic San-Micheli, lequel a\nun frère, nommé Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, à\nParme. Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien: nous sommes\nsauvés)\n\nFabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic\nde l'attendre un instant, rentra dans l'église presque en courant,\net à peine y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux; il\nbaisait humblement les dalles de pierre. «C'est un miracle, Seigneur,\ns'écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon âme disposée à\nrentrer dans le devoir, vous m'avez sauvé. Grand Dieu! il est possible\nqu'un jour je sois tué dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de\nma mort de l'état où mon âme se trouve en ce moment.» Ce fut avec les\ntransports de la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les\nsept psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il s'approcha d'une\nvieille femme qui était assise devant une grande madone et à côté d'un\ntriangle de fer placé verticalement sur un pied de même métal. Les bords\nde ce triangle étaient hérissés d'un grand nombre de pointes destinées\nà porter les petits cierges que la piété des fidèles allume devant la\ncélèbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand\nFabrice s'approcha; il plaça cette circonstance dans sa mémoire avec\nl'intention d'y réfléchir ensuite plus à loisir.\n\n--Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.\n\n--Deux bajocs pièce.\n\nEn effet ils n'étaient guère plus gros qu'un tuyau de plume, et\nn'avaient pas un pied de long.\n\n--Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?\n\n--Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allumés.\n\n«Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci\nencore est à noter.» Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les\nsept premiers, puis se mit à genoux pour faire son offrande, et dit à la\nvieille femme en se relevant:\n\n--C'est pour grâce reçue.\n\n--Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.\n\n--N'entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse de\nla maison ira vous acheter ce qu'il faut pour déjeuner; elle volera une\nvingtaine de sous et en sera d'autant plus attachée au nouvel arrivant.\n\n--Ceci ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim une grande\nheure de plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d'un enfant, et il\nentra dans un cabaret voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise,\nil vit à une table voisine de celle où il était placé, Pépé, le premier\nvalet de chambre de sa tante, celui-là même qui autrefois était venu à\nsa rencontre jusqu'à Genève. Fabrice lui fit signe de se taire; puis,\naprès avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses\nlèvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisième fois notre\nhéros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se\npromener sur la place.\n\n--Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse\nest horriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné\ndans quelque île du Pô; je vais lui expédier un courrier à l'instant\nmême. Je vous cherche depuis six jours, j'en ai passé trois à Ferrare,\ncourant toutes les auberges.\n\n--Avez-vous un passeport pour moi?\n\n--J'en ai trois différents: l'un avec les noms et les titres de Votre\nExcellence; le second avec votre nom seulement, et le troisième sous un\nnom supposé, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expédition,\nselon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Modène. Il\nne s'agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous\nverrait loger avec plaisir à l'auberge del Pelegrino, dont le maître est\nson ami.\n\nFabrice, ayant l'air de marcher au hasard, s'avança dans la nef droite\nde l'église jusqu'au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se\nfixèrent sur la madone de Cimabué, puis il dit à Pépé en s'agenouillant:\n\n--Il faut que je rende grâces un instant.\n\nPépé l'imita. Au sortir de l'église, Pépé remarqua que Fabrice donnait\nune pièce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l'aumône;\nce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirèrent sur les pas\nde l'être charitable les nuées de pauvres de tout genre qui ornent\nd'ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous voulaient avoir leur part\ndu napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée qui\nl'entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'était pas vrai\nqu'il avait voulu donner son napoléon pour être divisé parmi tous les\npauvres du bon Dieu. Pépé, brandissant sa canne à pomme d'or, leur\nordonna de laisser Son Excellence tranquille.\n\n--Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d'une voix plus perçante,\ndonnez aussi un napoléon d'or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla\nle pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres\nmâles, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite\nsédition. Toute cette foule horriblement sale et énergique criait:\n\n--Excellence.\n\nFabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue; cette scène\nrappela son imagination sur la terre. «Je n'ai que ce que je mérite, se\ndit-il, je me suis frotté à la canaille.»\n\nDeux femmes le suivirent jusqu'à la porte de Saragosse par laquelle il\nsortait de la ville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de\nsa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante\ncolline de San Michele in Bosco, fit le tour d'une partie de la ville en\ndehors des murs, prit un sentier, arriva à cinq cents pas sur la route\nde Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de\nla police un passeport où son signalement était noté d'une façon fort\nexacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie.\nFabrice y remarqua une petite tache d'encre rouge jetée, comme par\nhasard, au bas de la feuille vers l'angle droit. Deux heures plus tard\nil eut un espion à ses trousses, à cause du titre d'Excellence que son\ncompagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique\nson passeport ne portât aucun des titres qui donnent à un homme le droit\nde se faire appeler excellence par ses domestiques.\n\nFabrice vit l'espion, et s'en moqua fort; il ne songeait plus ni aux\npasseports ni à la police, et s'amusait de tout comme un enfant. Pépé,\nqui avait ordre de rester auprès de lui, le voyant fort content de\nLudovic, aima mieux aller porter lui-même de si bonnes nouvelles à\nla duchesse. Fabrice écrivit deux très longues lettres aux personnes\nqui lui étaient chères; puis il eut l'idée d'en écrire une troisième\nau vénérable archevêque Landriani. Cette lettre produisit un effet\nmerveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat avec Giletti.\nLe bon archevêque, tout attendri, ne manqua pas d'aller lire cette\nlettre au prince, qui voulut bien l'écouter, assez curieux de voir\ncomment ce jeune monsignore s'y prenait pour excuser un meurtre aussi\népouvantable. Grâce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince\nainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s'était fait\naider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui\navait l'insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours\ndespotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vérité, comme la\nmode en dispose à Paris.\n\n--Mais, que diable! disait le prince à l'archevêque, on fait faire ces\nchoses-là par un autre; mais les faire soi-même, ce n'est pas l'usage;\net puis on ne tue pas un comédien tel que Giletti, on l'achète.\n\nFabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme.\nDans le fait, il s'agissait de savoir si la mort de ce comédien, qui de\nson vivant gagnait trente-deux francs par mois, amènerait la chute du\nministère ultra et de son chef le comte Mosca.\n\nEn apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs\nd'indépendance que se donnait la duchesse, avait ordonné au fiscal\ngénéral Rassi de traiter tout ce procès comme s'il se fût agi d'un\nlibéral. Fabrice, de son côté, croyait qu'un homme de son rang était\nau-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays où les grands\nnoms ne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, même contre eux. Il\nparlait souvent à Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite\nproclamée; sa grande raison c'est qu'il n'était pas coupable. Sur quoi\nLudovic lui dit un jour:\n\n--Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant d'esprit et\nd'instruction, prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui suis\nson serviteur dévoué; Votre Excellence use de trop de précautions, ces\nchoses-là sont bonnes à dire en public ou devant un tribunal.\n\n«Cet homme me croit un assassin et ne m'en aime pas moins», se dit\nFabrice, tombant de son haut.\n\nTrois jours après le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une\nlettre énorme fermée avec une tresse de soie comme du temps de Louis\nXIV, et adressée à Son Excellence révérendissime Mgr Fabrice del Dongo,\npremier grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine, etc.\n\n«Mais, est-ce que je suis encore tout cela?» se dit-il en riant.\nL'épître de l'archevêque Landriani était un chef-d'oeuvre de logique\net de clarté; elle n'avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et\nracontait fort bien tout ce qui s'était passé à Parme à l'occasion de la\nmort de Giletti.\n\nUne armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la\nville n'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon archevêque; à\nl'exception de la duchesse et de moi, mon très cher fils, tout le monde\ncroit que vous vous êtes donné le plaisir de tuer l'histrion Giletti.\nCe malheur vous fût-il arrivé, ce sont de ces choses qu'on assoupit\navec deux cents louis et une absence de six mois; mais la Raversi veut\nrenverser le comte Mosca à l'aide de cet incident. Ce n'est point\nl'affreux péché du meurtre que le public blâme en vous, c'est uniquement\nla maladresse ou plutôt l'insolence de ne pas avoir daigné recourir à un\nbulo (sorte de fier-à-bras, subalterne).Je vous traduis ici en termes\nclairs les discours qui m'environnent, car depuis ce malheur à jamais\ndéplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus\nconsidérables de la ville pour avoir l'occasion de vous justifier. Et\njamais je n'ai cru faire un plus saint usage du peu d'éloquence que le\nCiel a daigné m'accorder.\n\nLes écailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de\nla duchesse, remplies de transports d'amitié, ne daignaient jamais\nraconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais, si bientôt\nil n'y rentrait triomphant.\n\n«Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait\ncelle de l'archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant\nà moi, tu as changé mon caractère avec cette belle équipée; je suis\nmaintenant aussi avare que le banquier Tombone; j'ai renvoyé tous\nmes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai dicté au comte l'inventaire de ma\nfortune, qui s'est trouvée bien moins considérable que je ne le pensais.\nAprès la mort de l'excellent comte Pietranera, que, par parenthèse,\ntu aurais bien plutôt dû venger, au lieu de t'exposer contre un être\nde l'espèce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et\ncinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que\nj'avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de\nParis, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis\npresque décidée à prendre les trois cent mille francs que me laisse\nle duc, et que je voulais employer en entier à lui élever un tombeau\nmagnifique. Au reste, c'est la marquise Raversi qui est ta principale\nennemie, c'est-à-dire la mienne; si tu t'ennuies seul à Bologne, tu n'as\nqu'à dire un mot, j'irai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de\nchange, etc.»\n\nLa duchesse ne disait mot à Fabrice de l'opinion qu'on avait à Parme sur\nson affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas,\nla mort d'un être ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature\nà être reprochée sérieusement à del Dongo.\n\n--Combien de Giletti nos ancêtres n'ont-ils pas envoyés dans l'autre\nmonde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tête de\nleur en faire un reproche!\n\nFabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le\nvéritable état des choses, se mit à étudier la lettre de l'archevêque.\nPar malheur l'archevêque lui-même le croyait plus au fait qu'il ne\nl'était réellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le\ntriomphe de la marquise Raversi, c'est qu'il était impossible de\ntrouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre\nqui le premier en avait apporté la nouvelle à Parme était à l'auberge\ndu village Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu; la petite Marietta et la\nvieille femme qui lui servait de mère avaient disparu, et la marquise\navait acheté le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait\nmaintenant une déposition abominable.\n\nQuoique la procédure soit environnée du plus profond mystère, écrivait\nle bon archevêque avec son style cicéronien, et dirigée par le fiscal\ngénéral Rassi, dont la seule charité chrétienne peut m'empêcher de dire\ndu mal, mais qui a fait sa fortune en s'acharnant après les malheureux\naccusés comme le chien de chasse après le lièvre; quoique le Rassi,\ndis-je, dont votre imagination ne saurait s'exagérer la turpitude et\nla vénalité, ait été chargé de la direction du procès par un prince\nirrité, j'ai pu lire les trois dépositions du veturino. Par un insigne\nbonheur, ce malheureux se contredit. Et j'ajouterai, parce que je parle\nà mon vicaire général, à celui qui, après moi, doit avoir la direction\nde ce diocèse, que j'ai mandé le curé de la paroisse qu'habite ce\npécheur égaré. Je vous dirai, mon très cher fils, mais sous le secret\nde la confession, que ce curé connaît déjà, par la femme du veturino,\nle nombre d'écus qu'il a reçu de la marquise Raversi; je n'oserai dire\nque la marquise a exigé de lui de vous calomnier, mais le fait est\nprobable. Les écus ont été remis par un malheureux prêtre qui remplit\ndes fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et auquel j'ai été\nobligé d'interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai\npoint du récit de plusieurs autres démarches que vous deviez attendre\nde moi, et qui d'ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre\ncollègue à la cathédrale, et qui d'ailleurs se souvient un peu trop\nquelquefois de l'influence que lui donnent les biens de sa famille dont,\npar la permission divine, il est resté le seul héritier, s'étant permis\nde dire chez M. le comte Zurla, ministre de l'Intérieur, qu'il regardait\ncette bagatelle comme prouvée contre vous (il parlait de l'assassinat du\nmalheureux Giletti), je l'ai fait appeler devant moi, et là, en présence\nde mes trois autres vicaires généraux, de mon aumônier et de deux\ncurés qui se trouvaient dans la salle d'attente, je l'ai prié de nous\ncommuniquer, à nous ses frères, les éléments de la conviction complète\nqu'il disait avoir acquise contre un de ses collègues à la cathédrale;\nle malheureux n'a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le\nmonde s'est élevé contre lui, et quoique je n'aie cru devoir ajouter que\nbien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus témoins du\nplein aveu de son erreur complète, sur quoi je lui ai promis le secret\nen mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assisté\nà cette conférence, sous la condition toutefois qu'il mettrait tout\nson zèle à rectifier les fausses impressions qu'avaient pu causer les\ndiscours par lui proférés depuis quinze jours.\n\nJe ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir\ndepuis longtemps, c'est-à-dire que des trente-quatre paysans employés\nà la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend\nsoldés par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux étaient au\nfond de leur fossé, tout occupés de leurs travaux, lorsque vous vous\nsaisîtes du couteau de chasse et l'employâtes à défendre votre vie\ncontre l'homme qui vous attaquait à l'improviste. Deux d'entre eux, qui\nétaient hors du fossé, crièrent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce\ncri seul montre votre innocence dans tout son éclat. Eh bien! le fiscal\ngénéral Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on\na retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé; dans leur\npremier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri on assassine\nMonseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquième\ninterrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont déclaré qu'ils ne se\nsouvenaient pas bien s'ils avaient entendu directement ce cri ou si\nseulement il leur avait été raconté par quelqu'un de leurs camarades.\nDes ordres sont donnés pour que l'on me fasse connaître la demeure de\nces ouvriers terrassiers, et leurs curés leur feront comprendre qu'ils\nse damnent si, pour gagner quelques écus, ils se laissent aller à\naltérer la vérité.\n\nLe bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en\njuger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se\nservant de la langue latine:\n\nCette affaire n'est rien moins qu'une tentative de changement de\nministère. Si vous êtes condamné, ce ne peut être qu'aux galères ou à\nla mort, auquel cas j'interviendrais en déclarant, du haut de ma chaire\narchiépiscopale, que je sais que vous êtes innocent, que vous avez tout\nsimplement défendu votre vie contre un brigand, et qu'enfin je vous ai\ndéfendu de revenir à Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me\npropose même de stigmatiser, comme il le mérite, le fiscal général; la\nhaine contre cet homme est aussi commune que l'estime pour son caractère\nest rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal prononcera cet arrêt\nsi injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-être même\nles Etats de Parme: dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le comte\nne donne sa démission. Alors, très probablement, le général Fabio Conti\narrive au ministère, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de\nvotre affaire, c'est qu'aucun homme entendu n'est chargé en chef des\ndémarches nécessaires pour mettre au jour votre innocence et déjouer\nles tentatives faites pour suborner des témoins. Le comte croit remplir\nce rôle; mais il est trop grand seigneur pour descendre à de certains\ndétails; de plus, en sa qualité de ministre de la police, il a dû\ndonner, dans le premier moment, les ordres les plus sévères contre vous.\nEnfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable,\nou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette\naffaire.\n\n(Les mots correspondant à notre souverain seigneur et à simule cette\ncroyance étaient en grec, et Fabrice sut un gré infini à l'archevêque\nd'avoir osé les écrire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre,\net la détruisit sur-le-champ.)\n\nFabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre; il était agité\ndes transports de la plus vive reconnaissance: il répondit à l'instant\npar une lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de relever la tête\npour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au\nmoment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. «Je\nvais l'écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus convenable au\ndigne archevêque.» Mais en cherchant à construire de belles phrases\nlatines bien longues, bien imitées de Cicéron, il se rappela qu'un\njour l'archevêque, lui parlant de Napoléon, affectait de l'appeler\nBuonaparte; à l'instant disparut toute l'émotion qui la veille le\ntouchait jusqu'aux larmes. «O roi d'Italie, s'écria-t-il, cette fidélité\nque tant d'autres t'ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta\nmort. Il m'aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui\nle fils d'un bourgeois.» Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas\nperdue, Fabrice y fit quelques changements nécessaires, et l'adressa au\ncomte Mosca.\n\nCe jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle\ndevint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l'aborder.\nElle gagna rapidement un portique désert; là, elle avança encore la\ndentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tête, de\nfaçon à ce qu'elle ne pût être reconnue; puis, se retournant vivement:\n\n--Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi\nlibrement dans la rue?\n\nFabrice lui raconta son histoire.\n\n--Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché!\nVous saurez que je me suis brouillée avec la vieille femme parce qu'elle\nvoulait me conduire à Venise, où je savais bien que vous n'iriez jamais,\npuisque vous êtes sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon\ncollier d'or pour venir à Bologne, un pressentiment m'annonçait le\nbonheur que j'ai de vous y rencontrer; la vieille femme est arrivée deux\njours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à venir chez nous,\nelle vous ferait encore de ces vilaines demandes d'argent qui me font\ntant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal\nque vous savez, et nous n'avons pas dépensé le quart de ce que vous lui\ndonnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à l'auberge du Pelegrino,\nce serait une publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue\ndéserte, et à l'Ave Maria (la tombée de la nuit), je me trouverai ici,\nsous ce même portique.\n\nCes mots dits, elle prit la fuite.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIII\n\n\nToutes les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition imprévue\nde cette aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une\njoie et une sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver\nheureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu'il\nadressait à la duchesse; ce fut au point qu'elle en prit de l'humeur.\nA peine si Fabrice le remarqua; seulement il écrivit en signes abrégés\nsur le cadran de sa montre: «Quand j'écris à la D. ne jamais dire quand\nj'étais prélat, quand j'étais homme d'église; cela la fâche.» Il avait\nacheté deux petits chevaux dont il était fort content: il les attelait\nà une calèche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait\naller voir quelqu'un de ces sites ravissants des environs de Bologne;\npresque tous les soirs il la conduisait à la Chute du Reno. Au retour,\nil s'arrêtait chez l'aimable Crescentini, qui se croyait un peu le père\nde la Marietta.\n\n«Ma foi! si c'est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour\nun homme de quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser», se dit\nFabrice. Il oubliait qu'il n'allait jamais au café que pour lire Le\nConstitutionnel, et que, parfaitement inconnu à tout le beau monde\nde Bologne, les jouissances de vanité n'entraient pour rien dans sa\nfélicité présente. Quand il n'était pas avec la petite Marietta, on\nle voyait à l'Observatoire, où il suivait un cours d'astronomie; le\nprofesseur l'avait pris en grande amitié et Fabrice lui prêtait ses\nchevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la\nMontagnola.\n\nIl avait en exécration de faire le malheur d'un être quelconque, si peu\nestimable qu'il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu'il vît\nla vieille femme; mais un jour qu'elle était à l'église, il monta chez\nla mammacia qui rougit de colère en le voyant entrer. «C'est le cas de\nfaire le del Dongo», se dit Fabrice.\n\n--Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée?\ns'écria-t-il de l'air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris\nau balcon des Bouffes.\n\n--Cinquante écus.\n\n--Vous mentez comme toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n'aurez\npas un centime.\n\n--Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme,\nquand nous avons eu le malheur de vous connaître; moi je gagnais douze\nécus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers\nde ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti\nfaisait un cadeau à la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus.\n\n--Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais\nsi vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j'étais\nun impresario; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et\nvingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais\nbanqueroute.\n\n--Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine,\nrépondit la vieille femme d'un ton furieux; nous perdons l'avviamento\n(l'achalandage). Quand nous aurons l'énorme malheur d'être privées\nde la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues\nd'aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas\nd'engagement, et par vous, nous mourrons de faim.\n\n--Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant.\n\n--Je n'irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau\nde la police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le\nfroc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que\nmoi.\n\nFabrice avait déjà descendu quelques marches de l'escalier, il revint.\n\n--D'abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais\nsi tu t'avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d'un\ngrand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau\nque recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour\nsix mois à l'hôpital, et sans tabac.\n\nLa vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu'elle\nvoulut baiser:\n\n--J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la\nMarietta et à moi. Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour\nun niais; et pensez-y bien, d'autres que moi pourront commettre la\nmême erreur; je vous conseille d'avoir habituellement l'air plus grand\nseigneur.\n\nPuis elle ajouta avec une impudence admirable:\n\n--Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme l'hiver n'est pas bien\néloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons\nhabits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est\nsur la place Saint-Pétrone.\n\nL'amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de\nl'amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même\ngenre qu'il aurait pu trouver auprès de la duchesse.\n\n«Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois,\nque je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et\npassionnée qu'ils appellent de l'amour? Parmi les liaisons que le hasard\nm'a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont\nla présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable\nà une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu'on appelle amour,\najoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J'aime sans doute, comme\nj'ai bon appétit à six heures! Serait-ce cette propension quelque peu\nvulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour de\nTancrède? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que\nles autres hommes? Mon âme manquerait d'une passion, pourquoi cela? ce\nserait une singulière destinée!»\n\nA Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré\ndes femmes qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position\nqu'occupaient dans le monde les adorateurs qu'elles lui avaient\nsacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice\navait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide. «Or, se\ndisait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute\ntrès vif, d'être bien avec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse\nSanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un\njour la poule aux oeufs d'or. C'est à la duchesse que je dois le seul\nbonheur que j'aie jamais éprouvé par les sentiments tendres; mon amitié\npour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre\nexilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs\nde Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d'automne\nj'étais obligé, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sur\nle ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui\nvoulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute\npuissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long; mon\npère m'avait assigné une pension de douze cents francs, et se croyait\ndamné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes soeurs se\nlaissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques\npetits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d'être généreux me perçait\nle coeur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune\nnoblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque\nfat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans\nses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n'étais pas autre chose.\nJ'aurais donné ou reçu quelque bon coup d'épée qui m'eût conduit à la\nforteresse de Fenestrelles, ou bien j'eusse de nouveau été me réfugier\nen Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J'ai le bonheur\nde devoir à la duchesse l'absence de tous ces maux; de plus, c'est elle\nqui sent pour moi les transports d'amitié que je devrais éprouver pour\nelle.\n\n«Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal\ntriste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j'ai\nune excellente voiture, ce qui m'a empêché de connaître l'envie et tous\nles sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde\ntoujours de ce que je ne prends pas assez d'argent chez le banquier.\nVeux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je perdre l'unique\namie que j'aie au monde? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit\nde dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour\nlaquelle j'ai l'amitié la plus passionnée: Je t'aime, moi qui ne sais pas\nce que c'est qu'aimer d'amour. Elle passerait la journée à me faire un\ncrime de l'absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta,\nau contraire, qui ne voit pas dans mon coeur et qui prend une caresse\npour un transport de l'âme, me croit fou d'amour, et s'estime la plus\nheureuse des femmes.\n\n«Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on\nappelle, je crois, l'amour, que pour cette jeune Aniken de l'auberge de\nZonders, près de la frontière de Belgique.»\n\nC'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mauvaises\nactions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable\npique de vanité s'empara de ce coeur rebelle à l'amour, et le conduisit\nfort loin. En même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta\nF***, sans contredit l'une des premières chanteuses de notre époque,\net peut-être la femme la plus capricieuse que l'on ait jamais vue.\nL'excellent poète Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux\nsonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme\ndes derniers gamins de carrefours.\n\nVouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être\ncontente que dans l'inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis\nque le monde l'adore, la Fausta a ces défauts et bien d'autres encore.\nDonc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies\nses caprices. As-tu le bonheur de l'entendre, tu t'oublies toi-même, et\nl'amour fait de toi, en un moment, ce que Circé fit jadis des compagnons\nd'Ulysse.\n\nPour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes\nfavoris et de la haute insolence du jeune comte M***, au point de n'être\npas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les\nrues de Bologne, et fut choqué de l'air de supériorité avec lequel il\noccupait le pavé, et daignait montrer ses grâces au public. Ce jeune\nhomme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze\nlui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu'environné\nde huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revêtus de sa livrée,\net qu'il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia.\nLes regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce\nterrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut\nétonné de l'angélique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de\npareil; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un\nbeau contraste avec la placidité de sa vie présente. «Serait-ce enfin\nlà de l'amour?» se dit-il. Fort curieux d'éprouver ce sentiment, et\nd'ailleurs amusé par l'action de braver ce comte M***, dont la mine\nétait plus terrible que celle d'aucun tambour-major, notre héros se\nlivra à l'enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais\nTanari, que le comte M*** avait loué pour la Fausta.\n\nUn jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire\napercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués\nlancés par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais\nTanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant\nce palais. La Fausta, cachée derrière ses persiennes, attendait\nce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de toute la terre,\ndevint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos\nridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une\nlettre qui ne contenait que ces mots:\n\nM. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino,\nvia Larga, nº 79.\n\nLe comte M***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous\nlieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente\ndomestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.\n\nFabrice en écrivait d'autres à la Fausta; M*** mit des espions autour\nde ce rival, qui peut-être ne déplaisait pas; d'abord il apprit son\nvéritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer\nà Parme. Peu de jours après, le comte M***, ses buli, ses magnifiques\nchevaux et la Fausta partirent pour Parme.\n\nFabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le\nbon Ludovic fit des remontrances pathétiques; Fabrice l'envoya promener,\net Ludovic, fort brave lui-même, l'admira; d'ailleurs ce voyage le\nrapprochait de la jolie maîtresse qu'il avait à Casal-Maggiore. Par les\nsoins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon\nentrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. «Pourvu,\nse dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n'aie\naucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni\navec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante\nque j'allais à la recherche de l'amour, cette belle chose que je n'ai\njamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je\nne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j'aime, ou\nsa personne?» Ne songeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice\navait arboré des moustaches et des favoris presque aussi terribles que\nceux du comte M***, ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier\ngénéral non à Parme, c'eût été trop imprudent, mais dans un village\ndes environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca où était le\nchâteau de sa tante. D'après les conseils de Ludovic, il s'annonça\ndans ce village comme le valet de chambre d'un grand seigneur anglais\nfort original qui dépensait cent mille francs par an pour se donner le\nplaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où\nil était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit\npalais que le comte M*** avait loué pour la belle Fausta était situé à\nl'extrémité méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route\nde Sacca, et les fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées\nde grands arbres qui s'étendent sous la haute tour de la citadelle.\nFabrice n'était point connu dans ce quartier désert; il ne manqua pas de\nfaire suivre le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de sortir\nde chez l'admirable cantatrice, il eut l'audace de paraître dans la rue\nen plein jour; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et\nbien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui\nparfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les\nfenêtres de la Fausta: après avoir préludé, ils chantèrent assez bien\nune cantate en son honneur. La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua\nfacilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de\nla rue, la salua d'abord, puis se mit à lui adresser des regards fort\npeu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice,\nelle eut bientôt reconnu l'auteur des lettres passionnées qui avaient\namené son départ de Bologne. «Voilà un être singulier, se dit-elle, il\nme semble que je vais l'aimer. J'ai cent louis devant moi, je puis fort\nbien planter là ce terrible comte M***. Au fait, il manque d'esprit et\nd'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.»\n\nLe lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze\nheures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville,\ndans cette même église de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son\ngrand-oncle, l'archevêque Ascanio del Dongo, il osa l'y suivre. A la\nvérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des\ncheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui\nétait celle des flammes qui brûlaient son coeur, il fit un sonnet que la\nFausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer\nsur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice\ntrouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de\nprogrès réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance\nde singularité; elle a dit depuis qu'elle avait peur de lui. Fabrice\nn'était plus retenu que par un reste d'espoir d'arriver à sentir ce\nqu'on appelle de l'amour, mais souvent il s'ennuyait.\n\n--Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n'êtes point\namoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants.\nD'ailleurs vous n'avancez point; par pure vergogne, décampons.\n\nFabrice allait partir au premier moment d'humeur, lorsqu'il apprit\nque la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. «Peut-être\nque cette voix sublime achèvera d'enflammer mon coeur», se dit-il;\net il osa bien s'introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux\nle connaissaient. Qu'on juge de l'émotion de la duchesse, lorsque\ntout à fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée\nde chasseur, debout près de la porte du grand salon; cette tournure\nrappelait quelqu'un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui\napprit l'insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait\ntrès bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort;\nle comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait\nd'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur qu'autant que\nla duchesse serait heureuse.\n\n--Je le sauverai de lui-même, dit-il à son amie; jugez de la joie de nos\nennemis si on l'arrêtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent\nhommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai fait demander les clefs\ndu grand château d'eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et\njusqu'ici ne peut l'enlever au comte M*** qui donne à cette folle une\nexistence de reine.\n\nLa physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice\nn'était donc qu'un libertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre\net sérieux.\n\n--Et ne pas nous voir! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner!\ndit-elle enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne!\n\n--J'estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous\ncompromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre\nraconter.\n\nLa Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait: le\nlendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce\ngrand jeune homme habillé en chasseur, elle parla au comte M*** d'un\nattentif inconnu.\n\n--Où le voyez-vous? dit le comte furieux.\n\n--Dans les rues, à l'église, répondit la Fausta interdite. Aussitôt\nelle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui\npouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie\nd'un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans\ndoute c'était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque\nprince. A ce mot, le comte M***, qui ne brillait pas par la justesse\ndes aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce\nrival n'était autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune\nhomme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs,\nprécepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir qu'après avoir tenu\nconseil, lançait d'étranges regards sur toutes les femmes passables\nqu'il lui était permis d'approcher. Au concert de la duchesse, son rang\nl'avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé,\nà trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement\nchoqué le comte M***. Cette folie d'exquise vanité: avoir un prince pour\nrival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par\ncent détails naïvement donnés.\n\n--Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des\nFarnèse à laquelle appartient ce jeune homme?\n\n--Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n'ai point de bâtardise\ndans ma famille 6.\n\nLe hasard voulut que jamais le comte M*** ne dût voir à son aise ce\nrival prétendu; ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un\nprince pour antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise\nn'appelaient point Fabrice à Parme, il se tenait dans les bois vers\nSacca et les bords du Pô. Le comte M*** était bien plus fier, mais aussi\nplus prudent depuis qu'il se croyait en passe de disputer le coeur de\nla Fausta à un prince; il la pria fort sérieusement de mettre la plus\ngrande retenue dans toutes ses démarches. Après s'être jeté à ses genoux\nen amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son honneur\nétait intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe du jeune prince.\n\n--Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais; moi, je n'ai\njamais vu de prince à mes pieds.\n\n--Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne\npourrai-je pas me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il\nsortit en fermant les portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté\nen ce moment, il gagnait son procès.\n\n--Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle\naprès le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a\npénétré dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me\nfaites pas souvenir que je puis tout sur vous!\n\n--Ah! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta; si je savais où te prendre!\n\nLa vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau\ntoujours environné de flatteurs. La passion très véritable que le comte\nM*** avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur: il ne fut point\narrêté par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique\ndu souverain chez lequel il se trouvait; de même qu'il n'eut point\nl'esprit de chercher à voir ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne\npouvant autrement l'attaquer, M*** osa songer à lui donner un ridicule.\n«Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il, eh! que\nm'importe?» S'il eût cherché à reconnaître la position de l'ennemi,\nle comte M*** eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais\nsans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de\nl'étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu'on lui permît au\nmonde, était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais\noccupé par la Fausta et où la bonne compagnie de Parme faisait foule,\nétait environné d'observateurs; M*** savait heure par heure ce qu'elle\nfaisait et surtout ce qu'on faisait autour d'elle. L'on peut louer ceci\ndans les précautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n'eut\nd'abord aucune idée de ce redoublement de surveillance. Les rapports\nde tous ses agents disaient au comte M*** qu'un homme fort jeune,\nportant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous\nles fenêtres de la Fausta, mais toujours avec un déguisement nouveau.\n«Evidemment, c'est le jeune prince, se dit M***, autrement pourquoi\nse déguiser? et parbleu! un homme comme moi n'est pas fait pour lui\ncéder. Sans les usurpations de la république de Venise, je serais prince\nsouverain, moi aussi.»\n\nLe jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur\nplus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre\naux empressements de l'inconnu. «Je puis partir à l'instant avec cette\nfemme, se dit M***! Mais quoi! à Bologne, j'ai fui devant del Dongo; ici\nje fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait\npenser qu'il a réussi à me faire peur! Et pardieu! je suis d'aussi bonne\nmaison que lui.» M*** était furieux, mais, pour comble de misère, tenait\navant tout à ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu'il savait\nmoqueuse, le ridicule d'être jaloux. Le jour de San Stefano donc, après\navoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un\nempressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur\nles onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe à l'église de\nSaint-Jean. Le comte M*** revint chez lui, prit l'habit noir râpé d'un\njeune élève en théologie, et courut à Saint-Jean; il choisit sa place\nderrière un des tombeaux que ornent la troisième chapelle à droite; il\nvoyait tout ce qui se passait dans l'église par-dessous le bras d'un\ncardinal que l'on a représenté à genoux sur sa tombe; cette statue ôtait\nla lumière au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. Bientôt\nil vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle était en grande\ntoilette, et vingt adorateurs appartenant à la plus haute société lui\nfaisaient cortège. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur\nses lèvres. «Il est évident, se dit le malheureux jaloux, qu'elle compte\nrencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que depuis longtemps peut-être,\ngrâce à moi, elle n'a pu voir.» Tout à coup, le bonheur le plus vif\nsembla redoubler dans les yeux de la Fausta. «Mon rival est présent», se\ndit M***, et sa fureur de vanité n'eut plus de bornes. «Quelle figure\nest-ce que je fais ici, servant de pendant à un jeune prince qui se\ndéguise?» Mais quelques efforts qu'il pût faire, jamais il ne parvint à\ndécouvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts.\n\nA chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les\nparties de l'église, finissait par arrêter des regards chargés d'amour\net de bonheur, sur le coin obscur où M*** s'était caché. Dans un coeur\npassionné, l'amour est sujet à exagérer les nuances les plus légères, il\nen tire les conséquences les plus ridicules, le pauvre M*** ne finit-il\npas par se persuader que la Fausta l'avait vu, que malgré ses efforts,\ns'étant aperçue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher\net en même temps l'en consoler par ces regards si tendres.\n\nLe tombeau du cardinal, derrière lequel M*** s'était placé en\nobservation, était élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre\nde Saint-Jean. La messe à la mode finie vers les une heure, la plupart\ndes fidèles s'en allèrent, et la Fausta congédia les beaux de la villes\nsous un prétexte de dévotion; restée agenouillée sur sa chaise, ses\nyeux, devenus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M***;\ndepuis qu'il n'y avait plus que peu de personnes dans l'église, ses\nregards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entière,\navant de s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de\ndélicatesse, se disait le comte M*** se croyant regardé! Enfin la\nFausta se leva et sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains,\nquelques mouvements singuliers.\n\nM***, ivre d'amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie,\nquittait sa place pour voler au palais de sa maîtresse et la remercier\nmille et mille fois, lorsqu'en passant devant le tombeau du cardinal\nil aperçut un jeune homme tout en noir; cet être funeste s'était tenu\njusque-là agenouillé tout contre l'épitaphe du tombeau, et de façon à\nce que les regards de l'amant jaloux qui le cherchaient dussent passer\npar-dessus sa tête et ne point le voir.\n\nCe jeune homme se leva, marcha vite et fut à l'instant même environné\npar sept à huit personnages assez gauches, d'un aspect singulier et qui\nsemblaient lui appartenir. M*** se précipita sur ses pas, mais, sans\nqu'il y eût rien de trop marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme\nle tambour de bois de la porte d'entrée, par ces hommes gauches qui\nprotégeaient son rival; enfin, lorsque après eux il arriva à la rue, il\nne put que voir fermer la portière d'une voiture de chétive apparence,\nlaquelle, par un contraste bizarre, était attelée de deux excellents\nchevaux, et en un moment fut hors de sa vue.\n\nIl rentra chez lui haletant de fureur; bientôt arrivèrent ses\nobservateurs, qui lui rapportèrent froidement que ce jour-là, l'amant\nmystérieux, déguisé en prêtre, s'était agenouillé fort dévotement,\ntout contre un tombeau placé à l'entrée d'une chapelle obscure de\nl'église de Saint-Jean. La Fausta était restée dans l'église jusqu'à ce\nqu'elle fût à peu près déserte, et alors elle avait échangé rapidement\ncertains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des\ncroix. M*** courut chez l'infidèle; pour la première fois elle ne put\ncacher son trouble; elle raconta avec la naïveté menteuse d'une femme\npassionnée, que comme de coutume elle était allée à Saint-Jean, mais\nqu'elle n'y avait pas aperçu cet homme qui la persécutait. A ces mots,\nM***, hors de lui, la traita comme la dernière des créatures, lui dit\ntout ce qu'il avait vu lui-même, et la hardiesse des mensonges croissant\navec la vivacité des accusations, il prit son poignard et se précipita\nsur elle. D'un grand sang-froid la Fausta lui dit:\n\n--Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai\nessayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des\nprojets de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux;\ncar, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, l'homme qui me\npersécute de ses soins est fait pour ne pas trouver d'obstacles à ses\nvolontés, du moins en ce pays.\n\nAprès avoir rappelé fort adroitement qu'après tout M*** n'avait aucun\ndroit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n'irait\nplus à l'église de Saint-Jean. M*** était éperdument amoureux, un peu\nde coquetterie avait pu se joindre à la prudence dans le coeur de cette\njeune femme, il se sentit désarmer. Il eut l'idée de quitter Parme; le\njeune prince, si puissant qu'il fût, ne pourrait le suivre, ou s'il\nle suivait ne serait plus que son égal. Mais l'orgueil représenta de\nnouveau que ce départ aurait toujours l'air d'une fuite, et le comte\nM*** se défendit d'y songer.\n\n«Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la\ncantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une\nfaçon précieuse!»\n\nFabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenêtres\nde la cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la\nplaisanterie commença à lui sembler longue. Il avait des remords. «Dans\nquelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre\nde la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour\ncasser le cou à sa fortune! Mais si j'abandonne un projet si longtemps\nsuivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d'amour?»\n\nUn soir que prêt à quitter la partie il se faisait ainsi la morale en\nrôdant sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la\ncitadelle, il remarqua qu'il était suivi par un espion de fort petite\ntaille; ce fut en vain que pour s'en débarrasser il alla passer par\nplusieurs rues, toujours cet être microscopique semblait attaché à ses\npas. Impatienté, il courut dans une rue solitaire située le long de la\nParma, et où ses gens étaient en embuscade; sur un signe qu'il fit ils\nsautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux:\nc'était la Bettina, femme de chambre de la Fausta; après trois jours\nd'ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du\ncomte M***, dont sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait\nentrepris de venir dire à Fabrice qu'on l'aimait à la passion et qu'on\nbrûlait de le voir; mais on ne pouvait plus paraître à l'église de\nSaint-Jean. «Il était temps, se dit Fabrice, vive l'insistance!»\n\nLa petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à\nses rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les\nrues où il avait passé ce soir-là étaient soigneusement gardées, sans\nqu'il y parût, par des espions de M***. Ils avaient loué des chambres au\nrez-de-chaussée ou au premier étage, cachés derrière les persiennes et\ngardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans\nla rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu'on y disait.\n\n--Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'étais\npoignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre\nmaîtresse avec moi.\n\nCette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.\n\n--Le comte M***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait qu'il est\ncapable de tout... Elle m'a chargée de vous dire qu'elle voudrait être à\ncent lieues d'ici avec vous!\n\nAlors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de\nM***, qui n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la\nFausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait\ntiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa\nprésence d'esprit, elle était perdue.\n\nFabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il\navait près de là. Il lui raconta qu'il était de Turin, fils d'un grand\npersonnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l'obligeait à\ngarder beaucoup de ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu'il\nétait bien plus grand seigneur qu'il ne voulait paraître. Notre héros\neut besoin d'un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille\nle prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire\nlui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice; elle\navait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de\nlui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu'elle\navait deviné juste:\n\n--Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion\ndont j'ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de\ncesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants\ndrôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer\nl'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa présence.\n\nVers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs\nprojets de rendez-vous pour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic\net un autre de ses gens fort adroit, qui s'entendirent avec la Bettina,\npendant qu'il écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante; la\nsituation comportait toutes les exagérations de la tragédie et Fabrice\nne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'il se sépara\nde la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.\n\nIl avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était\nd'accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres\ndu petit palais que lorsqu'on pourrait l'y recevoir, et alors il y\naurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant près\ndu dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux\nlieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à cheval, et\nbien accompagné, chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors\nà la mode et dont il changeait les paroles. «N'est-ce pas ainsi qu'en\nagissent messieurs les amants?» se disait-il.\n\nDepuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un rendez-vous, toute\ncette chasse semblait bien longue à Fabrice. «Non, je n'aime point,\nse disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais;\nla Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c'est par\nelle que je voudrais être reçu en ce moment.» Fabrice, s'ennuyant\nassez, retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du palais de\nla Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d'entre\neux saisirent la bride de son cheval, deux autres s'emparèrent de ses\nbras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se\nsauver; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l'affaire\nd'un instant: cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un\nclin d'oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien\narmés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le\nretenaient; il chercha à se faire jour; il blessa même un des hommes qui\nlui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux; mais il fut\nbien étonné d'entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:\n\n--Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui\nvaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en\ntirant l'épée contre mon prince.\n\n«Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai\ndamné pour un péché qui ne me semblait point aimable.»\n\nA peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs\nlaquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et\npeinte d'une façon bizarre: c'était une de ces chaises grotesques dont\nles masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à\nla main, prièrent Son Altesse d'y entrer, lui disant que l'air frais\nde la nuit pourrait nuire à sa voix; on affectait les formes les plus\nrespectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant, et\npresque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la\nrue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait\nêtre une heure du matin, tout le monde s'était mis aux fenêtres, la\nchose se passait avec une certaine gravité. «Je craignais des coups de\npoignard de la part du comte M***, se dit Fabrice; il se contente de\nse moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il\nréellement avoir affaire au prince? s'il sait que je ne suis que\nFabrice, gare les coups de dague!»\n\nCes cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés,\naprès s'être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent\nparader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés\naux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre\nà Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne\nperdit point la tête: à l'aide de la clarté que répandaient les torches,\nil voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que\npossible. Fabrice se disait: Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose\nattaquer. De l'intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort\nbien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés\njusqu'aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de\nle soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que\nl'on allait passer à l'extrémité de la rue où était situé le palais\nSanseverina.\n\nComme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte\nde la chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l'un des bâtons,\nrenverse d'un coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa\ntorche au visage; il reçoit un coup de dague dans l'épaule, un second\nestafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice\narrive à Ludovic auquel il crie:\n\n--Tue! tue tout ce qui porte des torches!\n\nLudovic donne des coups d'épée et le délivre de deux hommes qui\ns'attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'à la\nporte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait ouvert la\npetite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait\ntout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et\nferme derrière lui cette porte en miniature; il court au jardin et\ns'échappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure\naprès, il était hors de la ville, au jour il passait la frontière des\nEtats de Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne.\n«Voici une belle expédition, se dit-il; je n'ai pas même pu parler à\nma belle.» Il se hâta d'écrire des lettres d'excuses au comte et à la\nduchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans\nson coeur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. «J'étais amoureux\nde l'amour, disait-il à la duchesse; j'ai fait tout au monde pour le\nconnaître, mais il paraît que la nature m'a refusé un coeur pour aimer\net être mélancolique; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire\nplaisir, etc.»\n\nOn ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans Parme.\nLe mystère excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les\nflambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et\nenvers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain\naucun personnage connu ne manqua dans la ville.\n\nLe petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé\ndisait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les\nhabitants osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent d'autres\ntraces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de\nvingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes\nd'Italie sont accoutumées à des spectacles singuliers, mais toujours\nelles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette\noccurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler\nuniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence\ndu comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu\nenlever la Fausta au comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait\npris la fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte,\nla Fausta fut mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une\npetite injustice que le comte dut se permettre pour arrêter tout à fait\nla curiosité du prince, qui autrement eût pu arriver jusqu'au nom de\nFabrice.\n\nOn voyait à Parme un savant homme arrivé du nord pour écrire\nune histoire du Moyen Age; il cherchait des manuscrits dans les\nbibliothèques, et le comte lui avait donné toutes les autorisations\npossibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il\ncroyait, par exemple, que tout le monde à Parme cherchait à se moquer\nde lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois à\ncause d'une immense chevelure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant\ncroyait qu'à l'auberge on lui demandait des prix exagérés de toutes\nchoses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le\nprix dans le voyage d'une Mme Starke qui est arrivé à une vingtième\nédition, parce qu'il indique à l'Anglais prudent le prix d'un dindon,\nd'une pomme, d'un verre de lait, etc.\n\nLe savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette\npromenade forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de\npetits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous\nd'une pêche médiocre. On l'arrêta, car porter de petits pistolets est un\ngrand crime!\n\nComme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l'idée, le\nlendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire\nqui, ayant prétendu enlever la Fausta au comte M***, avait été mystifié.\nLe port des pistolets de poche est puni de trois ans de galère à Parme;\nmais cette peine n'est jamais appliquée. Après quinze jours de prison,\npendant lesquels le savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avait fait\nune peur horrible des lois atroces dirigées par la pusillanimité des\ngens au pouvoir contre les porteurs d'armes cachées, un autre avocat\nvisita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M***\nà un rival qui était resté inconnu.\n\n--La police ne veut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est\nce rival: Avouez que vous vouliez plaire à la Fausta, que cinquante\nbrigands vous ont enlevé comme vous chantiez sous sa fenêtre, que\npendant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous\nadresser autre chose que des honnêtetés. Cet aveu n'a rien d'humiliant,\non ne vous demande qu'un mot. Aussitôt après qu'en le prononçant vous\naurez tiré la police d'embarras, elle vous embarque sur une chaise de\nposte et vous conduit à la frontière où l'on vous souhaite le bonsoir.\n\nLe savant résista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut\nsur le point de le faire amener au ministère de l'Intérieur, et de se\ntrouver présent à l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus\nquand l'historien, ennuyé, se détermina à tout avouer et fut conduit à\nla frontière. Le prince resta convaincu que le rival du comte M*** avait\nune forêt de cheveux rouges.\n\nTrois jours après la promenade, comme Fabrice qui se cachait à Bologne\norganisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte M***,\nil apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne\nsur la route de Florence. Le comte n'avait que trois de ses buli avec\nlui; le lendemain, au moment où il rentrait de la promenade, il fut\nenlevé par huit hommes masqués qui se donnèrent à lui pour des sbires de\nParme. On le conduisit, après lui avoir bandé les yeux, dans une auberge\ndeux lieues plus avant dans la montagne, où il trouva tous les égards\npossibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins\nd'Italie et d'Espagne.\n\n--Suis-je donc prisonnier d'Etat? dit le comte.\n\n--Pas le moins du monde! lui répondit fort poliment Ludovic masqué.\nVous avez offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire\npromener en chaise à porteurs; demain matin, il veut se battre en\nduel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de\nl'argent et des relais préparés sur la route de Gênes.\n\n--Quel est le nom du fier-à-bras? dit le comte irrité.\n\n--Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins,\nbien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure!\n\n--C'est donc un assassinat! dit le comte M***, effrayé.\n\n--A Dieu ne plaise! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune\nhomme que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit,\net qui resterait déshonoré si vous restiez en vie. L'un de vous deux est\nde trop sur la terre, ainsi tâchez de le tuer; vous aurez des épées,\ndes pistolets, des sabres, toutes les armes qu'on a pu se procurer en\nquelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est\nfort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu'elle\nempêche ce duel nécessaire à l'honneur du jeune homme dont vous vous\nêtes moqué.\n\n--Mais si ce jeune homme est un prince...\n\n--C'est un simple particulier comme vous, et même beaucoup moins riche\nque vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous\nbattre, je vous en avertis.\n\n--Je ne crains rien au monde! s'écria M***.\n\n--C'est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua\nLudovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie;\nelle sera attaquée par un homme qui a raison d'être fort en colère et\nqui ne vous ménagera pas; je vous répète que vous aurez le choix des\narmes; et faites votre testament.\n\nVers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au\ncomte M***, puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé,\net on l'engagea à passer dans la cour d'une auberge de campagne; cette\ncour était environnée de haies et de murs assez hauts, et les portes en\nétaient soigneusement fermées.\n\nDans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M*** à\ns'approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie,\ndeux pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de l'encre; une\nvingtaine de paysans étaient aux fenêtres de l'auberge qui donnaient sur\nla cour. Le comte implora leur pitié.\n\n--On veut m'assassiner! s'écriait-il; sauvez-moi la vie!\n\n--Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était\nà l'angle opposé de la cour, à côté d'une table chargée d'armes.\n\nIl avait mis habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques\nen fils de fer qu'on trouve dans les salles d'armes.\n\n--Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil de fer\nqui est près de vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des\npistolets; comme on vous l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes.\n\nLe comte M*** élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort\ncontrarié de se battre; Fabrice, de son côté, redoutait l'arrivée de\nla police, quoique l'on fût dans la montagne à cinq grandes lieues de\nBologne; il finit par adresser à son rival les injures les plus atroces;\nenfin il eut le bonheur de mettre en colère le comte M***, qui saisit\nune épée et marcha sur Fabrice; le combat s'engagea assez mollement.\n\nAprès quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre\nhéros avait bien senti qu'il se jetait dans une action, qui, pendant\ntoute sa vie, pourrait être pour lui un sujet de reproches ou du moins\nd'imputations calomnieuses. Il avait expédié Ludovic dans la campagne\npour lui recruter des témoins. Ludovic donna de l'argent à des étrangers\nqui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des\ncris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de l'homme qui payait.\nArrivés à l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux,\net de voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en\ntraître et prenait sur l'autre des avantages illicites.\n\nLe combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait\nà recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.\n\n--Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être\nbrave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux\npayer des gens qui sont braves.\n\nLe comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu'il avait longtemps\nfréquenté la salle d'armes du fameux Battistin à Naples, et qu'il allait\nchâtier son insolence; la colère du comte M*** ayant enfin reparu, il\nse battit avec assez de fermeté, ce qui n'empêcha point Fabrice de lui\ndonner un fort beau coup d'épée dans la poitrine, qui le retint au lit\nplusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui\ndit à l'oreille:\n\n--Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans\nvotre lit.\n\nFabrice se sauva dans Florence; comme il s'était tenu caché à Bologne,\nce fut à Florence seulement qu'il reçut toutes les lettres de reproches\nde la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d'être venu à son concert\net de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres\ndu comte Mosca, elles respiraient une franche amitié et les sentiments\nles plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de\nfaçon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement\nau duel; la police fut d'une justice parfaite: elle constata que deux\nétrangers, dont l'un seulement, le blessé, était connu (le comte M***)\ns'étaient battus à l'épée, devant plus de trente paysans, au milieu\ndesquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui\navait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom\nde Joseph Bossi n'avait point été prononcé, moins de deux mois après,\nFabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée\nle condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle\nde l'amour. C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquer fort au\nlong à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait\npassionnément alors retrouver les charmantes soirées qu'il passait entre\nle comte et sa tante. Il n'avait pas revu depuis eux les douceurs de la\nbonne compagnie.\n\nJe me suis tant ennuyé à propos de l'amour que je voulais me donner et\nde la Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice\nme fût-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller\nla sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que\nj'aille jusqu'à Paris où je vois qu'elle débute avec un succès fou. Je\nferais toutes les lieues possibles pour passer une soirée avec toi et\navec ce comte si bon pour ses amis.\n\n\n\n\nLIVRE SECOND\n\n Par ses cris continuels, cette république nous\n empêcherait de jouir de la meilleure des monarchies.\n (Chap. xxiii.)\n\n\n\n\nCHAPITRE XIV\n\n\nPendant que Fabrice était à la chasse de l'amour dans un village voisin\nde Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près de\nlui, continuait à traiter son affaire comme s'il eût été un libéral:\nil feignit de ne pouvoir trouver, ou plutôt intimida les témoins à\ndécharge; et enfin, après un travail fort savant de près d'une année,\net environ deux mois après le dernier retour de Fabrice à Bologne, un\ncertain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement\ndans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d'être rendue\ndepuis une heure contre le petit del Dongo serait présentée à la\nsignature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la\nduchesse sut ce propos de son ennemie.\n\n«Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle;\nencore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant\nhuit jours. Peut-être ne serait-il pas fâché d'éloigner de Parme mon\njeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons\nrevenir, et un jour il sera notre archevêque.» La duchesse sonna:\n\n--Réunissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle à son\nvalet de chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le commandant\nde la place le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et\nenfin qu'avant une demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau.\nToutes les femmes de la maison furent occupées à faire des malles, la\nduchesse prit à la hâte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire\nau comte; l'idée de se moquer un peu de lui la transportait de joie.\n\n--Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j'apprends que mon\npauvre neveu va être condamné par contumace pour avoir eu l'audace de\ndéfendre sa a vie contre un furieux; c'était Giletti qui voulait le\ntuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractère de Fabrice est doux\net inoffensif. Justement indignée de cette injure atroce, je pars pour\nFlorence: je laisse à chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous\nêtes malheureux, écrivez-moi, et tant que j'aurai un sequin, il y aura\nquelque chose pour vous.\n\nLa duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, à ses derniers\nmots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux\nhumides; elle ajouta d'une voix émue:\n\n--Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand\nvicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux galères, ou,\nce qui serait moins bête, à la peine de mort.\n\nLes larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent\nen cris à peu près séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et\nse fit conduire au palais du prince. Malgré l'heure indue, elle fit\nsolliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service;\nelle n'était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp\ndans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et\nencore moins fâché de cette demande d'audience. «Nous allons voir des\nlarmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains.\nElle vient demander grâce; enfin cette fière beauté va s'humilier! elle\nétait aussi trop insupportable avec ses petits airs d'indépendance! Ces\nyeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la\nchoquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que\nvotre petite ville de Parme. A la vérité je ne règne pas sur Naples ou\nsur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose\nqui dépend de moi uniquement et qu'elle brûle d'obtenir; j'ai toujours\npensé que l'arrivé de ce neveu m'en ferait tirer pied ou aile.»\n\nPendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes\nces prévisions agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à\nla porte duquel le général Fontana était resté debout et raide comme\nun soldat au port d'armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se\nrappelant l'habit de voyage de la duchesse, il crut à la dissolution de\nla monarchie. Son ébahissement n'eut plus de bornes quand il entendit le\nprince lui dire:\n\n--Priez Mme la duchesse d'attendre un petit quart d'heure.\n\nLe général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade;\nle prince sourit encore: «Fontana n'est pas accoutumé, se dit-il, à voir\nattendre cette fière duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui\nparler du petit quart d'heure d'attente préparera le passage aux larmes\ntouchantes que ce cabinet va voir répandre.» Ce petit quart d'heure fut\ndélicieux pour le prince, il se promenait d'un pas ferme et égal, il\nrégnait. «Il s'agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa\nplace; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut\npoint oublier que c'est une des plus grandes dames de ma cour. Comment\nLouis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d'en\nêtre mécontent?» et ses yeux s'arrêtèrent sur le portrait du grand roi.\n\nLe plaisant de la chose c'est que le prince ne songea point à se\ndemander s'il ferait grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce.\nEnfin, au bout de vingt minutes, le fidèle Fontana se présenta de\nnouveau à la porte, mais sans rien dire.\n\n--La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d'un air théâtral.\n\n«Les larmes vont commencer», se dit-il, et, comme pour se préparer à un\ntel spectacle, il tira son mouchoir.\n\nJamais la duchesse n'avait été aussi leste et aussi jolie; elle n'avait\npas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à\npeine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout\nà fait la raison.\n\n--J'ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit\nla duchesse de sa petite voix légère et gaie, j'ai pris la liberté\nde me présenter devant elle avec un habit qui n'est pas précisément\nconvenable, mais Votre Altesse m'a tellement accoutumée à ses bontés que\nj'ai osé espérer qu'elle voudrait bien m'accorder encore cette grâce.\n\nLa duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir\nde la figure du prince; elle était délicieuse à cause de l'étonnement\nprofond et du reste de grands airs que la position de la tête et des\nbras accusait encore. Le prince était resté comme frappé de la foudre;\nde sa petite voix aigre et troublée, il s'écriait de temps à autre en\narticulant à peine:\n\n--Comment! comment!\n\nLa duchesse, comme par respect, après avoir fini son compliment, lui\nlaissa tout le temps de répondre; puis elle ajouta:\n\n--J'ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner\nl'incongruité de mon costume.\n\nMais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d'un si vif éclat\nque le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez\nlui était le dernier signe du plus extrême embarras.\n\n--Comment! comment! dit-il encore.\n\nPuis il eut le bonheur de trouver une phrase:\n\n--Madame la duchesse asseyez-vous donc.\n\nIl avança lui-même un fauteuil et avec assez de grâce. La duchesse ne\nfut point insensible à cette politesse, elle modéra la pétulance de son\nregard.\n\n--Comment! comment! répéta encore le prince en s'agitant dans son\nfauteuil, sur lequel on eût dit qu'il ne pouvait trouver de position\nsolide.\n\n--Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste,\nreprit la duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque durée,\nje n'ai point voulu sortir des Etats de Son Altesse Sérénissime sans\nla remercier de toutes les bontés que depuis cinq années elle a daigné\navoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint pâle:\nc'était l'homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompé dans\nses prévisions; puis il prit un air de grandeur tout à fait digne du\nportrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. «A la bonne heure, se dit\nla duchesse, voilà un homme.»\n\n--Et quel est le motif de ce départ subit? dit le prince d'un ton assez\nferme.\n\n--J'avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une\npetite insulte que l'on fait à Monsignore del Dongo que demain l'on va\ncondamner à mort ou aux galères, me fait hâter mon départ.\n\n--Et dans quel ville allez-vous?\n\n--A Naples, je pense.\n\nElle ajouta en se levant:\n\n--Il ne me reste plus qu'à prendre congé de Votre Altesse Sérénissime et\nà la remercier très humblement de ses anciennes bontés.\n\nA son tour, elle partait d'un air si ferme que le prince vit bien que\ndans deux secondes tout serait fini; l'éclat du départ ayant eu lieu, il\nsavait que tout arrangement était impossible; elle n'était pas femme à\nrevenir sur ses démarches. Il courut après elle.\n\n--Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la\nmain, que toujours je vous ai aimée, et d'une amitié à laquelle il ne\ntenait qu'à vous de donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c'est\nce qu'on ne saurait nier; j'ai confié l'instruction du procès à mes\nmeilleurs juges...\n\nA ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence\nde respect et même d'urbanité disparut en un clin d'oeil: la femme\noutragée parut clairement, et la femme outragée s'adressant à un être\nqu'elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l'expression de la colère la\nplus vive et même du mépris, qu'elle dit au prince en pesant sur tous\nles mots:\n\n--Je quitte à jamais les Etats de Votre Altesse Sérénissime, pour ne\njamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins\nqui ont condamné à mort mon neveu et tant d'autres; si Votre Altesse\nSérénissime ne veut pas mêler un sentiment d'amertume aux derniers\ninstants que je passe auprès d'un prince poli et spirituel quand il\nn'est pas trompé, je la prie très humblement de ne pas me rappeler\nl'idée de ces juges infâmes qui se vendent pour mille écus ou une croix.\n\nL'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces\nparoles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa\ndignité compromise par une accusation encore plus directe, mais au total\nsa sensation finit bientôt par être de plaisir: il admirait la duchesse;\nl'ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beauté sublime.\n«Grand Dieu! qu'elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque\nchose à une femme unique et telle que peut-être il n'en existe pas une\nseconde dans toute l'Italie... Eh bien! avec un peu de bonne politique\nil ne serait peut-être pas impossible d'en faire un jour ma maîtresse;\nil y a loin d'un tel être à cette poupée de marquise Balbi, et qui\nencore chaque année vole au moins trois cent mille francs à mes pauvres\nsujets... Mais l'ai-je bien entendu? pensa-t-il tout à coup; elle a dit:\ncondamné mon neveu et tant d'autres.»\n\nAlors la colère surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang\nsuprême que le prince dit, après un silence:\n\n--Et que faudrait-il faire pour que madame ne partît point?\n\n--Quelque chose dont vous n'êtes pas capable, répliqua la duchesse avec\nl'accent de l'ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé.\n\nLe prince était hors de lui, mais il devait à l'habitude de son métier\nde souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. «Il\nfaut avoir cette femme, se dit-il, c'est ce que je me dois, puis il faut\nla faire mourir par le mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la\nrevois jamais.» Mais, ivre de colère et de haine comme il l'était en\nce moment, où trouver un mot qui pût satisfaire à la fois à ce qu'il\nse devait à lui-même et porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à\nl'instant? «On ne peut, se dit-il, ni répéter ni tourner en ridicule\nun geste», et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son\ncabinet. Peu après il entendit gratter à cette porte.\n\n--Quel est le jean-sucre, s'écria-t-il en jurant de toute la force de\nses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte\nprésence?\n\nLe pauvre général Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée,\net ce fut avec l'air d'un homme à l'agonie qu'il prononça ces mots mal\narticulés:\n\n--Son Excellence le comte Mosca sollicite l'honneur d'être introduit.\n\n--Qu'il entre! dit le prince en criant.\n\nEt comme Mosca saluait:\n\n--Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend\nquitter Parme à l'instant pour aller s'établir à Naples, et qui\npar-dessus le marché me dit des impertinences.\n\n--Comment! dit Mosca pâlissant.\n\n--Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?\n\n--Pas la première parole; j'ai quitté Madame à six heures, joyeuse et\ncontente.\n\nCe mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il regarda\nMosca; sa pâleur croissante lui montra qu'il disait vrai et n'était\npoint complice du coup de tête de la duchesse. «En ce cas, se dit-il,\nje la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s'envole en même\ntemps. A Naples elle fera des épigrammes avec son neveu Fabrice sur la\ngrande colère du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus\nviolent mépris et la colère se disputaient son coeur; ses yeux étaient\nfixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette\nbelle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure\ndisait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, après l'avoir examinée,\nje perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si\nelle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu'elle\ndira de mes juges à Naples... Et avec cet esprit et cette force de\npersuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout\nle monde. Je lui devrai la réputation d'un tyran ridicule qui se lève la\nnuit pour regarder sous son lit...» Alors, par une manoeuvre adroite et\ncomme cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se\nplaça de nouveau devant la porte du cabinet; le comte était à sa droite\nà trois pas de distance, pâle, défait et tellement tremblant qu'il fut\nobligé de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait\noccupé au commencement de l'audience, et que le prince dans un mouvement\nde colère avait poussé au loin. Le comte était amoureux. «Si la duchesse\npart je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi à sa suite?\nvoilà la question.»\n\nA la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés\ncontre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une\npâleur complète et profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère\nanimaient cette tête sublime.\n\nLe prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure\nrouge et l'air inquiet; sa main gauche jouait d'une façon convulsive\navec la croix attachée au grand cordon de son ordre qu'il portait sous\nl'habit; de la main droite il se caressait le menton.\n\n--Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu'il faisait\nlui-même et entraîné par l'habitude de le consulter sur tout.\n\n--Je n'en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de\nl'air d'un homme qui rend le dernier soupir.\n\nIl pouvait à peine prononcer les mots de sa réponse. Le ton de cette\nvoix donna au prince la première consolation que son orgueil blessé eût\ntrouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase\nheureuse pour son amour-propre.\n\n--Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien\nfaire abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler\ncomme un ami.\n\nEt il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des\ntemps heureux de Louis XIV:\n\n--Comme un ami parlant à des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que\nfaut-il faire pour vous faire oublier une résolution intempestive?\n\n--En vérité, je n'en sais rien, répondit la duchesse avec un grand\nsoupir, en vérité je n'en sais rien, tant j'ai Parme en horreur.\n\nIl n'y avait nulle intention d'épigramme dans ce mot, on voyait que la\nsincérité même parlait par sa bouche.\n\nLe comte se tourna vivement de son côté; l'âme du courtisan était\nscandalisée: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec\nbeaucoup de dignité et de sang-froid le prince laissa passer un moment;\npuis s'adressant au comte:\n\n--Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors\nd'elle-même; c'est tout simple, elle adore son neveu.\n\nEt, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus\ngalant et en même temps de l'air que l'on prend pour citer le mot d'une\ncomédie:\n\n--Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux?\n\nLa duchesse avait eu le temps de réfléchir; d'un ton ferme et lent, et\ncomme si elle eût dicté son ultimatum, elle répondit:\n\n--Son Altesse m'écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si\nbien les faire; elle me dirait que, n'étant point convaincue de la\nculpabilité de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l'archevêque,\nelle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et\nque cette procédure injuste n'aura aucune suite à l'avenir.\n\n--Comment injuste! s'écria le prince en rougissant jusqu'au blanc des\nyeux, et reprenant sa colère.\n\n--Ce n'est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès\nce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze\nheures et un quart; dès ce soir Son Altesse Sérénissime enverra dire à\nla marquise Raversi qu'elle lui conseille d'aller à la campagne pour se\ndélasser des fatigues qu'a dû lui causer un certain procès dont elle\nparlait dans son salon au commencement de la soirée.\n\nLe duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.\n\n--Vit-on jamais une telle femme?... s'écriait-il; elle me manque de\nrespect.\n\nLa duchesse répondit avec une grâce parfaite:\n\n--De la vie je n'ai eu l'idée de manquer de respect à Son Altesse\nSérénissime: Son Altesse a eu l'extrême condescendance de dire qu'elle\nparlait comme un ami à des amis. Je n'ai, du reste, aucune envie de\nrester à Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier\nmépris.\n\nCe regard décida le prince, jusqu'ici fort incertain, quoique ces\nparoles eussent semblé annoncer un engagement; il se moquait fort des\nparoles.\n\nIl y eut encore quelques mots d'échangés, mais enfin le comte Mosca\nreçut l'ordre d'écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il\nomit la phrase: Cette procédure injuste n'aura aucune suite à l'avenir.\n«Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer\nla sentence qui lui sera présentée.» Le prince le remercia d'un coup\nd'oeil en signant.\n\nLe comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il\ncroyait se bien tirer de la scène, et toute l'affaire était dominée\nà ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour\nennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maître corrigeait\nla date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle\nmarquait près de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que\nl'envie pédantesque de faire preuve d'exactitude et de bon gouvernement.\nQuant à l'exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince\navait un plaisir particulier à exiler les gens.\n\n--Général Fontana, s'écria-t-il en entrouvrant la porte.\n\nLe général parut avec une figure tellement étonnée et tellement\ncurieuse, qu'il y eut échange d'un regard gai entre la duchesse et le\ncomte, et ce regard fit la paix.\n\n--Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui\nattend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous\nferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma\npart, et, arrivé dans sa chambre, vous direz ces précises paroles, et\nnon d'autres: «Madame la marquise Raversi, Son Altesse Sérénissime vous\nengage à partir demain, avant huit heures du matin, pour votre château\nde Velleja; Son Altesse vous fera connaître quand vous pourrez revenir à\nParme.»\n\nLe prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le\nremercier comme il s'y attendait, lui fit une révérence extrêmement\nrespectueuse et sortit rapidement.\n\n--Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.\n\nCelui-ci, ravi de l'exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes\nses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en\ncourtisan consommé; il voulait consoler l'amour-propre du souverain,\net ne prit congé que lorsqu'il le vit bien convaincu que l'histoire\nanecdotique de Louis XIV n'avait pas de page plus belle que celle qu'il\nvenait de fournir à ses historiens futurs.\n\nEn rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'admît\npersonne, pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec\nelle-même, et voir un peu quelle idée elle devait se former de la scène\nqui venait d'avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire\nplaisir au moment même; mais à quelque démarche qu'elle se fût laissé\nentraîner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blâmée en\nrevenant au sang-froid, encore moins repentie: tel était le caractère\nauquel elle devait d'être encore à trente-six ans la plus jolie femme de\nla cour.\n\nElle rêvait en ce moment à ce que Parme pouvait offrir d'agréable, comme\nelle eût fait au retour d'un long voyage, tant de neuf heures à onze\nelle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours.\n\n«Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu'il a connu mon\ndépart en présence du prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un\ncoeur bien rare! Il eût quitté ses ministères pour me suivre... Mais\naussi pendant cinq années entières il n'a pas eu une distraction à me\nreprocher. Quelles femmes mariées à l'autel pourraient en dire autant à\nleur seigneur et maître? Il faut convenir qu'il n'est point important,\npoint pédant, il ne donne nullement l'envie de le tromper; devant moi\nil semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une drôle\nde figure en présence de son seigneur et maître; s'il était là je\nl'embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d'amuser\nun ministre qui a perdu son portefeuille, c'est une maladie dont on\nne guérit qu'à la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait\nd'être ministre jeune! Il faut que je le lui écrive, c'est une de ces\nchoses qu'il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son\nprince... Mais j'oubliais mes bons domestiques.»\n\nLa duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des\nmalles; la voiture était avancée sous le portique et on la chargeait;\ntous les domestiques qui n'avaient pas de travail à faire entouraient\ncette voiture, les larmes aux yeux. La Chékina, qui dans les grandes\noccasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces détails.\n\n--Fais-les monter, dit la duchesse.\n\nUn instant après elle passa dans la salle d'attente.\n\n--On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne\nserait pas signée par le souverain (c'est ainsi qu'on parle en Italie);\nje suspens mon départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de\nfaire changer cette résolution.\n\nAprès un petit silence, les domestiques se mirent à crier: «Vive Madame\nla duchesse!» et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui était déjà\ndans la pièce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une\npetite révérence pleine de grâce à ses gens et leur dit:\n\n--Mes amis, je vous remercie.\n\nSi elle eût dit un mot, tous, en ce moment, eussent marché contre\nle palais pour l'attaquer. Elle fit un signe à un postillon, ancien\ncontrebandier et homme dévoué, qui la suivit.\n\n--Tu vas t'habiller en paysan aisé, tu sortiras de Parme comme tu\npourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible à\nBologne. Tu entreras à Bologne en promeneur et par la porte de Florence,\net tu remettras à Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Chékina\nva te donner. Fabrice se cache et s'appelle là-bas M. Joseph Bossi;\nne va pas le trahir par étourderie, n'aie pas l'air de le connaître;\nmes ennemis mettront peut-être des espions à tes trousses. Fabrice te\nrenverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c'est\nsurtout en revenant qu'il faut redoubler de précautions pour ne pas le\ntrahir.\n\n--Ah! les gens de la marquise Raversi! s'écria le postillon; nous les\nattendons, et si Madame voulait ils seraient bientôt exterminés.\n\n--Un jour peut-être! mais gardez-vous sur votre tête de rien faire sans\nmon ordre.\n\nC'était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer à\nFabrice; elle ne put résister au plaisir de l'amuser, et ajouta un mot\nsur la scène qui avait amené le billet; ce mot devint une lettre de dix\npages. Elle fit rappeler le postillon.\n\n--Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'à quatre heures, à porte ouvrante.\n\n--Je comptais passer par le grand égout, j'aurais de l'eau jusqu'au\nmenton, mais je passerais.\n\n--Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un\nde mes plus fidèles serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur\nl'archevêque?\n\n--Le second cocher est mon ami.\n\n--Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans\nson palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais\npas qu'on réveillât monseigneur. S'il est déjà renfermé dans sa chambre,\npasse la nuit dans le palais, et, comme il est dans l'usage de se lever\navec le jour, demain matin, à quatre heures, fais-toi annoncer de ma\npart, demande sa bénédiction au saint archevêque, remets-lui le paquet\nque voici, et prends les lettres qu'il te donnera peut-être pour Bologne.\n\nLa duchesse adressait à l'archevêque l'original même du billet du\nprince; comme ce billet était relatif à son premier grand vicaire,\nelle le priait de le déposer aux archives de l'archevêché, où elle\nespérait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collègues\nde son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la\ncondition du plus profond secret.\n\nLa duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité\nqui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait\ntrois lignes; la lettre, fort amicale, était suivie de ces\nmots: Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.\n\n«Je n'en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant,\ndepuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces\ngens-là que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature\nfait beauté.» Elle ne put pas finir la soirée sans céder à la tentation\nd'écrire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonçait\nofficiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec\nles têtes couronnées, qu'elle ne se sentait pas capable d'amuser un\nministre disgracié. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez\nplus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur?» Elle fit porter\nsur-le-champ cette lettre.\n\nDe son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince manda le\ncomte Zurla, ministre de l'Intérieur.\n\n--De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévères à tous\nles podestats pour qu'ils fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo.\nOn nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos Etats. Ce\nfugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos\ntribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1º dans\nles villages sur la route de Bologne à Parme; 2º aux environs du château\nde la duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3º\nautour du château du comte Mosca. J'ose espérer de votre haute sagesse,\nmonsieur le comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres\nde votre souverain à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux\nque l'on arrête le sieur Fabrice del Dongo.\n\nDès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le\nprince le fiscal général Rassi, qui s'avança plié en deux et saluant\nà chaque pas. La mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait\njustice à toute l'infamie de son rôle, et, tandis que les mouvements\nrapides et désordonnés de ses yeux trahissaient la connaissance qu'il\navait de ses mérites, l'assurance arrogante et grimaçante de sa bouche\nmontrait qu'il savait lutter contre le mépris.\n\nComme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la\ndestinée de Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait\nde beaux yeux fort intelligents, mais un visage abîmé par la petite\nvérole; pour de l'esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin;\non lui accordait de posséder parfaitement la science du droit, mais\nc'était surtout par l'esprit de ressource qu'il brillait. De quelque\nsens que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en\npeu d'instants, les moyens fort bien fondés en droit d'arriver à une\ncondamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi des finesses\nde procureur.\n\nA cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de\nParme, on ne connaissait qu'une passion: être en conversation intime\navec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu\nlui importait que l'homme puissant rît de ce qu'il disait, ou de sa\npropre personne, ou fît des plaisanteries révoltantes sur Mme Rassi;\npourvu qu'il le vît rire et qu'on le traitât avec familiarité, il était\ncontent. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la\ndignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups\nde pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais l'instinct de\nbouffonnerie était si puissant chez lui, qu'on le voyait tous les jours\npréférer le salon d'un ministre qui le bafouait, à son propre salon où\nil régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi\ns'était surtout fait une position à part, en ce qu'il était impossible\nau noble le plus insolent de pouvoir l'humilier; sa façon de se venger\ndes injures qu'il essuyait toute la journée était de les raconter au\nprince, auquel il s'était acquis le privilège de tout dire; il est vrai\nque souvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait\nmal, mais il ne s'en formalisait aucunement. La présence de ce grand\njuge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors\nil s'amusait à l'outrager. On voit que Rassi était à peu près l'homme\nparfait à la cour: sans honneur et sans humeur.\n\n--Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le\ntraitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout\nle monde. De quand votre sentence est-elle datée?\n\n--Altesse Sérénissime, d'hier matin.\n\n--De combien de juges est-elle signée?\n\n--De tous les cinq.\n\n--Et la peine?\n\n--Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l'avait\ndit.\n\n--La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à\nsoi-même, c'est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c'est un del\nDongo, et ce nom est révéré dans Parme, à cause des trois archevêques\npresque successifs... Vous me dites vingt ans de forteresse?\n\n--Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et\nplié en deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait\nde Son Altesse Sérénissime; de plus, jeûne au pain et à l'eau tous les\nvendredis et toutes les veilles des fêtes principales, le sujet étant\nd'une impiété notoire. Ceci pour l'avenir et pour casser le cou à sa\nfortune.\n\n--Ecrivez, dit le prince:\n\nSon Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté les très humbles\nsupplications de la marquise del Dongo, mère du coupable, et de la\nduchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont représenté qu'à l'époque\ndu crime leur fils et neveu était fort jeune et d'ailleurs égaré par\nune folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien\nvoulu, malgré l'horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la peine à\nlaquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de\nforteresse.\n\n«Donnez que je signe.\n\nLe prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence à Rassi,\nil lui dit:\n\n--Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature:\n\nLa duchesse Sanseverina s'étant derechef jetée aux genoux de Son\nAltesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une\nheure de promenade sur la plate-forme de la tour carrée vulgairement\nappelée tour Farnèse.\n\n«Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous\npuissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De'\nCapitani, qui a voté pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en\nfaveur de cette opinion ridicule, que je l'engage à relire les lois et\nrèglements. Derechef, silence, et bonsoir.\n\nLe fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes\nrévérences que le prince ne regarda pas.\n\nCeci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard,\nla nouvelle de l'exil de la marquise Raversi se répandait dans la\nville et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de ce grand\névénement. L'exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet\nimplacable ennemi des petites villes et des petites cours, l'ennui. Le\ngénéral Fabio Conti, qui s'était cru ministre, prétexta une attaque de\ngoutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse.\nLa bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui\nse passait, qu'il était clair que le prince avait résolu de donner\nl'archevêché de Parme à Monsignore del Dongo. Les fins politiques\nde café allèrent même jusqu'à prétendre qu'on avait engagé le père\nLandriani, l'archevêque actuel, à feindre une maladie et à présenter\nsa démission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du\ntabac, ils en étaient sûrs: ce bruit vint jusqu'à l'archevêque qui s'en\nalarma fort, et pendant quelques jours son zèle pour notre héros en fut\ngrandement paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait\ndans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c'était le\ncomte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait être\nfait archevêque.\n\nLa marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja; ce\nn'était point une femmelette, de celles qui croient se venger en\nlançant des propos outrageants contre leurs ennemis. Dès le lendemain\nde sa disgrâce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se\nprésentèrent au prince par son ordre, et lui demandèrent la permission\nd'aller la voir à son château. L'Altesse reçut ces messieurs avec une\ngrâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande consolation\npour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente\npersonnes dans son château, tous ceux que le ministère libéral devait\nporter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier\navec les mieux informés de ses amis. Un jour qu'elle avait reçu beaucoup\nde lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la\nfemme de chambre favorite introduisit d'abord l'amant régnant, le\ncomte Baldi, jeune homme d'une admirable figure et fort insignifiant;\net plus tard, le chevalier Riscara son prédécesseur: celui-ci était\nun petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par\nêtre répétiteur de géométrie au collège des nobles à Parme, se voyait\nmaintenant conseiller d'Etat et chevalier de plusieurs ordres.\n\n--J'ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne\ndétruire jamais aucun papier, et bien m'en prend; voici neuf lettres\nque la Sanseverina m'a écrites en différentes occasions. Vous allez\npartir tous les deux pour Gênes, vous chercherez parmi les galériens\nun ex-notaire nommé Burati, comme le grand poète de Venise, ou Durati.\nVous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais\nvous dicter.\n\nUne idée me vient et je t'écris ce mot. Je vais à ma chaumière près de\nCastelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai\nbien heureuse: il n'y a, ce me semble, pas grand danger après ce qui\nvient de se passer; les nuages s'éclaircissent. Cependant arrête-toi\navant d'entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes\ngens, ils t'aiment tous à la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de\nBossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus\nadmirable capucin, et l'on ne t'a vu à Parme qu'avec la figure décente\nd'un grand vicaire.\n\n--Comprends-tu, Riscara?\n\n--Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais\nun homme dans Parme qui, à la vérité, n'est pas encore aux galères, mais\nqui ne peut manquer d'y arriver. Il contrefera admirablement l'écriture\nde la Sanseverina.\n\nA ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il\ncomprenait seulement.\n\n--Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de\nl'avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu'il te connaît\naussi; sa maîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la\nSanseverina; j'aime mieux différer cette petite plaisanterie de quelques\njours, et ne m'exposer à aucun hasard. Partez dans deux heures comme de\nbons petits agneaux, ne voyez âme qui vive à Gênes et revenez bien vite.\n\nLe chevalier Riscara s'enfuit en riant, et parlant du nez comme\nPolichinelle: Il faut préparer les paquets, disait-il en courant d'une\nfaçon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours\naprès, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché: pour\nabréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à dos de\nmulet; il jurait qu'on ne le reprendrait plus à faire de grands voyages.\nBaldi remit à la marquise trois exemplaires de la lettre qu'elle lui\navait dictée, et cinq ou six autres lettres de la même écriture,\ncomposées par Riscara, et dont on pourrait peut-être tirer parti par la\nsuite. L'une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur\nles pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de\nla marquise Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque\nd'une pincette sur le coussin des bergères après s'y être assise un\ninstant. On eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la main\nde Mme Sanseverina.\n\n--Maintenant je sais à n'en pas douter, dit la marquise, que l'ami du\ncoeur, que le Fabrice est à Bologne ou dans les environs...\n\n--Je suis trop malade, s'écria le comte Baldi en l'interrompant; je\ndemande en grâce d'être dispensé de ce second voyage, ou du moins je\nvoudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santé.\n\n--Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la\nmarquise.\n\n--Eh bien! soit, j'y consens, répondit-elle en souriant.\n\n--Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d'un\nair assez dédaigneux.\n\n--Merci, s'écria celui-ci avec l'accent du coeur.\n\nEn effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il était à peine à\nBologne depuis deux jours, lorsqu'il aperçut dans une calèche Fabrice\net la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraît que notre futur\narchevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la\nduchesse, qui en sera charmée.» Riscara n'eut que la peine de suivre\nFabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par\nun courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte,\nmais du reste n'eut aucun soupçon. L'idée de revoir la duchesse et le\ncomte le rendit fou de bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un\ncheval à la poste et partit au galop. Sans s'en douter, il était suivi\nà peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six\nlieues de Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un\ngrand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d'y\nconduire notre héros, reconnu à la poste, comme il changeait de cheval,\npar deux sbires choisis et envoyés par le comte Zurla.\n\nLes petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia\navec une patience exemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit\nvillage, puis expédia un courrier à la marquise Raversi. Après quoi,\ncourant les rues comme pour voir l'église fort curieuse, et ensuite\npour chercher un tableau du Parmesan qu'on lui avait dit exister dans\nle pays, il rencontra enfin le podestat qui s'empressa de rendre ses\nhommages à un conseiller d'Etat. Riscara eut l'air étonné qu'il n'eût\npas envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le conspirateur qu'il\navait eu le bonheur de faire arrêter.\n\n--On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid, que ses nombreux\namis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers\nles Etats de Son Altesse Sérénissime ne rencontrent les gendarmes; ces\nrebelles étaient bien douze ou quinze à cheval.\n\n--Intelligenti pauca! s'écria le podestat d'un air malin.\n\n\n\n\nCHAPITRE XV\n\n\nDeux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché\npar une longue chaîne à la sediola même dans laquelle on l'avait fait\nmonter, partait pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes.\nCeux-ci avaient l'ordre d'emmener avec eux tous les gendarmes stationnés\ndans les villages que le cortège devait traverser; le podestat lui-même\nsuivait ce prisonnier d'importance. Sur les sept heures après midi, la\nsediola, escortée par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes,\ntraversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu'habitait\nla Fausta quelques mois auparavant et enfin se présenta à la porte\nextérieure de la citadelle à l'instant où le général Fabio Conti et sa\nfille allaient sortir. La voiture du gouverneur s'arrêta avant d'arriver\nau pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice était\nattaché; le général cria aussitôt que l'on fermât les portes de la\ncitadelle, et se hâta de descendre au bureau d'entrée pour voir un peu\nce dont il s'agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut\nle prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola\npendant une aussi longue route; quatre gendarmes l'avaient enlevé et\nle portaient au bureau d'écrou. J'ai donc en mon pouvoir, se dit le\nvaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que\ndepuis près d'un an la haute société de Parme a juré de s'occuper\nexclusivement!\n\nVingt fois le général l'avait rencontré à la cour, chez la duchesse et\nailleurs; mais il se garda bien de témoigner qu'il le connaissait; il\neût craint de se compromettre.\n\n--Que l'on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procès-verbal\nfort circonstancié de la remise qui m'est faite du prisonnier par le\ndigne podestat de Castelnovo.\n\nBarbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa\ntournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût\ndit un geôlier allemand. Croyant savoir que c'était surtout la duchesse\nSanseverina qui avait empêché son maître, le gouverneur, de devenir\nministre de la guerre, il fut d'une insolence plus qu'ordinaire envers\nle prisonnier; il lui adressait la parole en l'appelant voi, ce qui\nest en Italie la façon de parler aux domestiques.\n\n--Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec\nfermeté, et grand vicaire de ce diocèse; ma naissance seule me donne\ndroit aux égards.\n\n--Je n'en sais rien! répliqua le commis avec impertinence; prouvez vos\nassertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres\nfort respectables.\n\nFabrice n'avait point de brevets et ne répondit pas. Le général Fabio\nConti, debout à côté de son commis, le regardait écrire sans lever les\nyeux sur le prisonnier afin de n'être pas obligé de dire qu'il était\nréellement Fabrice del Dongo.\n\nTout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage\neffroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une\ndescription insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui\nordonna d'ouvrir ses vêtements, afin que l'on pût vérifier et constater\nle nombre et l'état des égratignures reçues lors de l'affaire Giletti.\n\n--Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement; je me trouve hors d'état\nd'obéir aux ordres de monsieur, les menottes m'en empêchent!\n\n--Quoi! s'écria le général d'un air naïf, le prisonnier a des menottes!\ndans l'intérieur de la forteresse! cela est contre les règlements, il\nfaut un ordre ad hoc; ôtez-lui les menottes.\n\nFabrice le regarda. «Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une\nheure qu'il me voit ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait\nl'étonné!»\n\nLes menottes furent ôtées par les gendarmes; ils venaient d'apprendre\nque Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent\nde lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la\ngrossièreté du commis; celui-ci en parut piqué et dit à Fabrice qui\nrestait immobile:\n\n--Allons donc! dépêchons! montrez-nous ces égratignures que vous avez\nreçues du pauvre Giletti, lors de l'assassinat.\n\nD'un saut, Fabrice s'élança sur le commis, et lui donna un soufflet\ntel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du général. Les\ngendarmes s'emparèrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le\ngénéral lui-même et deux gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent\nde relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes\nplus éloignés coururent fermer la porte du bureau, dans l'idée que le\nprisonnier cherchait à s'évader. Le brigadier qui les commandait pensa\nque le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse,\npuisque enfin il se trouvait dans l'intérieur de la citadelle; toutefois\nil s'approcha de la fenêtre pour empêcher le désordre, et par un\ninstinct de gendarme. Vis-à-vis de cette fenêtre ouverte, et à deux pas,\nse trouvait arrêtée la voiture du général: Clélia s'était blottie dans\nle fond, afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au\nbureau; lorsqu'elle entendit tout ce bruit, elle regarda.\n\n--Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.\n\n--Mademoiselle, c'est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d'appliquer\nun fier soufflet à cet insolent de Barbone!\n\n--Quoi! c'est M. del Dongo qu'on amène en prison?\n\n--Eh! sans doute, dit le brigadier; c'est à cause de la haute naissance\nde ce pauvre jeune homme que l'on fait tant de cérémonies; je croyais\nque mademoiselle était au fait.\n\nClélia ne quitta plus la portière; quand les gendarmes qui entouraient\nla table s'écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. «Qui m'eût\ndit, pensait-elle, que je le reverrais pour la première fois dans cette\ntriste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de Côme?...\nIl me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère... Il se\ntrouvait déjà avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencé à\ncette époque?»\n\nIl faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la\nmarquise Raversi et le général Conti, on affectait de ne pas douter de\nla tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le\ncomte Mosca, qu'on abhorrait, était pour sa duperie l'objet d'éternelles\nplaisanteries.\n\n«Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis!\ncar au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se\ntrouver ravi de cette capture.»\n\nUn accès de gros rire éclata dans le corps de garde.\n\n--Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix émue que se passe-t-il donc?\n\n--Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait\nfrappé Barbone: Monsignore Fabrice a répondu froidement: «Il m'a appelé\nassassin, qu'il montre les titres et brevets qui l'autorisent à me\ndonner ce titre»; et l'on rit.\n\nUn geôlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir\ncelui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en\nabondance de son affreuse figure: il jurait comme un païen:\n\n--Ce f... Fabrice, disait-il à très haute voix, ne mourra jamais que de\nma main. Je volerai le bourreau, etc.\n\nIl s'était arrêté entre la fenêtre du bureau et la voiture du général\npour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.\n\n--Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi\ndevant mademoiselle.\n\nBarbone leva la tête pour regarder dans la voiture, ses yeux\nrencontrèrent ceux de Clélia à laquelle un cri d'horreur échappa; jamais\nelle n'avait vu d'aussi près une expression de figure tellement atroce.\n«Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prévienne don Cesare.»\nC'était son oncle, l'un des prêtres les plus respectables de la ville;\nle général Conti, son frère, lui avait fait avoir la place d'économe et\nde premier aumônier de la prison.\n\nLe général remonta en voiture.\n\n--Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou m'attendre peut-être\nlongtemps dans la cour du palais? il faut que j'aille rendre compte de\ntout ceci au souverain.\n\nFabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait\nà la chambre qu'on lui avait destinée: Clélia regardait par la portière,\nle prisonnier était fort près d'elle. En ce moment elle répondit à la\nquestion de son père par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant\nprononcer ces paroles tout près de lui, leva les yeux et rencontra le\nregard de la jeune fille. Il fut frappé surtout de l'expression de\nmélancolie de sa figure. «Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis\nnotre rencontre près de Côme! quelle expression de pensée profonde!...\nOn a raison de la comparer à la duchesse, quelle physionomie angélique!»\nBarbone, le commis sanglant, qui ne s'était pas placé près de la voiture\nsans intention, arrêta d'un geste les trois gendarmes qui conduisaient\nFabrice, et, faisant le tour de la voiture par derrière, pour arriver à\nla portière près de laquelle était le général:\n\n--Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l'intérieur de la\ncitadelle, lui dit-il, en vertu de l'article 157 du règlement, n'y\naurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?\n\n--Allez au diable! s'écria le général, que cette arrestation ne laissait\npas d'embarrasser.\n\nIl s'agissait pour lui de ne pousser à bout ni la duchesse ni le comte\nMosca: et d'ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette\naffaire? au fond, le meurtre d'un Giletti était une bagatelle, et\nl'intrigue seule était parvenue à en faire quelque chose.\n\nDurant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces\ngendarmes, c'était bien la mine la plus fière et la plus noble; ses\ntraits fins et délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses\nlèvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossières\ndes gendarmes qui l'entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi\ndire que la partie extérieure de sa physionomie; il était ravi de la\ncéleste beauté de Clélia, et son oeil trahissait toute sa surprise.\nElle, profondément pensive, n'avait pas songé à retirer la tête de la\nportière; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis,\naprès un instant:\n\n--Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu'autrefois, près d'un\nlac, j'ai déjà eu l'honneur de vous rencontrer avec accompagnement de\ngendarmes.\n\nClélia rougit et fut tellement interdite qu'elle ne trouva aucune parole\npour répondre. «Quel air noble au milieu de ces êtres grossiers!» se\ndisait-elle au moment où Fabrice lui adressa la parole. La profonde\npitié, et nous dirons presque l'attendrissement où elle était plongée,\nlui ôtèrent la présence d'esprit nécessaire pour trouver un mot\nquelconque, elle s'aperçut de son silence et rougit encore davantage. En\nce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la\ncitadelle, la voiture de Son Excellence n'attendait-elle pas depuis une\nminute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voûte, que, quand\nmême Clélia aurait trouvé quelque mot pour répondre, Fabrice n'aurait pu\nentendre ses paroles.\n\nEmportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le\npont-levis, Clélia se disait: «Il m'aura trouvée bien ridicule!» Puis\ntout à coup elle ajouta: «Non pas seulement ridicule; il aura cru voir\nen moi une âme basse, il aura pensé que je ne répondais pas à son salut\nparce qu'il est prisonnier et moi fille du gouverneur.»\n\nCette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l'âme\nélevée. «Ce qui rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle,\nc'est que jadis, quand nous nous rencontrâmes pour la première fois,\naussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c'était moi\nqui me trouvais prisonnière, et lui me rendait service et me tirait\nd'un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procédé est\ncomplet, c'est à la fois de la grossièreté et de l'ingratitude. Hélas!\nle pauvre jeune homme! maintenant qu'il est dans le malheur tout le\nmonde va se montrer ingrat envers lui. Il m'avait bien dit alors: Vous\nsouviendrez-vous de mon nom à Parme? Combien il me méprise à l'heure\nqu'il est! Un mot poli était si facile à dire! Il faut l'avouer, oui,\nma conduite a été atroce avec lui. Jadis, sans l'offre généreuse de la\nvoiture de sa mère, j'aurais dû suivre les gendarmes à pied dans la\npoussière, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derrière un de ces\ngens-là; c'était alors mon père qui était arrêté et moi sans défense!\nOui, mon procédé est complet. Et combien un être comme lui a dû le\nsentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon\nprocédé! Quelle noblesse! quelle sérénité! Comme il avait l'air d'un\nhéros entouré de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de\nla duchesse: puisqu'il est ainsi au milieu d'un événement contrariant\net qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraître\nlorsque son âme est heureuse!»\n\nLe carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d'une heure et demi\ndans la cour du palais, et toutefois lorsque le général descendit de\nchez le prince, Clélia ne trouva point qu'il y fût resté trop longtemps.\n\n--Quelle est la volonté de Son Altesse? demanda Clélia.\n\n--Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!\n\n--La mort! Grand Dieu! s'écria Clélia.\n\n--Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot de\nrépondre à un enfant!\n\nPendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches\nqui conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la\nplate-forme de la grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea\npas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui\nvenait de s'opérer dans son sort. «Quel regard! se disait-il; que de\nchoses il exprimait! quelle profonde pitié! Elle avait l'air de dire:\nla vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de\nce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour être\ninfortunés? Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur moi, même\nquand les chevaux s'avançaient avec tant de bruit sous la voûte!»\n\nFabrice oubliait complètement d'être malheureux.\n\nClélia suivit son père dans plusieurs salons; au commencement de la\nsoirée, personne ne savait encore la nouvelle de l'arrestation du grand\ncoupable, car ce fut le nom que les courtisans donnèrent deux heures\nplus tard à ce pauvre jeune homme imprudent.\n\nOn remarqua ce soir-là plus d'animation que de coutume dans la figure de\nClélia; or, l'animation, l'air de prendre part à ce qui l'environnait,\nétaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on\ncomparait sa beauté à celle de la duchesse, c'était surtout cet air\nde n'être émue par rien, cette façon d'être comme au-dessus de toutes\nchoses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En\nAngleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d'un\navis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop\nsvelte que l'on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne\ndissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on\neût pu reprocher à cette tête des traits un peu marqués, par exemple,\nles lèvres remplies de la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.\n\nL'admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les\ngrâces naïves et l'empreinte céleste de l'âme la plus noble, c'est\nque, bien que de la plus rare et de la plus singulière beauté, elle ne\nressemblait en aucune façon aux têtes de statues grecques. La duchesse\navait au contraire un peu trop de la beauté connue de l'idéal, et sa\ntête vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre\nmélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse\nétait sémillante, pétillante d'esprit et de malice, s'attachant avec\npassion, si l'on peut parler ainsi, à tous les sujets que le courant\nde la conversation amenait devant les yeux de son âme, autant Clélia\nse montrait calme et lente à s'émouvoir, soit par mépris de ce qui\nl'entourait, soit par regret de quelque chimère absente. Longtemps on\navait cru qu'elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans\non lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son\npère, ce n'était que par obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de\nson ambition.\n\n«Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l'âme vulgaire du\ngénéral, le ciel m'ayant donné pour fille la plus belle personne des\nEtats de notre souverain, et la plus vertueuse, d'en tirer quelque parti\npour l'avancement de ma fortune! Ma vie est trop isolée, je n'ai qu'elle\nau monde, et il me faut de toute nécessité une famille qui m'étaie dans\nle monde, et qui me donne un certain nombre de salons, où mon mérite et\nsurtout mon aptitude au ministère soient posés comme bases inattaquables\nde tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage,\nsi pieuse, prend de l'humeur dès qu'un jeune homme bien établi à la\ncour entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il\néconduit, son caractère devient moins sombre, et je la vois presque\ngaie, jusqu'à ce qu'un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plus\nbel homme de la cour, le comte Baldi, s'est présenté et a déplu: l'homme\nle plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a\nsuccédé, elle prétend qu'il ferait son malheur.\n\n«Décidément, disait d'autres fois le général, les yeux de ma fille sont\nplus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu'en de rares\noccasions ils sont susceptibles d'une expression plus profonde; mais\ncette expression magnifique, quand est-ce qu'on la lui voit? Jamais dans\nun salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien à la promenade,\nseule avec moi, où elle se laissera attendrir, par exemple, par le\nmalheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard\nsublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce\nsoir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble\net pure offre l'expression assez hautaine et peu encourageante de\nl'obéissance passive.»\n\nLe général n'épargnait aucune démarche, comme on voit, pour se trouver\nun gendre convenable, mais il disait vrai.\n\nLes courtisans, qui n'ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs\nà tout: ils avaient remarqué que c'était surtout dans ces jours où\nClélia ne pouvait prendre sur elle de s'élancer hors de ses chères\nrêveries et de feindre de l'intérêt pour quelque chose que la duchesse\naimait à s'arrêter auprès d'elle et cherchait à la faire parler.\nClélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet\ntrès doux, sur des joues d'un coloris fin, mais en général un peu\ntrop pâle. La forme seule du front eût pu annoncer à un observateur\nattentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des\ngrâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est\nvulgaire. C'était l'absence et non pas l'impossibilité de l'intérêt pour\nquelque chose. Depuis que son père était gouverneur de la citadelle,\nClélia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son\nappartement si élevé. Le nombre effroyable de marches qu'il fallait\nmonter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé sur l'esplanade\nde la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par\ncette raison matérielle, jouissait de la liberté du couvent; c'était\npresque là tout l'idéal de bonheur que, dans un temps, elle avait songé\nà demander à la vie religieuse. Elle était saisie d'une sorte d'horreur\nà la seule pensée de mettre sa chère solitude et ses pensées intimes\nà la disposition d'un jeune homme, que le titre de mari autoriserait\nà troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle\nn'atteignait pas au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les\nsensations trop douloureuses.\n\nLe jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra\nClélia à la soirée du ministre de l'Intérieur, comte Zurla; tout le\nmonde faisait cercle autour d'elles: ce soir-là, la beauté de Clélia\nl'emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient\nune expression si singulière et si profonde qu'ils en étaient presque\nindiscrets: il y avait de la pitié, il y avait aussi de l'indignation\net de la colère dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de\nla duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de douleur allant\njusqu'à l'horreur. «Quels vont être les cris et les gémissements de la\npauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va savoir que son amant, ce\njeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie si noble, vient\nd'être jeté en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent\nà mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l'Italie! O\nâmes vénales et basses! Et je suis fille d'un geôlier! et je n'ai point\ndémenti ce noble caractère en ne daignant pas répondre à Fabrice! et\nautrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi à cette heure,\nseul dans sa chambre et en tête-à-tête avec sa petite lampe?» Révoltée\npar cette idée, Clélia jetait des regards d'horreur sur la magnifique\nillumination des salons du ministre de l'Intérieur.\n\n«Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait\nautour des deux beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur\nconversation, jamais elles ne se sont parlé d'un air si animé et en\nmême temps si intime.» La duchesse, toujours attentive à conjurer les\nhaines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé à quelque\ngrand mariage en faveur de la Clélia? Cette conjecture était appuyée\nsur une circonstance qui jusque-là ne s'était jamais présentée à\nl'observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de\nfeu, et même, si l'on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la\nbelle duchesse. Celle-ci, de son côté, était étonnée, et, l'on peut\ndire à sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu'elle découvrait dans\nla jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir\nassez rarement senti à la vue d'une rivale. «Mais que se passe-t-il\ndonc? se demandait la duchesse; jamais Clélia n'a été aussi belle, et\nl'on peut dire aussi touchante: son coeur aurait-il parlé?... Mais en ce\ncas-là, certes, c'est de l'amour malheureux, il y a de la sombre douleur\nau fond de cette animation si nouvelle... Mais l'amour malheureux se\ntait! S'agirait-il de ramener un inconstant par un succès dans le\nmonde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui\nles environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expression singulière,\nc'était toujours de la fatuité plus ou moins contente. «Mais il y a du\nmiracle ici, se disait la duchesse, piquée de ne pas deviner. Où est\nle comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me trompe point, Clélia\nme regarde avec attention et comme si j'étais pour elle l'objet d'un\nintérêt tout nouveau. Est-ce l'effet de quelque ordre donné par son\npère, ce vil courtisan? Je croyais cette âme noble et jeune incapable\nde se ravaler à des intérêts d'argent. Le général Fabio Conti aurait-il\nquelque demande décisive à faire au comte?»\n\nVers les dix heures, un ami de la duchesse s'approcha et lui dit deux\nmots à voix basse; elle pâlit excessivement; Clélia lui prit la main et\nosa la lui serrer.\n\n--Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une\nbelle âme! dit la duchesse, faisant effort sur elle-même.\n\nElle eut à peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa\nbeaucoup de sourires à la maîtresse de la maison qui se leva pour\nl'accompagner jusqu'à la porte du dernier salon: ces honneurs n'étaient\ndus qu'à des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un cruel\ncontresens avec sa position présente. Aussi elle sourit beaucoup à\nla comtesse Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui\nadresser un seul mot.\n\nLes yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse\nau milieu de ces salons peuplés alors de ce qu'il y avait de plus\nbrillant dans la société. «Que va devenir cette pauvre femme, se\ndit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une\nindiscrétion à moi de m'offrir pour l'accompagner! je n'ose... Combien\nle pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tête à tête\navec sa petite lampe, serait consolé pourtant s'il savait qu'il est\naimé à ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on\nl'a plongé! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants!\nquelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand\nDieu! ce serait trahir mon père; sa situation est si délicate entre\nles deux partis! Que devient-il s'il s'expose à la haine passionnée\nde la duchesse qui dispose de la volonté du premier ministre, lequel\nest le maître dans les trois quarts des affaires! D'un autre côté le\nprince s'occupe sans cesse de ce qui se passe à la forteresse, et il\nn'entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les\ncas, Fabrice (Clélia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement\nà plaindre!... il s'agit pour lui de bien autre chose que du danger\nde perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible\npassion que l'amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en\nparlent comme d'une source de bonheur! On plaint les femmes âgées parce\nqu'elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l'amour!... Jamais je\nn'oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les\nyeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints,\naprès le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que\nFabrice soit bien digne d'être aimé!...»\n\nAu milieu de ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l'âme\nde Clélia, les propos complimenteurs qui l'entouraient toujours lui\nsemblèrent plus désagréables encore que de coutume. Pour s'en délivrer,\nelle s'approcha d'une fenêtre ouverte et à demi voilée par un rideau de\ntaffetas; elle espérait que personne n'aurait la hardiesse de la suivre\ndans cette sorte de retraite. Cette fenêtre donnait sur un petit bois\nd'orangers en pleine terre: à la vérité, chaque hiver on était obligé de\nles recouvrir d'un toit. Clélia respirait avec délices le parfum de ces\nfleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme à son âme... «Je\nlui ai trouvé l'air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle\npassion à une femme si distinguée!... Elle a eu la gloire de refuser les\nhommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir, elle eût été la\nreine de ces Etats... Mon père dit que la passion du souverain allait\njusqu'à l'épouser si jamais il fût devenu libre!... Et cet amour pour\nFabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les\nrencontrâmes près du lac de Côme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle\naprès un instant de réflexion. J'en fus frappée même alors, où tant de\nchoses passaient inaperçues devant mes yeux d'enfant! Comme ces deux\ndames semblaient admirer Fabrice!...»\n\nClélia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens qui lui parlaient\navec tant d'empressement n'avait osé se rapprocher du balcon. L'un\nd'eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis\ns'était arrêté auprès d'une table de jeu. «Si au moins, se disait-elle,\nsous ma petite fenêtre du palais de la forteresse, la seule qui ait\nde l'ombre, j'avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes\nidées seraient moins tristes! mais pour toute perspective les énormes\npierres de taille de la tour Farnèse... Ah! s'écria-t-elle en faisant\nun mouvement, c'est peut-être là qu'on l'aura placé! Qu'il me tarde\nde pouvoir parler à don Cesare! il sera moins sévère que le général.\nMon père ne me dira rien certainement en rentrant à la forteresse,\nmais je saurai tout par don Cesare... J'ai de l'argent, je pourrais\nacheter quelques orangers qui, placés sous la fenêtre de ma volière,\nm'empêcheraient de voir ce gros mur de la tour Farnèse. Combien il va\nm'être plus odieux encore maintenant que je connais l'une des personnes\nqu'il cache à la lumière!... Oui, c'est bien la troisième fois que\nje l'ai vu; une fois à la cour, au bal du jour de naissance de la\nprincesse; aujourd'hui, entouré de trois gendarmes, pendant que cet\nhorrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin près\ndu lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais\ngarnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels\nregards singuliers sa mère et sa tante lui adressaient! Certainement\nil y avait ce jour-là quelque secret, quelque chose de particulier\nentre eux; dans le temps, j'eus l'idée que lui aussi avait peur des\ngendarmes...» Clélia tressaillit.» Mais que j'étais ignorante! Sans\ndoute, déjà dans ce temps, la duchesse avait de l'intérêt pour lui...\nComme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames,\nmalgré leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la\nprésence d'une étrangère!... et ce soir j'ai pu ne pas répondre au\nmot qu'il m'a adressé!... O ignorance et timidité! combien souvent\nvous ressemblez à ce qu'il y a de plus noir! Et je suis ainsi à vingt\nans passés!... J'avais bien raison de songer au cloître; réellement\nje ne suis faite que pour la retraite! «Digne fille d'un geôlier!» se\nsera-t-il dit. Il me méprise, et, dès qu'il pourra écrire à la duchesse,\nil parlera de mon manque d'égard, et la duchesse me croira une petite\nfille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de\nsensibilité pour son malheur.»\n\nClélia s'aperçut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le\ndessein de se placer à côté d'elle au balcon de fer de cette fenêtre;\nelle en fut contrariée quoiqu'elle se fît des reproches; les rêveries\nauxquelles on l'arrachait n'étaient point sans quelque douceur. «Voilà\nun importun que je vais joliment recevoir!» pensa-t-elle. Elle tournait\nla tête avec un regard altier, lorsqu'elle aperçut la figure timide\nde l'archevêque qui s'approchait du balcon par de petits mouvements\ninsensibles. «Ce saint homme n'a point d'usage, pensa Clélia; pourquoi\nvenir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité est tout\nce que je possède.» Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un air\nhautain, lorsque le prélat lui dit:\n\n--Mademoiselle, savez-vous l'horrible nouvelle?\n\nLes yeux de la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression;\nmais, suivant les instructions cent fois répétées de son père, elle\nrépondit avec un air d'ignorance que le langage de ses yeux contredisait\nhautement:\n\n--Je n'ai rien appris, Monseigneur.\n\n--Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est\ncoupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé\nà Bologne où il vivait sous le nom supposé de Joseph Bossi; on l'a\nrenfermé dans votre citadelle; il y est arrivé enchaîné à la voiture\nmême qui le portait. Une sorte de geôlier nommé Barbone, qui jadis eut\nsa grâce après avoir assassiné un de ses frères, a voulu faire éprouver\nune violence personnelle à Fabrice; mais mon jeune ami n'est point homme\nà souffrir une insulte. Il a jeté à ses pieds son infâme adversaire, sur\nquoi on l'a descendu dans un cachot à vingt pieds sous terre, après lui\navoir mis les menottes.\n\n--Les menottes, non.\n\n--Ah! vous savez quelque chose! s'écria l'archevêque, et les traits\ndu vieillard perdirent de leur profonde expression de découragement;\nmais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre:\nseriez-vous assez charitable pour remettre vous-même à don Cesare mon\nanneau pastoral que voici?\n\nLa jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait où le placer pour ne\npas courir la chance de le perdre.\n\n--Mettez-le au pouce, dit l'archevêque; et il le plaça lui-même. Puis-je\ncompter que vous remettrez cet anneau?\n\n--Oui, monseigneur.\n\n--Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même\ndans le cas où vous ne trouveriez pas convenable d'accéder à ma demande?\n\n--Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en\nvoyant l'air sombre et sérieux que le vieillard avait pris tout à\ncoup... Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me\ndonner des ordres dignes de lui et de moi.\n\n--Dites à don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que\nles sbires qui l'ont enlevé ne lui ont pas donné le temps de prendre\nson bréviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si\nmonsieur votre oncle veut envoyer demain à l'archevêché, je me charge de\nremplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie don Cesare de faire\ntenir également l'anneau que porte cette jolie main, à M. del Dongo.\n\nL'archevêque fut interrompu par le général Fabio Conti qui venait\nprendre sa fille pour la conduire à sa voiture; il y eut là un petit\nmoment de conversation, qui ne fut pas dépourvu d'adresse de la part du\nprélat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il s'arrangea\nde façon à ce que le courant du discours pût amener convenablement\ndans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple:\nIl y a des moments de crise dans la vie des cours qui décident pour\nlongtemps de l'existence des plus grands personnages; il y aurait une\nimprudence notable à changer en haine personnelle l'état d'éloignement\npolitique qui est souvent le résultat fort simple de positions opposées.\nL'archevêque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui\ncausait une arrestation si imprévue, alla jusqu'à dire qu'il fallait\nassurément conserver les positions dont on jouissait, mais qu'il y\naurait une imprudence bien gratuite à s'attirer pour la suite des haines\nfuribondes en se prêtant à de certaines choses que l'on n'oublie point.\n\nQuand le général fut dans son carrosse avec sa fille:\n\n--Ceci peut s'appeler des menaces, lui dit-il... des menaces à un homme\nde ma sorte!\n\nIl n'y eut pas d'autres paroles échangées entre le père et la fille\npendant vingt minutes.\n\nEn recevant l'anneau pastoral de l'archevêque, Clélia s'était bien\npromis de parler à son père, lorsqu'elle serait en voiture, du petit\nservice que le prélat lui demandait. Mais après le mot menaces\nprononcé avec colère, elle se tint pour assurée que son père\nintercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main\ngauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l'on mit\npour aller du ministère de l'Intérieur à la citadelle, elle se demanda\ns'il serait criminel à elle de ne pas parler à son père. Elle était fort\npieuse, fort timorée, et son coeur, si tranquille d'ordinaire, battait\navec une violence inaccoutumée; mais enfin le qui vive de la sentinelle\nplacée sur le rempart au-dessus de la porte retentit à l'approche de\nla voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes convenables pour\ndisposer son père à ne pas refuser, tant elle avait peur d'être refusée!\nEn montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du\ngouverneur, Clélia ne trouva rien.\n\nElle se hâta de parler à son oncle, qui la gronda et refusa de se prêter\nà rien.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVI\n\n\n--Eh bien! s'écria le général, en apercevant son frère don Cesare, voilà\nla duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et\nfaire sauver le prisonnier!\n\nMais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa\nprison, tout au faîte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et\nnous l'y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper\navant tout de la cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les\npassions d'une femme malheureuse vont décider de son sort. En montant\nles trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse,\nsous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment,\ntrouva qu'il n'avait pas le temps de songer au malheur.\n\nEn rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse\nrenvoya ses femmes d'un geste; puis, se laissant tomber tout habillée\nsur son lit:\n\n--Fabrice, s'écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis,\net peut-être à cause de moi ils lui donneront du poison!\n\nComment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la\nsituation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la\nsensation présente, et, sans se l'avouer, éperdument amoureuse du jeune\nprisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des\nmouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes\npour les cacher, elle pensait qu'elle allait éclater en sanglots dès\nqu'elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des\ngrandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère, l'indignation,\nle sentiment d'infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette\nâme altière.\n\n«Suis-je assez humiliée! s'écriait-elle à chaque instant; on m'outrage,\net, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas!\nHalte-là, mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir;\nmais ensuite moi j'aurai votre vie. Hélas! pauvre Fabrice, à quoi cela\nte servira-t-il? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter\nParme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement!\nJ'allais briser toutes les habitudes d'une vie agréable: hélas! sans\nle savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de\nmon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le\ncomte n'eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatal billet\nque m'accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J'avais eu le\nbonheur plus que l'adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son\namour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais\nde partir, alors j'étais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave!\nMaintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné\ndans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués\na été l'antichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en\nrespect par la crainte de me voir quitter son repaire!\n\n«Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'éloignerai jamais de\nla tour infâme où mon coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de\ncet homme peut lui suggérer les idées les plus singulières; leur cruauté\nbizarre ne ferait que piquer au jeu son étonnante vanité. S'il revient à\nses anciens propos de fade galanterie, s'il me dit: Agréez les hommages\nde votre esclave, ou Fabrice périt: eh bien! la vieille histoire de\nJudith... Oui, mais si ce n'est qu'un suicide pour moi, c'est un\nassassin pour Fabrice; le benêt de successeur, notre prince royal, et\nl'infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.»\n\nLa duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun\nmoyen de sortir torturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne\nvoyait aucune autre probabilité dans l'avenir. Pendant dix minutes elle\ns'agita comme une insensée; enfin un sommeil d'accablement remplaça pour\nquelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques\nminutes après, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son\nlit; il lui semblait qu'en sa présence le prince voulait faire couper\nla tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas\nautour d'elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu'elle n'avait sous\nles yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur\nle point de s'évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu'elle ne se\nsentait pas la force de changer de position. «Grand Dieu! si je pouvais\nmourir! se dit-elle... Mais quelle lâcheté! moi abandonner Fabrice dans\nle malheur! Je m'égare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de\nsang-froid l'exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir.\nQuelle funeste étourderie! venir habiter la cour d'un prince absolu!\nun tyran qui connaît toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui\nsemble une bravade pour son pouvoir. Hélas! c'est ce que ni le comte ni\nmoi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan: je pensais aux grâces d'une\ncour aimable; quelque chose d'inférieur, il est vrai, mais quelque chose\ndans le genre des beaux jours du prince Eugène!\n\n«De loin nous ne nous faisions pas d'idée de ce que c'est que l'autorité\nd'un despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure\ndu despotisme est la même que celle des autres gouvernements: il y\na des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne\ntrouverait rien d'extraordinaire à faire pendre son père si le prince\nle lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... Séduire Rassi!\nmalheureuse que je suis! je n'en possède aucun moyen. Que puis-je lui\noffrir? cent mille francs peut-être! et l'on prétend que, lors du\ndernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux\npays l'a fait échapper, le prince lui a envoyé dix mille sequins d'or\ndans une cassette! D'ailleurs quelle somme d'argent pourrait le séduire?\nCette âme de boue, qui n'a jamais vu que du mépris dans les regards des\nhommes, a le plaisir ici d'y voir maintenant de la crainte, et même du\nrespect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors\nles trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et\ntrembleront devant lui, aussi servilement que lui-même tremble devant le\nsouverain.\n\n«Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j'y sois utile\nà Fabrice: vivre seule, solitaire, désespérée! que puis-je alors pour\nFabrice? Allons, marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le\nmonde, feins de ne plus penser à Fabrice... Feindre de t'oublier, cher\nange!»\n\nA ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer.\nAprès une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu\nde consolation que ses idées commençaient à s'éclaircir. «Avoir le\ntapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me\nréfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissions être\npoursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d'abord avec les douze\ncents francs que l'homme d'affaires de son père me fait passer avec une\nexactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des\ndébris de ma fortune!» L'imagination de la duchesse passait en revue\navec des moments d'inexprimables délices tous les détails de la vie\nqu'elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il\npourrait entrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment\nde ces braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation;\nenfin il serait heureux.»\n\nCes images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais\ncelles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore\nquelque part! Cet état dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de\nrevenir à la contemplation de l'affreuse réalité. Enfin, comme l'aube du\njour commençait à marquer d'une ligne blanche le sommet des arbres de\nson jardin, elle se fit violence. «Dans quelques heures, se dit-elle,\nje serai sur le champ de bataille; il sera question d'agir, et s'il\nm'arrive quelque chose d'irritant, si le prince s'avise de m'adresser\nquelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir\ngarder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des\nrésolutions.\n\n«Si je suis déclarée criminelle d'Etat, Rassi fait saisir tout ce qui\nse trouve dans ce palais; le 1^{er} de ce mois, le comte et moi nous\navons brûlé, suivant l'usage, tous les papiers dont la police pourrait\nabuser, et il est le ministre de la police, voilà le plaisant. J'ai\ntrois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier\nde Grianta, partira pour Genève où il les mettra en sûreté. Si jamais\nFabrice s'échappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe\nde croix), l'incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera\nqu'il y a du péché à envoyer du pain à un homme poursuivi par un prince\nlégitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.\n\n«Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, après ce qui vient\nd'arriver, c'est ce qui m'est impossible. Le pauvre homme! Il n'est\npoint méchant, au contraire; il n'est que faible. Cette âme vulgaire\nn'est point à la hauteur des nôtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu être\nici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos périls!\n\n«La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, et\nd'ailleurs il ne faut point l'entraîner dans ma perte... Car pourquoi\nla vanité de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J'aurai\nconspiré... quoi de plus facile à prouver? Si c'était à sa citadelle\nqu'il m'envoyât et que je pusse à force d'or parler à Fabrice, ne fût-ce\nqu'un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble à la mort!\nMais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi\npar le poison; ma présence dans les rues, placée sur une charrette,\npourrait émouvoir la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais quoi!\ntoujours le roman! Hélas! l'on doit pardonner ces folies à une pauvre\nfemme dont le sort réel est si triste! Le vrai de tout ceci, c'est que\nle prince ne m'enverra point à la mort; mais rien de plus facile que\nde me jeter en prison et de m'y retenir; il fera cacher dans un coin\nde mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour\nce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce\nqu'ils appellent des pièces probantes, et une douzaine de faux témoins\nsuffisent. Je puis donc être condamnée à mort comme ayant conspiré;\net le prince, dans sa clémence infinie, considérant qu'autrefois j'ai\neu l'honneur d'être admise à sa cour, commuera ma peine en dix ans de\nforteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère violent\nqui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mes autres\nennemis, je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la\nbonté de le croire; mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot\npour m'apporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de\nstrychnine ou de l'opium de Pérouse.\n\n«Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le comte, car je ne\nveux pas l'entraîner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre\nhomme m'a aimée avec tant de candeur! Ma sottise a été de croire qu'il\nrestait assez d'âme dans un courtisan véritable pour être capable\nd'amour. Très probablement le prince trouvera quelque prétexte pour me\njeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l'opinion publique\nrelativement à Fabrice. Le comte est plein d'honneur; à l'instant il\nfera ce que les cuistres de cette cour, dans leur étonnement profond,\nappelleront une folie, il quittera la cour. J'ai bravé l'autorité du\nprince le soir du billet, je puis m'attendre à tout de la part de sa\nvanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation\nque je lui ai donnée ce soir-là? D'ailleurs le comte brouillé avec\nmoi est en meilleure position pour être utile à Fabrice. Mais si le\ncomte, que ma résolution va mettre au désespoir, se vengeait?... Voilà,\npar exemple, une idée qui ne lui viendra jamais; il n'a point l'âme\nfoncièrement basse du prince: le comte peut, en gémissant, contresigner\nun décret infâme, mais il a de l'honneur. Et puis, de quoi se venger?\nde ce que, après l'avoir aimé cinq ans, sans faire la moindre offense à\nson amour, je lui dis: «Cher comte! j'avais le bonheur de vous aimer;\neh bien, cette flamme s'éteint; je ne vous aime plus! mais je connais\nle fond de votre coeur, je garde pour vous une estime profonde, et vous\nserez toujours le meilleur de mes amis.\n\n«Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?»\n\n«Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je\ndirai à cet amant: «Au fond le prince a raison de punir l'étourderie de\nFabrice; mais le jour de sa fête, sans doute notre gracieux souverain\nlui rendra la liberté.» Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant désigné\npar la prudence serait ce juge vendu, cet infâme bourreau, ce Rassi...\nil se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais l'entrée de\nla bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi\nau-delà du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du\ncomte P. et de D.! il me ferait évanouir d'horreur en s'approchant de\nmoi, ou plutôt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infâme\ncoeur. Ne me demande pas des choses impossibles!\n\n«Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre de colère contre le\nprince, reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces\nâmes fangeuses, premièrement, parce que j'aurai l'air de me soumettre de\nbonne grâce à leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me\nmoquer d'eux, je serai attentive à faire ressortir leurs jolis petits\nmérites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beauté\nde la plume blanche de son chapeau qu'il vient de faire venir de Lyon\npar un courrier, et qui fait son bonheur.\n\n«Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s'en va,\nce sera le parti ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la\nRaversi qui régnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au\nministère. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d'esprit,\naccoutumé au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d'affaires\navec ce boeuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s'est occupé de\nce problème capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter\nsur leur habit, à la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces\nbêtes brutes fort jalouses de moi, et voilà ce qui fait ton danger,\ncher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes qui vont décider de mon sort et\ndu tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa démission! qu'il\nreste, dût-il subir des humiliations! il s'imagine toujours que donner\nsa démission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier\nministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu'il vieillit, il\nm'offre ce sacrifice: donc brouillerie complète, oui, et réconciliation\nseulement dans le cas où il n'y aurait que ce moyen de l'empêcher de\ns'en aller. Assurément, je mettrai à son congé toute la bonne amitié\npossible; mais après l'omission courtisanesque des mots procédure\ninjuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le haïr j'ai\nbesoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirée décisive,\nje n'avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu'il écrivît\nsous ma dictée, il n'avait qu'à écrire ce mot, que j'avais obtenu par\nmon caractère: ses habitudes de bas courtisan l'ont emporté. Il me\ndisait le lendemain qu'il n'avait pu faire signer une absurdité par son\nprince, qu'il aurait fallu des lettres de grâce: eh! bon Dieu! avec de\ntelles gens, avec des monstres de vanité et de rancune qu'on appelle des\nFarnèse, on prend ce qu'on peut.»\n\nA cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. «Le prince m'a\ntrompée, se disait-elle, et avec quelle lâcheté!... Cet homme est sans\nexcuse: il a de l'esprit, de la finesse, du raisonnement; il n'y a de\nbas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l'avons\nremarqué, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu'il s'imagine qu'on\na voulu l'offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est étranger à la\npolitique, c'est un petit assassinat comme on en compte cent par an\ndans ses heureux Etats, et le comte m'a juré qu'il a fait prendre les\nrenseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti\nn'était point sans courage: se voyant à deux pas de la frontière, il eut\ntout à coup la tentation de se défaire d'un rival qui plaisait.»\n\nLa duchesse s'arrêta longtemps pour examiner s'il était possible de\ncroire à la culpabilité de Fabrice: non pas qu'elle trouvât que ce fût\nun bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se\ndéfaire de l'impertinence d'un historien; mais, dans son désespoir, elle\ncommençait à sentir vaguement qu'elle allait être obligée de se battre\npour prouver cette innocence de Fabrice. «Non, se dit-elle enfin, voici\nune preuve décisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours\ndes armes dans toutes ses poches, et, ce jour-là, il ne portait qu'un\nmauvais fusil à un coup, et encore, emprunté à l'un des ouvriers.\n\n«Je hais le prince parce qu'il m'a trompée, et trompée de la façon la\nplus lâche; après son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre\ngarçon à Bologne, etc. Mais ce compte se réglera.» Vers les cinq heures\ndu matin, la duchesse, anéantie par ce long accès de désespoir, sonna\nses femmes; celles-ci jetèrent un cri. En l'apercevant sur son lit,\ntoute habillée, avec ses diamants, pâle comme ses draps et les yeux\nfermés, il leur sembla la voir exposée sur un lit de parade après\nsa mort. Elles l'eussent crue tout à fait évanouie, si elles ne se\nfussent pas rappelé qu'elle venait de les sonner. Quelques larmes fort\nrares coulaient de temps à autre sur ses joues insensibles; ses femmes\ncomprirent par un signe qu'elle voulait être mise au lit.\n\nDeux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s'était présenté\nchez la duchesse: toujours refusé, il lui écrivit qu'il avait un conseil\nà lui demander pour lui-même: «Devait-il garder sa position après\nl'affront qu'on osait lui faire?» Le comte ajoutait: «Le jeune homme est\ninnocent; mais fût-il coupable, devait-on l'arrêter sans m'en prévenir,\nmoi, son protecteur déclaré?» La duchesse ne vit cette lettre que le\nlendemain.\n\nLe comte n'avait pas de vertu; l'on peut même ajouter que ce que les\nlibéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre)\nlui semblait une duperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le\nbonheur du comte Mosca della Rovere; mais il était plein d'honneur et\nparfaitement sincère lorsqu'il parlait de sa démission. De la vie il\nn'avait dit un mensonge à la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la\nmoindre attention à cette lettre; son parti, et un parti bien pénible,\nétait pris, feindre d'oublier Fabrice; après cet effort, tout lui était\nindifférent.\n\nLe lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais\nSanseverina, enfin fut admis; il fut atterré à la vue de la duchesse...\n«Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! si jeune!... Tout\nle monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Clélia Conti,\nelle avait l'air aussi jeune et bien autrement séduisante.»\n\nLa voix, le ton de la duchesse étaient aussi étranges que l'aspect de sa\npersonne. Ce ton, dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain, de\ntoute colère, fit pâlir le comte; il lui rappela la façon d'être d'un de\nses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant\ndéjà reçu les sacrements, avait voulu l'entretenir.\n\nAprès quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et\nses yeux restèrent éteints:\n\n--Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix faible, mais\nbien articulée, et qu'elle s'efforçait de rendre aimable; séparons-nous,\nil le faut! Le ciel m'est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite\nenvers vous a été irréprochable. Vous m'avez donné une existence\nbrillante, au lieu de l'ennui qui aurait été mon triste partage au\nchâteau de Grianta; sans vous j'aurais rencontré la vieillesse quelques\nannées plus tôt... De mon côté, ma seule occupation a été de chercher à\nvous faire trouver le bonheur. C'est parce que je vous aime que je vous\npropose cette séparation à l'amiable, comme on dirait en France.\n\nLe comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéter plusieurs fois.\nIl devint d'une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son\nlit, il dit tout ce que l'étonnement profond, et ensuite le désespoir le\nplus vif, peuvent inspirer à un homme d'esprit passionnément amoureux.\nA chaque moment il offrait de donner sa démission et de suivre son amie\ndans quelque retraite à mille lieues de Parme.\n\n--Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici! s'écria-t-elle\nenfin en se soulevant à demi.\n\nMais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression\npénible, elle ajouta après un moment de repos et en serrant légèrement\nla main du comte:\n\n--Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette\npassion et ces transports que l'on n'éprouve plus, ce me semble, après\ntrente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit\nque j'aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette\ncour méchante. (Ses yeux brillèrent pour la première fois dans cette\nconversation, en prononçant ce mot méchante.) Je vous jure devant\nDieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s'est passé entre lui\net moi la plus petite chose que n'eût pas pu souffrir l'oeil d'une tierce\npersonne. Je ne vous dirai pas non plus que je l'aime exactement comme\nferait une soeur; je l'aime d'instinct, pour parler ainsi. J'aime en lui\nson courage si simple et si parfait, que l'on peut dire qu'il ne s'en\naperçoit pas lui-même; je me souviens que ce genre d'admiration commença\nà son retour de Warterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept\nans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avait assisté\nà la bataille, et dans le cas du oui, s'il pouvait dire s'être battu,\nlui qui n'avait marché à l'attaque d'aucune batterie ni d'aucune colonne\nennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble\nsur ce sujet important, que je commençai à voir en lui une grâce\nparfaite. Sa grande âme se révélait à moi; que de savants mensonges eût\nétalés, à sa place, un jeune homme bien élevé! Enfin, s'il n'est heureux\nje ne puis être heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien l'état de\nmon coeur; si ce n'est la vérité, c'est au moins tout ce que j'en vois.\n\nLe comte, encouragé par ce ton de franchise et d'intimité, voulut lui\nbaiser la main: elle la retira avec une sorte d'horreur.\n\n--Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept\nans, je me trouve à la porte de la vieillesse, j'en ressens déjà tous\nles découragements, et peut-être même suis-je voisine de la tombe. Ce\nmoment est terrible, à ce qu'on dit, et pourtant il me semble que je le\ndésire. J'éprouve le pire symptôme de la vieillesse: mon coeur est éteint\npar cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous,\ncher comte, que l'ombre de quelqu'un qui me fut cher. Je dirai plus,\nc'est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.\n\n--Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous\nsuis attaché avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous\nvoyais à la Scala!\n\n--Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me\nsemble indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain,\ncourage! soyez homme d'esprit, homme judicieux, homme à ressources dans\nles occurrences. Soyez avec moi ce que vous êtes réellement aux yeux\ndes indifférents, l'homme le plus habile et le plus grand politique que\nl'Italie ait produit depuis des siècles.\n\nLe comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.\n\n--Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux\ndéchirements de la passion la plus violente, et vous me demandez\nd'interroger ma raison! Il n'y a plus de raison pour moi!\n\n--Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec.\n\nEt ce fut pour la première fois, après deux heures d'entretien, que sa\nvoix prit une expression quelconque. Le comte, au désespoir lui-même,\nchercha à la consoler.\n\n--Il m'a trompée, s'écriait-elle sans répondre en aucune façon aux\nraisons d'espérer que lui exposait le comte; il m'a trompée de la façon\nla plus lâche!\n\nEt sa pâleur mortelle cessa pour un instant; mais, même dans ce moment\nd'excitation violente, le comte remarqua qu'elle n'avait pas la force de\nsoulever les bras.\n\n«Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne fût que malade?\nEn ce cas pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave.»\nAlors, rempli d'inquiétude, il proposa de faire appeler le célèbre\nRozari, le premier médecin du pays et de l'Italie.\n\n--Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaître toute\nl'étendue de mon désespoir?... Est-ce là le conseil d'un traître ou d'un\nami?\n\nEt elle le regarda avec des yeux étranges.\n\n«C'en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n'a plus d'amour pour\nmoi, et bien plus, elle ne me place plus même au rang des hommes\nd'honneur vulgaires.»\n\n--Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j'ai\nvoulu avant tout avoir des détails sur l'arrestation qui nous met au\ndésespoir, et chose étrange! je ne sais encore rien de positif; j'ai\nfait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver\nle prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reçu l'ordre de suivre\nsa sediola. J'ai réexpédié aussitôt Bruno, dont vous connaissez le\nzèle non moins que le dévouement; il a ordre de remonter de station en\nstation pour savoir où et comment Fabrice a été arrêté.\n\nEn entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d'une\nlégère convulsion.\n\n--Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu'elle put parler; ces\ndétails m'intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien\ncomprendre les plus petites circonstances.\n\n--Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de légèreté\npour tenter de la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un commis de\nconfiance à Bruno et d'ordonner à celui-ci de pousser jusqu'à Bologne;\nc'est là, peut-être, qu'on aura enlevé notre jeune ami. De quelle date\nest sa dernière lettre?\n\n--De mardi, il y a cinq jours.\n\n--Avait-elle été ouverte à la poste?\n\n--Aucune trace d'ouverture. Il faut vous dire qu'elle était écrite sur\ndu papier horrible; l'adresse est d'une main de femme, et cette adresse\nporte le nom d'une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre.\nLa blanchisseuse croit qu'il s'agit d'une affaire d'amour, et la Chékina\nlui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter.\n\nLe comte, qui avait pris tout à fait le ton d'un homme d'affaires,\nessaya de découvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir\nété le jour de l'enlèvement à Bologne. Il s'aperçut alors seulement,\nlui qui avait ordinairement tant de tact, que c'était là le ton qu'il\nfallait prendre. Ces détails intéressaient la malheureuse femme et\nsemblaient la distraire un peu. Si le comte n'eût pas été amoureux,\nil eût eu cette idée si simple dès son entrée dans la chambre. La\nduchesse le renvoya pour qu'il pût sans délai expédier de nouveaux\nordres au fidèle Bruno. Comme on s'occupait en passant de la question\nde savoir s'il y avait eu sentence avant le moment où le prince avait\nsigné le billet adressé à la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte\nd'empressement l'occasion de dire au comte:\n\n--Je ne vous reprocherai point d'avoir omis les mots injuste procédure\ndans le billet que vous écrivîtes et qu'il signa, c'était l'instinct\nde courtisan qui vous prenait à la gorge; sans vous en douter, vous\npréfériez l'intérêt de votre maître à celui de votre amie. Vous avez mis\nvos actions à mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais\nil n'est pas en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de\ngrands talents pour être ministre, mais vous avez aussi l'instinct de\nce métier. La suppression du mot injuste me perd; mais loin de moi de\nvous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l'instinct et non\npas celle de la volonté.\n\n«Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l'air le plus\nimpérieux, que je ne suis point trop affligée de l'enlèvement de\nFabrice, que je n'ai pas eu la moindre velléité de m'éloigner de ce\npays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voilà ce que\nvous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je\ncompte seule diriger ma conduite à l'avenir, je veux me séparer de\nvous à l'amiable, c'est-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez que\nj'ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus\nm'exagérer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore\nplus malheureuse que je ne le suis s'il m'arrivait de compromettre votre\ndestinée. Il peut entrer dans mes projets de me donner l'apparence\nd'avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligé. Je puis\nvous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s'arrêta une demi-minute\naprès ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidélité et cela en\ncinq années de temps. C'est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire;\nses joues si pâles s'agitèrent, mais ses lèvres ne purent se séparer. Je\nvous jure même que jamais je n'en ai eu le projet ni l'envie. Cela bien\nentendu, laissez-moi.\n\nLe comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez\nla duchesse l'intention bien arrêtée de se séparer de lui, et jamais\nil n'avait été aussi éperdument amoureux. C'est là une de ces choses\nsur lesquelles je suis obligé de revenir souvent, parce qu'elles\nsont improbables hors de l'Italie. En rentrant chez lui, il expédia\njusqu'à six personnes différentes sur la route de Castelnovo et de\nBologne, et les chargea de lettres. «Mais ce n'est pas tout, se dit le\nmalheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter\nce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse\nprit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse\npassait une limite que l'on ne doit jamais franchir, et c'est pour\nraccommoder les choses que j'ai eu la sottise incroyable de supprimer\nle mot procédure injuste, le seul qui liât le souverain... Mais bah!\nces gens-là sont-ils liés par quelque chose? C'est là sans doute la\nplus grande faute de ma vie, j'ai mis au hasard tout ce qui peut en\nfaire le prix pour moi: il s'agit de réparer cette étourderie à force\nd'activité et d'adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, même en\nsacrifiant un peu de ma dignité, je plante là cet homme; avec ses rêves\nde haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la\nLombardie, nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n'est\nqu'un sot, le talent de Rassi se réduit à faire pendre légalement un\nhomme qui déplaît au pouvoir.»\n\nUne fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministère si les\nrigueurs à l'égard de Fabrice dépassaient celles d'une simple détention,\nle comte se dit: «Si un caprice de la vanité de cet homme imprudemment\nbravée me coûte le bonheur, du moins l'honneur me restera... A propos,\npuisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent\nactions qui, ce matin encore, m'eussent semblé hors du possible. Par\nexemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire\névader Fabrice... Grand Dieu! s'écria le comte en s'interrompant et\nses yeux s'ouvrant à l'excès comme à la vue d'un bonheur imprévu, la\nduchesse ne m'a pas parlé d'évasion, aurait-elle manqué de sincérité\nune fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le désir que je\ntrahisse le prince? Ma foi, c'est fait!»\n\nL'oeil du comte avait repris toute sa finesse satirique. «Cet aimable\nfiscal Rassi est payé par le maître pour toutes les sentences qui nous\ndéshonorent en Europe mais il n'est pas homme à refuser d'être payé par\nmoi pour trahir les secrets du maître. Cet animal-là a une maîtresse et\nun confesseur, mais la maîtresse est d'une trop vile espèce pour que je\npuisse lui parler, le lendemain elle raconterait l'entrevue à toutes les\nfruitières du voisinage.» Le comte, ressuscité par cette lueur d'espoir,\nétait déjà sur le chemin de la cathédrale; étonné de la légèreté de sa\ndémarche, il sourit malgré son chagrin: «Ce que c'est, dit-il, que de\nn'être plus ministre!» Cette cathédrale, comme beaucoup d'églises en\nItalie, sert de passage d'une rue à l'autre, le comte vit de loin un des\ngrands vicaires de l'archevêque qui traversait la nef.\n\n--Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour\népargner à ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez\nmonseigneur l'archevêque. Je lui aurais toutes les obligations du monde\ns'il voulait bien descendre jusqu'à la sacristie.\n\nL'archevêque fut ravi de ce message, il avait mille choses à dire au\nministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses\nn'étaient que des phrases et ne voulut rien écouter.\n\n--Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?\n\n--Un petit esprit et une grande ambition, répondit l'archevêque, peu de\nscrupules et une extrême pauvreté, car nous en avons des vices!\n\n--Tudieu, monseigneur! s'écria le ministre, vous peignez comme Tacite.\n\nEt il prit congé de lui en riant. A peine de retour au ministère, il fit\nappeler l'abbé Dugnani.\n\n--Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général\nRassi, n'aurait-il rien à me dire?\n\nEt, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il renvoya le Dugnani.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVII\n\n\nLe comte se regardait comme hors du ministère. «Voyons un peu, se\ndit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux après ma disgrâce, car\nc'est ainsi qu'on appellera ma retraite.» Le comte fit l'état de sa\nfortune: il était entré au ministère avec quatre-vingt mille francs de\nbien; à son grand étonnement, il trouva que, tout compté, son avoir\nactuel ne s'élevait pas à cinq cent mille francs: «C'est vingt mille\nlivres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un\ngrand étourdi! Il n'y a pas un bourgeois à Parme qui ne me croie cent\ncinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus\nbourgeois qu'un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront\nque je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s'écria-t-il, si je suis\nencore ministre trois mois, nous la verrons doublée, cette fortune.» Il\ntrouva dans cette idée l'occasion d'écrire à la duchesse, et la saisit\navec avidité; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes\noù ils en étaient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. «Nous\nn'aurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous\ntrois à Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un\ncheval de selle à nous deux.» Le ministre venait à peine d'envoyer sa\nlettre, lorsqu'on annonça le fiscal général Rassi; il le reçut avec une\nhauteur qui frisait l'impertinence.\n\n--Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un\nconspirateur que je protège, de plus vous voulez lui couper le cou, et\nvous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur?\nEst-ce le général Conti, ou vous-même?\n\nLe Rassi fut atterré; il avait trop peu d'habitude de la bonne compagnie\npour deviner si le comte parlait sérieusement: il rougit beaucoup,\nânonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et\njouissait de son embarras. Tout à coup le Rassi se secoua et s'écria\navec une aisance parfaite et de l'air de Figaro pris en flagrant délit\npar Almaviva:\n\n--Ma foi, monsieur le comte, je n'irai point par quatre chemins avec\nVotre Excellence: que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos\nquestions comme je ferais à celles de mon confesseur?\n\n--La croix de Saint-Paul (c'est l'ordre de Parme), ou de l'argent, si\nvous pouvez me fournir un prétexte pour vous en accorder.\n\n--J'aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit.\n\n--Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre\nnoblesse?\n\n--Si j'étais né noble, répondit le Rassi avec toute l'impudence de son\nmétier, les parents des gens que j'ai fait pendre me haïraient, mais ils\nne me mépriseraient pas.\n\n--Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de\nmon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?\n\n--Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les\nbeaux yeux d'Armide, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les\ntermes précis du souverain; il craint que, séduit par de fort beaux yeux\nqui l'ont un peu touché lui-même, vous ne le plantiez là, et il n'y a\nque vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai même, ajouta\nRassi en baissant la voix, qu'il y a là une fière occasion pour vous, et\nqui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous\naccorderait, comme récompense nationale, une jolie terre valant six cent\nmille francs qu'il distrairait de son domaine, ou une gratification de\ntrois cent mille francs écus, si vous vouliez consentir à ne pas vous\nmêler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins à ne lui en parler qu'en\npublic.\n\n--Je m'attendais à mieux que ça, dit le comte; ne pas me mêler de\nFabrice c'est me brouiller avec la duchesse.\n\n--Eh bien! c'est encore ce que dit le prince: le fait est qu'il est\nhorriblement monté contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il\ncraint que, pour dédommagement de la brouille avec cette dame aimable,\nmaintenant que vous voilà veuf, vous ne lui demandiez la main de\nsa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n'est âgée que de\ncinquante ans.\n\n--Il a deviné juste, s'écria le comte, notre maître est l'homme le plus\nfin de ses Etats.\n\nJamais le comte n'avait eu l'idée baroque d'épouser cette vieille\nprincesse; rien ne fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de\ncour ennuyaient à la mort.\n\nIl se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre d'une petite table\nvoisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d'embarras la\npossibilité d'une bonne aubaine; son oeil brilla.\n\n--De grâce, monsieur le comte, s'écria-t-il, si Votre Excellence veut\naccepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en\nargent, je la prie de ne point choisir d'autre négociateur que moi. Je\nme ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter\nla gratification en argent ou même de faire joindre une forêt assez\nimportante à la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un\npeu de douceur et de ménagement dans sa façon de parler au prince de ce\nmorveux qu'on a coffré, on pourrait peut-être ériger en duché la terre\nque lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le répète à Votre\nExcellence; le prince, pour le quart d'heure, exècre la duchesse, mais\nil est fort embarrassé, et même au point que j'ai cru parfois qu'il y\navait quelque circonstance secrète qu'il n'osait pas m'avouer. Au fond\non peut trouver ici une mine d'or, moi vous vendant ses secrets les\nplus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi juré. Au\nfond, s'il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous\ntous, que vous seul au monde pouvez conduire à bien toutes les démarches\nsecrètes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de\nlui répéter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en\ns'échauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots,\nqu'aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que\nje n'y vois.\n\n--Je permets tout, dit le comte en continuant, d'un air distrait, à\nfrapper la table de marbre avec sa tabatière d'or, je permets tout et je\nserai reconnaissant.\n\n--Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la\ncroix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au\nprince, il me répond: «Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer\nboutique dès le lendemain; personne à Parme ne voudrait plus se faire\nanoblir.» Pour en revenir à l'affaire du Milanais, le prince me disait,\nil n'y a pas trois jours: «Il n'y a que ce fripon-là pour suivre le fil\nde nos intrigues; si je le chasse ou s'il suit la duchesse, il vaut\nautant que je renonce à l'espoir de me voir un jour le chef libéral et\nadoré de toute l'Italie.»\n\nA ce mot le comte respira: «Fabrice ne mourra pas», se dit-il.\n\nDe sa vie le Rassi n'avait pu arriver à une conversation intime avec le\npremier ministre: il était hors de lui de bonheur; il se voyait à la\nveille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme\nde tout ce qu'il y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom\nde Rassi aux chiens enragés; depuis peu des soldats s'étaient battus en\nduel parce qu'un de leurs camarades les avait appelés Rassi. Enfin il ne\nse passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vînt s'enchâsser\ndans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent écolier de seize\nans, était chassé des cafés, sur son nom.\n\nC'est le souvenir brûlant de tous ces agréments de sa position qui lui\nfit commettre une imprudence.\n\n--J'ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil\ndu ministre, elle s'appelle Riva, je voudrais être baron Riva.\n\n--Pourquoi pas? dit le ministre.\n\nRassi était hors de lui.\n\n--Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d'être indiscret,\nj'oserai deviner le but de vos désirs, vous aspirez à la main de la\nprincesse Isota, et c'est une noble ambition. Une fois parent, vous êtes\nà l'abri de la disgrâce, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai\npas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur; mais si vos\naffaires étaient confiées à quelqu'un d'adroit et de bien payé, on\npourrait ne pas désespérer du succès.\n\n--Moi, mon cher baron, j'en désespérais; je désavoue d'avance toutes\nles paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour où cette\nalliance illustre viendra enfin combler mes voeux et me donner une si\nhaute position dans l'Etat, je vous offrirai, moi, trois cent mille\nfrancs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder\nune marque de faveur que vous-même vous préférerez à cette somme\nd'argent.\n\nLe lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons\ngrâce de plus de la moitié; elle se prolongea encore deux heures. Le\nRassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de\ngrandes espérances de sauver Fabrice, et plus résolu que jamais à donner\nsa démission. Il trouvait que son crédit avait raison d'être renouvelé\npar la présence au pouvoir de gens tels que Rassi et le général Conti;\nil jouissait avec délices d'une possibilité qu'il venait d'entrevoir de\nse venger du prince: «Il peut faire partir la duchesse, s'écriait-il,\nmais parbleu il renoncera à l'espoir d'être roi constitutionnel de la\nLombardie.» (Cette chimère était ridicule: le prince avait beaucoup\nd'esprit, mais, à force d'y rêver, il en était devenu amoureux fou.)\n\nLe comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui\nrendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte\nfermée pour lui; le portier n'osait presque pas lui avouer cet ordre\nreçu de la bouche même de sa maîtresse. Le comte regagna tristement le\npalais du ministère, le malheur qu'il venait d'essuyer éclipsait en\nentier la joie que lui avait donnée sa conversation avec le confident\ndu prince. N'ayant plus le coeur de s'occuper de rien, le comte errait\ntristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d'heure après,\nil reçut un billet ainsi conçu:\n\nPuisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu'amis,\nil faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours\nnous réduirons ces visites, toujours si chères à mon coeur, à deux par\nmois. Si vous voulez me plaire, donnez de la publicité à cette sorte de\nrupture; si vous vouliez me rendre presque tout l'amour que jadis j'eus\npour vous, vous feriez choix d'une nouvelle amie. Quant à moi, j'ai de\ngrands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde,\npeut-être même trouverai-je un homme d'esprit pour me faire oublier mes\nmalheurs. Sans doute en qualité d'ami la première place dans mon coeur\nvous sera toujours réservée; mais je ne veux plus que l'on dise que mes\ndémarches ont été dictées par votre sagesse; je veux surtout que l'on\nsache bien que j'ai perdu toute influence sur vos déterminations. En un\nmot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher,\nmais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune idée de retour,\ntout est bien fini. Comptez à jamais sur mon amitié.\n\nCe dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une\nbelle lettre au prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et\nil l'adressa à la duchesse avec prière de la faire parvenir au palais.\nUn instant après, il reçut sa démission, déchirée en quatre, et, sur un\ndes blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire: Non, mille fois\nnon!\n\nIl serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. «Elle\na raison, j'en conviens, se disait-il à chaque instant; mon omission\ndu mot procédure injuste est un affreux malheur; elle entraînera\npeut-être la mort de Fabrice, et celle-ci amènera la mienne.» Ce fut\navec la mort dans l'âme que le comte, qui ne voulait pas paraître au\npalais du souverain avant d'y être appelé, écrivit de sa main le mot u\nproprio qui nommait Rassi chevalier de l'ordre de Saint-Paul et lui\nconférait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d'une\ndemi-pause qui exposait au prince les raisons d'Etat qui conseillaient\ncette mesure. Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de ces\npièces deux belles copies qu'il adressa à la duchesse.\n\nIl se perdait en suppositions; il cherchait à deviner quel serait à\nl'avenir le plan de conduite de la femme qu'il aimait. «Elle n'en sait\nrien elle-même, se disait-il; une seule chose reste certaine, c'est que,\npour rien au monde, elle ne manquerait aux résolutions qu'elle m'aurait\nune fois annoncées.» Ce qui ajoutait encore à son malheur, c'est qu'il\nne pouvait parvenir à trouver la duchesse blâmable. «Elle m'a fait une\ngrâce en m'aimant, elle cesse de m'aimer après une faute involontaire,\nil est vrai, mais qui peut entraîner une conséquence horrible; je n'ai\naucun droit de me plaindre.» Le lendemain matin, le comte sut que la\nduchesse avait recommencé à aller dans le monde; elle avait paru la\nveille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fût-il devenu\ns'il se fût rencontré avec elle dans le même salon? Comment lui parler?\nDe quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler?\n\nLe lendemain fut un jour funèbre; le bruit se répandait généralement\nque Fabrice allait être mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que\nle prince, ayant égard à sa haute naissance, avait daigné décider qu'il\naurait la tête tranchée.\n\n«C'est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prétendre à\nrevoir jamais la duchesse.» Malgré ce raisonnement assez simple, il ne\nput s'empêcher de passer trois fois à sa porte; à la vérité, pour n'être\npas remarqué, il alla chez elle à pied. Dans son désespoir, il eut même\nle courage de lui écrire. Il avait fait appeler Rassi deux fois; le\nfiscal ne s'était point présenté. «Le coquin me trahit», se dit le comte.\n\nLe lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de\nParme, et même la bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus\nque jamais certaine; et, complément bien étrange de cette nouvelle, la\nduchesse ne paraissait point trop au désespoir. Selon les apparences,\nelle n'accordait que des regrets assez modérés à son jeune amant;\ntoutefois elle profitait avec un art infini de la pâleur que venait de\nlui donner une indisposition assez grave, qui était survenue en même\ntemps que l'arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien\nà ces détails le coeur sec d'une grande dame de la cour. Par décence\ncependant, et comme sacrifice aux mânes du jeune Fabrice, elle avait\nrompu avec le comte Mosca.\n\n--Quelle immoralité! s'écriaient les jansénistes de Parme.\n\nMais déjà la duchesse, chose incroyable! paraissait disposée à écouter\nles cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait,\nentre autres singularités, qu'elle avait été fort gaie dans une\nconversation avec le comte Baldi, l'amant actuel de la Raversi, et\nl'avait beaucoup plaisanté sur ses courses fréquentes au château de\nVelleja. La petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort\nde Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient à la jalousie du comte\nMosca. La société de la cour s'occupait aussi beaucoup du comte, mais\nc'était pour s'en moquer. La troisième des grandes nouvelles que nous\navons annoncées n'était autre en effet que la démission du comte; tout\nle monde se moquait d'un amant ridicule qui, à l'âge de cinquante-six\nans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'être quitté par\nune femme sans coeur et qui, depuis longtemps, lui préférait un jeune\nhomme. Le seul archevêque eut l'esprit, ou plutôt le coeur, de deviner\nque l'honneur défendait au comte de rester premier ministre dans un pays\noù l'on allait couper la tête, et sans le consulter, à un jeune homme,\nson protégé. La nouvelle de la démission du comte eut l'effet de guérir\nde sa goutte le général Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu,\nlorsque nous parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son\ntemps à la citadelle, pendant que toute la ville s'enquérait de l'heure\nde son supplice.\n\nLe jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidèle qu'il avait\nexpédié sur Bologne; le comte s'attendrit au moment où cet homme entrait\ndans son cabinet; sa vue lui rappelait l'état heureux où il se trouvait\nlorsqu'il l'avait envoyé à Bologne, presque d'accord avec la duchesse.\nBruno arrivait de Bologne où il n'avait rien découvert; il n'avait pu\ntrouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gardé dans la\nprison de son village.\n\n--Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le comte à Bruno: la duchesse\ntiendra au triste plaisir de connaître les détails du malheur de\nFabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste\nde Castelnovo...\n\n«Mais non! s'écria le comte en s'interrompant; partez à l'instant même\npour la Lombardie, et distribuez de l'argent et en grande quantité à\ntous nos correspondants. Mon but est d'obtenir de tous ces gens-là des\nrapports de la nature la plus encourageante.\n\nBruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit à écrire\nses lettres de créance; comme le comte lui donnait ses dernières\ninstructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien\nécrite; on eût dit un ami écrivant à son ami pour lui demander un\nservice. L'ami qui écrivait n'était autre que le prince. Ayant ouï\nparler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte\nMosca, de garder le ministère; il le lui demandait au nom de l'amitié\net des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son maître.\nIl ajoutait que le roi de *** venant de mettre à sa disposition deux\ncordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l'autre à\nson cher comte Mosca.\n\n--Cet animal-là fait mon malheur! s'écria le comte furieux, devant Bruno\nstupéfait, et croit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant\nde fois nous avons arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot.\n\nIl refusa l'ordre qu'on lui offrait, et dans sa réponse parla de l'état\nde sa santé comme ne lui laissant que bien peu d'espérance de pouvoir\ns'acquitter longtemps encore des pénibles travaux du ministère. Le comte\nétait furieux. Un instant après on annonça le fiscal Rassi, qu'il traita\ncomme un nègre.\n\n--Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez à faire\nl'insolent! Pourquoi n'être pas venu hier pour me remercier, comme\nc'était votre devoir étroit, monsieur le cuistre?\n\nLe Rassi était bien au-dessus des injures; c'était sur ce ton-là qu'il\nétait journellement reçu par le prince; mais il voulait être baron et se\njustifia avec esprit. Rien n'était plus facile.\n\n--Le prince m'a tenu cloué à une table hier toute la journée; je n'ai pu\nsortir du palais. Son Altesse m'a fait copier de ma mauvaise écriture\nde procureur une quantité de pièces diplomatiques tellement niaises et\ntellement bavardes que je crois, en vérité, que son but unique était\nde me retenir prisonnier. Quand enfin j'ai pu prendre congé, vers les\ncinq heures, mourant de faim, il m'a donné l'ordre d'aller chez moi\ndirectement, et de n'en pas sortir de la soirée. En effet, j'ai vu deux\nde ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma\nrue jusque sur le minuit. Ce matin, dès que je l'ai pu, j'ai fait venir\nune voiture qui m'a conduit jusqu'à la porte de la cathédrale. Je suis\ndescendu de voiture très lentement, puis, prenant le pas de course, j'ai\ntraversé l'église et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci\nl'homme du monde auquel je désire plaire avec le plus de passion.\n\n--Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe de tous ces contes\nplus ou moins bien bâtis! Vous avez refusé de me parler de Fabrice\navant-hier; j'ai respecté vos scrupules, et vos serments touchant le\nsecret, quoique les serments pour un être tel que vous ne soient tout\nau plus que des moyens de défaite. Aujourd'hui, je veux la vérité:\nQu'est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner à mort ce jeune\nhomme comme assassin du comédien Giletti!\n\n--Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits,\npuisque c'est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain;\net, j'y pense! c'est peut-être pour m'empêcher de vous faire part de cet\nincident qu'hier, toute la journée, il m'a retenu prisonnier. Le prince,\nqui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous\napporter ma croix et vous supplier de l'attacher à ma boutonnière.\n\n--Au fait! s'écria le ministre, et pas de phrases.\n\n--Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre\nM. del Dongo, mais il n'a, comme vous le savez sans doute, qu'une\ncondamnation en vingt années de fers, commuée par lui, le lendemain même\nde la sentence, en douze années de forteresse avec jeûne au pain et à\nl'eau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses.\n\n--C'est parce que je savais cette condamnation à la prison seulement,\nque j'étais effrayé des bruits d'exécution prochaine qui se répandent\npar la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien\nescamotée par vous.\n\n--C'est alors que j'aurais dû avoir la croix! s'écria Rassi sans se\ndéconcerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et\nque l'homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et\nc'est armé de cette expérience que j'ose vous conseiller de ne pas\nm'imiter aujourd'hui. (Cette comparaison parut du plus mauvais goût à\nl'interlocuteur, qui fut obligé de se retenir pour ne pas donner des\ncoups de pied à Rassi.)\n\n--D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et\nl'assurance parfaite d'un homme qu'aucune insulte ne peut offenser,\nd'abord il ne peut être question de l'exécution dudit del Dongo; le\nprince n'oserait! les temps sont bien changés! et enfin, moi, noble et\nespérant par vous de devenir baron, je n'y donnerais pas les mains. Or,\nce n'est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l'exécuteur\ndes hautes oeuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le\nchevalier Rassi n'en donnera jamais contre le sieur del Dongo.\n\n--Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d'un air sévère.\n\n--Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que\npour les morts officielles, et si M. del Dongo vient à mourir d'une\ncolique, n'allez pas me l'attribuer! Le prince est outré, et je ne sais\npourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eût dit\nla duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le\npremier ministre).\n\nLe comte fut frappé de la suppression du titre dans une telle bouche, et\nl'on peut juger du plaisir qu'elle lui fit; il lança au Rassi un regard\nchargé de la plus vive haine. «Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne\npuis te montrer mon amour qu'en obéissant aveuglément à tes ordres.»\n\n--Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt\nbien passionné aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme\nelle m'avait présenté ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dû\nrester à Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens\nà ce qu'il ne soit pas mis à mort de mon temps, et je veux bien vous\ndonner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront\nsa sortie de prison.\n\n--En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années\nrévolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est\ntellement vive, qu'il cherche à la cacher.\n\n--Son Altesse est bien bonne! qu'a-t-elle besoin de cacher sa haine,\npuisque son premier ministre ne protège plus la duchesse? Seulement je\nne veux pas qu'on puisse m'accuser de vilenie, ni surtout de jalousie:\nc'est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt\nen prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-être poignardé.\nMais laissons cette bagatelle: le fait est que j'ai fait le compte de ma\nfortune; à peine si j'ai trouvé vingt mille livres de rente, sur quoi\nj'ai le projet d'adresser très humblement ma démission au souverain.\nJ'ai quelque espoir d'être employé par le roi de Naples: cette grande\nville m'offrira les distractions dont j'ai besoin en ce moment, et que\nje ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais qu'autant\nque vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc.\n\nLa conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le\ncomte lui dit d'un air fort indifférent:\n\n--Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu'il était\nun des amants de la duchesse; je n'accepte point ce bruit, et pour le\ndémentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.\n\n--Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il\ny a là une somme énorme, et les règlements...\n\n--Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le comte de\nl'air du plus souverain mépris: un bourgeois tel que vous, envoyant\nde l'argent à son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix\nsequins: moi, jeveux que Fabrice reçoive ces six mille francs, et\nsurtout que le château ne sache rien de cet envoi.\n\nComme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur\nlui avec impatience. «Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir\nque derrière l'insolence.» Cela dit, ce grand ministre se livra à une\naction tellement ridicule, que nous avons quelque peine à la rapporter;\nil courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la\nduchesse, et le couvrit de baisers passionnés. «Pardon, mon cher ange,\ns'écriait-il, si je n'ai pas jeté par la fenêtre et de mes propres mains\nce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité, mais,\nsi j'agis avec cet excès de patience, c'est pour t'obéir! et il ne\nperdra rien pour attendre!»\n\nAprès une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait\nle coeur mort dans la poitrine, eut l'idée d'une action ridicule et s'y\nlivra avec un empressement d'enfant. Il se fit donner un habit avec des\nplaques, et fut faire une visite à la vieille princesse Isota; de la vie\nil ne s'était présenté chez elle qu'à l'occasion du jour de l'an. Il la\ntrouva entourée d'une quantité de chiens, et parée de tous ses atours,\net même avec des diamants comme si elle allait à la cour. Le comte,\nayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse,\nqui probablement allait sortir, l'Altesse répondit au ministre qu'une\nprincesse de Parme se devait à elle-même d'être toujours ainsi. Pour la\npremière fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaieté.\n«J'ai bien fait de paraître ici, se dit-il, et dès aujourd'hui il faut\nfaire ma déclaration.» La princesse avait été ravie de voir arriver chez\nelle un homme aussi renommé par son esprit et un premier ministre; la\npauvre vieille fille n'était guère accoutumée à de semblables visites.\nLe comte commença par une préface adroite, relative à l'immense distance\nqui séparera toujours d'un simple gentilhomme les membres d'une famille\nrégnante.\n\n--Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d'un roi de\nFrance, par exemple, n'a aucun espoir d'arriver jamais à la couronne;\nmais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C'est\npourquoi nous autres Farnèse nous devons toujours conserver une certaine\ndignité dans notre extérieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me\nvoyez, je ne puis pas dire qu'il soit absolument impossible qu'un jour\nvous soyez mon premier ministre.\n\nCette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second\ninstant de gaieté parfaite.\n\nAu sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en\nrecevant l'aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un\ndes fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hâte.\n\n--Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une\nmalhonnêteté à son prince.\n\n«Ah! ah! vous me poussez à bout, s'écria-t-il avec fureur, et puis\nvous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu'avoir reçu\nle pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siècle-ci, il faut\nbeaucoup d'esprit et un grand caractère pour réussir à être despote.»\n\nAprès avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite\nsanté de ce malade, le comte trouva plaisant d'aller voir les deux\nhommes de la cour qui avaient le plus d'influence sur le général Fabio\nConti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre et lui ôtait tout\ncourage, c'est que le gouverneur de la citadelle était accusé de s'être\ndéfait jadis d'un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l'aquetta\nde Pérouse.\n\nLe comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des\nsommes folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais,\nsuivant lui, il y avait peu d'espoir de succès, tous les yeux étaient\nencore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les\ntentatives de corruption essayées par cette femme malheureuse: elle\nétait au désespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dévoués\nla secondaient. Mais il n'est peut-être qu'un seul genre d'affaires dont\non s'acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques,\nc'est la garde des prisonniers politiques. L'or de la duchesse ne\nproduisit d'autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou\ndix hommes de tout grade.\n\n\n\n\nCHAPITRE XVIII\n\n\nAinsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et\nle premier ministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu de chose.\nLe prince était en colère, la cour ainsi que le public étaient piqués\ncontre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait été trop\nheureux. Malgré l'or jeté à pleines mains, la duchesse n'avait pu faire\nun pas dans le siège de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans\nque la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel\navis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.\nComme nous l'avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut\nconduit d'abord au palais du gouverneur: C'est un joli petit bâtiment\nconstruit dans le siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui\nle plaça à cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de\nl'immense tour ronde. Des fenêtres de ce petit palais, isolé sur le\ndos de l'énorme tour comme la bosse d'un chameau, Fabrice découvrait\nla campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l'oeil, au pied de\nla citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant à\ndroite à quatre lieues de la ville, va se jeter dans le Pô. Par-delà la\nrive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d'immenses taches\nblanches au milieu des campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait\ndistinctement chacun des sommets de l'immense mur que les Alpes forment\nau nord de l'Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, même au\nmois d'août où l'on était alors, donnent comme une sorte de fraîcheur\npar souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes; l'oeil en peut suivre\nles moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la\ncitadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est\ninterceptée vers un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on\npréparait à la hâte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme\nle lecteur s'en souvient peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la\ngrosse tour, en l'honneur d'un prince héréditaire qui, fort différent\nde l'Hippolyte fils de Thésée, n'avait point repoussé les politesses\nd'une jeune belle-mère. La princesse mourut en quelques heures; le fils\ndu prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant\nsur le trône à la mort de son père. Cette tour Farnèse où, après trois\nquarts d'heure, l'on fit monter Fabrice, fort laide à l'extérieur,\nest élevée d'une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de\nla grosse tour et garnie d'une quantité de paratonnerres. Le prince\nmécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue de toutes\nparts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets qu'elle\nexistait depuis longues années: c'est pourquoi il lui imposa le nom\nde tour Farnèse. Il était défendu de parler de cette construction, et\nde toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on\nvoyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent\ncet édifice pentagone. Afin de prouver qu'elle était ancienne, on plaça\nau-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur,\npar laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui représente\nAlexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV à s'éloigner\nde Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se compose d'un\nrez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et\ntout rempli de colonnes fort trapues, car cette pièce si démesurément\nvaste n'a pas plus de quinze pieds d'élévation. Elle est occupée par le\ncorps de garde, et, du centre, l'escalier s'élève en tournant autour\nd'une des colonnes: c'est un petit escalier en fer, fort léger, large de\ndeux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant\nsous le poids des geôliers qui l'escortaient, Fabrice arriva à de vastes\npièces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier\nétage. Elles furent jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune\nprince qui y passa les dix-sept plus belles années de sa vie. A l'une\ndes extrémités de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier\nune chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la voûte sont\nentièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la\nplus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs,\nsans les toucher, et ces murs sont ornés d'une quantité de têtes de\nmorts en marbre blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées\net placées sur deux os en sautoir. «Voilà bien une invention de la\nhaine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d'idée de me\nmontrer cela!» Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également\ndisposé autour d'une colonne, donne accès au second étage de cette\nprison, et c'est dans les chambres de ce second étage, hautes de quinze\npieds environ, que depuis un an le général Fabio Conti faisait preuve\nde génie. D'abord, sous sa direction, l'on avait solidement grillé les\nfenêtres de ces chambres jadis occupées par les domestiques du prince\net qui sont à plus de trente pieds des dalles de pierre formant la\nplate-forme de la grosse tour ronde. C'est par un corridor obscur placé\nau centre du bâtiment que l'on arrive à ces chambres, qui toutes ont\ndeux fenêtres; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois\nportes de fer successives formées de barreaux énormes et s'élevant\njusqu'à la voûte. Ce sont les plans, coupes et élévations de toutes ces\nbelles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au général une\naudience de son maître chaque semaine. Un conspirateur placé dans l'une\nde ces chambres ne pourrait pas se plaindre à l'opinion d'être traité\nd'une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication\navec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu'on l'entendît.\nLe général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de\nchêne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c'était là son\ninvention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministère de la\npolice. Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fort\nsonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du côté des\nfenêtres. Des trois autres côtés il régnait un petit corridor de quatre\npieds de large, entre le mur primitif de la prison, composé d'énormes\npierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois,\nformées de quatre doubles de planches de noyer, chêne et sapin, étaient\nsolidement reliées par des boulons de fer et par des clous sans nombre.\n\nCe fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et\nchef-d'oeuvre du général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom\nd'Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres;\nla vue qu'on avait de ces fenêtres grillées était sublime: un seul\npetit coin de l'horizon était caché, vers le nord-est, par le toit en\ngalerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que deux étages; le\nrez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'état-major; et d'abord\nles yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second\nétage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité\nd'oiseaux de toute sorte. Fabrice s'amusait à les entendre chanter, et\nà les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que\nles geôliers s'agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière\nn'était pas à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se\ntrouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur\nles oiseaux.\n\nIl y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa\nprison, elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus\nde la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et\ndemie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un\nbrillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours\ndu mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers\nle mont Cenis et Turin; sans songer autrement à son malheur, Fabrice\nfut ému et ravi par ce spectacle sublime. «C'est donc dans ce monde\nravissant que vit Clélia Conti! avec son âme pensive et sérieuse,\nelle doit jouir de cette vue plus qu'un autre; on est ici comme dans\ndes montagnes solitaires à cent lieues de Parme.» Ce ne fut qu'après\navoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui\nparlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais\ndu gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup: «Mais ceci est-il une\nprison? est-ce là ce que j'ai tant redouté?» Au lieu d'apercevoir à\nchaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se\nlaissait charmer par les douceurs de la prison.\n\nTout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un\ntapage épouvantable: sa chambre de bois, assez semblable à une cage et\nsurtout fort sonore, était violemment ébranlée: des aboiements de chien\net de petits cris aigus complétaient le bruit le plus singulier. «Quoi\ndonc! si tôt pourrais-je m'échapper!» pensa Fabrice. Un instant après,\nil riait comme jamais peut-être on n'a ri dans une prison. Par ordre du\ngénéral, on avait fait monter en même temps que les geôliers un chien\nanglais, fort méchant, préposé à la garde des prisonniers d'importance,\net qui devait passer la nuit dans l'espace si ingénieusement ménagé tout\nautour de la cage de Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher\ndans l'intervalle de trois pieds ménagé entre les dalles de pierre\ndu sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le\nprisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.\n\nOr, à l'arrivée de Fabrice, la chambre de l'Obéissance passive se\ntrouvait occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la\nfuite dans tous les sens. Le chien, sorte d'épagneul croisé avec un\nfox anglais, n'était point beau, mais en revanche, il se montra fort\nalerte. On l'avait attaché sur le pavé en dalles de pierre au-dessous du\nplancher de la chambre de bois; mais lorsqu'il sentit passer les rats\ntout près de lui il fit des efforts si extraordinaires qu'il parvint à\nretirer la tête de son collier; alors advint cette bataille admirable\net dont le tapage réveilla Fabrice lancé dans les rêveries des moins\ntristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se\nréfugiant dans la chambre de bois, le chien monta après eux les six\nmarches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors\ncommença un tapage bien autrement épouvantable: la cabane était ébranlée\njusqu'en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait à force\nde rire: le geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte; le\nchien, courant après les rats, n'était gêné par aucun meuble, car la\nchambre était absolument nue; il n'y avait pour gêner les bonds du chien\nchasseur qu'un poêle de fer dans un coin. Quand le chien eut triomphé de\ntous ses ennemis, Fabrice l'appela, le caressa, réussit à lui plaire:\n«Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il,\nil n'aboiera pas.» Mais cette politique raffinée était une prétention de\nsa part: dans la situation d'esprit où il était, il trouvait son bonheur\nà jouer avec ce chien. Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait\npoint, une secrète joie régnait au fond de son âme.\n\nAprès qu'il se fut bien essoufflé à courir avec le chien:\n\n--Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au geôlier.\n\n--Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par\nle règlement.\n\n--Eh bien! mon cher Grillo, un nommé Giletti a voulu m'assassiner\nau milieu d'un grand chemin, je me suis défendu et l'ai tué; je le\ntuerais encore si c'était à faire: mais je n'en veux pas moins mener\njoyeuse vie, tant que je serai votre hôte. Sollicitez l'autorisation de\nvos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus,\nachetez-moi force nébieu d'Asti.\n\nC'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Piémont dans la\npatrie d'Alfieri et qui est fort estimé surtout de la classe d'amateurs\nà laquelle appartiennent les geôliers. Huit ou dix de ces messieurs\nétaient occupés à transporter dans la chambre de bois de Fabrice\nquelques meubles antiques et fort dorés que l'on enlevait au premier\nétage dans l'appartement du prince; tous recueillirent religieusement\ndans leur pensée le mot en faveur du vin d'Asti. Quoi qu'on pût faire,\nl'établissement de Fabrice pour cette première nuit fut pitoyable; mais\nil n'eut l'air choqué que de l'absence d'une bouteille de bon nébieu.\n\n--Celui-là a l'air d'un bon enfant... dirent les geôliers en s'en\nallant... et il n'y a qu'une chose à désirer, c'est que nos messieurs\nlui laissent passer de l'argent.\n\nQuand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: «Est-il possible\nque ce soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense\nhorizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes,\nles pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première nuit\nen prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette\nsolitude aérienne; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses\net des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont\nlà sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle\nen m'apercevant?» Ce fut en discutant cette grande question que le\nprisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.\n\nDès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant\nlaquelle il ne s'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à\nfaire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geôlier lui\nfaisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le\nrendait muet, et il n'apportait ni linge ni nébieu.\n\n«Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux\nsont-ils à elle?» Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et\nà chanter, et à cette élévation c'était le seul bruit qui s'entendît\ndans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir\npour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur: il\nécoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si\nvifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. «S'ils lui\nappartiennent, elle paraîtra un instant dans cette chambre, là sous ma\nfenêtre», et tout en examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis\nle premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s'élever\ncomme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux\nmagnifiques cages de citronnier et de bois d'acajou qui, garnies de\nfils dorés, s'élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de\nvolière. Ce que Fabrice n'apprit que plus tard, c'est que cette chambre\nétait la seule du second étage du palais qui eût de l'ombre de onze\nheures à quatre; elle était abritée par la tour Farnèse.\n\n«Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette\nphysionomie céleste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être\nun peu si elle m'aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque\nfemme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les\noiseaux! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m'apercevoir? Ma foi,\nil faut faire des indiscrétions pour être remarqué; ma situation doit\navoir quelques privilèges; d'ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et\nsi loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général\nConti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs\nsubordonnés... Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux dire tant d'âme,\ncomme le suppose le comte, que peut-être, à ce qu'il dit, méprise-t-elle\nle métier de son père; de là viendrait sa mélancolie! Noble cause de\ntristesse! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger\npour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m'a salué hier\nsoir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre près de Côme\nje lui dis: «Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous\nsouviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?» L'aura-t-elle oublié?\nelle était si jeune alors!\n\n«Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le\ncours de ses pensées, j'oublie d'être en colère! Serais-je un de ces\ngrands courages comme l'antiquité en a montré quelques exemples au\nmonde? Suis-je un héros sans m'en douter? Comment! moi qui avais tant\nde peur de la prison, j'y suis, et je ne me souviens pas d'être triste!\nc'est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal.\nQuoi! j'ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison,\nqui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce\nl'étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine\nque je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante\nde ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un\ninstant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.\n\n«Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et de devoir\nse raisonner pour être triste! Ma foi, j'en reviens à ma supposition,\npeut-être que j'ai un grand caractère.»\n\nLes rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la\ncitadelle, lequel venait prendre mesure d'abat-jour pour ses fenêtres;\nc'était la première fois que cette prison servait, et l'on avait oublié\nde la compléter en cette partie essentielle.\n\n«Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime», et il\ncherchait à s'attrister de cette privation.\n\n--Mais quoi! s'écria-t-il tout à coup parlant au menuisier, je ne verrai\nplus ces jolis oiseaux?\n\n--Ah! les oiseaux de Mademoiselle! qu'elle aime tant! dit cet homme avec\nl'air de la bonté; cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.\n\nParler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux\ngeôliers, mais cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier:\nil lui apprit que ces abat-jour énormes, placés sur l'appui des deux\nfenêtres, et s'éloignant du mur tout en s'élevant, ne devaient laisser\naux détenus que la vue du ciel.\n\n--On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d'augmenter une\ntristesse salutaire et l'envie de se corriger dans l'âme des\nprisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de leur\nretirer les vitres, et de les faire remplacer à leurs fenêtres par du\npapier huilé.\n\nFabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort\nrare en Italie.\n\n--Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la\nfolie; achetez-en un de la femme de chambre de Mlle Clélia Conti.\n\n--Quoi! vous la connaissez, s'écria le menuisier, que vous dites si bien\nson nom?\n\n--Qui n'a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j'ai eu\nl'honneur de la rencontrer plusieurs fois à la cour.\n\n--La pauvre demoiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle\npasse sa vie là avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter\nde beaux orangers que l'on a placés par son ordre à la porte de la tour\nsous votre fenêtre; sans la corniche vous pourriez les voir.\n\nIl y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour Fabrice, il\ntrouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.\n\n--Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre\nExcellence et je reçois de l'argent. Après demain, en revenant pour\nles abat-jour, j'aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas\nseul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis même, je vous\napporterai un livre de prières: vous devez bien souffrir de ne pas\npouvoir dire vos offices.\n\n«Ainsi, se dit Fabrice, dès qu'il fut seul, ces oiseaux sont à elle,\nmais dans deux jours je ne les verrai plus!» A cette pensée, ses regards\nprirent une teinte de malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie,\naprès une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint\nsoigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il\nétait debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il\nremarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements\navaient l'air gêné, comme ceux de quelqu'un qui se sent regardé. Quand\nelle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le sourire\nsi fin qu'elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille,\nau moment où les gendarmes l'emmenaient du corps de garde.\n\nQuoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec\nle plus grand soin, au moment où elle s'approcha de la fenêtre de la\nvolière, elle rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice,\ncollé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à\nl'enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce\nqui produirait un petit bruit; puis la seule idée de ce manque de\ndélicatesse lui fit horreur. «Je mériterais que pendant huit jours\nelle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.» Cette idée\ndélicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.\n\nIl la suivait ardemment des yeux: «Certainement, se disait-il, elle\nva s'en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre,\net, pourtant elle est bien en face.» Mais, en revenant du fond de la\nchambre que Fabrice, grâce à sa position plus élevée apercevait fort\nbien, Clélia ne put s'empêcher de le regarder du haut de l'oeil, tout\nen marchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la\nsaluer. «Ne sommes-nous pas seuls au monde ici?» se dit-il pour s'en\ndonner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et\nbaissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et\névidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier\navec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put\nimposer silence à ses yeux; sans qu'elle le sût probablement, ils\nexprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle\nrougissait tellement que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur\nle haut des épaules, dont la chaleur venait d'éloigner, en arrivant à la\nvolière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel\nFabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille.\n«Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la\nduchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!»\n\nFabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son\ndépart; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une\nsavante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant,\nelle eût dû soigner les oiseaux placés le plus près de la porte. Elle\nsortit enfin; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle\nelle venait de disparaître; il était un autre homme.\n\nDès ce moment l'unique objet de ses pensées fut de savoir comment il\npourrait parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé\ncet horrible abat-jour devant la fenêtre qui donnait sur le palais du\ngouverneur.\n\nLa veille au soir, avant de se coucher, il s'était imposé l'ennui fort\nlong de cacher la meilleure partie de l'or qu'il avait, dans plusieurs\ndes trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. «Il faut, ce soir,\nque je cache ma montre. N'ai-je pas entendu dire qu'avec de la patience\net un ressort de montre ébréché on peut couper le bois et même le fer?\nJe pourrai donc scier cet abat-jour.» Ce travail de cacher la montre,\nqui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux\ndifférents moyens de parvenir à son but, et à ce qu'il savait faire\nen travaux de menuiserie. «Si je sais m'y prendre, se disait-il, je\npourrai couper bien carrément un compartiment de la planche de chêne\nqui formera l'abat-jour, vers la partie qui reposera sur l'appui de la\nfenêtre; j'ôterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances;\nje donnerai tout ce que je possède à Grillo afin qu'il veuille bien\nne pas s'apercevoir de ce petit manège.» Tout le bonheur de Fabrice\nétait désormais attaché à la possibilité d'exécuter ce travail, et\nil ne songeait à rien autre. «Si je parviens seulement à la voir, je\nsuis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi qu'elle voie que je\nla vois.» Pendant toute la nuit, il eut la tête remplie d'inventions\nde menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de\nParme, à la colère du prince, etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas\ndavantage à la douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée.\nIl attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut\nplus: apparemment qu'il passait pour libéral dans la prison; on eut soin\nd'en envoyer un autre à mine rébarbative, lequel ne répondit jamais\nque par un grognement de mauvais augure à toutes les choses agréables\nque l'esprit de Fabrice cherchait à lui adresser. Quelques-unes des\nnombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec\nFabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise\nRaversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement\naverti, effrayé, piqué d'amour-propre. Toutes les huit heures, six\nsoldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes\ndu rez-de-chaussée; de plus, le gouverneur établit un geôlier de garde\nà chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre\nGrillo, le seul qui vît le prisonnier, fut condamné à ne sortir de\nla tour Farnèse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort\ncontrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice qui eut le bon esprit de\nne répondre que par ces mots: «Force nébieu d'Asti, mon ami», et il lui\ndonna de l'argent.\n\n--Eh bien! même cela, qui nous console de tous les maux, s'écria\nGrillo indigné, d'une voix à peine assez élevée pour être entendu du\nprisonnier, on nous défend de le recevoir et je devrais le refuser,\nmais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire\nsur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la\ncitadelle est sens dessus dessous à cause de vous; les belles menées de\nMadame la duchesse ont déjà fait renvoyer trois d'entre nous.\n\n«L'abat-jour sera-t-il prêt avant midi?» Telle fut la grande question\nqui fit battre le coeur de Fabrice pendant toute cette longue matinée;\nil comptait tous les quarts d'heure qui sonnaient à l'horloge de la\ncitadelle. Enfin, comme les trois quarts après onze heures sonnaient,\nl'abat-jour n'était pas encore arrivé; Clélia reparut donnant des soins\nà ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de si grands pas\nà l'audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait\ntellement au-dessus de tout, qu'il osa, en regardant Clélia, faire avec\nle doigt le geste de scier l'abat-jour; il est vrai qu'aussitôt après\navoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à demi, et se\nretira.\n\n«Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour\nvoir une familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse\nnécessité? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses\noiseaux, regarder quelquefois la fenêtre de la prison, même quand elle\nla trouvera masquée par un énorme volet de bois; je voulais lui indiquer\nque je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir à la\nvoir. Grand Dieu! est-ce qu'elle ne viendra pas demain à cause de ce\ngeste indiscret?» Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice,\nse vérifia complètement; le lendemain Clélia n'avait pas paru à trois\nheures, quand on acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux\nénormes abat-jour; les diverses pièces en avaient été élevées, à partir\nde l'esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies\nattachées par-dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est vrai que,\ncachée derrière une persienne de son appartement, Clélia avait suivi\navec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien\nvu la mortelle inquiétude de Fabrice, mais n'en avait pas moins eu le\ncourage de tenir la promesse qu'elle s'était faite.\n\nClélia était une petite sectaire de libéralisme; dans sa première\njeunesse elle avait pris au sérieux tous les propos de libéralisme\nqu'elle entendait dans la société de son père, lequel ne songeait qu'à\nse faire une position; elle était partie de là pour prendre en mépris\net presque en horreur le caractère flexible du courtisan: de là son\nantipathie pour le mariage. Depuis l'arrivée de Fabrice, elle était\nbourrelée de remords: «Voilà, se disait-elle, que mon indigne coeur se\nmet du parti des gens qui veulent trahir mon père! il ose me faire le\ngeste de scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitôt l'âme navrée,\ntoute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut être le jour\nfatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde\nn'est pas possible! Quelle douceur, quelle sérénité héroïque dans ces\nyeux qui peut-être vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas être les\nangoisses de la duchesse! aussi on la dit tout à fait au désespoir. Moi\nj'irais poignarder le prince, comme l'héroïque Charlotte Corday.»\n\nPendant toute cette troisième journée de sa prison Fabrice fut outré de\ncolère, mais uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia. «Colère\npour colère, j'aurais dû lui dire que je l'aimais», s'écriait-il;\ncar il en était arrivé à cette découverte. «Non, ce n'est point par\ngrandeur d'âme que je ne songe pas à la prison et que je fais mentir\nla prophétie de Blanès, tant d'honneur ne m'appartient point. Malgré\nmoi je songe à ce regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur\nmoi lorsque les gendarmes m'emmenaient du corps de garde; ce regard a\neffacé toute ma vie passée. Qui m'eût dit que je trouverais des yeux si\ndoux en un tel lieu! et au moment où j'avais les regards salis par la\nphysionomie de Barbone et par celle de M. le général gouverneur. Le ciel\nparut au milieu de ces êtres vils. Et comment faire pour ne pas aimer\nla beauté et chercher à la revoir? Non, ce n'est point par grandeur\nd'âme que je suis indifférent à toutes les petites vexations dont la\nprison m'accable.» L'imagination de Fabrice, parcourant rapidement\ntoutes les possibilités, arriva à celle d'être mis en liberté. «Sans\ndoute l'amitié de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je\nne la remercierais de la liberté que du bout des lèvres; ces lieux ne\nsont point de ceux où l'on revient! une fois hors de prison, séparés de\nsociétés comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Clélia!\nEt, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait ne pas\nm'accabler de sa colère, qu'aurais-je à demander au ciel?»\n\nLe soir de ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une\ngrande idée: avec la croix de fer du chapelet que l'on distribue à tous\nles prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès,\nà percer l'abat-jour. «C'est peut-être une imprudence, se dit-il avant\nde commencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit devant moi que, dès\ndemain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront\nceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la fenêtre percé? Mais si je ne\ncommets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute\nje resterais un jour sans la voir! et encore quand elle m'a quitté\nfâchée!» L'imprudence de Fabrice fut récompensée; après quinze heures de\ntravail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne croyait\npoint être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard\nfixé sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses\nyeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite\nelle négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour\nrester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme\nétait profondément troublée; elle songeait à la duchesse dont l'extrême\nmalheur lui avait inspiré tant de pitié, et cependant elle commençait à\nla haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde mélancolie qui s'emparait\nde son caractère, elle avait de l'humeur contre elle-même. Deux ou\ntrois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l'impatience\nde chercher à ébranler l'abat-jour; il lui semblait qu'il n'était pas\nheureux tant qu'il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu'il la voyait.\n«Cependant, se disait-il, si elle savait que je l'aperçois avec autant\nde facilité, timide et réservée comme elle l'est, sans doute elle se\ndéroberait à mes regards.»\n\nIl fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l'amour\nne fait-il pas son bonheur!): pendant qu'elle regardait tristement\nl'immense abat-jour, il parvint à faire passer un petit morceau de fil\nde fer par l'ouverture que la croix de fer avait pratiquée, et il lui\nfit des signes qu'elle comprit évidemment, du moins dans ce sens qu'ils\nvoulaient dire: je suis là et je vous vois.\n\nFabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à\nl'abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que\nl'on pourrait remettre à volonté et qui lui permettrait de voir et\nd'être vu, c'est-à-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se\npassait dans son âme; mais il se trouva que le bruit de la petite scie\nfort imparfaite qu'il avait fabriquée avec le ressort de sa montre\nébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues\nheures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité\nde Clélia semblait diminuer à mesure qu'augmentaient les difficultés\nmatérielles qui s'opposaient à toute correspondance; Fabrice observa\nfort bien qu'elle n'affectait plus de baisser les yeux ou de regarder\nles oiseaux quand il essayait de lui donner signe de présence à l'aide\nde son chétif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir qu'elle\nne manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze\nheures trois quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se\ncroire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idée\nne semble pas raisonnable; mais l'amour observe des nuances invisibles\nà l'oeil indifférent, et en tire des conséquences infinies. Par exemple,\ndepuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en\nentrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C'était\ndans ces journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que Fabrice\nne fût bientôt mis à mort: lui seul l'ignorait; mais cette affreuse idée\nne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches\ndu trop d'intérêt qu'elle portait à Fabrice? il allait périr! et pour\nla cause de la liberté! car il était trop absurde de mettre à mort un\ndel Dongo pour un coup d'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable\njeune homme était attaché à une autre femme! Clélia était profondément\nmalheureuse, et sans s'avouer bien précisément le genre d'intérêt\nqu'elle prenait à son sort: «Certes, se disait-elle, si on le conduit à\nla mort, je m'enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaîtrai\ndans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!»\n\nLe huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand\nsujet de honte: elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes\npensées, l'abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier; ce jour-là\nil n'avait encore donné aucun signe de présence: tout à coup un petit\nmorceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par lui; il\nla regarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle\nne put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement\nvers ses oiseaux et se mit à les soigner; mais elle tremblait au point\nqu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir\nparfaitement son émotion; elle ne put supporter cette situation, et prit\nle parti de se sauver en courant.\n\nCe moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune\ncomparaison. Avec quels transports il eût refusé la liberté, si on la\nlui eût offerte en cet instant!\n\nLe lendemain fut le jour de grand désespoir de la duchesse. Tout le\nmonde tenait pour sûr dans la ville que c'en était fait de Fabrice;\nClélia n'eut pas le triste courage de lui montrer une dureté qui n'était\npas dans son coeur, elle passa une heure et demie à la volière, regarda\ntous ses signes, et souvent lui répondit, au moins par l'expression\nde l'intérêt le plus vif et le plus sincère; elle le quittait des\ninstants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait\nbien vivement l'imperfection du langage employé: si l'on se fût parlé,\nde combien de façons différentes n'eût-elle pas pu chercher à deviner\nquelle était précisément la nature des sentiments que Fabrice avait pour\nla duchesse! Clélia ne pouvait presque plus se faire d'illusion, elle\navait de la haine pour Mme Sanseverina.\n\nUne nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il\nfut étonné, il eut peine à reconnaître son image, le souvenir qu'il\nconservait d'elle avait totalement changé; pour lui, à cette heure, elle\navait cinquante ans.\n\n--Grand Dieu! s'écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de\nne pas lui dire que je l'aimais!\n\nIl en était au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment\nil l'avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui\nfaisait une impression de changement moins sensible: c'est que jamais\nil ne s'était figuré que son âme fût de quelque chose dans l'amour\npour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son âme tout\nentière appartenait à la duchesse. La duchesse d'A... et la Marietta\nlui faisaient l'effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le\ncharme serait dans la faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image\nsublime de Clélia Conti, en s'emparant de toute son âme, allait jusqu'à\nlui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l'éternel bonheur de\nsa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu'il\nétait en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes.\nChaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout à coup,\npar un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie singulière\net délicieuse qu'il trouvait auprès d'elle; toutefois, elle avait déjà\nrempli de félicité les deux premiers mois de sa prison. C'était le temps\noù, deux fois la semaine, le général Fabio Conti disait au prince:\n\n--Je puis donner ma parole d'honneur à Votre Altesse que le prisonnier\ndel Dongo ne parle à âme qui vive, et passe sa vie dans l'accablement du\nplus profond désespoir, ou à dormir.\n\nClélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois\npour des instants: si Fabrice ne l'eût pas tant aimée, il eût bien\nvu qu'il était aimé; mais il avait des doutes mortels à cet égard.\nClélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout en frappant\nles touches, pour que le son de l'instrument pût rendre compte de\nsa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses\nfenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un\nseul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et même dans les grandes\noccasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une\njournée entière; c'était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des\nsentiments dont il était trop difficile de ne pas comprendre l'aveu:\nelle était inexorable sur ce point.\n\nAinsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice\navait une vie fort occupée; elle était employée tout entière à chercher\nla solution de ce problème si important: «M'aime-t-elle?» Le résultat de\nmilliers d'observations sans cesse renouvelées, mais aussi sans cesse\nmises en doute, était ceci: «Tous ses gestes volontaires disent non,\nmais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer\nqu'elle prend de l'amitié pour moi.»\n\nClélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c'est pour éloigner\nce péril qu'elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière\nque Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La misère des ressources\nemployées par le pauvre prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à\nClélia plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen de\ncaractères qu'il traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont\nil avait fait la précieuse découverte dans son poêle; il aurait formé\nles mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût doublé\nles moyens de conversation en ce qu'elle eût permis de dire des choses\nprécises. Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d'environ\nvingt-cinq pieds; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus\nla tête des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur.\nFabrice doutait d'être aimé; s'il eût eu quelque expérience de l'amour,\nil ne lui fût pas resté de doutes: mais jamais femme n'avait occupé son\ncoeur; il n'avait, du reste, aucun soupçon d'un secret qui l'eût mis au\ndésespoir s'il l'eût connu; il était grandement question du mariage de\nClélia Conti avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche de la cour.\n\n\n\n\nCHAPITRE XIX\n\n\nL'ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu'à la folie par les\nembarras qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier\nministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l'avait porté à\nfaire des scènes violentes à sa fille; il lui répétait sans cesse,\net avec colère, qu'elle cassait le cou à sa fortune si elle ne se\ndéterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps\nde prendre un parti; cet état d'isolement cruel, dans lequel son\nobstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin,\netc.\n\nC'était d'abord pour se soustraire à ces accès d'humeur de tous les\ninstants que Clélia s'était réfugiée dans la volière; on n'y pouvait\narriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la\ngoutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.\n\nDepuis quelques semaines, l'âme de Clélia était tellement agitée, elle\nsavait si peu elle-même ce qu'elle devait désirer, que, sans donner\nprécisément une parole à son père, elle s'était presque laissé engager.\nDans un de ses accès de colère, le général s'était écrié qu'il saurait\nbien l'envoyer s'ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et\nque, là, il la laisserait se morfondre jusqu'à ce qu'elle daignât faire\nun choix.\n\n--Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas\nsix mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi\ns'élève à plus de cent mille écus par an. Tout le monde à la cour\ns'accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux; jamais il n'a\ndonné de sujet de plainte à personne; il est fort bel homme, jeune,\nfort bien vu du prince, et je dis qu'il faut être folle à lier pour\nrepousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais\npeut-être le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers\nde la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et\nque deviendriez-vous, je vous prie, si j'étais mis à la demi-solde? quel\ntriomphe pour mes ennemis, si l'on me voyait logé dans quelque second\nétage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère! Non,\nmorbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d'un\nCassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce\npauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d'être amoureux de vous, de\nvouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente\nmille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous\nallez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l'épousez dans deux\nmois!...\n\nUn seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c'était la menace\nd'être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et\nau moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu'à un fil,\ncar il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne\ncourût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu'elle\nse fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Etre séparée de\nFabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie! c'était à ses yeux\nle plus grand des maux, c'en était du moins le plus immédiat.\n\nCe n'est pas que, même en n'étant pas éloignée de Fabrice, son coeur\ntrouvât la perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse,\net son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse\nelle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée.\nL'extrême réserve qu'elle s'imposait envers Fabrice, le langage des\nsignes dans lequel elle l'avait confiné, de peur de tomber dans quelque\nindiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d'arriver\nà quelque éclaircissement sur sa manière d'être avec la duchesse. Ainsi,\nchaque jour, elle sentait plus cruellement l'affreux malheur d'avoir\nune rivale dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins\ns'exposer au danger de lui donner l'occasion de dire toute la vérité sur\nce qui se passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant de l'entendre\nfaire l'aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia de\npouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!\n\nFabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez\nfacilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d'une\ndemoiselle, depuis qu'elle était chanoinesse et qu'elle allait à la\ncour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention,\navait appris à connaître la réputation que s'étaient faite les jeunes\ngens qui avaient successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice,\ncomparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de\nlégèreté dans ses relations de coeur. Il était en prison, il s'ennuyait,\nil faisait la cour à l'unique femme à laquelle il pût parler; quoi\nde plus simple? quoi même de plus commun? et c'était ce qui désolait\nClélia. Quand même, par une révélation complète, elle eût appris que\nFabrice n'aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle\navoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la sincérité de ses\ndiscours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses\nsentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son coeur,\nFabrice n'était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique?\nn'était-il pas à la veille de se lier par des voeux éternels? Les plus\ngrandes dignités ne l'attendaient-elles pas dans ce genre de vie? S'il\nme restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse\nClélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier\nmon père de m'enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et pour comble\nde misère, c'est précisément la crainte d'être éloignée de la citadelle\net renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C'est cette\ncrainte qui me force à dissimuler, qui m'oblige au hideux et déshonorant\nmensonge de feindre d'accepter les soins et les attentions publiques du\nmarquis Crescenzi.\n\nLe caractère de Clélia était profondément raisonnable; en toute sa\nvie elle n'avait pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et\nsa conduite en cette occurrence était le comble de la déraison: on\npeut juger de ses souffrances!... Elles étaient d'autant plus cruelles\nqu'elle ne se faisait aucune illusion. Elle s'attachait à un homme qui\nétait éperdument aimé de la plus belle femme de la cour, d'une femme\nqui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia! Et cet homme\nmême, eût-il été libre, n'était pas capable d'un attachement sérieux,\ntandis qu'elle, comme elle le sentait trop bien, n'aurait jamais qu'un\nseul attachement dans la vie.\n\nC'était donc le coeur agité des plus affreux remords que tous les jours\nClélia venait à la volière: portée en ce lieu comme malgré elle, son\ninquiétude changeait d'objet et devenait moins cruelle, les remords\ndisparaissaient pour quelques instants; elle épiait, avec des battements\nde coeur indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir la sorte\nde vasistas par lui pratiqué dans l'immense abat-jour qui masquait\nsa fenêtre. Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa chambre\nl'empêchait de s'entretenir par signes avec son amie.\n\nUn soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature\nla plus étrange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la\nfenêtre et sortant la tête hors du vasistas, il parvenait à distinguer\nles bruits un peu forts qu'on faisait dans le grand escalier, dit\ndes trois cents marches, lequel conduisait de la première cour dans\nl'intérieur de la tour ronde, à l'esplanade en pierre sur laquelle on\navait construit le palais du gouverneur et la prison Farnèse où il se\ntrouvait.\n\nVers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches\nd'élévation, cet escalier passait du côté méridional d'une vaste cour,\nau côté du nord; là se trouvait un pont en fer fort léger et fort\nétroit, au milieu duquel était établi un portier. On relevait cet homme\ntoutes les six heures, et il était obligé de se lever et d'effacer le\ncorps pour que l'on pût passer sur le pont qu'il gardait, et par lequel\nseul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et à la tour Farnèse.\nIl suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le gouverneur\nportait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la cour,\nà une profondeur de plus de cent pieds; cette simple précaution prise,\ncomme il n'y avait pas d'autre escalier dans toute la citadelle, et que\ntous les soirs à minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et\ndans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les\npuits, il restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût\nété également impossible à qui que ce fût d'arriver à la tour Farnèse.\nC'est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqué le jour de son\nentrée à la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geôliers\naimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqué: ainsi il\nn'avait guère d'espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d'une\nmaxime de l'abbé Blanès:\n\nL'amant songe plus souvent à arriver à sa maîtresse que le mari à garder\nsa femme; le prisonnier songe plus souvent à se sauver, que le geôlier\nà fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l'amant et le\nprisonnier doivent réussir.\n\nCe soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes\npasser sur le pont en fer, dit le pont de l'esclave, parce que jadis un\nesclave dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du\npont dans la cour.\n\n«On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre; mais\nil peut y avoir du désordre, il s'agit d'en profiter.» Il avait pris\nses armes, il retirait déjà de l'or de quelques-unes de ses cachettes,\nlorsque tout à coup il s'arrêta.\n\n«L'homme est un plaisant animal, s'écria-t-il, il faut en convenir! Que\ndirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que\npar hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour où\nje serais de retour à Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde\npour revenir auprès de Clélia? S'il y a du désordre, profitons-en pour\nme glisser dans le palais du gouverneur; peut-être je pourrai parler à\nClélia, peut-être autorisé par le désordre j'oserai lui baiser la main.\nLe général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait\ngarder son palais par cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment,\net une cinquième à la porte d'entrée, mais par bonheur la nuit est fort\nnoire.» A pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que faisaient le geôlier\nGrillo et son chien: le geôlier était profondément endormi dans une peau\nde boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourée d'un filet\ngrossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s'avança doucement\nvers Fabrice pour le caresser.\n\nNotre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient\nà sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la\ntour Farnèse, et précisément devant la porte, qu'il pensa que Grillo\npourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt\nà agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand\ntout à coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde:\nc'était une sérénade que l'on donnait au général ou à sa fille. Il\ntomba dans un accès de rire fou: «Et moi qui songeais déjà à donner\ndes coups de dague! comme si une sérénade n'était pas une chose\ninfiniment plus ordinaire qu'un enlèvement nécessitant la présence de\nquatre-vingts personnes dans une prison ou qu'une révolte!» La musique\nétait excellente et parut délicieuse à Fabrice, dont l'âme n'avait eu\naucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien\ndouces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus\nirrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la trouva\nd'une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait\nsur lui des regards où il lisait quelquefois tant de colère, qu'il ne\nse sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la\nsérénade; il craignit d'être impoli.\n\nClélia avait grandement raison d'être triste, c'était une sérénade que\nlui donnait le marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en\nquelque sorte l'annonce officielle du mariage. Jusqu'au jour même de\nla sérénade, et jusqu'à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus\nbelle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace\nd'être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par son\npère.\n\n«Quoi! je ne le verrais plus!» s'était-elle dit en pleurant. C'est en\nvain que sa raison avait ajouté: «Je ne le verrais plus, cet être qui\nfera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de\nla duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses\nconnues à Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune\nambitieux qui, s'il survit à la sentence qui pèse sur lui, va s'engager\ndans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour moi de le regarder\nencore lorsqu'il sera hors de cette citadelle, et son inconstance\nnaturelle m'en épargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un\nprétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de\nses journées de prison.» Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint\nà se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui\nl'entouraient lorsqu'il sortait du bureau d'écrou pour monter à la tour\nFarnèse. Les larmes inondèrent ses yeux: «Cher ami, que ne ferais-je pas\npour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds\nmoi-même d'une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse\nsérénade mais demain, à midi, je reverrai tes yeux!»\n\nCe fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si\ngrands sacrifices au jeune prisonnier qu'elle aimait d'une passion si\nvive; ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle\nlui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur.\nSi même en n'employant que le langage si imparfait des signes il eût\nfait la moindre violence à l'âme de Clélia, probablement elle n'eût pu\nretenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l'aveu de tout ce qu'elle\nsentait pour lui, mais il manquait d'audace, il avait une trop mortelle\ncrainte d'offenser Clélia, elle pouvait le punir d'une peine trop\nsévère. En d'autres termes, Fabrice n'avait aucune expérience du genre\nd'émotion que donne une femme que l'on aime; c'était une sensation qu'il\nn'avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut\nhuit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur\nle pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s'armait de sévérité,\nmourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que chaque\njour il était moins bien avec elle.\n\nUn jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en\nprison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et\npourtant sans se trouver malheureux; Grillo était resté fort tard le\nmatin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était\nau désespoir; enfin midi et demi avait déjà sonné lorsqu'il put ouvrir\nles deux petites trappes d'un pied de haut qu'il avait pratiquées à\nl'abat-jour fatal.\n\nClélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle\nde Fabrice; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir.\nA peine vit-elle Fabrice, qu'elle lui fit signe que tout était perdu:\nelle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de\nl'opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le\ndésespoir et par la crainte d'être comprise par les sentinelles qui se\npromenaient sous la fenêtre:\n\n--Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande\nenvers le Ciel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l'insolence\nle jour de votre entrée ici, avait disparu, il n'était plus dans la\ncitadelle; avant-hier soir il est rentré, et depuis hier j'ai lieu de\ncroire qu'il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine\nparticulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr,\nmais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans\nles cuisines du palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Je\nmourais d'inquiétude ne vous voyant point paraître, je vous croyais\nmort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu'à nouvel avis, je vais faire\nl'impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans\ntous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous\nayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge,\nlaissez-le descendre de votre fenêtre sur les orangers, j'y attacherai\nune corde que vous retirerez à vous, et à l'aide de cette corde je vous\nferai passer du pain et du chocolat.»\n\nFabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu'il\navait trouvé dans le poêle de sa chambre: il se hâta de profiter de\nl'émotion de Clélia, et d'écrire sur sa main une suite de lettres dont\nl'apparition successive formait ces mots:\n\n--Je vous aime, et la vie ne m'est précieuse que parce que je vous vois;\nsurtout envoyez-moi du papier et un crayon.\n\nAinsi que Fabrice l'avait espéré, l'extrême terreur qu'il lisait dans\nles traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l'entretien après\nce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de témoigner beaucoup\nd'humeur. Fabrice eut l'esprit d'ajouter:\n\n--Par le grand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends que fort\nimparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son\ndu piano couvre la voix. Qu'est-ce que c'est, par exemple, que ce poison\ndont vous me parlez?\n\nA ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière; elle se\nmit à la hâte à tracer de grandes lettres à l'encre sur les pages d'un\nlivre qu'elle déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin\nétabli, après trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu'il\navait si vainement sollicité. Il n'eut garde d'abandonner la petite\nruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et\nfeignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia\nexposait successivement à ses yeux toutes les lettres.\n\nElle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père;\nelle craignait par-dessus tout qu'il ne vînt l'y chercher; son génie\nsoupçonneux n'eût point été content du grand voisinage de la fenêtre\nde cette volière et de l'abat-jour qui masquait celle du prisonnier.\nClélia elle-même avait eu l'idée quelques moments auparavant, lorsque la\nnon-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude,\nque l'on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d'un morceau de\npapier vers la partie supérieure de cet abat-jour; si le hasard voulait\nqu'en cet instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice ne se trouvât\npas dans sa chambre, c'était un moyen de correspondance certain.\n\nNotre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge;\net le soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits\ncoups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa\nfenêtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde\nfort longue, à l'aide de laquelle il retira d'abord une provision de\nchocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau de\npapier et un crayon. Ce fut en vain qu'il tendit la corde ensuite, il ne\nreçut plus rien; apparemment que les sentinelles s'étaient rapprochées\ndes orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d'écrire une lettre\ninfinie à Clélia: à peine fut-elle terminée qu'il l'attacha à sa corde\net la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement\nqu'on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des\nchangements. «Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il,\ntandis qu'elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain\nmatin rejettera-t-elle bien loin l'idée de recevoir une lettre.»\n\nLe fait est que Clélia n'avait pu se dispenser de descendre à la ville\navec son père: Fabrice en eut presque l'idée en entendant, vers minuit\net demi, rentrer la voiture du général; il connaissait le pas des\nchevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes après\navoir entendu le général traverser l'esplanade et les sentinelles lui\nprésenter les armes, il sentit s'agiter la corde qu'il n'avait cessé de\ntenir autour du bras! On attachait un grand poids à cette corde, deux\npetites secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il eut assez de\npeine à faire passer au poids qu'il ramenait une corniche extrêmement\nsaillante qui se trouvait sous sa fenêtre.\n\nCet objet qu'il avait eu tant de peine à faire remonter, c'était une\ncarafe remplie d'eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices\nque ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une\nsolitude si complète, couvrit ce châle de ses baisers. Mais il faut\nrenoncer à peindre son émotion lorsque enfin, après tant de jours\nd'espérance vaine, il découvrit un petit morceau de papier qui était\nattaché au châle par une épingle.\n\nNe buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout\nau monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les\ncôtés avec de petites croix tracées à l'encre. C'est affreux à dire,\nmais il faut que vous le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé de\nvous empoisonner. Comment n'avez vous pas senti que le sujet que vous\ntraitez dans votre lettre au crayon est fait pour me déplaire? Aussi je\nne vous écrirais pas sans le danger extrême qui vous menace. Je viens de\nvoir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est\nfort maigrie; ne m'écrivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fâcher?\n\nCe fut un grand effort de vertu chez Clélia que d'écrire\nl'avant-dernière ligne de ce billet. Tout le monde prétendait, dans la\nsociété de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup d'amitié pour\nle comte Baldi, ce si bel homme, l'ancien ami de la marquise Raversi. Ce\nqu'il y avait de sûr, c'est qu'il s'était brouillé de la façon la plus\nscandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de\nmère et l'avait établi dans le monde.\n\nClélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hâte,\nparce que dans la première rédaction il perçait quelque chose des\nnouvelles amours que la malignité publique supposait à la duchesse.\n\n--Quelle bassesse à moi! s'était-elle écriée: dire du mal à Fabrice de\nla femme qu'il aime!...\n\nLe lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la\nchambre de Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot\ndire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés\nde petites croix tracées à la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il\nétait amoureux. A côté du pain se trouvait un rouleau recouvert d'un\ngrand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en\nsequins; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf: une main\nqu'il commençait à connaître avait tracé ces mots à la marge:\n\nLe poison! Prendre garde à l'eau, au vin, à tout; vivre de chocolat,\ntâcher de faire manger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas;\nil ne faut pas paraître méfiant, l'ennemi chercherait un autre moyen.\nPas d'étourderie, au nom de Dieu! pas de légèreté!\n\nFabrice se hâta d'enlever ces caractères chéris qui pouvaient\ncompromettre Clélia, et de déchirer un grand nombre de feuillets du\nbréviaire, à l'aide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre\nétait proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces\nalphabets se trouvèrent secs lorsqu'à onze heures trois quarts Clélia\nparut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. «La grande\naffaire maintenant, se dit Fabrice, c'est qu'elle consente à en faire\nusage.» Mais, par bonheur, il se trouva qu'elle avait beaucoup de\nchoses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d'empoisonnement:\nun chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui\nlui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre\nl'usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de l'encre.\nLa conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers\nmoments, ne dura pas moins d'une heure et demie, c'est-à-dire tout le\ntemps que Clélia put rester à la volière. Deux ou trois fois, Fabrice se\npermettant des choses défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant\nun instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.\n\nFabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l'eau, elle lui\nferait parvenir un des alphabets tracés par elle avec de l'encre, et\nqui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d'écrire une fort longue\nlettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres,\ndu moins d'une façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit; sa lettre\nfut acceptée.\n\nLe lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit\npas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le\nBarbone avait été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient\nla cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur, probablement\nil n'oserait plus reparaître dans les cuisines. Clélia lui avoua que,\npour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son père; elle le lui\nenvoyait: l'essentiel était de repousser à l'instant tout aliment auquel\non trouverait une saveur extraordinaire.\n\nClélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir\ndécouvrir d'où provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans\ntous les cas, c'était un signe excellent; la sévérité diminuait.\n\nCet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre\nprisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui\nressemblât à de l'amour, mais il avait le bonheur de vivre de la manière\nla plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y\navait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, à neuf\nheures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait\npar quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres;\nenfin, Grillo avait été amadoué au point d'apporter à Fabrice du pain et\ndu vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre de\nClélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n'était pas\nd'accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d'empoisonner le jeune\nMonsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camarades, car\nun proverbe s'était établi dans la prison: il suffit de regarder en face\nmonsignore del Dongo pour qu'il vous donne de l'argent.\n\nFabrice était devenu fort pâle; le manque absolu d'exercice nuisait à\nsa santé; à cela près, jamais il n'avait été aussi heureux. Le ton de\nla conversation était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et\nlui. Les seuls moments de la vie de Clélia qui ne fussent pas assiégés\nde prévisions funestes et de remords étaient ceux qu'elle passait à\ns'entretenir avec lui. Un jour elle eut l'imprudence de lui dire:\n\n--J'admire votre délicatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous\nne me parlez jamais du désir de recouvrer la liberté!\n\n--C'est que je me garde bien d'avoir un désir aussi absurde, lui\nrépondit Fabrice; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je?\net la vie me serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire\ntout ce que je pense... non, pas précisément tout ce que je pense, vous\ny mettez bon ordre; mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous\nvoir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette\nprison! de la vie je ne fus aussi heureux!... N'est-il pas plaisant de\nvoir que le bonheur m'attendait en prison?\n\n--Il y a bien des choses à dire sur cet article, répondit Clélia d'un\nair qui devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.\n\n--Comment! s'écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette\nplace si petite que j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule\njoie en ce monde?\n\n--Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu de croire que vous manquez de\nprobité envers moi, quoique passant d'ailleurs dans le monde pour fort\ngalant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd'hui.\n\nCette ouverture singulière jeta beaucoup d'embarras dans leur\nconversation, et souvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux.\n\nLe fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom; il était\nbien las de celui qu'il s'était fait, et voulait devenir baron Riva. Le\ncomte Mosca, de son côté, travaillait, avec toute l'habileté dont il\nétait capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie,\ncomme il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance de se\nfaire roi constitutionnel de la Lombardie. C'étaient les seuls moyens\nqu'il eût pu inventer de retarder la mort de Fabrice.\n\nLe prince disait à Rassi:\n\n--Quinze jours de désespoir et quinze jours d'espérance, c'est par ce\nrégime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de\ncette femme altière; c'est par ces alternatives de douceur et de dureté\nque l'on arrive à dompter les chevaux les plus féroces. Appliquez le\ncaustique ferme.\n\nEn effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau\nbruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la\nmalheureuse duchesse dans le dernier désespoir. Fidèle à la résolution\nde ne pas entraîner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux\nfois par mois; mais elle était punie de sa cruauté envers ce pauvre\nhomme par les alternatives continuelles de sombre désespoir où elle\npassait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle\nque lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme,\nécrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait\nconnaissance de tous les renseignements qu'il devait au zèle du futur\nbaron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux\nbruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie\navec un homme d'esprit et de coeur tel que Mosca; la nullité du Baldi, la\nlaissant à ses pensées, lui donnait une façon d'exister affreuse, et le\ncomte ne pouvait parvenir à lui communiquer ses raisons d'espérer.\n\nAu moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu\nà faire consentir le prince à ce que l'on déposât dans un château\nami, au centre même de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les\narchives de toutes les intrigues fort compliquées au moyen desquelles\nRanuce-Ernest IV nourrissait l'espérance archifolle de se faire roi\nconstitutionnel de ce beau pays.\n\nPlus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du\nprince ou signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait\nsérieusement menacée, le comte avait le projet d'annoncer à Son Altesse\nqu'il allait livrer ces pièces à une grande puissance qui d'un mot\npouvait l'anéantir.\n\nLe comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que\nle poison; la tentative de Barbone l'avait profondément alarmé, et à\nun tel point qu'il s'était déterminé à hasarder une démarche folle en\napparence. Un matin il passa à la porte de la citadelle, et fit appeler\nle général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de\nla porte; là, se promenant amicalement avec lui, il n'hésita pas à lui\ndire, après une petite préface aigre-douce et convenable:\n\n--Si Fabrice périt d'une façon suspecte, cette mort pourra m'être\nattribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule\nabominable et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour\nm'en laver, s'il périt de maladie, je vous tuerai de ma main; comptez\nlà-dessus.\n\nLe général Fabio Conti fit une réponse magnifique et parla de sa\nbravoure, mais le regard du comte resta présent à sa pensée.\n\nPeu de jours après, et comme s'il se fût concerté avec le comte, le\nfiscal Rassi se permit une imprudence bien singulière chez un tel\nhomme. Le mépris public attaché à son nom qui servait de proverbe à la\ncanaille, le rendait malade depuis qu'il avait l'espoir fondé de pouvoir\ny échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copie officielle de la\nsentence qui condamnait Fabrice à douze années de citadelle. D'après la\nloi, c'est ce qui aurait dû être fait dès le lendemain même de l'entrée\nde Fabrice en prison; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de\nmesures secrètes, c'est que la justice se permît une telle démarche\nsans l'ordre exprès du souverain. En effet, comment nourrir l'espoir de\nredoubler tous les quinze jours l'effroi de la duchesse, et de dompter\nce caractère altier, selon le mot du prince, une fois qu'une copie\nofficielle de la sentence était sortie de la chancellerie de justice?\nLa veille du jour où le général Fabio Conti reçut le pli officiel du\nfiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de coups en\nrentrant un peu tard à la citadelle; il en conclut qu'il n'était plus\nquestion en certain lieu de se défaire de Fabrice; et, par un trait de\nprudence qui sauva Rassi des suites immédiates de sa folie, il ne parla\npoint au prince, à la première audience qu'il en obtint, de la copie\nofficielle de la sentence du prisonnier à lui transmise. Le comte avait\ndécouvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que\nla tentative gauche de Barbone n'avait été qu'une velléité de vengeance\nparticulière, et il avait fait donner à ce commis l'avis dont on a parlé.\n\nFabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq\njours de prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare\nvint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la\ntour Farnèse: Fabrice n'y eut pas été dix minutes que, surpris par le\ngrand air, il se trouva mal.\n\nDon Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade\nd'une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades\nfréquentes eurent bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.\n\nIl y eut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait\nque parce qu'elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille\nClélia, dont le caractère lui faisait peur: il sentait vaguement qu'il\nn'y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours\nde sa part quelque coup de tête. Elle pouvait s'enfuir au couvent, et\nil restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette\nmusique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les\nplus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contînt des signaux.\nLes musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mêmes; aussi,\nà peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans les grandes\nsalles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux\npour l'état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain\nmatin au grand jour. C'était le gouverneur lui-même qui, placé sur le\npont de l'esclave, les faisait fouiller en sa présence et leur rendait\nla liberté, non sans leur répéter plusieurs fois qu'il ferait pendre\nà l'instant celui d'entre eux qui aurait l'audace de se charger de la\nmoindre commission pour quelque prisonnier. Et l'on savait que dans sa\npeur de déplaire il était homme à tenir parole, de façon que le marquis\nCrescenzi était obligé de payer triple ses musiciens fort choqués de\ncette nuit à passer en prison.\n\nTout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine de la pusillanimité\nde l'un de ces hommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour\nla remettre au gouverneur. La lettre était adressée à Fabrice; on y\ndéplorait la fatalité qui faisait que depuis plus de cinq mois qu'il\nétait en prison, ses amis du dehors n'avaient pu établir avec lui la\nmoindre correspondance.\n\nEn entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du\ngénéral Fabio Conti, et lui avoua qu'un prêtre, à lui inconnu, avait\ntellement insisté pour le charger d'une lettre adressée au sieur del\nDongo, qu'il n'avait osé refuser; mais, fidèle à son devoir, il se\nhâtait de la remettre entre les mains de Son Excellence.\n\nL'Excellence fut très flattée: elle connaissait les ressources dont la\nduchesse disposait, et avait grand-peur d'être mystifié. Dans sa joie,\nle général alla présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.\n\n--Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger!\nCette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l'un de ces jours\nnous allons faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne\nmanquera pas de croire qu'il est destiné au petit del Dongo.\n\n\n\n\nCHAPITRE XX\n\n\nUne nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre,\navait passé la tête par le guichet pratiqué dans l'abat-jour, et\ncontemplait les étoiles et l'immense horizon dont on jouit du haut de\nla tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la campagne du côté du bas Pô et\nde Ferrare, remarquèrent par hasard une lumière excessivement petite,\nmais assez vive, qui semblait partir du haut d'une tour. «Cette lumière\nne doit pas être aperçue de la plaine, se dit Fabrice, l'épaisseur de\nla tour l'empêche d'être vue d'en bas; ce sera quelque signal pour un\npoint éloigné.» Tout à coup il remarqua que cette lueur paraissait\net disparaissait à des intervalles fort rapprochés. C'est quelque\njeune fille qui parle à son amant du village voisin. Il compta neuf\napparitions successives: «Ceci est un I», dit-il. En effet, l'I est\nla neuvième lettre de l'alphabet. Il y eut ensuite, après un repos,\nquatorze apparitions: «Ceci est un N»; puis, encore après un repos, une\nseule apparition: «C'est un A; le mot est Ina.»\n\nQuelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions\nsuccessives, toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter\nles mots suivants:\n\nIna pensa a te.\n\nEvidemment: Gina pense à toi!\n\nIl répondit à l'instant par des apparitions successives de sa lampe au\nvasistas par lui pratiqué:\n\nFabrice t'aime!\n\nLa correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit était la cent\nsoixante-treizième de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre\nmois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait\nles voir et les comprendre; on commença dès cette première nuit à\nétablir des abréviations: trois apparitions se suivant très rapidement\nindiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux\napparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire évasion. On\nconvint de suivre à l'avenir l'ancien alphabet alla monaca, qui, afin\nde n'être pas deviné par des indiscrets, change le numéro ordinaire des\nlettres, et leur en donne d'arbitraires; A, par exemple, porte le numéro\n10; le B, le numéro 3; c'est-à-dire que trois éclipses successives de\nla lampe veulent dire B, dix éclipses successives, l'A, etc.; un moment\nd'obscurité fait la séparation des mots. On prit rendez-vous pour le\nlendemain à une heure après minuit, et le lendemain la duchesse vint\nà cette tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses yeux se\nremplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu'elle\navait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-même par des apparitions de\nlampe: Je t'aime, bon courage, santé, bon espoir! Exerce tes forces dans\nta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. «Je ne l'ai pas vu,\nse disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu'il parut à\nla porte de mon salon habillé en chasseur. Qui m'eût dit alors le sort\nqui nous attendait!»\n\nLa duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt\nil serait délivré, grâce à la bonté du prince (ces signaux pouvaient\nêtre compris); puis elle revint à lui dire des tendresses; elle ne\npouvait s'arracher d'auprès de lui! Les seules représentations de\nLudovic, qui, parce qu'il avait été utile à Fabrice, était devenu son\nfactotum, purent l'engager, lorsque le jour allait déjà paraître, à\ndiscontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque\nméchant. Cette annonce plusieurs fois répétée d'une délivrance prochaine\njeta Fabrice dans une profonde tristesse: Clélia, la remarquant le\nlendemain, commit l'imprudence de lui en demander la cause.\n\n--Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mécontentement à\nla duchesse.\n\n--Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s'écria Clélia\ntransportée de la curiosité la plus vive.\n\n--Elle veut que je sorte d'ici, lui répondit-il, et c'est à quoi je ne\nconsentirai jamais.\n\nClélia ne put répondre, elle le regarda et fondit en larmes. S'il eût\npu lui adresser la parole de près, peut-être alors eût-il obtenu l'aveu\nde sentiments dont l'incertitude le plongeait souvent dans un profond\ndécouragement; il sentait vivement que la vie, sans l'amour de Clélia,\nne pouvait être pour lui qu'une suite de chagrins amers ou d'ennuis\ninsupportables. Il lui semblait que ce n'était plus la peine de vivre\npour retrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient intéressants avant\nd'avoir connu l'amour, et quoique le suicide ne soit pas encore à la\nmode en Italie, il y avait songé comme à une ressource, si le destin le\nséparait de Clélia.\n\nLe lendemain il reçut d'elle une fort longue lettre.\n\nIl faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, depuis\nque vous êtes ici, l'on a cru à Parme que votre dernier jour était\narrivé. Il est vrai que vous n'êtes condamné qu'à douze années de\nforteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter qu'une haine\ntoute-puissante ne s'attache à vous poursuivre, et vingt fois j'ai\ntremblé que le poison ne vînt mettre fin à vos jours: saisissez donc\ntous les moyens possibles de sortir d'ici. Vous voyez que pour vous je\nmanque aux devoirs les plus saints; jugez de l'imminence du danger par\nles choses que je me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées dans\nma bouche. S'il le faut absolument, s'il n'est aucun autre moyen de\nsalut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut\nmettre votre vie dans le plus grand péril; songez qu'il est un parti à\nla cour que la perspective d'un crime n'arrêta jamais dans ses desseins.\nEt ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse déjoués par\nl'habileté supérieure du comte Mosca? Or, on a trouvé un moyen certain\nde l'exiler de Parme, c'est le désespoir de la duchesse; et n'est-on pas\ntrop certain d'amener ce désespoir par la mort d'un jeune prisonnier?\nCe mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger de votre\nsituation. Vous dites que vous avez de l'amitié pour moi: songez d'abord\nque des obstacles insurmontables s'opposent à ce que ce sentiment prenne\njamais une certaine fixité entre nous. Nous nous serons rencontrés dans\nnotre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une\npériode malheureuse; le destin m'aura placée en ce lieu de sévérité pour\nadoucir vos peines, mais je me ferais des reproches éternels si des\nillusions, que rien n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient\nà ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre\nvie à un si affreux péril. J'ai perdu la paix de l'âme par la cruelle\nimprudence que j'ai commise en échangeant avec vous quelques signes de\nbonne amitié. Si nos jeux d'enfant, avec des alphabets, vous conduisent\nà des illusions si peu fondées et qui peuvent vous être si fatales, ce\nserait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de\nBarbone. Je vous aurais jeté moi-même dans un péril bien plus affreux,\nbien plus certain, en croyant vous soustraire à un danger du moment; et\nmes imprudences sont à jamais impardonnables si elles ont fait naître\ndes sentiments qui puissent vous porter à résister aux conseils de la\nduchesse. Voyez ce que vous m'obligez à vous répéter; sauvez-vous, je\nvous l'ordonne...\n\nCette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je\nvous l'ordonne, que nous venons de transcrire, donnèrent des moments\nd'espoir délicieux à l'amour de Fabrice. Il lui semblait que le\nfond des sentiments était assez tendre, si les expressions étaient\nremarquablement prudentes. Dans d'autres instants, il payait la peine\nde sa complète ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la\nsimple amitié, ou même de l'humanité fort ordinaire, dans cette lettre\nde Clélia.\n\nAu reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un\ninstant de dessein: en supposant que les périls qu'elle lui peignait\nfussent bien réels, était-ce trop que d'acheter, par quelques dangers\ndu moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mènerait-il\nquand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence? car, en se\nsauvant de la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la permission\nde vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le\nmettre en liberté (ce qui était si peu probable, puisque lui, Fabrice,\nétait devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le\ncomte Mosca), quelle vie mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par\ntoute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par\nmois, peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons; mais,\nmême alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle?\nComment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il\njouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon,\ncomparée à celle qu'ils faisaient avec des alphabets? «Et, quand je\ndevrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur\npar quelques petits dangers, où serait le mal? Et ne serait-ce pas\nencore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner\nune preuve de mon amour?»\n\nFabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l'occasion de lui demander\nune entrevue: c'était l'unique et constant objet de tous ses désirs; il\nne lui avait parlé qu'une fois, et encore un instant, au moment de son\nentrée en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.\n\nIl se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia: l'excellent\nabbé don Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la\nterrasse de la tour Farnèse tous les jeudis, pendant le jour; mais les\nautres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait être remarquée\npar tous les habitants de Parme et des environs et compromettre\ngravement le gouverneur, n'avait lieu qu'à la tombée de la nuit. Pour\nmonter sur la terrasse de la tour Farnèse il n'y avait d'autre escalier\nque celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement\ndécorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient\npeut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le\npetit escalier du clocher: son devoir eût été de l'y suivre, mais, comme\nles soirées commençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter\nseul, l'enfermait à clef dans ce clocher qui communiquait à la terrasse,\net retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Clélia ne\npourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la\nchapelle de marbre noir?\n\nToute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia\nétait calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait\nconfidence avec une sincérité parfaite, et comme s'il se fût agi d'une\nautre personne, de toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter\nla citadelle.\n\n«Je m'exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir\nle bonheur de vous parler à l'aide de nos alphabets, qui maintenant ne\nnous arrêtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie\nde m'exiler à Parme, ou peut-être à Bologne, ou même à Florence! Vous\nvoulez que je marche pour m'éloigner de vous! Sachez qu'un tel effort\nm'est impossible; c'est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne\npourrais la tenir.»\n\nLe résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia,\nqui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à\nla volière que dans les instants où elle savait que Fabrice ne pouvait\npas faire usage de la petite ouverture pratiquée à l'abat-jour. Fabrice\nfut au désespoir; il conclut de cette absence que, malgré certains\nregards qui lui avaient fait concevoir de folles espérances, jamais\nil n'avait inspiré à Clélia d'autres sentiments que ceux d'une simple\namitié. «En ce cas, se disait-il, que m'importe la vie? que le prince\nme la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas\nquitter la forteresse.» Et c'était avec un profond sentiment de dégoût\nque, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La\nduchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des\nsignaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges: je\nne veux pas me sauver; je veux mourir ici!\n\nPendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus\nmalheureuse que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une\nâme généreuse: «Mon devoir est de m'enfuir dans un couvent, loin de la\ncitadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui\nferai dire par Grillo et par tous les geôliers, alors il se déterminera\nà une tentative d'évasion.» Mais aller au couvent, c'était renoncer\nà jamais revoir Fabrice; et renoncer à le voir quand il donnait une\npreuve si évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier\nà la duchesse n'existaient plus maintenant! Quelle preuve d'amour plus\ntouchante un jeune homme pouvait-il donner? Après sept longs mois de\nprison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre\nsa liberté. Un être léger, tel que les discours des courtisans avaient\ndépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour\nsortir un jour plus tôt de la citadelle; et que n'eût-il pas fait pour\nsortir d'une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie!\n\nClélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas\nchercher un refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné\nun moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois\ncette faute commise, comment résister à ce jeune homme si aimable,\nsi naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls affreux pour\nobtenir le simple bonheur de l'apercevoir d'une fenêtre à l'autre?\nAprès cinq jours de combats affreux, entremêlés de moments de mépris\npour elle-même, Clélia se détermina à répondre à la lettre par laquelle\nFabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre\nnoir. A la vérité elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce\nmoment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son\nimagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison;\nelle venait six ou huit fois par jour à la volière, elle éprouvait le\nbesoin passionné de s'assurer par ses yeux que Fabrice vivait.\n\n«S'il est encore à la forteresse, se disait-elle, s'il est exposé à\ntoutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-être contre lui\ndans le but de chasser le comte Mosca, c'est uniquement parce que j'ai\neu la lâcheté de ne pas m'enfuir au couvent! Quel prétexte pour rester\nici une fois qu'il eût été certain que je m'en étais éloignée à jamais?»\n\nCette fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la\nchance d'un refus de la part du geôlier Grillo; bien plus, elle s'exposa\nà tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la\nsingularité de sa conduite. Elle descendit à ce degré d'humiliation de\nle faire appeler, et de lui dire d'une voix tremblante et qui trahissait\ntout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa\nliberté, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux\ndémarches les plus actives, que souvent il était nécessaire d'avoir à\nl'instant même la réponse du prisonnier à de certaines propositions\nqui étaient faites, et qu'elle l'engageait, lui Grillo, à permettre à\nFabrice de pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui masquait sa\nfenêtre, afin qu'elle pût lui communiquer par signes les avis qu'elle\nrecevait plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.\n\nGrillo sourit et lui donna l'assurance de son respect et de son\nobéissance. Clélia lui sut un gré infini de ce qu'il n'ajoutait aucune\nparole; il était évident qu'il savait fort bien tout ce qui se passait\ndepuis plusieurs mois.\n\nA peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal\ndont elle était convenue pour appeler Fabrice dans les grandes\noccasions; elle lui avoua tout ce qu'elle venait de faire.\n\n--Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle: j'espère avoir le\ncourage un de ces jours de quitter mon père, et de m'enfuir dans quelque\ncouvent lointain; voilà l'obligation que je vous aurai; alors j'espère\nque vous ne résisterez plus aux plans qui peuvent vous être proposés\npour vous tirer d'ici; tant que vous y êtes, j'ai des moments affreux\net déraisonnables; de la vie je n'ai contribué au malheur de personne,\net il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée\nque j'aurais au sujet d'un parfait inconnu me mettrait au désespoir,\njugez de ce que j'éprouve quand je viens à me figurer qu'un ami, dont la\ndéraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu'enfin je vois\ntous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment même\naux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de\nvous-même que vous vivez.\n\n«C'est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens de\nm'abaisser jusqu'à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la\nrefuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-être\nheureuse qu'il vînt me dénoncer à mon père, à l'instant je partirais\npour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos\ncruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous\nobéirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c'est\nmoi qui vous sollicite de trahir mon père! Appelez Grillo, et faites-lui\nun cadeau.\n\nFabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la\nvolonté de Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette\nétrange communication ne fut point pour lui la certitude d'être aimé. Il\nappela Grillo auquel il paya généreusement les complaisances passées, et\nquant à l'avenir, il lui dit que pour chaque jour qu'il lui permettrait\nde faire usage de l'ouverture pratiquée dans l'abat-jour, il recevrait\nun sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.\n\n--Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur: voulez-vous\nvous soumettre à manger votre dîner froid tous les jours? il est un\nmoyen bien simple d'éviter le poison. Mais je vous demande la plus\nprofonde discrétion, un geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc.\nAu lieu d'un chien j'en aurai plusieurs, et vous-même vous leur ferez\ngoûter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au\nvin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu'aux bouteilles\ndont j'aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre à jamais, il\nsuffit qu'elle fasse confidence de ces détails même à Mlle Clélia; les\nfemmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous,\naprès-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention à son\npère, dont la plus douce joie serait d'avoir de quoi faire pendre un\ngeôlier. Après Barbone, c'est peut-être l'être le plus méchant de la\nforteresse, et c'est là ce qui fait le vrai danger de votre position; il\nsait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette\nidée d'avoir trois ou quatre petits chiens.\n\nIl y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les\nquestions de Fabrice; il s'était bien promis toutefois d'être prudent,\net de ne point trahir Mlle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le\npoint d'épouser le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche des Etats de\nParme, n'en faisait pas moins l'amour, autant que les murs de la prison\nle permettaient, avec l'aimable monsignore del Dongo. Il répondait\naux dernières questions de celui-ci sur la sérénade, lorsqu'il eut\nl'étourderie d'ajouter:\n\n--On pense qu'il l'épousera bientôt.\n\nOn peut juger de l'effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne\nrépondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu'il était malade.\nLe lendemain matin, dès les dix heures, Clélia ayant paru à la volière,\nil lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre\neux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu'elle aimait\nle marquis Crescenzi, et qu'elle était sur le point de l'épouser.\n\n--C'est que rien de tout cela n'est vrai, répondit Clélia avec\nimpatience.\n\nIl est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice\nle lui fit remarquer et profita de l'occasion pour renouveler la demande\nd'une entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l'accorda\npresque aussitôt, tout en lui faisant observer qu'elle se déshonorait\nà jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle\nparut, accompagnée de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre\nnoir; elle s'arrêta au milieu, à côté de la lampe de veille; la femme\nde chambre et Grillo retournèrent à trente pas auprès de la porte.\nClélia, toute tremblante, avait préparé un beau discours: son but était\nde ne point faire d'aveu compromettant, mais la logique de la passion\nest pressante; le profond intérêt qu'elle met à savoir la vérité ne lui\npermet point de garder de vains ménagements, en même temps que l'extrême\ndévouement qu'elle sent pour ce qu'elle aime lui ôte la crainte\nd'offenser. Fabrice fut d'abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis\nprès de huit mois il n'avait vu d'aussi près que des geôliers. Mais\nle nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta\nquand il vit clairement que Clélia ne répondait qu'avec des ménagements\nprudents; Clélia elle-même comprit qu'elle augmentait les soupçons au\nlieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.\n\n--Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et\nles larmes aux yeux, de m'avoir fait passer par-dessus tout ce que\nje me dois à moi-même? Jusqu'au 3 août de l'année passée, je n'avais\néprouvé que de l'éloignement pour les hommes qui avaient cherché à me\nplaire. J'avais un mépris sans bornes et probablement exagéré pour\nle caractère des courtisans, tout ce qui était heureux à cette cour\nme déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un\nprisonnier qui le 3 août fut amené dans cette citadelle. J'éprouvai,\nd'abord sans m'en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les\ngrâces d'une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups\nde poignard pour mon coeur, parce que je croyais, et je crois encore un\npeu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du\nmarquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublèrent; il est fort\nriche et nous n'avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande\nliberté d'esprit, lorsque mon père prononça le mot fatal de couvent;\nje compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller\nsur la vie du prisonnier dont le sort m'intéressait. Le chef-d'oeuvre\nde mes précautions avait été que jusqu'à ce moment il ne se doutât en\naucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m'étais bien\npromis de ne jamais trahir ni mon père ni mon secret; mais cette femme\nd'une activité admirable, d'un esprit supérieur, d'une volonté terrible,\nqui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des moyens\nd'évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu'il se refusait à\nquitter la citadelle pour ne pas s'éloigner de moi. Alors je fis une\ngrande faute, je combattis pendant cinq jours, j'aurais dû à l'instant\nme réfugier au couvent et quitter la forteresse: cette démarche\nm'offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je\nn'eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille\nperdue; je me suis attachée à un homme léger: je sais quelle a été sa\nconduite à Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu'il aura\nchangé de caractère? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour\nà la seule femme qu'il pût voir, elle a été une distraction pour son\nennui. Comme il ne pouvait lui parler qu'avec de certaines difficultés,\ncet amusement a pris la fausse apparence d'une passion. Ce prisonnier\ns'étant fait un nom dans le monde par son courage, il s'imagine prouver\nque son amour est mieux qu'un simple goût passager, en s'exposant à\nd'assez grands périls pour continuer à voir la personne qu'il croit\naimer. Mais dès qu'il sera dans une grande ville, entouré de nouveau des\nséductions de la société, il sera de nouveau ce qu'il a toujours été, un\nhomme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre\ncompagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être\nléger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.\n\nCe discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits,\nfut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était\néperdument amoureux, aussi il était parfaitement convaincu qu'il n'avait\njamais aimé avant d'avoir vu Clélia, et que la destinée de sa vie était\nde ne vivre que pour elle.\n\nLe lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque\nla femme de chambre avertit sa maîtresse que onze heures et demie\nvenaient de sonner, et que le général pouvait rentrer à tout moment; la\nséparation fut cruelle.\n\n--Je vous vois peut-être pour la dernière fois, dit Clélia au\nprisonnier: une mesure qui est dans l'intérêt évident de la cabale\nRaversi peut vous fournir une cruelle façon de prouver que vous n'êtes\npas inconstant.\n\nClélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots, et mourant de honte de\nne pouvoir les dérober entièrement à sa femme de chambre ni surtout au\ngeôlier Grillo. Une seconde conversation n'était possible que lorsque\nle général annoncerait devoir passer la soirée dans le monde; et comme\ndepuis la prison de Fabrice, et l'intérêt qu'elle inspirait à la\ncuriosité du courtisan, il avait trouvé prudent de se donner un accès de\ngoutte presque continuel, ses courses à la ville, soumises aux exigences\nd'une politique savante, ne se décidaient qu'au moment de monter en\nvoiture.\n\nDepuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut\nune suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai,\nsemblaient encore s'opposer à son bonheur; mais enfin il avait cette\njoie suprême et peu espérée d'être aimé par l'être divin qui occupait\ntoutes ses pensées.\n\nLa troisième journée après cette entrevue, les signaux de la lampe\nfinirent de fort bonne heure, à peu près sur le minuit; à l'instant où\nils se terminaient, Fabrice eut presque la tête cassée par une grosse\nballe de plomb qui, lancée dans la partie supérieure de l'abat-jour de\nsa fenêtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.\n\nCette fort grosse balle n'était point aussi pesante à beaucoup près que\nl'annonçait son volume; Fabrice réussit facilement à l'ouvrir et trouva\nune lettre de la duchesse. Par l'entremise de l'archevêque qu'elle\nflattait avec soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la\ncitadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placés\nen sentinelle aux angles et à la porte du palais du gouverneur ou\ns'arrangeait avec eux.\n\nIl faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis\nétrange, j'hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette\nparole; mais l'avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l'on peut\ns'attendre à ce qu'il y a de pis. A propos, recommence à l'instant les\nsignaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette lettre\ndangereuse; marque P, B et G à la monaca, c'est-à-dire quatre, douze et\ndeux; je ne respirerai pas jusqu'à ce que j'aie vu ce signal; je suis à\nla tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La réponse reçue, ne fais\nplus aucun signal, et occupe-toi uniquement à comprendre ma lettre.\n\nFabrice se hâta d'obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis\ndes réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.\n\nOn peut s'attendre à ce qu'il y a de pis; c'est ce que m'ont déclaré\nles trois hommes dans lesquels j'ai le plus de confiance, après que je\nleur ai fait jurer sur l'Evangile de me dire la vérité, quelque cruelle\nqu'elle pût être pour moi. Le premier de ces hommes menaça le chirurgien\ndénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert à la\nmain; le second te dit à ton retour de Belgirate, qu'il aurait été plus\nstrictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre\nqui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau\ncheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisième, c'est un voleur de\ngrand chemin de mes amis, homme d'exécution s'il en fut, et qui a autant\nde courage que toi; c'est pourquoi surtout je lui ai demandé de me\ndéclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m'ont dit, sans savoir\nchacun que j'eusse consulté les deux autres, qu'il vaut mieux s'exposer\nà se casser le cou que de passer encore onze années et quatre mois dans\nla crainte continuelle d'un poison fort probable.\n\nIl faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre à monter et descendre\nau moyen d'une corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la garnison de\nla citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande\nentreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur\nd'une plume de cygne, la première de quatre-vingts pieds pour descendre\nles trente-cinq pieds qu'il y a de ta fenêtre au bois d'orangers, la\nseconde de trois cents pieds, et c'est là la difficulté à cause du\npoids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu'a de hauteur\nle mur de la grosse tour; une troisième de trente pieds te servira à\ndescendre le rempart. Je passe ma vie à étudier le grand mur à l'orient,\nc'est-à-dire du côté de Ferrare: une fente causée par un tremblement de\nterre a été remplie au moyen d'un contrefort qui forme plan incliné. Mon\nvoleur de grand chemin m'assure qu'il se ferait fort de descendre de\nce côté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement de quelques\nécorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce\ncontrefort. L'espace vertical n'est que de vingt-huit pieds tout à fait\nau bas; ce côté est le moins bien gardé.\n\nCependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauvé de\nprison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu'il exècre\nles gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et\nleste comme toi, pense qu'il aimerait mieux descendre par le côté du\ncouchant, exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis par la\nFausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait pour ce côté, c'est\nque la muraille, quoique très peu inclinée, est presque constamment\ngarnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit\ndoigt, qui peuvent fort bien écorcher si l'on n'y prend garde, mais qui,\naussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais\nce côté du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir,\nc'est précisément au-dessous d'une pierre neuve que l'on a placée à la\nbalustrade d'en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous\nde cette pierre, tu trouveras d'abord un espace nu d'une vingtaine de\npieds; il faut aller là très lentement (tu sens si mon coeur frémit en te\ndonnant ces instructions terribles, mais le courage consiste à savoir\nchoisir le moindre mal, si affreux qu'il soit encore); après l'espace\nnu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles\nfort grandes, où l'on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente\npieds qui n'a que des herbes, des violiers et des pariétaires. Ensuite,\nen approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq\nou trente pieds récemment éparvérés.\n\nCe qui me déciderait pour ce côté, c'est que là se trouve verticalement,\nau-dessous de la pierre neuve de la balustrade d'en haut, une cabane\nen bois bâtie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du\ngénie employé à la forteresse veut le forcer à démolir; elle a dix-sept\npieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand\nmur de la citadelle. C'est ce toit qui me tente; dans le cas affreux\nd'un accident, il amortirait la chute. Une fois arrivé là, tu es dans\nl'enceinte des remparts assez négligemment gardés; si l'on t'arrêtait\nlà, tire des coups de pistolet et défends-toi quelques minutes. Ton ami\nde Ferrare et un autre homme de coeur, celui que j'appelle le voleur de\ngrand chemin, auront des échelles, et n'hésiteront pas à escalader ce\nrempart assez bas, et à voler à ton secours.\n\nLe rempart n'a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je\nserai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armés.\n\nJ'ai l'espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la même voie\nque celle-ci. Je répéterai sans cesse les mêmes choses en d'autres\ntermes, afin que nous soyons bien d'accord. Tu devines de quel coeur je\nte dis que l'homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, après\ntout, est le meilleur des êtres et se meurt de repentir, pense que tu\nen seras quitte pour un bras cassé. Le voleur de grand chemin, qui a\nplus d'expérience de ces sortes d'expéditions, pense que, si tu veux\ndescendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta liberté ne te\ncoûtera que des écorchures. La grande difficulté, c'est d'avoir des\ncordes; c'est à quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que\ncette grande idée occupe tous mes instants.\n\nJe ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies\ndite de ta vie: «Je ne veux pas me sauver!» L'homme du coup de pistolet\nau valet de chambre s'écria que l'ennui t'avait rendu fou. Je ne te\ncacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-être\nfera hâter le jour de ta fuite. Pour t'annoncer ce danger, la lampe\ndira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au château! Tu répondras: Mes\nlivres sont-ils brûlés?\n\nCette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails; elle était\nécrite en caractères microscopiques sur du papier très fin.\n\n«Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois\nune reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront\npeut-être que j'ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que\njamais l'on se sauva d'un lieu où l'on est au comble du bonheur, pour\naller se jeter dans un exil affreux où tout manquera, jusqu'à l'air pour\nrespirer? Que ferais-je au bout d'un mois que je serais à Florence? je\nprendrais un déguisement pour venir rôder auprès de la porte de cette\nforteresse, et tâcher d'épier un regard!»\n\nLe lendemain, Fabrice eut peur; il était à sa fenêtre vers les onze\nheures, regardant le magnifique paysage et attendant l'instant heureux\noù il pourrait voir Clélia, lorsque Grillo entra hors d'haleine dans sa\nchambre:\n\n--Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant\nd'être malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger:\nréfléchissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.\n\nEn disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer la petite trappe de\nl'abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou\ntrois manteaux.\n\n--Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter\nles questions pour réfléchir.\n\nLes trois juges entrèrent. «Trois échappés des galères, se dit Fabrice\nen voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges»; ils avaient\nde longues robes noires. Ils saluèrent gravement, et occupèrent, sans\nmot dire, les trois chaises qui étaient dans la chambre.\n\n--Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peinés de la\ntriste mission que nous venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici\npour vous annoncer le décès de Son Excellence M. le marquis del Dongo,\nvotre père, second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien,\nchevalier grand-croix des ordres de, etc.\n\nFabrice fondit en larmes; le juge continua.\n\n--Madame la marquise del Dongo, votre mère, vous fait part de cette\nnouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des\nréflexions inconvenantes, par un arrêt d'hier, la cour de justice a\ndécidé que sa lettre vous serait communiquée seulement par extrait, et\nc'est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.\n\nCette lecture terminée, le juge s'approcha de Fabrice toujours couché,\net lui fit suivre sur la lettre de sa mère les passages dont on venait\nde lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement\ninjuste, punition cruelle pour un crime qui n'en est pas un, et comprit\nce qui avait motivé la visite des juges. Du reste dans son mépris pour\ndes magistrats sans probité, il ne leur dit exactement que ces paroles:\n\n--Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous\nm'excuserez si je ne puis me lever.\n\nLes juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit:\n«Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l'aimais point.»\n\nCe jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste; elle l'appela\nplusieurs fois, mais eut à peine le courage de lui dire quelques\nparoles. Le matin du cinquième jour qui suivit la première entrevue,\nelle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la chapelle de marbre.\n\n--Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant.\n\nElle était tellement tremblante qu'elle avait besoin de s'appuyer sur sa\nfemme de chambre. Après l'avoir renvoyée à l'entrée de la chapelle:\n\n--Vous allez me donner votre parole d'honneur, ajouta-t-elle d'une\nvoix à peine intelligible, vous allez me donner votre parole d'honneur\nd'obéir à la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu'elle vous\nl'ordonnera et de la façon qu'elle vous l'indiquera, ou demain matin je\nme réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous\nadresserai la parole.\n\nFabrice resta muet.\n\n--Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d'elle-même,\nou bien nous nous parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous\nm'avez faite est affreuse: vous êtes ici à cause de moi et chaque jour\npeut être le dernier de votre existence.\n\nEn ce moment Clélia était si faible qu'elle fut obligée de chercher un\nappui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour\nl'usage du prince prisonnier; elle était sur le point de se trouver mal.\n\n--Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accablé.\n\n--Vous le savez.\n\n--Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de\nme condamner à vivre loin de tout ce que j'aime au monde.\n\n--Promettez des choses précises.\n\n--Je jure d'obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu'elle\nle voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de\nvous?\n\n--Jurez de vous sauver, quoi qu'il puisse arriver.\n\n--Comment! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je\nn'y serai plus?\n\n--O Dieu! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus\nun seul instant la paix de l'âme.\n\n--Eh bien! je jure de me sauver d'ici le jour que Mme Sanseverina\nl'ordonnera, et quoi qu'il puisse arriver d'ici là.\n\nCe serment obtenu, Clélia était si faible qu'elle fut obligée de se\nretirer après avoir remercié Fabrice.\n\n--Tout était prêt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous\nvous étiez obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la\ndernière fois de ma vie, j'en avais fait le voeu à la Madone. Maintenant,\ndès que je pourrai sortir de ma chambre, j'irai examiner le mur terrible\nau-dessous de la pierre neuve de la balustrade.\n\nLe lendemain, il la trouva pâle au point de lui faire une vive peine.\nElle lui dit de la fenêtre de la volière:\n\n--Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du péché dans\nnotre amitié, je ne doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez\ndécouvert en cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce\nn'est pis; toutefois il faut satisfaire à la prudence humaine, elle nous\nordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la\ngrosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur.\nQuelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la\nduchesse, je n'ai pu me procurer que des cordes formant à peine ensemble\nune cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes\nles cordes que l'on voit dans la forteresse sont brûlées, et tous les\nsoirs on enlève les cordes des puits, si faibles d'ailleurs que souvent\nelles cassent en remontant leur léger fardeau. Mais priez Dieu qu'il\nme pardonne, je trahis mon père, et je travaille, fille dénaturée, à\nlui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est\nsauvée, faites le voeu d'en consacrer tous les instants à sa gloire.\n\n«Voici une idée qui m'est venue: dans huit jours je sortirai de la\ncitadelle pour assister aux noces d'une des soeurs du marquis Crescenzi.\nJe rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au\nmonde pour ne rentrer que fort tard, et peut-être Barbone n'osera-t-il\npas m'examiner de trop près. A cette noce de la soeur du marquis se\ntrouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme\nSanseverina. Au nom de Dieu! faites qu'une de ces dames me remette\nun paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au\nplus petit volume. Dussé-je m'exposer à mille morts, j'emploierai les\nmoyens même les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes\ndans la citadelle, au mépris, hélas! de tous mes devoirs. Si mon père\nen a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la\ndestinée qui m'attend, je serai heureuse dans les bornes d'une amitié de\nsoeur si je puis contribuer à vous sauver.\n\nLe soir même, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe,\nFabrice donna avis à la duchesse de l'occasion unique qu'il y aurait de\nfaire entrer dans la citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais\nil la suppliait de garder le secret même envers le comte, ce qui parut\nbizarre. «Il est fou, pensa la duchesse, la prison l'a changé, il prend\nles choses au tragique.» Le lendemain, une balle de plomb, lancée par le\nfrondeur, apporta au prisonnier l'annonce du plus grand péril possible:\nla personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on,\nlui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hâta de donner\ncette nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi à Fabrice\nune vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du\nhaut de la grosse tour dans l'espace compris entre les bastions; de ce\nlieu, il était assez facile ensuite de se sauver, les remparts n'ayant\nque vingt-trois pieds de haut et étant assez négligemment gardés. Sur\nle revers du plan était écrit d'une petite écriture fine un sonnet\nmagnifique: une âme généreuse exhortait Fabrice à prendre la fuite, et à\nne pas laisser avilir son âme et dépérir son corps par les onze années\nde captivité qu'il avait encore à subir.\n\nIci un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la\nduchesse de conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige\nd'interrompre pour un instant l'histoire de cette entreprise hardie.\n\nComme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi\nn'était pas fort uni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi\nqu'il accusait de lui avoir fait perdre un procès important dans lequel,\nà la vérité, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reçut un\navis anonyme qui l'avertissait qu'une expédition de la sentence de\nFabrice avait été adressée officiellement au gouverneur de la citadelle.\nLa marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement\ncontrariée de cette fausse démarche, et en fit aussitôt donner avis\nà son ami, le fiscal général; elle trouvait fort simple qu'il voulût\ntirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était au pouvoir.\nRassi se présenta intrépidement au palais, pensant bien qu'il en serait\nquitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d'un\njurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux un juge\net un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.\n\nLe prince hors de lui le chargea d'injures et avançait sur lui pour le\nbattre.\n\n--Eh bien, c'est une distraction de commis, répondit Rassi du plus grand\nsang-froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite\nle lendemain de l'écrou du sieur del Dongo à la citadelle. Le commis\nplein de zèle a cru avoir fait un oubli, et m'aura fait signer la lettre\nd'envoi comme une chose de forme.\n\n--Et tu prétends me faire croire des mensonges aussi mal bâtis? s'écria\nle prince furieux; dis plutôt que tu t'es vendu à ce fripon de Mosca,\net c'est pour cela qu'il t'a donné la croix. Mais parbleu, tu n'en\nseras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te\nrévoquerai honteusement.\n\n--Je vous défie de me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec\nassurance, il savait que c'était un sûr moyen de calmer le prince:\nla loi est pour moi, et vous n'avez pas un second Rassi pour savoir\nl'éluder. Vous ne me révoquerez pas, parce qu'il est des moments où\nvotre caractère est sévère, vous avez soif de sang alors, mais en\nmême temps vous tenez à conserver l'estime des Italiens raisonnables;\ncette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me\nrappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractère vous fera\nun besoin, et, comme à l'ordinaire, je vous procurerai une sentence\nbien régulière rendue par des juges timides et assez honnêtes gens, et\nqui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos Etats aussi\nutile que moi!\n\nCela dit, Rassi s'enfuit; il en avait été quitte pour un coup de règle\nbien appliqué et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il\npartit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte d'un coup de\npoignard dans le premier mouvement de colère, mais il ne doutait pas non\nplus qu'avant quinze jours un courrier ne le rappelât dans la capitale.\nIl employa le temps qu'il passa à la campagne à organiser un moyen de\ncorrespondance sûr avec le comte Mosca; il était amoureux fou du titre\nde baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose\njadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais; tandis que le\ncomte, très fier de sa naissance, n'estimait que la noblesse prouvée par\ndes titres avant l'an 1400.\n\nLe fiscal général ne s'était point trompé dans ses prévisions: il y\navait à peine huit jours qu'il était à sa terre, lorsqu'un ami du\nprince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner à Parme sans\ndélai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sérieux,\net lui fit jurer sur l'Evangile qu'il garderait le secret sur ce qu'il\nallait lui confier; Rassi jura d'un grand sérieux, et le prince, l'oeil\nenflammé de haine, s'écria qu'il ne serait pas le maître chez lui tant\nque Fabrice del Dongo serait en vie.\n\n--Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa\nprésence; ses regards me bravent et m'empêchent de vivre.\n\nAprès avoir laissé le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi,\njouant l'extrême embarras, s'écria enfin:\n\n--Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d'une horrible\ndifficulté: il n'y a pas d'apparence de condamner un del Dongo à mort\npour le meurtre d'un Giletti; c'est déjà un tour de force étonnant que\nd'avoir tiré de cela douze années de citadelle. De plus, je soupçonne\nla duchesse d'avoir découvert trois des paysans qui travaillaient à la\nfouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce\nbrigand de Giletti attaqua del Dongo.\n\n--Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.\n\n--Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la\nvie de Votre Altesse...\n\n--Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.\n\n--Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon\narsenal officiel.\n\n--Reste le poison...\n\n--Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?\n\n--Mais, à ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai...\n\n--Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d'ailleurs,\nlorsqu'il expédia le capitaine, il n'avait pas trente ans, et il était\namoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute,\ntout doit céder à la raison d'Etat; mais, ainsi pris au dépourvu et à la\npremière vue, je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain, qu'un\nnommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo\nrenversa d'un soufflet le jour qu'il y entra.\n\nUne fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la\ntermina en accordant à son fiscal général un délai d'un mois; le Rassi\nen voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification secrète de\nmille sequins. Pendant trois jours il réfléchit; le quatrième il revint\nà son raisonnement, qui lui semblait évident: «Le seul comte Mosca\naura le coeur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne\nme donne pas ce qu'il estime; secundo, en l'avertissant, je me sauve\nprobablement un crime pour lequel je suis à peu près payé d'avance;\ntertio, je venge les premiers coups humiliants qu'ait reçus le chevalier\nRassi.» La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa\nconversation avec le prince.\n\nLe comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai\nqu'il ne la voyait toujours chez elle qu'une ou deux fois par mois,\nmais presque toutes les semaines et quand il savait faire naître les\noccasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chékina,\nvenait, dans la soirée avancée, passer quelques instants dans le jardin\ndu comte. Elle savait tromper même son cocher, qui lui était dévoué et\nqui la croyait en visite dans une maison voisine.\n\nOn peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal,\nfit aussitôt à la duchesse le signal convenu. Quoique l'on fût au milieu\nde la nuit, elle le fit prier par la Chékina de passer à l'instant chez\nelle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d'intimité,\nhésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir\ndevenir folle de douleur.\n\nAprès avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il\nfinit cependant par lui tout dire; il n'était pas en son pouvoir de\ngarder un secret qu'elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur\nextrême avait eu une grande influence sur cette âme ardente, elle\nl'avait fortifiée, et la duchesse ne s'emporta point en sanglots ou en\nplaintes.\n\nLe lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.\n\n--Le feu a pris au château.\n\nIl répondit fort bien.\n\n--Mes livres sont-ils brûlés?\n\nLa même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans\nune balle de plomb. Ce fut huit jours après qu'eut lieu le mariage de la\nsoeur du marquis Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence\ndont nous rendrons compte en son lieu.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXI\n\n\nA l'époque de ses malheurs il y avait déjà près d'une année que la\nduchesse avait fait une rencontre singulière: un jour qu'elle avait\nla luna, comme on dit dans le pays, elle était allée à l'improviste,\nsur le soir, à son château de Sacca, situé au-delà de Colorno, sur la\ncolline qui domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette terre; elle\naimait la vaste forêt qui couronne la colline et touche au château;\nelle s'occupait à y faire tracer des sentiers dans des directions\npittoresques.\n\n--Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait\nun jour le prince; il est impossible qu'une forêt où l'on sait que vous\nvous promenez, reste déserte.\n\nLe prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait émoustiller\nla jalousie.\n\n--Je n'ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse\nd'un air ingénu, quand je me promène dans mes bois; je me rassure par\ncette pensée: je n'ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr?\n\nCe propos fut trouvé hardi, il rappelait les injures proférées par les\nlibéraux du pays, gens fort insolents.\n\nLe jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint\nà l'esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui\nla suivait de loin à travers le bois. A un détour imprévu que fit la\nduchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement\nprès d'elle qu'elle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son\ngarde-chasse qu'elle avait laissé à mille pas de là, dans le parterre\nde fleurs tout près du château. L'inconnu eut le temps de s'approcher\nd'elle et se jeta à ses pieds. Il était jeune, fort bel homme, mais\nhorriblement mal mis; ses habits avaient des déchirures d'un pied de\nlong, mais ses yeux respiraient le feu d'une âme ardente.\n\n--Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs\nde faim ainsi que mes cinq enfants.\n\nLa duchesse avait remarqué qu'il était horriblement maigre; mais ses\nyeux étaient tellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre,\nqu'ils lui ôtèrent l'idée du crime. «Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien\ndû donner de tels yeux au saint Jean dans le désert qu'il vient de\nplacer à la cathédrale.» L'idée de saint Jean lui était suggérée par\nl'incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins\nqu'elle avait dans sa bourse, s'excusant de lui offrir si peu sur ce\nqu'elle venait de payer un compte à son jardinier. Ferrante la remercia\navec effusion.\n\n--Hélas, lui dit-il, autrefois j'habitais les villes, je voyais des\nfemmes élégantes; depuis qu'en remplissant mes devoirs de citoyen je me\nsuis fait condamner à mort, je vis dans les bois, et je vous suivais,\nnon pour vous demander l'aumône ou vous voler, mais comme un sauvage\nfasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n'ai vu\ndeux belles mains blanches!\n\n--Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il était resté à genoux.\n\n--Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me\nprouve que je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elle me\ntranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l'on\nm'empêche d'exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis\nqu'un simple mortel qui adore la sublime beauté.\n\nLa duchesse comprit qu'il était un peu fou, mais elle n'eut point\npeur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu'il avait une âme\nardente et bonne, et d'ailleurs elle ne haïssait pas les physionomies\nextraordinaires.\n\n--Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de\nl'apothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et l'a chassée, ainsi\nque trois enfants qu'il soupçonnait avec raison être de moi et non de\nlui. J'en ai eu deux depuis. La mère et les cinq enfants vivent dans la\ndernière misère, au fond d'une sorte de cabane construite de mes mains à\nune lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me préserver des gendarmes,\net la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je fus condamné à\nmort, et fort justement: je conspirais. J'exècre le prince, qui est\nun tyran. Je ne pris pas la fuite faute d'argent. Mes malheurs sont\nbien plus grands, et j'aurais dû mille fois me tuer; je n'aime plus la\nmalheureuse femme qui m'a donné ces cinq enfants et s'est perdue pour\nmoi; j'en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère\nmourront littéralement de faim.\n\nCet homme avait l'accent de la sincérité.\n\n--Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.\n\n--La mère des enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme\nde libéraux, où elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de\nPlaisance à Gênes.\n\n--Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?\n\n--Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose,\nje leur rendrai les sommes volées. J'estime qu'un tribun du peuple tel\nque moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent\nfrancs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents\nfrancs par an.\n\n«Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car je fais face\npar ce moyen aux frais d'impression de mes ouvrages.\n\n--Quels ouvrages?\n\n--La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget?\n\n--Quoi! dit la duchesse étonnée, c'est vous, monsieur, qui êtes l'un des\nplus grands poètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!\n\n--Fameux peut-être, mais fort malheureux, c'est sûr.\n\n--Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!\n\n--C'est peut-être pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous\nnos auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payés par\nle gouvernement ou par le culte qu'ils voulaient saper. Moi, primo,\nj'expose ma vie; secundo, songez, Madame, aux réflexions qui m'agitent\nlorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place\nde tribun rend-elle des services valant réellement cent francs par\nmois? J'ai deux chemises, l'habit que vous voyez, quelques mauvaises\narmes, et je suis sûr de finir par la corde: j'ose croire que je suis\ndésintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse\nplus trouver que malheur auprès de la mère de mes enfants. La pauvreté\nme pèse comme laide: j'aime les beaux habits, les mains blanches...\n\nIl regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.\n\n--Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose\nà Parme?\n\n--Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller\nles coeurs et de les empêcher de s'endormir dans ce faux bonheur tout\nmatériel que donnent les monarchies. Le service qu'il rend à ses\nconcitoyens vaut-il cent francs par mois?... Mon malheur est d'aimer,\ndit-il d'un air fort doux, et depuis près de deux ans mon âme n'est\noccupée que de vous, mais jusqu'ici je vous avais vue sans vous faire\npeur.\n\nEt il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse\net la rassura. «Les gendarmes auraient de la peine à l'atteindre,\npensa-t-elle; en effet, il est fou.»\n\n--Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps\nque le pauvre homme est amoureux de Madame; quand Madame est ici nous\nle voyons errer dans les parties les plus élevées du bois, et dès\nque Madame est partie, il ne manque pas de venir s'asseoir aux mêmes\nendroits où elle s'est arrêtée; il ramasse curieusement les fleurs qui\nont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachées à son\nmauvais chapeau.\n\n--Et vous ne m'avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque\ndu ton du reproche.\n\n--Nous craignions que Madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre\nFerrante est si bon enfant! ça n'a jamais fait de mal à personne, et\nparce qu'il aime notre Napoléon, on l'a condamné à mort.\n\nElle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre\nans c'était le premier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut\nobligée de s'arrêter court au milieu d'une phrase. Elle revint à Sacca\navec de l'or. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus\ntard: Ferrante, après l'avoir suivie quelque temps en gambadant dans\nle bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidité de\nl'épervier, et se précipita à ses genoux comme la première fois.\n\n--Où étiez-vous il y a quinze jours?\n\n--Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers qui\nrevenaient de Milan où ils avaient vendu de l'huile.\n\n--Acceptez cette bourse.\n\nFerrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit\ndans son sein, puis la rendit.\n\n--Vous me rendez cette bourse et vous volez!\n\n--Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus\nde cent francs; or, maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts\nfrancs et moi j'en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si\nl'on me pendait en ce moment j'aurais des remords. J'ai pris ce sequin\nparce qu'il vient de vous et que je vous aime.\n\nL'intonation de ce mot fort simple fut parfaite. «Il aime réellement»,\nse dit la duchesse.\n\nCe jour-là, il avait l'air tout à fait égaré. Il dit qu'il y avait à\nParme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu'avec cette\nsomme il réparerait sa cabane où maintenant ses pauvres petits enfants\ns'enrhumaient.\n\n--Mais je vous ferai l'avance de ces six cents francs, dit la duchesse\ntout émue.\n\n--Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas\nme calomnier, et dire que je me vends?\n\nLa duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s'il voulait lui\njurer que pour le moment il n'exercerait point sa magistrature dans\ncette ville, que surtout il n'exécuterait aucun des arrêts de mort que,\ndisait-il, il avait in petto.\n\n--Et si l'on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement\nFerrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues\nannées, et à qui la faute? Que me dira mon père en me recevant là-haut?\n\nLa duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à qui l'humidité\npouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l'offre de\nla cachette à Parme.\n\nLe duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu'il eût passée à\nParme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort\nsingulière qui existe à l'angle méridional du palais de ce nom. Le mur\nde façade, qui date du Moyen Age, a huit pieds d'épaisseur; on l'a\ncreusé en dedans, et là se trouve une cachette de vingt pieds de haut,\nmais de deux seulement de largeur. C'est tout à côté que l'on admire ce\nréservoir d'eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzième\nsiècle, pratiqué lors du siège de Parme par l'empereur Sigismond, et qui\nplus tard fut compris dans l'enceinte du palais Sanseverina.\n\nOn entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur\nun axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si\nprofondément touchée de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants,\npour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayant une valeur,\nqu'elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez\nlongtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois de Sacca,\net comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de\nses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu'on a fait\nde plus beau en Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs\nentrevues; mais son amour s'exalta, devint importun, et la duchesse\ns'aperçut que cette passion suivait les lois de tous les amours que\nl'on met dans la possibilité de concevoir une lueur d'espérance. Elle\nle renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la parole: il\nobéit à l'instant et avec une douceur parfaite. Les choses en étaient à\nce point quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée de la\nnuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait,\ndisait-il, un secret important à communiquer à la maîtresse du logis.\nElle était si malheureuse qu'elle fit entrer: c'était Ferrante.\n\n--Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit\nprendre connaissance, lui dit cet homme fou d'amour. D'autre part,\nagissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à\nMadame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.\n\nCe dévouement si sincère de la part d'un voleur et d'un fou toucha\nvivement la duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour\nle plus grand poète du nord de l'Italie, et pleura beaucoup. «Voilà un\nhomme qui comprend mon coeur», se disait-elle. Le lendemain il reparut\ntoujours à l'Ave Maria, déguisé en domestique et portant livrée.\n\n--Je n'ai point quitté Parme; j'ai entendu dire une horreur que ma\nbouche ne répétera point; mais me voici. Songez, Madame, à ce que vous\nrefusez! L'être que vous voyez n'est pas une poupée de cour, c'est un\nhomme!\n\nIl était à genoux en prononçant ces paroles d'un air à leur donner de la\nvaleur.\n\n--Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: «Elle a pleuré en ma présence; donc\nelle est un peu moins malheureuse!»\n\n--Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous\narrêtera dans cette ville!\n\n--Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir\nparle? L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de\npassion pour la vertu depuis qu'il est brûlé par l'amour, ajoutera:\nMadame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va périr peut-être; ne\nrepoussez pas un autre homme de coeur qui s'offre à vous! Voici un corps\nde fer et une âme qui ne craint au monde que de vous déplaire.\n\n--Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à\njamais.\n\nLa duchesse eut bien l'idée, ce soir-là, d'annoncer à Ferrante qu'elle\nferait une petite pension à ses enfants, mais elle eut peur qu'il ne\npartît de là pour se tuer.\n\nA peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se\ndit: «Moi aussi je puis mourir, et plût à Dieu qu'il en fût ainsi, et\nbientôt! si je trouvais un homme digne de ce nom à qui recommander mon\npauvre Fabrice.»\n\nUne idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut,\npar un écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu'elle savait,\nqu'elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs,\nsous l'expresse condition de payer chaque année une rente viagère de 1\n500 francs à la dame Sarasine et à ses cinq enfants. La duchesse ajouta:\n«De plus je lègue une rente viagère de 300 francs à chacun de ses cinq\nenfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme\nmédecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frère. Je\nl'en prie.» Elle signa, antidata d'un an et serra ce papier.\n\nDeux jours après Ferrante reparut. C'était au moment où toute la ville\nétait agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette\ntriste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres\nde la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allèrent se\npromener ce soir-là devant la porte de la citadelle, pour tâcher de voir\nsi l'on dressait l'échafaud: ce spectacle avait ému Ferrante. Il trouva\nla duchesse noyée dans les larmes, et hors d'état de parler; elle le\nsalua de la main et lui montra un siège.\n\nFerrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de\ns'asseoir il se mit à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans\nun moment où la duchesse semblait un peu plus calme, sans se déranger de\nsa position, il interrompit un instant sa prière pour dire ces mots:\n\n--De nouveau il offre sa vie.\n\n--Songez à ce que vous dites, s'écria la duchesse, avec cet oeil hagard\nqui, après les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur\nl'attendrissement.\n\n--Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le\nvenger.\n\n--Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter\nle sacrifice de votre vie.\n\nElle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla\ndans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel.\nLa duchesse alla se munir d'un papier caché dans le secret d'une grande\narmoire de noyer.\n\n--Lisez, dit-elle à Ferrante.\n\nC'était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlé.\n\nLes larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin; il tomba\nà genoux.\n\n--Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à\nla bougie.\n\n«Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris\net exécuté, car il y va de votre tête.\n\n--Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie\nde mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire\nmention de ce détail d'argent, j'y verrais un doute injurieux.\n\n--Si vous êtes compromis, je puis l'être aussi, repartit la duchesse,\net Fabrice après moi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute\nde votre bravoure, que j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit\nempoisonné et non tué. Par la même raison importante pour moi, je vous\nordonne de faire tout au monde pour vous sauver.\n\n--J'exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois,\nMadame la duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en\nserait autrement, que j'obéirais encore fidèlement, ponctuellement et\nprudemment. Je puis ne pas réussir, mais j'emploierai toute ma force\nd'homme.\n\n--Il s'agit d'empoisonner le meurtrier de Fabrice.\n\n--Je l'avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cette vie\nerrante et abominable, j'ai souvent songé à une pareille action pour mon\ncompte.\n\n--Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la\nduchesse d'un ton de fierté, je ne veux point que l'on puisse m'imputer\nde vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir\navant l'époque de notre vengeance: il ne s'agit point de le mettre à\nmort avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort en cet instant,\npar exemple, me serait funeste, loin de m'être utile. Probablement sa\nmort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu.\nJ'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le laisser vivre\nque de le voir atteint d'un coup de feu. Pour des intérêts que je ne\nveux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauvée.\n\nFerrante était ravi de ce ton d'autorité que la duchesse prenait avec\nlui: ses yeux brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons\ndit, il était horriblement maigre; mais on voyait qu'il avait été fort\nbeau dans sa première jeunesse, et il croyait être encore ce qu'il avait\nété jadis. «Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un\njour, quand je lui aurai donné cette preuve de dévouement, faire de moi\nl'homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne\nvaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu\npour elle, pas même faire évader monsignore Fabrice?»\n\n--Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse, toujours du\nmême air d'autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d'eau qui\nest au coin du palais, tout près de la cachette que vous avez occupée\nquelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans\nla rue: hé bien! ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez, si\nvous êtes à Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que\nle grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt, mais\npar le poison, et surtout n'exposez votre vie que le moins possible. Que\njamais personne ne sache que j'ai trempé dans cette affaire.\n\n--Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal\ncontenu: je suis déjà fixé sur les moyens que j'emploierai. La vie de\ncet homme me devient plus odieuse qu'elle n'était, puisque je n'oserai\nvous revoir tant qu'il vivra. J'attendrai le signal du réservoir crevé\ndans la rue.\n\nIl salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.\n\nQuand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.\n\n--Ferrante! s'écria-t-elle, homme sublime!\n\nIl rentra, comme impatient d'être retenu; sa figure était superbe en cet\ninstant.\n\n--Et vos enfants?\n\n--Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être\nquelque petite pension.\n\n--Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui\nen bois d'olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent\ncinquante mille francs.\n\n--Ah, Madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement\nd'horreur, et sa figure changea du tout au tout.\n\n--Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta\nla duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l'étui\ndans sa poche et sortit.\n\nLa porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau;\nil rentra d'un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon;\nelle se jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'évanouit\npresque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des\nyeux lui montra la porte.\n\n«Voilà le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en\neût agi Fabrice, s'il eût pu m'entendre.»\n\nIl y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait\ntoujours ce qu'elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en\ndélibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos\nun mot de son premier mari, l'aimable général Pietranera: «Quelle\ninsolence envers moi-même! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus\nd'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti?»\n\nDe ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la\nduchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son\nesprit, à chaque chose nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment\nde son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie;\nle prince, suivant elle, l'avait lâchement trompée, et le comte Mosca,\npar suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait\nsecondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa\nforce, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais\nassez que le bonheur immoral qu'on trouve à se venger en Italie tient\nà la force d'imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne\npardonnent pas à proprement parler, ils oublient.\n\nLa duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de\nFabrice. Comme on l'a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l'idée de\nl'évasion: il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour\ndu Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de\nparler une seconde fois de fuite à la duchesse, Ferrante la supplia\nd'envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer une suite d'échelles\nauprès de cette tour. En présence de la duchesse il y monta avec les\néchelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il renouvela\ntrois fois l'expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit\njours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec\nune corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à\nFabrice.\n\nDans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait\namener la mort du prisonnier, et de plus d'une façon, la duchesse ne\npouvait trouver un instant de repos qu'autant qu'elle avait Ferrante\nà ses côtés; le courage de cet homme électrisait le sien; mais l'on\nsent bien qu'elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle\ncraignait, non pas qu'il se révoltât, mais elle eût été affligée de\nses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. «Quoi! prendre\npour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort!\nEt, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par\nla suite, pouvait faire de si étranges choses!» Ferrante se trouvait\ndans le salon de la duchesse au moment où le comte vint lui donner\nconnaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et,\nlorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher\nFerrante de marcher sur-le-champ à l'exécution d'un affreux dessein!\n\n--Je suis fort maintenant! s'écriait ce fou; je n'ai plus de doute sur\nla légitimité de l'action!\n\n--Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice\nserait mis à mort!\n\n--Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est\npossible, facile même, ajoutait-il; mais l'expérience manque à ce jeune\nhomme.\n\nOn célébra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut à la\nfête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put\nlui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie.\nLa duchesse elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin,\noù ces dames étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquées\navec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des\nnoeuds, étaient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait éprouvé\nleur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter\nsans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de\nfaçon à en former plusieurs paquets de la forme d'un volume in-quarto;\nClélia s'en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était\nhumainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets\njusqu'à la tour Farnèse.\n\n--Mais je crains la timidité de votre caractère; et d'ailleurs, ajouta\npoliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?\n\n--M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera\nsauvé!\n\nMais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence\nd'esprit d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres\nprécautions dont elle se garda bien de faire part à la fille du\ngouverneur. Comme il était naturel de le supposer, ce gouverneur\nse trouvait à la fête donnée pour le mariage de la soeur du marquis\nCrescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un\nfort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu'il\ns'agissait d'une attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer\ndans sa voiture pour le ramener à la citadelle, on pourrait, avec un\npeu d'adresse, faire prévaloir l'avis de se servir d'une litière, qui\nse trouverait par hasard dans la maison où se donnait la fête. Là\nse rencontreraient aussi des hommes intelligents, vêtus en ouvriers\nemployés pour la fête, et qui, dans le trouble général, s'offriraient\nobligeamment pour transporter le malade jusqu'à son palais si élevé.\nCes hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de\ncordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse\navait réellement l'esprit égaré depuis qu'elle songeait sérieusement à\nla fuite de Fabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour\nson âme, et surtout durait trop longtemps. Par excès de précautions,\nelle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu'on va le voir. Tout\ns'exécuta comme elle l'avait projeté avec cette seule différence que le\nnarcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et même\nles gens de l'art, que le général avait une attaque d'apoplexie.\n\nPar bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la\ntentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de\nl'entrée à la citadelle de la litière où le général, à demi-mort, était\nenfermé, que Ludovic et ses gens passèrent sans objection; ils ne furent\nfouillés que pour la bonne forme au pont de l'esclave. Quand ils eurent\ntransporté le général jusqu'à son lit, on les conduisit à l'office, où\nles domestiques les traitèrent fort bien; mais après ce repas, qui ne\nfinit que fort près du matin, on leur expliqua que l'usage de la prison\nexigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans\nles salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en\nliberté par le lieutenant du gouverneur.\n\nCes hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont\nils s'étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à obtenir un\ninstant d'attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait\nd'une chambre à une autre, il lui fit voir qu'il déposait des paquets de\ncorde dans l'angle obscur d'un des salons du premier étage. Clélia fut\nprofondément frappée de cette circonstance étrange: aussitôt elle conçut\nd'atroces soupçons.\n\n--Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.\n\nEt, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta:\n\n--Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné\nmon père!... Avouez à l'instant quelle est la nature du poison dont vous\navez fait usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer\nles remèdes convenables; avouez à l'instant, ou bien, vous et vos\ncomplices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!\n\n--Mademoiselle a tort de s'alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce\net une politesse parfaites; il ne s'agit nullement de poison; on a\neu l'imprudence d'administrer au général une dose de laudanum, et\nil paraît que le domestique chargé de ce crime a mis dans le verre\nquelques gouttes de trop; nous en aurons un remords éternel; mais\nMademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il n'existe aucune sorte\nde danger: M. le gouverneur doit être traité pour avoir pris, par\nerreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j'ai l'honneur de le\nrépéter à Mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point\nusage de poisons véritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner\nMgr Fabrice. On n'a point prétendu se venger du péril qu'a couru Mgr\nFabrice; on n'a confié à ce laquais maladroit qu'une fiole où il y avait\ndu laudanum, j'en fais serment à Mademoiselle! Mais il est bien entendu\nque, si j'étais interrogé officiellement, je nierais tout.\n\n«D'ailleurs, si Mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanum et de\npoison, fût-ce à l'excellent don Cesare, Fabrice est tué de la main de\nMademoiselle. Elle rend à jamais impossibles tous les projets de fuite;\net Mademoiselle sait mieux que moi que ce n'est pas avec du simple\nlaudanum que l'on veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que\nquelqu'un n'a accordé qu'un mois de délai pour ce crime, et qu'il y a\ndéjà plus d'une semaine que l'ordre fatal a été reçu. Ainsi, si elle me\nfait arrêter, ou si seulement elle dit un mot à don Cesare ou à tout\nautre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d'un mois, et\nj'ai raison de dire qu'elle tue de sa main Mgr Fabrice.\n\nClélia était épouvantée de l'étrange tranquillité de Ludovic.\n\n«Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l'empoisonneur\nde mon père, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et\nc'est l'amour qui m'a conduite à tous ces crimes!...»\n\nLe remords lui laissait à peine la force de parler; elle dit à Ludovic:\n\n--Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendre au\nmédecin qu'il ne s'agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui\ndirai-je que je l'ai appris moi-même? Je reviens ensuite vous délivrer.\n\n«Mais, dit Clélia revenant en courant d'auprès de la porte, Fabrice\nsavait-il quelque chose du laudanum?\n\n--Mon Dieu non, Mademoiselle, il n'y eût jamais consenti. Et puis, à\nquoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence\nla plus stricte. Il s'agit de sauver la vie à Monseigneur, qui sera\nempoisonné d'ici à trois semaines; l'ordre en a été donné par quelqu'un\nqui d'ordinaire ne trouve point d'obstacle à ses volontés; et, pour tout\ndire à Mademoiselle, on prétend que c'est le terrible fiscal général\nRassi qui a reçu cette commission.\n\nClélia s'enfuit épouvantée: elle comptait tellement sur la parfaite\nprobité de don Cesare, qu'en employant certaine précaution, elle osa lui\ndire qu'on avait administré au général du laudanum, et pas autre chose.\nSans répondre, sans questionner, don Cesare courut au médecin.\n\nClélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l'intention\nde le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il\navait réussi à s'échapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de\nsequins, et une petite boîte renfermant diverses sortes de poisons. La\nvue de ces poisons la fit frémir. «Qui me dit, pensa-t-elle, que l'on\nn'a donné que du laudanum à mon père, et que la duchesse n'a pas voulu\nse venger de la tentative de Barbone?\n\n«Grand Dieu! s'écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs\nde mon père! Et je les laisse s'échapper! Et peut-être cet homme, mis à\nla question, eût avoué autre chose que du laudanum!»\n\nAussitôt Clélia tomba à genoux, fondant en larmes, et pria la Madone\navec ferveur.\n\nPendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné de l'avis\nqu'il recevait de don Cesare, et d'après lequel il n'avait affaire\nqu'à du laudanum, donna les remèdes convenables qui bientôt firent\ndisparaître les symptômes les plus alarmants. Le général revint un peu à\nlui comme le jour commençait à paraître. Sa première action marquant de\nla connaissance fut de charger d'injures le colonel commandant en second\nla citadelle, et qui s'était avisé de donner quelques ordres les plus\nsimples du monde pendant que le général n'avait pas sa connaissance.\n\nLe gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contre une\nfille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer\nle mot d'apoplexie.\n\n--Est-ce que je suis d'âge, s'écria-t-il, à avoir des apoplexies? Il n'y\na que mes ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels\nbruits. Et d'ailleurs, est-ce que j'ai été saigné, pour que la calomnie\nelle-même ose parler d'apoplexie?\n\nFabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les\nbruits étranges qui remplissaient la citadelle au moment où l'on y\nrapportait le gouverneur à demi mort. D'abord il eut quelque idée que sa\nsentence était changée, et qu'on venait le mettre à mort. Voyant ensuite\nque personne ne se présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait\nété trahie, qu'à sa rentrée dans la forteresse on lui avait enlevé les\ncordes que probablement elle rapportait, et qu'enfin ses projets de\nfuite étaient désormais impossibles. Le lendemain, à l'aube du jour, il\nvit entrer dans sa chambre un homme à lui inconnu, qui, sans dire mot,\ny déposa un panier de fruits: sous les fruits était cachée la lettre\nsuivante:\n\nPénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grâce\nau ciel, de mon consentement, mais à l'occasion d'une idée que j'avais\neue, j'ai fait voeu à la très sainte Vierge que si, par l'effet de sa\nsainte intercession, mon père est sauvé, jamais je n'opposerai un refus\nà ses ordres; j'épouserai le marquis aussitôt que j'en serai requise par\nlui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu'il est de mon\ndevoir d'achever ce qui a été commencé. Dimanche prochain, au retour de\nla messe où l'on vous conduira à ma demande (songez à préparer votre\nâme, vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de\nla messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentrée dans votre\nchambre; vous y trouverez ce qui vous est nécessaire pour l'entreprise\nméditée. Si vous périssez, j'aurai l'âme navrée! Pourrez-vous m'accuser\nd'avoir contribué à votre mort? La duchesse elle-même ne m'a-t-elle pas\nrépété à diverses reprises que la faction Raversi l'emporte? on veut\nlier le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du comte Mosca.\nLa duchesse, fondant en larmes, m'a juré qu'il ne reste que cette\nressource: vous périssez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous\nregarder, j'en ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me\nvoyez entièrement vêtue de noir, à la fenêtre accoutumée, ce sera le\nsignal que la nuit suivante tout sera disposé autant qu'il est possible\nà mes faibles moyens. Après onze heures, peut-être seulement à minuit\nou une heure, une petite lampe paraîtra à ma fenêtre, ce sera l'instant\ndécisif; recommandez-vous à votre saint patron, prenez en hâte les\nhabits de prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez.\n\nAdieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les plus\namères, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands\ndangers. Si vous périssez, je ne vous survivrai point; grand Dieu!\nqu'est-ce que je dis? mais si vous réussissez, je ne vous reverrai\njamais. Dimanche, après la messe, vous trouverez dans votre prison\nl'argent, les poisons, les cordes, envoyés par cette femme terrible\nqui vous aime avec passion, et qui m'a répété jusqu'à trois fois qu'il\nfallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone!\n\nFabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux,\nvoyant toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui échapper:\nil était abhorré de tout ce qui était dans la citadelle; mais le\nmalheur inspirant les mêmes résolutions à tous les hommes, les pauvres\nprisonniers, ceux-là mêmes qui étaient enchaînés dans des cachots hauts\nde trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et où\nils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, même\nceux-là, dis-je, eurent l'idée de faire chanter à leur frais un Te Deum\nlorsqu'ils surent que leur gouverneur était hors de danger. Deux ou\ntrois de ces malheureux firent des sonnets en l'honneur de Fabio Conti.\nO effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit conduit\npar sa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec\nhuit onces de pain par jour et jeûnant les vendredis.\n\nClélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour aller prier dans\nla chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances\nn'auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice\nassista à la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d'artifice,\net dans les salles basses du château l'on distribua aux soldats une\nquantité de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accordée;\nune main inconnue avait même envoyé plusieurs tonneaux d'eau-de-vie que\nles soldats défoncèrent. La générosité des soldats qui s'enivraient ne\nvoulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles\nautour du palais souffrissent de leur position; à mesure qu'ils\narrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin,\net l'on ne sait par quelle main ceux qui furent placés en sentinelle\nà minuit et pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre\nd'eau-de-vie, et l'on oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la\nguérite (comme il a été prouvé au procès qui suivit).\n\nLe désordre dura plus longtemps que Clélia ne l'avait pensé, et ce ne\nfut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours,\navait scié deux barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnait pas vers\nla volière, commença à démonter l'abat-jour; il travaillait presque\nsur la tête des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils\nn'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement à\nl'immense corde nécessaire pour descendre de cette terrible hauteur\nde cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandoulière\nautour de son corps: elle le gênait beaucoup, son volume étant énorme;\nles noeuds l'empêchaient de former masse, et elle s'écartait à plus de\ndix-huit pouces du corps. «Voilà le grand obstacle», se dit Fabrice.\n\nCette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle\nil comptait descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre\nde l'esplanade où était le palais du gouverneur. Mais comme pourtant,\nquelque enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas\ndescendre exactement sur leurs têtes, il sortit, comme nous l'avons dit,\npar la seconde fenêtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit\nd'une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dès\nque le général Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux\ncents soldats dans cet ancien corps de garde abandonné depuis un siècle.\nIl disait qu'après l'avoir empoisonné on voulait l'assassiner dans son\nlit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de\nl'effet que cette mesure imprévue produisit sur le coeur de Clélia: cette\nfille pieuse sentait fort bien jusqu'à quel point elle trahissait son\npère, et un père qui venait d'être presque empoisonné dans l'intérêt\ndu prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arrivée imprévue\nde ces deux cents hommes un arrêt de la Providence qui lui défendait\nd'aller plus avant et de rendre la liberté à Fabrice.\n\nMais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du\nprisonnier. On avait encore traité ce triste sujet à la fête même donnée\nà l'occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une\npareille vétille, un coup d'épée maladroit donné à un comédien, un homme\nde la naissance de Fabrice n'était pas mis en liberté au bout de neuf\nmois de prison et avec la protection du premier ministre, c'est qu'il\ny avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s'occuper\ndavantage de lui, avait-on dit; s'il ne convenait pas au pouvoir de\nle faire mourir en place publique, il mourrait bientôt de maladie. Un\nouvrier serrurier qui avait été appelé au palais du général Fabio Conti\nparla de Fabrice comme d'un prisonnier expédié depuis longtemps et dont\non taisait la mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXII\n\n\nDans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses\net désagréables, mais à mesure qu'il entendait sonner les heures qui le\nrapprochaient du moment de l'action, il se sentait allègre et dispos.\nLa duchesse lui avait écrit qu'il serait surpris par le grand air, et\nqu'à peine hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilité de\nmarcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer à être repris\nque se précipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds. «Si ce\nmalheur m'arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet,\nje dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l'ai juré à\nClélia, j'aime mieux tomber du haut d'un rempart, si élevé qu'il soit,\nque d'être toujours à faire des réflexions sur le goût du pain que je\nmange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la fin,\nquand on meurt empoisonné! Fabio Conti n'y cherchera pas de façons, il\nme fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.»\n\nVers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le Pô jette\nquelquefois sur ses rives s'étendit d'abord sur la ville, et ensuite\ngagna l'esplanade et les bastions au milieu desquels s'élève la\ngrosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la\nplate-forme, on n'apercevait plus les petits acacias qui environnaient\nles jardins établis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts\npieds. «Voilà qui est excellent», pensa-t-il.\n\nUn peu après que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe\nparut à la fenêtre de la volière. Fabrice était prêt à agir; il fit\nun signe de croix, puis attacha à son lit la petite corde destinée\nà lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le séparaient de la\nplate-forme où était le palais. Il arriva sans encombre sur le toit\ndu corps de garde occupé depuis la veille par les deux cents hommes\nde renfort dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit\ntrois quarts qu'il était alors, n'étaient pas encore endormis; pendant\nqu'il marchait à pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses,\nFabrice les entendait qui disaient que le diable était sur le toit,\net qu'il fallait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix\nprétendaient que ce souhait était d'une grande impiété, d'autres\ndisaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose,\nle gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison\ninutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait\nle plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus\nde bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa devant\nles fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de\nl'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns\nont prétendu que Fabrice toujours fou eut l'idée de jouer le rôle du\ndiable, et qu'il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est\nsûr, c'est qu'il avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre,\net il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour\nFarnèse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats\nqui auraient pu se mettre à le poursuivre.\n\nArrivé sur la plate-forme et entouré de sentinelles qui ordinairement\ncriaient tous les quarts d'heure une phrase entière: Tout est bien autour\nde mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha\nla pierre neuve.\n\nCe qui paraît incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat\nn'avait eu pour témoin une ville entière, c'est que les sentinelles\nplacées le long du parapet n'aient pas vu et arrêté Fabrice; à la\nvérité, le brouillard dont nous avons parlé commençait à monter, et\nFabrice a dit que lorsqu'il était sur la plate-forme, le brouillard\nlui semblait arrivé déjà jusqu'à moitié de la tour Farnèse. Mais\nce brouillard n'était point épais, et il apercevait fort bien les\nsentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussé\ncomme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux\nsentinelles assez voisines. Il défit tranquillement la grande corde\nqu'il avait autour du corps et qui s'embrouilla deux fois; il lui fallut\nbeaucoup de temps pour la débrouiller et l'étendre sur le parapet. Il\nentendait les soldats parler de tous les côtés, bien résolu à poignarder\nle premier qui s'avancerait vers lui. «Je n'étais nullement troublé,\najoutait-il, il me semblait que j'accomplissais une cérémonie.»\n\nIl attacha sa corde enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le\nparapet pour l'écoulement des eaux, il monta sur ce même parapet, et\npria Dieu avec ferveur; puis, comme un héros des temps de chevalerie,\nil pensa un instant à Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du\nFabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il se\nmit à descendre cette étonnante hauteur. Il agissait mécaniquement,\ndit-il, et comme il eût fait en plein jour, descendant devant des amis,\npour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout à\ncoup ses bras perdre leur force; il croit même qu'il lâcha la corde un\ninstant; mais bientôt il la reprit; peut-être, dit-il, il se retint\naux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l'écorchaient.\nIl éprouvait de temps à autre une douleur atroce entre les épaules,\nelle allait jusqu'à lui ôter la respiration. Il y avait un mouvement\nd'ondulation fort incommode; il était renvoyé sans cesse de la corde\naux broussailles. Il fut touché par plusieurs oiseaux assez gros qu'il\nréveillait et qui se jetaient sur lui en s'envolant. Les premières fois\nil crut être atteint par des gens descendant de la citadelle par la même\nvoie que lui pour le poursuivre, et il s'apprêtait à se défendre. Enfin\nil arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvénient que d'avoir\nles mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus\nqu'elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et\nles plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup.\nEn arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia\nqui, vu d'en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur,\net qui en avait réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait\nlà endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se\ndémit presque le bras gauche. Il se mit à fuir vers le rempart, mais, à\nce qu'il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il n'avait plus\naucune force. Malgré le péril, il s'assit et but un peu d'eau-de-vie qui\nlui restait. Il s'endormit quelques minutes au point de ne plus savoir\noù il était; en se réveillant il ne pouvait comprendre comment, se\ntrouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible vérité\nrevint à sa mémoire. Aussitôt il marcha vers le rempart; il y monta par\nun grand escalier. La sentinelle, qui était placée tout près, ronflait\ndans sa guérite. Il trouva une pièce de canon gisant dans l'herbe; il\ny attacha sa troisième corde; elle se trouva un peu trop courte, et\nil tomba dans un fossé bourbeux où il pouvait y avoir un pied d'eau.\nPendant qu'il se relevait et cherchait à se reconnaître, il se sentit\nsaisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bientôt il entendit\nprononcer près de son oreille et à voix basse:\n\n--Ah! monsignore! monsignore!\n\nIl comprit vaguement que ces hommes appartenaient à la duchesse;\naussitôt il s'évanouit profondément. Quelque temps après il sentit qu'il\nétait porté par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis\non s'arrêta, ce qui lui donna beaucoup d'inquiétude. Mais il n'avait\nni la force de parler ni celle d'ouvrir les yeux; il sentait qu'on le\nserrait; tout à coup il reconnut le parfum des vêtements de la duchesse.\nCe parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots:\n\n--Ah! chère amie!\n\nPuis il s'évanouit de nouveau profondément.\n\nLe fidèle Bruno, avec une escouade de gens de police dévoués au comte,\nétait en réserve à deux cents pas; le comte lui-même était caché dans\nune petite maison tout près du lieu où la duchesse attendait. Il n'eût\npas hésité, s'il l'eût fallu, à mettre l'épée à la main avec quelques\nofficiers à demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme obligé\nde sauver la vie à Fabrice, qui lui semblait grandement exposé, et qui\njadis eût eu sa grâce signée du prince, si lui Mosca n'eût eu la sottise\nde vouloir éviter une sottise écrite au souverain.\n\nDepuis minuit la duchesse, entourée d'hommes armés jusqu'aux dents,\nerrait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle\nne pouvait rester en place, elle pensait qu'elle aurait à combattre pour\nenlever Fabrice à des gens qui le poursuivraient. Cette imagination\nardente avait pris cent précautions, trop longues à détailler ici, et\nd'une imprudence incroyable. On a calculé que plus de quatre-vingts\nagents étaient sur pied cette nuit-là, s'attendant à se battre pour\nquelque chose d'extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic étaient\nà la tête de tout cela, et le ministre de la police n'était pas hostile;\nmais le comte lui-même remarqua que la duchesse ne fut trahie par\npersonne, et qu'il ne sut rien comme ministre.\n\nLa duchesse perdit la tête absolument en revoyant Fabrice; elle le\nserrait convulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant\ncouverte de sang: c'était celui des mains de Fabrice; elle le crut\ndangereusement blessé. Aidée d'un de ses gens, elle lui ôtait son habit\npour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait là, mit\nd'autorité la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui\nétaient cachées dans un jardin près de la porte de la ville, et l'on\npartit ventre à terre pour aller passer le Pô près de Sacca. Ferrante,\navec vingt hommes bien armés, faisait l'arrière-garde, et avait promis\nsur sa tête d'arrêter la poursuite. Le comte, seul et à pied, ne quitta\nles environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que\nrien ne bougeait. «Me voici en haute trahison!» se disait-il ivre de\njoie.\n\nLudovic eut l'idée excellente de placer dans une voiture un jeune\nchirurgien attaché à la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de\nla tournure de Fabrice.\n\n--Prenez la fuite, lui dit-il, du côté de Bologne; soyez fort maladroit,\ntâchez de vous faire arrêter; alors coupez-vous dans vos réponses, et\nenfin avouez que vous êtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps.\nMettez de l'adresse à être maladroit, vous en serez quitte pour un mois\nde prison, et Madame vous donnera 50 sequins.\n\n--Est-ce qu'on songe à l'argent quand on sert Madame?\n\nIl partit, et fut arrêté quelques heures plus tard, ce qui causa une\njoie bien plaisante au général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le\ndanger de Fabrice, voyait s'envoler sa baronnie.\n\nL'évasion ne fut connue à la citadelle que sur les six heures du matin,\net ce ne fut qu'à dix qu'on osa en instruire le prince. La duchesse\navait été si bien servie que, malgré le profond sommeil de Fabrice,\nqu'elle prenait pour un évanouissement mortel, ce qui fit que trois fois\nelle fit arrêter la voiture, elle passait le Pô dans une barque comme\nquatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on\nfit encore deux lieues avec une extrême rapidité, puis on fut arrêté\nplus d'une heure pour la vérification des passeports. La duchesse en\navait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle était\nfolle ce jour-là, elle s'avisa de donner dix napoléons au commis de la\npolice autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes.\nCe commis, fort effrayé, recommença l'examen. On prit la poste; la\nduchesse payait d'une façon si extravagante, que partout elle excitait\nles soupçons en ce pays où tout étranger est suspect. Ludovic lui vint\nencore en aide; il dit que Mme la duchesse était folle de douleur,\nà cause de la fièvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier\nministre de Parme, qu'elle emmenait avec elle consulter les médecins de\nPavie.\n\nCe ne fut qu'à dix lieues par-delà le Pô que le prisonnier se réveilla\ntout à fait, il avait une épaule luxée et force écorchures. La duchesse\navait encore des façons si extraordinaires que le maître d'une auberge\nde village, où l'on dîna, crut avoir affaire à une princesse du sang\nimpérial, et allait lui faire rendre les honneurs qu'il croyait lui\nêtre dus, lorsque Ludovic dit à cet homme que la princesse le ferait\nimmanquablement mettre en prison s'il s'avisait de faire sonner les\ncloches.\n\nEnfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais.\nLà seulement Fabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un\npetit village écarté de la grande route; on pansa ses mains, et il\ndormit encore quelques heures.\n\nCe fut dans ce village que la duchesse se livra à une action non\nseulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien\nfuneste à la tranquillité du reste de sa vie. Quelques semaines avant\nl'évasion de Fabrice, et un jour que tout Parme était allé à la porte de\nla citadelle pour tâcher de voir dans la cour l'échafaud qu'on dressait\nen son honneur, la duchesse avait montré à Ludovic, devenu le factotum\nde sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d'un petit\ncadre de fer, fort bien caché, une des pierres formant le fond du fameux\nréservoir d'eau du palais Sanseverina, ouvrage du treizième siècle, et\ndont nous avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de\nce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue\nfolle, tant les regards qu'elle lui lançait étaient singuliers.\n\n--Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner\nquelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous êtes\nun poète, vous auriez bientôt mangé cet argent. Je vous donne la petite\nterre de la Ricciarda, à une lieue de Casal-Maggiore.\n\nLudovic se jeta à ses pieds fou de joie, et protestant avec l'accent du\ncoeur que ce n'était point pour gagner de l'argent qu'il avait contribué\nà sauver monsignore Fabrice; qu'il l'avait toujours aimé d'une façon\nparticulière depuis qu'il avait eu l'honneur de le conduire une fois\nen sa qualité de troisième cocher de Madame. Quand cet homme, qui\nréellement avait du coeur, crut avoir assez occupé de lui une aussi\ngrande dame, il prit congé; mais elle, avec des yeux étincelants, lui\ndit:\n\n--Restez.\n\nElle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant\nde temps à autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme,\nvoyant que cette étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir\nadresser la parole à sa maîtresse.\n\n--Madame m'a fait un don tellement exagéré, tellement au-dessus de\ntout ce qu'un pauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement\nsupérieur surtout aux faibles services que j'ai eu l'honneur de rendre,\nque je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la\nRicciarda. J'ai l'honneur de rendre cette terre à Madame, et de la prier\nde m'accorder une pension de quatre cents francs.\n\n--Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus\nsombre, combien de fois avez-vous ouï dire que j'avais déserté un projet\nune fois énoncé par moi?\n\nAprès cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques\nminutes; puis, s'arrêtant tout à coup, elle s'écria:\n\n--C'est par hasard et parce qu'il a su plaire à cette petite fille, que\nla vie de Fabrice a été sauvée! S'il n'avait été aimable, il mourait.\nEst-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic\navec des yeux où éclatait la plus sombre fureur.\n\nLudovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de\nvives inquiétudes pour la propriété de sa terre de la Ricciarda.\n\n--Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et\nchangée du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient\nune journée folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous\nallez retourner à Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir\nquelque danger?\n\n--Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que\nj'étais de la suite de monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire\nà Madame, je brûle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si\ndrôle d'être propriétaire!\n\n--Ta gaieté me plaît. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense,\ntrois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié\nde ce qu'il me doit, et l'autre moitié de tous ces arrérages, je te\nla donne, mais à cette condition: tu vas aller à Sacca, tu diras\nqu'après-demain est le jour de la fête d'une de mes patronnes, et,\nle soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon château de la\nfaçon la plus splendide. N'épargne ni argent ni peine: songe qu'il\ns'agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j'ai préparé\ncette illumination; depuis plus de trois ans j'ai réuni dans les caves\ndu château tout ce qui peut servir à cette noble fête; j'ai donné\nen dépôt au jardinier toutes les pièces d'artifice nécessaires pour\nun feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le\nPô. J'ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu\nferas établir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le\nlendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai\nque tu n'aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l'illumination\net le feu d'artifice seront bien en train, tu t'esquiveras prudemment,\ncar il est possible, et c'est mon espoir, qu'à Parme toutes ces belles\nchoses-là paraissent une insolence.\n\n--C'est ce qui n'est pas possible seulement, c'est sûr; comme il\nest certain aussi que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de\nmonsignore, en crèvera de rage. Et même... ajouta Ludovic avec timidité,\nsi Madame voulait faire plus de plaisir à son pauvre serviteur que de\nlui donner la moitié des arrérages de la Ricciarda, elle me permettrait\nde faire une petite plaisanterie à ce Rassi...\n\n--Tu es un brave homme! s'écria la duchesse avec transport, mais je te\ndéfends absolument de rien faire à Rassi; j'ai le projet de le faire\npendre en public, plus tard. Quant à toi, tâche de ne pas te faire\narrêter à Sacca, tout serait gâté si je te perdais.\n\n--Moi, Madame! Quand j'aurai dit que je fête une des patronnes de\nMadame, si la police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque\nchose, soyez sûre qu'avant d'être arrivés à la croix rouge qui est au\nmilieu du village, pas un d'eux ne serait à cheval. Ils ne se mouchent\npas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et\nqui adorent Madame.\n\n--Enfin, reprit la duchesse d'un air singulièrement dégagé, si je donne\ndu vin à mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de\nParme; le même soir où mon château sera illuminé, prends le meilleur\ncheval de mon écurie, cours à mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.\n\n--Ah! l'excellente idée qu'a Madame! s'écria Ludovic, riant comme un\nfou, du vin aux braves gens de Sacca, de l'eau aux bourgeois de Parme\nqui étaient si sûrs, les misérables, que monsignore Fabrice allait être\nempoisonné comme le pauvre L...\n\nLa joie de Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec\ncomplaisance ses rires fous; il répétait sans cesse:\n\n--Du vin aux gens de Sacca et de l'eau à ceux de Parme! Madame sait sans\ndoute mieux que moi que lorsqu'on vida imprudemment le réservoir, il y\na une vingtaine d'années, il y eut jusqu'à un pied d'eau dans plusieurs\ndes rues de Parme.\n\n--Et de l'eau aux gens de Parme, répliqua la duchesse en riant. La\npromenade devant la citadelle eût été remplie de monde si l'on eût\ncoupé le cou à Fabrice... Tout le monde l'appelle le grand coupable...\nMais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne\nsache que cette inondation a été faite par toi, ni ordonnée par moi.\nFabrice, le comte lui-même, doivent ignorer cette folle plaisanterie...\nMais j'oubliais les pauvres de Sacca; va-t'en écrire une lettre à mon\nhomme d'affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fête de ma\nsainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu'il\nt'obéisse en tout pour l'illumination, le feu d'artifice et le vin; que\nle lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.\n\n--L'homme d'affaires de Madame ne se trouvera embarrassé qu'en un point:\ndepuis cinq ans que Madame a le château, elle n'a pas laissé dix pauvres\ndans Sacca.\n\n--Et de l'eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant.\nComment exécuteras-tu cette plaisanterie?\n\n--Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, à dix\net demie mon cheval est à l'auberge des Trois Ganaches, sur la route\nde Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; à onze heures je\nsuis dans ma chambre au palais, et à onze heures et un quart de l'eau\npour les gens de Parme, et plus qu'ils n'en voudront, pour boire à la\nsanté du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville\npar la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut à la\ncitadelle, que le courage de monsignore et l'esprit de Madame viennent\nde déshonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu,\net je fais mon entrée à la Ricciarda.\n\nLudovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait\nfixement la muraille nue à six pas d'elle et, il faut en convenir, son\nregard était atroce. «Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est\nqu'elle est folle!» La duchesse le regarda et devina sa pensée.\n\n--Ah! monsieur Ludovic le grand poète, vous voulez une donation par\nécrit: courez me chercher une feuille de papier.\n\nLudovic ne se fit pas répéter cet ordre, et la duchesse écrivit de sa\nmain une longue reconnaissance antidatée d'un an, et par laquelle elle\ndéclarait avoir reçu, de Ludovic San Micheli la somme de 80 000 francs,\net lui avoir donné en gage la terre de la Ricciarda. Si après douze mois\nrévolus la duchesse n'avait pas rendu lesdits 80 000 francs à Ludovic,\nla terre de la Ricciarda resterait sa propriété.\n\n«Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidèle le\ntiers à peu près de ce qui me reste pour moi-même.»\n\n--Ah çà! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir,\nje ne te donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que\nla vente soit valable, dis que c'est une affaire qui remonte à plus d'un\nan. Reviens me rejoindre à Belgirate, et cela sans le moindre délai;\nFabrice ira peut-être en Angleterre où tu le suivras.\n\nLe lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.\n\nOn s'établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel\nattendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé;\ndès les premiers moments où il s'était réveillé de son sommeil, en\nquelque sorte léthargique, après sa fuite, la duchesse s'était aperçue\nqu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire. Le sentiment\nprofond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce\nn'était rien moins que ceci: il était au désespoir d'être hors de\nprison. Il se gardait bien d'avouer cette cause de sa tristesse, elle\neût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.\n\n--Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation\nlorsque la faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d'un de ces\nmets détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation,\ny a-t-il ici quelque goût singulier, est-ce que je m'empoisonne en cet\ninstant, cette sensation ne te fait pas horreur?\n\n--Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu'y pensent\nles soldats: c'était une chose possible que je pensais bien éviter par\nmon adresse.\n\nAinsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse! Cet être\nadoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie\nà une rêverie profonde; il préférait la solitude même au plaisir de\nparler de toutes choses, et à coeur ouvert, à la meilleure amie qu'il eût\nau monde. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès de la\nduchesse, il eût comme jadis donné cent fois sa vie pour elle; mais son\nâme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac\nsublime sans se dire une parole. La conversation, l'échange de pensées\nfroides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé agréable à\nd'autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce\nqu'était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les\navait séparés. Fabrice devait à la duchesse l'histoire des neuf mois\npassés dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il\nn'avait à dire que des paroles brèves et incomplètes.\n\n«Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une\ntristesse sombre. Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime réellement,\net je n'ai plus que la seconde place dans son coeur.» Avilie, atterrée\npar ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait\nquelquefois: «Si le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou\nou manquât de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.»\nDès ce moment ce demi-remords empoisonna l'estime que la duchesse avait\npour son propre caractère. «Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me\nrepens d'une résolution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!\n\n«Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel\ndroit voudrais-je qu'il ne fût pas amoureux? Une seule parole d'amour\nvéritable a-t-elle jamais été échangée entre nous?»\n\nCette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait\nque la vieillesse et l'affaiblissement de l'âme étaient arrivées pour\nelle avec la perspective d'une illustre vengeance, elle était cent\nfois plus malheureuse à Belgirate qu'à Parme. Quant à la personne qui\npouvait causer l'étrange rêverie de Fabrice, il n'était guère possible\nd'avoir des doutes raisonnables: Clélia Conti, cette fille si pieuse,\navait trahi son père puisqu'elle avait consenti à enivrer la garnison,\net jamais Fabrice ne parlait de Clélia! «Mais, ajoutait la duchesse\nse frappant la poitrine avec désespoir, si la garnison n'eût pas été\nenivrée, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles;\nainsi c'est elle qui l'a sauvé!»\n\nC'était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait de Fabrice\ndes détails sur les événements de cette nuit, «qui, se disait la\nduchesse, autrefois eût formé entre nous le sujet d'un entretien sans\ncesse renaissant! Dans ces temps fortunés, il eût parlé tout un jour\net avec une verve et une gaieté sans cesse renaissantes sur la moindre\nbagatelle que je m'avisais de mettre en avant.»\n\nComme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port\nde Locarno, ville suisse à l'extrémité du lac Majeur. Tous les jours\nelle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac.\nEh bien! une fois qu'elle s'avisa de monter chez lui, elle trouva sa\nchambre tapissée d'une quantité de vues de la ville de Parme qu'il avait\nfait venir de Milan ou de Parme même, pays qu'il aurait dû tenir en\nabomination. Son petit salon, changé en atelier, était encombré de tout\nl'appareil d'un peintre à l'aquarelle, et elle le trouva finissant une\ntroisième vue de la tour Farnèse et du palais du gouverneur.\n\n--Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqué, que de faire de\nsouvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement\nt'empoisonner. Mais j'y songe, continua la duchesse, tu devrais lui\nécrire une lettre d'excuses d'avoir pris la liberté de te sauver et de\ndonner un ridicule à sa citadelle.\n\nLa pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu\nde sûreté, le premier soin de Fabrice avait été d'écrire au général\nFabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien\nridicule; il lui demandait pardon de s'être sauvé, alléguant pour\nexcuse qu'il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait\nété chargé de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu'il\nécrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette\nlettre, et sa figure était couverte de larmes en l'écrivant. Il la\ntermina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en\nliberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la\ntour Farnèse. C'était là la pensée capitale de sa lettre, il espérait\nque Clélia la comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l'espoir\nd'être lu par quelqu'un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare,\nce bon aumônier qui lui avait prêté des livres de théologie. Quelques\njours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à faire le\nvoyage de Milan, où ce libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta\nles plus magnifiques éditions qu'il pût trouver des ouvrages prêtés par\ndon Cesare. Le bon aumônier reçut ces livres et une belle lettre qui\nlui disait que, dans des moments d'impatience, peut-être pardonnables\nà un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces livres de\nnotes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans\nsa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se\npermettait de lui présenter.\n\nFabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages\ninfinis dont il avait chargé les marges d'un exemplaire in-folio des\noeuvres de saint Jérôme. Dans l'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre\nau bon aumônier, et l'échanger contre un autre, il avait écrit jour par\njour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait\nen prison; les grands événements n'étaient autre chose que des extases\nd'amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu'on n'osait écrire).\nTantôt cet amour divin conduisait le prisonnier à un profond désespoir,\nd'autres fois une voix entendue à travers les airs rendait quelque\nespérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement,\nétait écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de\nsuie, et don Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en replaçant\ndans sa bibliothèque le volume de saint Jérôme. S'il en avait suivi les\nmarges, il aurait vu qu'un jour le prisonnier, se croyant empoisonné,\nse félicitait de mourir à moins de quarante pas de distance de ce qu'il\navait aimé le mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que celui du bon\naumônier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée: Mourir\nprès de ce qu'on aime! exprimée de cent façons différentes, était suivie\nd'un sonnet où l'on voyait que l'âme séparée, après des tourments\natroces, de ce corps fragile qu'elle avait habité pendant vingt-trois\nans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à tout ce qui exista\nune fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux choeurs des anges\naussitôt qu'elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible\nlui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse après\nla mort qu'elle n'avait été durant la vie, elle irait à quelques pas de\nla prison, où si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu'elle\navait aimé au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j'aurai\ntrouvé mon paradis sur la terre.\n\nQuoiqu'on ne parlât de Fabrice à la citadelle de Parme que comme d'un\ntraître infâme qui avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le\nbon prêtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu'un inconnu\nlui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l'attention de n'écrire que\nquelques jours après l'envoi, de peur que son nom ne fît renvoyer tout\nle paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention\nà son frère, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis\nla fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimité avec\nson aimable nièce; et comme il lui avait enseigné jadis quelques mots\nde latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu'il recevait. Tel avait\nété l'espoir du voyageur. Tout à coup Clélia rougit extrêmement, elle\nvenait de reconnaître l'écriture de Fabrice. De grands morceaux fort\nétroits de papier jaune étaient placés en guise de signets en divers\nendroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu'au milieu des plats\nintérêts d'argent, et de la froideur décolorée des pensées vulgaires qui\nremplissent notre vie, les démarches inspirées par une vraie passion\nmanquent rarement de produire leur effet; comme si une divinité propice\nprenait le soin de les conduire par la main, Clélia, guidée par cet\ninstinct et par la pensée d'une seule chose au monde, demanda à son\noncle de comparer l'ancien exemplaire de saint Jérôme avec celui qu'il\nvenait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre\ntristesse où l'absence de Fabrice l'avait plongée, lorsqu'elle trouva\nsur les marges de l'ancien saint Jérôme le sonnet dont nous avons parlé,\net les mémoires, jour par jour, de l'amour qu'on avait senti pour elle!\n\nDès le premier jour elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait,\nappuyée sur sa fenêtre, devant la fenêtre désormais solitaire, où elle\navait vu si souvent une petite ouverture se démasquer dans l'abat-jour.\nCet abat-jour avait été démonté pour être placé sur le bureau du\ntribunal et servir de pièce de conviction dans un procès ridicule que\nRassi instruisait contre Fabrice, accusé du crime de s'être sauvé, ou,\ncomme disait le fiscal en riant lui-même, de s'être dérobé à la clémence\nd'un prince magnanime!\n\nChacune des démarches de Clélia était pour elle l'objet d'un vif\nremords, et depuis qu'elle était malheureuse les remords étaient plus\nvifs. Elle cherchait à apaiser un peu les reproches qu'elle s'adressait,\nen se rappelant le voeu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle à la\nMadone lors du demi-empoisonnement du général, et depuis chaque jour\nrenouvelé.\n\nSon père avait été malade de l'évasion de Fabrice, et, de plus, il avait\nété sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colère,\ndestitua tous les geôliers de la tour Farnèse, et les fit passer comme\nprisonniers dans la prison de la ville. Le général avait été sauvé en\npartie par l'intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir\nenfermé au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les\ncercles de la cour.\n\nCe fut pendant les quinze jours que dura l'incertitude relativement à la\ndisgrâce du général Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le\ncourage d'exécuter le sacrifice qu'elle avait annoncé à Fabrice. Elle\navait eu l'esprit d'être malade le jour des réjouissances générales,\nqui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur s'en\nsouvient peut-être; elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot,\nsut si bien se conduire, qu'à l'exception du geôlier Grillo, chargé\nspécialement de la garde de Fabrice, personne n'eut de soupçons sur sa\ncomplicité, et Grillo se tut.\n\nMais aussitôt que Clélia n'eut plus d'inquiétudes de ce côté, elle fut\nplus cruellement agitée encore par ses justes remords. «Quelle raison au\nmonde, se disait-elle, peut diminuer le crime d'une fille qui trahit son\npère?»\n\nUn soir, après une journée passée presque tout entière à la chapelle et\ndans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l'accompagner chez\nle général, dont les accès de fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'à\ntout propos il y mêlait des imprécations contre Fabrice, cet abominable\ntraître.\n\nArrivée en présence de son père, elle eut le courage de lui dire que si\ntoujours elle avait refusé de donner la main au marquis Crescenzi, c'est\nqu'elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu'elle était assurée\nde ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le général\nentra en fureur; et Clélia eut assez de peine à reprendre la parole.\nElle ajouta que si son père, séduit par la grande fortune du marquis,\ncroyait devoir lui donner l'ordre précis de l'épouser, elle était prête\nà obéir. Le général fut tout étonné de cette conclusion, à laquelle il\nétait loin de s'attendre; il finit pourtant par s'en réjouir. «Ainsi,\ndit-il à son frère, je ne serai pas réduit à loger dans un second étage,\nsi ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais\nprocédé.»\n\nLe comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondément scandalisé de\nl'évasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et répétait dans l'occasion\nla phrase inventée par Rassi sur le plat procédé de ce jeune homme,\nfort vulgaire d'ailleurs, qui s'était soustrait à la clémence du\nprince. Cette phrase spirituelle, consacrée par la bonne compagnie, ne\nprit point dans le peuple. Laissé à son bon sens, et tout en croyant\nFabrice fort coupable, il admirait la résolution qu'il avait fallu\npour se lancer d'un mur si haut. Pas un être de la cour n'admira ce\ncourage. Quant à la police, fort humiliée de cet échec, elle avait\ndécouvert officiellement qu'une troupe de vingt soldats gagnés par\nles distributions d'argent de la duchesse, cette femme si atrocement\ningrate, et dont on ne prononçait plus le nom qu'avec un soupir, avaient\ntendu à Fabrice quatre échelles liées ensemble, et de quarante-cinq\npieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu'on avait\nliée aux échelles n'avait eu que le mérite fort vulgaire d'attirer\nces échelles à lui. Quelques libéraux connus par leur imprudence, et\nentre autres le médecin C***, agent payé directement par le prince,\najoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu\nla barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient\nfacilité la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blâmé même des\nlibéraux véritables, comme ayant causé par son imprudence la mort de\nhuit pauvres soldats. C'est ainsi que les petits despotismes réduisent à\nrien la valeur de l'opinion 7.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIII\n\n\nAu milieu de ce déchaînement général, le seul archevêque Landriani se\nmontra fidèle à la cause de son jeune ami; il osait répéter, même à la\ncour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout\nprocès, il faut réserver une oreille pure de tout préjugé pour entendre\nles justifications d'un absent.\n\nDès le lendemain de l'évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient\nreçu un sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des\nbelles actions du siècle, et comparait Fabrice à un ange arrivant sur\nla terre les ailes étendues. Le surlendemain soir, tout Parme répétait\nun sonnet sublime. C'était le monologue de Fabrice se laissant glisser\nle long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce\nsonnet lui donna rang dans l'opinion par deux vers magnifiques, tous les\nconnaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.\n\nMais ici il me faudrait chercher le style épique: où trouver des\ncouleurs pour peindre les torrents d'indignation qui tout à coup\nsubmergèrent tous les coeurs bien pensants, lorsqu'on apprit l'effroyable\ninsolence de cette illumination du château de Sacca? Il n'y eut qu'un\ncri contre la duchesse; même les libéraux véritables trouvèrent\nque c'était compromettre d'une façon barbare les pauvres suspects\nretenus dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement le coeur\ndu souverain. Le comte Mosca déclara qu'il ne restait plus qu'une\nressource aux anciens amis de la duchesse, c'était de l'oublier. Le\nconcert d'exécration fut donc unanime: un étranger passant par la ville\neût été frappé de l'énergie de l'opinion publique. Mais en ce pays où\nl'on sait apprécier le plaisir de la vengeance, l'illumination de Sacca\net la fête admirable donnée dans le parc à plus de six mille paysans\neurent un immense succès. Tout le monde répétait à Parme que la duchesse\navait fait distribuer mille sequins à ses paysans; on expliquait ainsi\nl'accueil un peu dur fait à une trentaine de gendarmes que la police\navait eu la nigauderie d'envoyer dans ce petit village, trente-six\nheures après la soirée sublime et l'ivresse générale qui l'avait suivie.\nLes gendarmes, accueillis à coups de pierres, avaient pris la fuite, et\ndeux d'entre eux, tombés de cheval, avaient été jetés dans le Pô.\n\nQuant à la rupture du grand réservoir d'eau du palais Sanseverina, elle\navait passé à peu près inaperçue: c'était pendant la nuit que quelques\nrues avaient été plus ou moins inondées, le lendemain on eût dit qu'il\navait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d'une fenêtre du\npalais, de façon que l'entrée des voleurs était expliquée.\n\nOn avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le\ngénie de son amie.\n\nFabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu'il le\npourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre à l'archevêque,\net ce fidèle serviteur revint mettre à la poste au premier village du\nPiémont, à Sannazaro, au couchant de Pavie, une épître latine que le\ndigne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail\nqui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays\noù l'on n'a plus besoin de précautions. Le nom de Fabrice del Dongo\nn'était jamais écrit; toutes les lettres qui lui étaient destinées\nétaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à\nBelgirate en Piémont. L'enveloppe était faite d'un papier grossier, le\ncachet mal appliqué, l'adresse à peine lisible, et quelquefois ornée\nde recommandations dignes d'une cuisinière; toutes les lettres étaient\ndatées de Naples six jours avant la date véritable.\n\nDu village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en\ntoute hâte à Parme: il était chargé d'une mission à laquelle Fabrice\nmettait la plus grande importance; il ne s'agissait de rien moins que\nde faire parvenir à Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était\nimprimé un sonnet de Pétrarque. Il est vrai qu'un mot était changé à ce\nsonnet; Clélia le trouva sur sa table deux jours après avoir reçu les\nremerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des\nhommes, et il n'est pas besoin de dire quelle impression cette marque\nd'un souvenir toujours constant produisit sur son coeur.\n\nLudovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce\nqui se passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste\nnouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une\nchose décidée; il ne se passait presque pas de journée sans qu'il donnât\nune fête à Clélia, dans l'intérieur de la citadelle. Une preuve décisive\ndu mariage c'est que ce marquis, immensément riche et par conséquent\nfort avare, comme c'est l'usage parmi les gens opulents du nord de\nl'Italie, faisait des préparatifs immenses, et pourtant il épousait une\nfille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio Conti, fort\nchoquée de cette remarque, la première qui se fût présentée à l'esprit\nde tous ses compatriotes, venait d'acheter une terre de plus de 300 000\nfrancs, et cette terre, lui qui n'avait rien, il l'avait payée comptant,\napparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré\nqu'il donnait cette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d'acte\net autres, montant à plus de 12 000 francs, semblèrent une dépense fort\nridicule au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De son côté il\nfaisait fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien\nagencées et calculées par l'agrément de l'oeil, par le célèbre Pallagi,\npeintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie\nprise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l'univers le\nsait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient\nmeubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussée du palais\ndu marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus à Parme\ncoûtèrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutées\nà celles que la maison possédait déjà, s'éleva à 200 000 francs. A\nl'exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand\npeintre du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et\ndu second étage étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de\nFlorence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à fresque.\nFokelberg, le grand sculpteur suédois, Tenerani de Rome, et Marchesi\nde Milan, travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs représentant\nautant de belles actions de Crescentius, ce véritable grand homme.\nLa plupart des plafonds, peints à fresque, offraient aussi quelque\nallusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez, de\nMilan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par\nFrançois Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di\nRienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age.\nL'admiration pour ces âmes d'élite est supposée faire épigramme contre\nles gens au pouvoir.\n\nTous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l'attention de la\nnoblesse et des bourgeois de Parme, et percèrent le coeur de notre héros\nlorsqu'il les lut racontés, avec une admiration naïve, dans une longue\nlettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de\nCasal-Maggiore.\n\n«Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de\nrente en tout et pour tout! c'est vraiment une insolence à moi d'oser\nêtre amoureux de Clélia Conti, pour qui se font tous ces miracles.»\n\nUn seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit\nde sa mauvaise écriture, annonçait à son maître qu'il avait rencontré\nle soir, et dans l'état d'un homme qui se cache, le pauvre Grillo son\nancien geôlier, qui avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme\nlui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné\nquatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en\nliberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête à coups\nde couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geôliers leurs\nsuccesseurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la\ncitadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait\nsérénade à la forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pâle, souvent\nmalade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic\nreçut, courrier par courrier, l'ordre de revenir à Locarno. Il revint,\net les détails qu'il donna de vive voix furent encore plus tristes pour\nFabrice.\n\nOn peut juger de l'amabilité dont celui-ci était pour la pauvre\nduchesse; il eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant\nelle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour\nFabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et\nattendrissant.\n\nLa duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si\nheureuse avant l'incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel\nétait son sort! elle vivait dans l'attente d'un événement affreux dont\nelle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois,\nlors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en\nlui apprenant qu'un jour il serait vengé.\n\nOn peut se faire quelque idée maintenant de l'agrément des entretiens\nde Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours\nentre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse\navait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop\nchéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours; apparemment il\nenvoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres\nportaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le\npauvre homme se torturait l'esprit pour ne pas parler trop ouvertement\nde sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à peine si\non les parcourait d'un oeil distrait. Que fait, hélas! la fidélité d'un\namant estimé, quand on a le coeur percé par la froideur de celui qu'on\nlui préfère?\n\nEn deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu'une fois et ce fut\npour l'engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir\nsi, malgré l'insolence du feu d'artifice, on recevrait avec plaisir une\nlettre de la duchesse. La lettre qu'il devait présenter, s'il le jugeait\nà propos, demandait la place de chevalier d'honneur de la princesse,\ndevenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait\nqu'elle lui fût accordée en considération de son mariage. La lettre de\nla duchesse était un chef-d'oeuvre: c'était le respect le plus tendre\net le mieux exprimé; on n'avait pas admis dans ce style courtisanesque\nle moindre mot dont les conséquences, même les plus éloignées, pussent\nn'être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respirait-elle une\namitié tendre et que l'absence met à la torture.\n\nMon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soirée\nun peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne\nse souvient donc plus que c'est elle qui m'a fait rendre une voix\nconsultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se\ncroit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis,\ncomme si son désir exprimé n'était pas pour moi le premier des motifs?\nLe marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura\ntoujours une dans mon coeur, et la première, pour mon aimable duchesse.\nMon fils se sert absolument des mêmes expressions, un peu fortes\npourtant dans la bouche d'un grand garçon de vingt et un ans, et vous\ndemande des échantillons de minéraux de la vallée d'Orta, voisine de\nBelgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j'espère fréquentes, au\ncomte, qui vous déteste toujours et que j'aime surtout à cause de ces\nsentiments. L'archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous\nvous revoir un jour: rappelez-vous qu'il le faut. La marquise Ghisleri,\nma grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur:\nla pauvre femme m'a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s'en\nallant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j'eusse mis\nautrefois avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j'eusse\npu obtenir ce sacrifice de l'indépendance de cette femme unique qui, en\nnous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.\n\nC'était donc avec la conscience d'avoir cherché à hâter, autant qu'il\nétait en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la\nduchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois\nquatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul\nmot. La bienveillance était entière et parfaite du côté de Fabrice;\nmais il pensait à d'autres choses, et son âme naïve et simple ne lui\nfournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c'était son supplice.\n\nNous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une\nmaison à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom\npromet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon,\nla duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris\nune fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle\nen engagea douze, et s'arrangea de façon à avoir un homme de chacun des\nvillages situés aux environs de Belgirate. La troisième ou quatrième\nfois qu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien\nchoisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.\n\n--Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux\nvous confier un secret. Mon neveu Fabrice s'est sauvé de prison; et\npeut-être, par trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu'il soit sur\nvotre lac, pays de franchise. Ayez l'oreille au guet, et prévenez-moi de\ntout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre\nle jour et la nuit.\n\nLes rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer.\nMais elle ne pensait pas qu'il fût question de reprendre Fabrice:\nc'était pour elle qu'étaient tous ces soins et, avant l'ordre fatal\nd'ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n'y eût pas songé.\n\nSa prudence l'avait aussi engagée à prendre un appartement au port de\nLocarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même\nallait en Suisse. On peut juger de l'agrément de leurs perpétuels\ntête-à-tête par ce détail: La marquise et ses filles vinrent les voir\ndeux fois, et la présence de ces étrangères leur fit plaisir; car,\nmalgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne\nsait rien de nos intérêts les plus chers, et que l'on ne voit qu'une\nfois par an.\n\nLa duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la\nmarquise et ses deux filles. L'archiprêtre du pays et le curé étaient\nvenus présenter leurs respects à ces dames: l'archiprêtre, qui était\nintéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des\nnouvelles, s'avisa de dire:\n\n--Le prince de Parme est mort!\n\nLa duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:\n\n--Donne-t-on des détails?\n\n--Non, répondit l'archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui\nest certaine.\n\nLa duchesse regarda Fabrice. «J'ai fait cela pour lui, se dit-elle;\nj'aurais fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi\nindifférent et songeant à une autre!» Il était au-dessus des forces\nde la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle tomba dans un\nprofond évanouissement. Tout le monde s'empressa pour la secourir;\nmais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de\nmouvement que l'archiprêtre et le curé; il rêvait comme à l'ordinaire.\n\n«Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre\nle mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l'empêcher.»\n\nPuis, se souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta\nd'ajouter:\n\n--C'était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C'est une perte\nimmense pour nous!\n\nLes deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça\nqu'elle allait se mettre au lit.\n\n«Sans doute, se disait-elle, la prudence m'ordonne d'attendre un mois\nou deux avant de retourner à Parme; mais je sens que je n'aurai jamais\ncette patience; je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce\nsilence de Fabrice, sont pour mon coeur un spectacle intolérable. Qui me\nl'eût dit que je m'ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en\ntête à tête avec lui, et au moment où j'ai fait pour le venger plus que\nje ne puis lui dire! Après un tel spectacle, la mort n'est rien. C'est\nmaintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine\nque je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j'y reçus Fabrice\nrevenant de Naples. Si j'eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être\nque, lié avec moi, il n'eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce mot\nme faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l'emporte sur moi.\nQuoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis,\nmalade, j'ai le double de son âge!... Il faut mourir, il faut finir!\nUne femme de quarante ans n'est plus quelque chose que pour les hommes\nqui l'ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que\ndes jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison\nde plus pour aller à Parme, et pour m'amuser. Si les choses tournaient\nd'une certaine façon, on m'ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je\nferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors,\nje dirai à Fabrice: Ingrat! c'est pour toi!... Oui, je ne puis trouver\nd'occupation pour ce peu de vie qui me reste qu'à Parme; j'y ferai\nla grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant\nà toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la\nRaversi! Alors, pour voir mon bonheur, j'avais besoin de regarder dans\nles yeux de l'envie... Ma vanité a un bonheur; à l'exception du comte\npeut-être, personne n'aura pu deviner quel a été l'événement qui a mis\nfin à la vie de mon coeur... J'aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa\nfortune, mais il ne faut pas qu'il rompe le mariage de la Clélia, et\nqu'il finisse par l'épouser... Non, cela ne sera pas!»\n\nLa duchesse en était là de son triste monologue lorsqu'elle entendit un\ngrand bruit dans la maison.\n\n«Bon! se dit-elle, voilà qu'on vient m'arrêter; Ferrante se sera\nlaissé prendre, il aura parlé. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une\noccupation; je vais leur disputer ma tête. Mais primo, il ne faut pas se\nlaisser prendre.»\n\nLa duchesse, à demi vêtue, s'enfuit au fond de son jardin: elle songeait\ndéjà à passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne;\nmais elle vit qu'on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno,\nl'homme de confiance du comte: il était seul avec sa femme de chambre.\nElle s'approcha de la porte-fenêtre. Cet homme parlait à la femme de\nchambre des blessures qu'il avait reçues. La duchesse rentra chez elle,\nBruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte\nl'heure ridicule à laquelle il arrivait.\n\n--Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l'ordre,\nà toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats\nde Parme. En conséquence, je suis allé jusqu'au Pô avec les chevaux de\nla maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a été renversée,\nbrisée, abîmée, et j'ai eu des contusions si graves que je n'ai pu\nmonter à cheval, comme c'était mon devoir.\n\n--Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que\nvous êtes arrivé à midi; vous n'allez pas me contredire.\n\n--Je reconnais bien les bontés de Madame.\n\nLa politique dans une oeuvre littéraire, c'est un coup de pistolet au\nmilieu d'un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il\nn'est pas possible de refuser son attention.\n\nNous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une\nraison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcés d'en venir à des\névénements qui sont de notre domaine, puisqu'ils ont pour théâtre le\ncoeur des personnages.\n\n--Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse à\nBruno.\n\n--Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long\ndu Pô, à deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une\ntouffe d'herbe: il était tout en sueur, et le froid l'a saisi; on l'a\ntransporté dans une maison isolée, où il est mort au bout de quelques\nheures. D'autres prétendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi,\net que tout l'accident provient des casseroles de cuivre du paysan\nchez lequel on est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On a\ndéjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes exaltées, les jacobins, qui\nracontent ce qu'ils désirent, parlent de poison. Je sais que mon ami\nToto, fourrier de la cour, aurait péri sans les soins généreux d'un\nmanant qui paraissait avoir de grandes connaissances en médecine, et lui\na fait faire des remèdes fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus de\ncette mort du prince: au fait, c'était un homme cruel. Lorsque je suis\nparti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal général Rassi:\non voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour\ntâcher de faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait que Fabio\nConti tirerait ses canons. D'autres assuraient que les canonniers de\nla citadelle avaient jeté de l'eau sur leur poudre et ne voulaient pas\nmassacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intéressant:\ntandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un\nhomme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé dans les\nrues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l'a assommé, et ensuite\non est allé le pendre à l'arbre de la promenade qui est le plus voisin\nde la citadelle. Le peuple était en marche pour aller briser cette\nbelle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le\ncomte a pris un bataillon de la garde, l'a rangé devant la statue, et a\nfait dire au peuple qu'aucun de ceux qui entreraient dans les jardins\nn'en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien\nsingulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien\ngendarme, m'a répété plusieurs fois, c'est que M. le comte a donné des\ncoups de pied au général P..., commandant la garde du prince, et l'a\nfait conduire hors du jardin par deux fusiliers, après lui avoir arraché\nses épaulettes.\n\n--Je reconnais bien là le comte, s'écria la duchesse avec un transport\nde joie qu'elle n'eût pas prévu une minute auparavant: il ne souffrira\njamais qu'on outrage notre princesse; et quant au général P..., par\ndévouement pour ses maîtres légitimes, il n'a jamais voulu servir\nl'usurpateur, tandis que le comte, moins délicat, a fait toutes les\ncampagnes d'Espagne, ce qu'on lui a souvent reproché à la cour.\n\nLa duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la\nlecture pour faire cent questions à Bruno.\n\nLa lettre était bien plaisante; le comte employait les termes les plus\nlugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il\névitait les détails sur le genre de mort du prince, et finissait sa\nlettre par ces mots:\n\nTu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille\nd'attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t'enverra, à\nce que j'espère, aujourd'hui ou demain; il faut que ton retour soit\nmagnifique comme ton départ a été hardi. Quant au grand criminel qui est\nauprès de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appelés de\ntoutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-là\ncomme il le mérite, il faut d'abord que je puisse faire des papillotes\navec la première sentence, si elle existe.\n\nLe comte avait rouvert sa lettre:\n\nVoici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des\ncartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et mériter\nde mon mieux ce surnom de Cruel dont les libéraux m'ont gratifié depuis\nsi longtemps. Cette vieille momie de général P... a osé parler dans\nla caserne d'entrer en pourparlers avec le peuple à demi révolté. Je\nt'écris du milieu de la rue; je vais au palais, où l'on ne pénétrera\nque sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t'adorant quand\nmême, ainsi que j'ai vécu! N'oublie pas de faire prendre 300 000 francs\ndéposés en ton nom chez D..., à Lyon.\n\nVoilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme la mort, et sans perruque; tu\nn'as pas d'idée de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre;\nce serait un grand tort qu'on lui ferait, il mérite d'être écartelé. Il\nse réfugiait à mon palais, et m'a couru après dans la rue; je ne sais\ntrop qu'en faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce\nserait faire éclater la révolte de ce côté. F... verra si je l'aime;\nmon premier mot à Rassi a été: Il me faut la sentence contre M. del\nDongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites à tous\nces juges iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les ferai\ntous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s'ils soufflent un mot de\ncette sentence, qui n'a jamais existé. Au nom de Fabrice, j'envoie une\ncompagnie de grenadiers à l'archevêque. Adieu, cher ange! mon palais va\nêtre brûlé, et je perdrai les charmants portraits que j'ai de toi. Je\ncours au palais pour faire destituer cet infâme général P..., qui fait\ndes siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait\nle feu prince. Tous ces généraux ont une peur du diable; je vais, je\ncrois, me faire nommer général en chef.\n\nLa duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle\nse sentait pour le comte un accès d'admiration qui ressemblait fort\nà de l'amour. «Toutes réflexions faites, se dit-elle, il faut que je\nl'épouse.» Elle le lui écrivit aussitôt, et fit partir un de ses gens.\nCette nuit, la duchesse n'eut pas le temps d'être malheureuse.\n\nLe lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs\net qui fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent\nbientôt un homme portant la livrée du prince de Parme: c'était en effet\nun de ses courriers qui, avant de descendre à terre, cria à la duchesse:\n\n--La révolte est apaisée!\n\nCe courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable\nde la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur\nparchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maîtresse\nde la princesse douairière. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et\nqu'elle croyait un imbécile, avait eu l'esprit de lui écrire un petit\nbillet; mais il y avait de l'amour à la fin. Le billet commençait ainsi:\n\nLe comte dit, madame la duchesse, qu'il est content de moi; le fait est\nque j'ai essuyé quelques coups de fusil à ses côtés et que mon cheval a\nété touché: à voir le bruit qu'on fait pour si peu de chose, je désire\nvivement assister à une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre\nmes sujets. Je dois tout au comte; tous mes généraux, qui n'ont pas fait\nla guerre, se sont conduits comme des lièvres; je crois que deux ou\ntrois se sont enfuis jusqu'à Bologne. Depuis qu'un grand et déplorable\névénement m'a donné le pouvoir, je n'ai point signé d'ordonnance qui\nm'ait été aussi agréable que celle qui vous nomme grande maîtresse de ma\nmère. Ma mère et moi, nous nous sommes souvenus qu'un jour vous admiriez\nla belle vue que l'on a du palazzetode San Giovanni, qui jadis appartint\nà Pétrarque, du moins on le dit; ma mère a voulu vous donner cette\npetite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n'osant vous offrir\ntout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je\nne sais si vous êtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un\ntitre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre à notre\ndigne archevêque, qui a déployé une fermeté bien rare chez les hommes\nde soixante-dix ans. Vous ne m'en voudrez pas d'avoir rappelé toutes\nles dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer, dorénavant,\nqu'après avoir écrit les mots votre affectionné: je suis fâché que l'on\nme fasse prodiguer une assurance qui n'est complètement vraie que quand\nje vous écris.\n\nVotre affectionné, Ranuce-Ernest. Qui n'eût dit, d'après ce langage, que\nla duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva\nquelque chose de fort singulier dans d'autres lettres du comte, qu'elle\nreçut deux heures plus tard. Il ne s'expliquait point autrement, mais\nlui conseillait de retarder de quelques jours son retour à Parme, et\nd'écrire à la princesse qu'elle était fort indisposée. La duchesse et\nFabrice n'en partirent pas moins pour Parme aussitôt après dîner. Le but\nde la duchesse, que toutefois elle ne s'avouait pas, était de presser le\nmariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son côté, fit la route dans\ndes transports de bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante.\nIl avait l'espoir de revoir bientôt Clélia; il comptait bien l'enlever,\nmême malgré elle, s'il n'y avait que ce moyen de rompre son mariage.\n\nLe voyage de la duchesse et de son neveu fut très gai. A une poste\navant Parme, Fabrice s'arrêta un instant pour reprendre l'habit\necclésiastique; d'ordinaire il était vêtu comme un homme en deuil. Quand\nil rentra dans la chambre de la duchesse:\n\n--Je trouve quelque chose de louche et d'inexplicable, lui dit-elle,\ndans les lettres du comte. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques\nheures; je t'enverrai un courrier dès que j'aurai parlé à ce grand\nministre.\n\nCe fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit à cet avis\nraisonnable. Des transports de joie dignes d'un enfant de quinze ans\nmarquèrent la réception que le comte fit à la duchesse, qu'il appelait\nsa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand\nenfin on en vint à la triste raison:\n\n--Tu as fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver officiellement;\nnous sommes ici en pleine réaction. Devine un peu le collègue que\nle prince m'a donné comme ministre de la justice! c'est Rassi, ma\nchère, Rassi, que j'ai traité comme un gueux qu'il est, le jour de nos\ngrandes affaires. A propos, je t'avertis qu'on a supprimé tout ce qui\ns'est passé ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu'un commis de\nla citadelle, nommé Barbone, est mort d'une chute de voiture. Quant\naux soixante et tant de coquins que j'ai fait tuer à coups de balles,\nlorsqu'ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se\nportent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla,\nministre de l'Intérieur, est allé lui-même à la demeure de chacun de ces\nhéros malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs\namis, avec ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace très\nexpresse de la prison, si l'on s'avisait de faire entendre qu'il avait\nété tué. Un homme de mon propre ministère, les affaires étrangères, a\nété envoyé en mission auprès des journalistes de Milan et de Turin, afin\nqu'on ne parle pas du malheureux événement, c'est le mot consacré; cet\nhomme doit pousser jusqu'à Paris et Londres, afin de démentir dans tous\nles journaux, et presque officiellement, tout ce qu'on pourrait dire de\nnos troubles. Un autre agent s'est acheminé vers Bologne et Florence.\nJ'ai haussé les épaules.\n\n«Mais le plaisant, à mon âge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme\nen parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce\npleutre de général P... En cet instant j'aurais donné ma vie, sans\nbalancer, pour le prince; j'avoue maintenant que c'eût été une façon\nbien bête de finir. Aujourd'hui, le prince, tout bon jeune homme qu'il\nest, donnerait cent écus pour que je mourusse de maladie; il n'ose pas\nencore me demander ma démission mais nous nous parlons le plus rarement\npossible, et je lui envoie une quantité de petits rapports par écrit,\ncomme je le pratiquais avec le feu prince, après la prison de Fabrice.\nA propos, je n'ai point fait des papillotes avec la sentence signée\ncontre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l'a point\nremise. Vous avez donc fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver\nici officiellement. La sentence est toujours exécutoire; je ne crois\npas pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre neveu aujourd'hui,\nmais il est possible qu'il l'ose dans quinze jours. Si Fabrice veut\nabsolument rentrer en ville, qu'il vienne loger chez moi.\n\n--Mais la cause de tout ceci? s'écria la duchesse étonnée.\n\n--On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de\nsauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus\nest, en parlant de lui, j'aurais prononcé le mot fatal: cet enfant.\nLe fait peut être vrai, j'étais exalté ce jour-là: par exemple, je le\nvoyais un grand homme, parce qu'il n'avait point trop de peur au milieu\ndes premiers coups de fusil qu'il entendît de sa vie. Il ne manque\npoint d'esprit, il a même un meilleur ton que son père: enfin, je ne\nsaurais trop le répéter, le fond du coeur est honnête et bon; mais ce\ncoeur sincère et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon,\net croit qu'il faut avoir l'âme bien noire soi-même pour apercevoir de\ntelles choses: songez à l'éducation qu'il a reçue!...\n\n--Votre Excellence devait songer qu'un jour il serait le maître, et\nplacer un homme d'esprit auprès de lui.\n\n--D'abord, nous avons l'exemple de l'abbé de Condillac, qui, appelé\npar le marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élève que\nle roi des nigauds. Il allait à la procession, et, en 1796, il ne sut\npas traiter avec le général Bonaparte, qui eût triplé l'étendue de ses\nEtats. En second lieu, je n'ai jamais cru rester ministre dix ans de\nsuite. Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela depuis un mois,\nje veux réunir un million, avant de laisser à elle-même cette pétaudière\nque j'ai sauvée. Sans moi, Parme eût été république pendant deux mois,\navec le poète Ferrante Palla pour dictateur.\n\nCe mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.\n\n--Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième\nsiècle: le confesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n'aime que la\nminéralogie, et peut-être vous, madame. Depuis qu'il règne, son valet de\nchambre dont je viens de faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois\nde service, ce valet de chambre, dis-je, est allé lui fourrer dans la\ntête qu'il doit être plus heureux qu'un autre parce que son profil va se\ntrouver sur les écus. A la suite de cette belle idée est arrivé l'ennui.\n\n«Maintenant il lui faut un aide de camp, remède à l'ennui. Eh bien!\nquand il m'offrirait ce fameux million qui nous est nécessaire pour\nbien vivre à Naples ou à Paris, je ne voudrais pas être son remède de\nl'ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse.\nD'ailleurs, comme j'ai plus d'esprit que lui, au bout d'un mois il me\nprendrait pour un monstre.\n\n«Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre\net commandé des corps d'armée, ce qui lui avait donné de la tenue; on\ntrouvait en lui l'étoffe d'un prince, et je pouvais être ministre bon\nou mauvais. Avec cet honnête homme de fils candide et vraiment bon,\nje suis forcé d'être un intrigant. Me voici le rival de la dernière\nfemmelette du château, et rival fort inférieur, car je mépriserai\ncent détails nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces\nfemmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les\nappartements a eu l'idée de faire perdre au prince la clef d'un de ses\nbureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé de s'occuper de toutes\nles affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; à la vérité\npour vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le\nfond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a dit que ce\nserait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.\n\n«Jusqu'ici il lui a été absolument impossible de garder trois jours de\nsuite la même volonté. S'il fût né monsieur le marquis un tel, avec de\nla fortune, ce jeune prince eût été un des hommes les plus estimables\nde sa cour, une sorte de Louis XVI; mais comment, avec sa naïveté\npieuse, va-t-il résister à toutes les savantes embûches dont il est\nentouré? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant\nque jamais; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple,\net qui étais résolu à tuer trois mille hommes s'il le fallait, plutôt\nque de laisser outrager la statue du prince qui avait été mon maître,\nje suis un libéral enragé, je voulais faire signer une constitution, et\ncent absurdités pareilles. Avec ces propos de république, les fous nous\nempêcheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame,\nvous êtes la seule personne du parti libéral actuel dont mes ennemis me\nfont le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqué en\ntermes désobligeants; l'archevêque, toujours parfaitement honnête homme,\npour avoir parlé en termes raisonnables de ce que j'ai fait le jour\nmalheureux, est en pleine disgrâce.\n\n«Le lendemain du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand\nil était encore vrai que la révolte avait existé, le prince dit à\nl'archevêque que, pour que vous n'eussiez pas à prendre un titre\ninférieur en m'épousant, il me ferait duc. Aujourd'hui je crois que\nc'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il me vendait les secrets du feu\nprince, qui va être fait comte. En présence d'un tel avancement je\njouerai le rôle d'un nigaud.\n\n--Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.\n\n--Sans doute: mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins de\nquinze jours, fait disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse,\nfaisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.\n\n--Mais nous ne serons guère riches.\n\n--Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin de luxe. Si vous me donnez à\nNaples une place dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus\nque satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous\ndonnera un rang à vous et à moi, c'est le plaisir que les gens d'esprit\ndu pays pourront trouver peut-être à venir prendre une tasse de thé chez\nvous.\n\n--Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux,\nsi vous vous étiez tenu à l'écart comme j'espère que vous le ferez à\nl'avenir?\n\n--Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours\nde massacre et d'incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la\nrépublique n'y soit pas une absurdité), puis quinze jours de pillage,\njusqu'à ce que deux ou trois régiments fournis par l'étranger fussent\nvenus mettre le holà. Ferrante Palla était au milieu du peuple, plein\nde courage et furibond comme à l'ordinaire; il avait sans doute une\ndouzaine d'amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera\nune superbe conspiration. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, porteur d'un\nhabit d'un délabrement incroyable, il distribuait l'or à pleines mains.\n\nLa duchesse, émerveillée de toutes ces nouvelles, se hâta d'aller\nremercier la princesse.\n\nAu moment de son entrée dans la chambre, la dame d'atours lui remit la\npetite clef d'or que l'on porte à la ceinture, et qui est la marque de\nl'autorité suprême dans la partie du palais qui dépend de la princesse.\nClara Paolina se hâta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule\navec son amie, persista pendant quelques instants à ne s'expliquer qu'à\ndemi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire,\net ne répondait qu'avec beaucoup de réserve. Enfin, la princesse fondit\nen larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s'écria:\n\n--Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus\nmal que ne l'a fait son père!\n\n--C'est ce que j'empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d'abord\nj'ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne\naccepter ici l'hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond\nrespect.\n\n--Que voulez-vous dire? s'écria la princesse remplie d'inquiétude, et\ncraignant une démission.\n\n--C'est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra\nde tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa\ncheminée, elle me permettra aussi d'appeler les choses par leur vrai nom.\n\n--N'est-ce que ça, ma chère duchesse? s'écria Clara Paolina en se\nlevant, et courant elle-même mettre le magot en bonne position; parlez\ndonc en toute liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton\nde voix charmant.\n\n--Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position;\nnous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre\nFabrice n'est point révoquée; par conséquent, le jour où l'on voudra se\ndéfaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position\nest aussi mauvaise que jamais. Quant à moi personnellement, j'épouse le\ncomte, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait\nd'ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l'a entièrement\ndégoûté des affaires et, sauf l'intérêt de Votre Altesse Sérénissime,\nje ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis qu'autant que le\nprince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse\nla permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs\nen arrivant aux affaires, possède à peine aujourd'hui 20 000 livres de\nrente. C'était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer\nà sa fortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers\ngénéraux du prince, qui étaient des fripons; le comte les a remplacés\npar d'autres fripons qui lui ont donné 800 000 francs.\n\n--Comment! s'écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée de\ncela!\n\n--Madame, répliqua la duchesse d'un très grand sang-froid, faut-il\nretourner le nez du magot à gauche?\n\n--Mon Dieu, non, s'écria la princesse; mais je suis fâchée qu'un homme\ndu caractère du comte ait songé à ce genre de gain.\n\n--Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.\n\n--Grand Dieu! est-il possible!\n\n--Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi,\nqui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment\nne volerait-on pas dans un pays où la reconnaissance des plus grands\nservices ne dure pas tout à fait un mois? Il n'y a donc de réel et de\nsurvivant à la disgrâce que l'argent. Je vais me permettre, madame, des\nvérités terribles.\n\n--Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et\npourtant elles me sont cruellement désagréables.\n\n--Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme,\npeut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu\nprince avait du caractère à peu près comme tout le monde. Notre\nsouverain actuel n'est pas sûr de vouloir la même chose trois jours\nde suite; par conséquent, pour qu'on puisse être sûr de lui, il faut\nvivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à personne.\nComme cette vérité n'est pas bien difficile à deviner, le nouveau parti\nultra, dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi,\nva chercher à donner une maîtresse au prince. Cette maîtresse aura\nla permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places\nsubalternes, mais elle devra répondre au parti de la constante volonté\ndu maître.\n\n«Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j'ai besoin\nque le Rassi soit exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit\njugé par les juges les plus honnêtes que l'on pourra trouver: si ces\nmessieurs reconnaissent, comme je l'espère, qu'il est innocent, il\nsera naturel d'accorder à monsieur l'archevêque que Fabrice soit son\ncoadjuteur avec future succession. Si j'échoue, le comte et moi nous\nnous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse\nSérénissime: elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus\nsortir des Etats de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera pas de\nmal sérieux.\n\n--J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, répondit\nla princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de\ndonner une maîtresse à mon fils?\n\n--Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul où\nil s'amuse.\n\nLa conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des\nyeux de l'innocente et spirituelle princesse.\n\nUn courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu'il pouvait entrer\nen ville, mais en se cachant. On l'aperçut à peine: il passait sa vie\ndéguisé en paysan dans la baraque en bois d'un marchand de marrons,\nétabli vis-à-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la\npromenade.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXIV\n\n\nLa duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n'avait\njamais vu tant de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver,\net pourtant elle vécut au milieu des plus grands dangers; mais aussi,\npendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer\navec un certain degré de malheur à l'étrange changement de Fabrice. Le\njeune prince venait de fort bonne heure aux soirées aimables de sa mère,\nqui lui disait toujours:\n\n--Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus\nde vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que\nl'Europe m'accuse de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre\nplace.\n\nCes avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les\nmoments les plus inopportuns, c'est-à-dire quand Son Altesse, ayant\nvaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en action qui\nl'amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne\noù, sous prétexte de conquérir au nouveau souverain l'affection de son\npeuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie.\nLa duchesse, qui était l'âme de cette cour joyeuse, espérait que ces\nbelles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la\nhaute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu'une\ndes friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées\nenfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.\n\nRassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées\nbrillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient\ndangereuses pour lui. Il n'avait pas voulu remettre au comte Mosca la\nsentence fort légale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la\nduchesse ou lui disparussent de la cour.\n\nLe jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton\nde nier l'existence, on avait distribué de l'argent au peuple. Rassi\npartit de là: plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les\nmaisons les plus misérables de la ville, et passa des heures entières en\nconversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il fut bien récompensé\nde tant de soins: après quinze jours de ce genre de vie il eut la\ncertitude que Ferrante Palla avait été le chef secret de l'insurrection,\net bien plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme un grand poète,\navait fait vendre huit ou dix diamants à Gênes.\n\nOn citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement\nplus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on\navait laissées pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin\nd'argent.\n\nComment peindre les transports de joie du ministre de la justice à\ncette découverte? Il s'apercevait que tous les jours on lui donnait\ndes ridicules à la cour de la princesse douairière, et plusieurs fois\nle prince, parlant d'affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute\nla naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des\nhabitudes singulièrement plébéiennes: par exemple, dès qu'une discussion\nl'intéressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la\nmain; si l'intérêt croissait, il étalait son mouchoir de coton rouge sur\nsa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d'une des\nplus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d'ailleurs qu'elle\navait la jambe fort bien faite, s'était mise à imiter ce geste élégant\ndu ministre de la justice.\n\nRassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:\n\n--Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au\njuste quel a été le genre de mort de son auguste père? avec cette somme,\nla justice serait mise à même de saisir les coupables, s'il y en a.\n\nLa réponse du prince ne pouvait être douteuse.\n\nA quelque temps de là, la Chékina avertit la duchesse qu'on lui\navait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de\nsa maîtresse par un orfèvre; elle avait refusé avec indignation. La\nduchesse la gronda d'avoir refusé; et, à huit jours de là, la Chékina\neut des diamants à montrer. Le jour pris pour cette exhibition des\ndiamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs auprès de chacun des\norfèvres de Parme, et sur le minuit il vint dire à la duchesse que\nl'orfèvre curieux n'était autre que le frère de Rassi. La duchesse, qui\nétait fort gaie ce soir-là (on jouait au palais une comédie dell'arte,\nc'est-à-dire où chaque personnage invente le dialogue à mesure qu'il\nle dit, le plan seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la\nduchesse, qui jouait un rôle, avait pour amoureux dans la pièce le comte\nBaldi, l'ancien ami de la marquise Raversi, qui était présente. Le\nprince, l'homme le plus timide de ses Etats, mais fort joli garçon et\ndoué du coeur le plus tendre, étudiait le rôle du comte Baldi, et voulait\nle jouer à la seconde représentation.\n\n--J'ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la\npremière scène du second acte; passons dans la salle des gardes.\n\nLà, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort\nattentifs aux discours du premier ministre et de la grande maîtresse, la\nduchesse dit en riant à son ami:\n\n--Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C'est\npar moi que fut appelé au trône Ernest V; il s'agissait de venger\nFabrice, que j'aimais alors bien plus qu'aujourd'hui, quoique toujours\nfort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guère à cette\ninnocence, mais peu importe, puisque vous m'aimez malgré mes crimes.\nEh bien! voici un crime véritable: j'ai donné tous mes diamants à une\nespèce de fou fort intéressant, nommé Ferrante Palla, je l'ai même\nembrassé pour qu'il fît périr l'homme qui voulait faire empoisonner\nFabrice. Où est le mal?\n\n--Ah! voilà donc où Ferrante avait pris de l'argent pour son émeute! dit\nle comte, un peu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle\ndes gardes!\n\n--C'est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime.\nIl est bien vrai que je n'ai jamais parlé d'insurrection, car j'abhorre\nles jacobins. Réfléchissez là-dessus, et dites-moi votre avis après la\npièce.\n\n--Je vous dirai tout de suite qu'il faut inspirer de l'amour au\nprince... Mais en tout bien tout honneur, au moins!\n\nOn appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s'enfuit.\n\nQuelques jours après, la duchesse reçut par la poste une grande lettre\nridicule, signée du nom d'une ancienne femme de chambre à elle; cette\nfemme demandait à être employée à la cour, mais la duchesse avait\nreconnu du premier coup d'oeil que ce n'était ni son écriture ni son\nstyle. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit\ntomber à ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pliée\ndans une feuille imprimée d'un vieux livre. Après avoir jeté un coup\nd'oeil sur l'image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille\nimprimée. Ses yeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots:\n\nLe tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on\nvoulut ranimer le feu sacré dans des âmes qui se trouvèrent glacées\npar l'égoïsme. Le renard est sur mes traces, c'est pourquoi je n'ai\npas cherché à voir une dernière fois l'être adoré. Je me suis dit,\nelle n'aime pas la république, elle qui m'est supérieure par l'esprit\nautant que par les grâces et la beauté. D'ailleurs, comment faire une\nrépublique sans républicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six\nmois, je parcourrai, le microscope à la main, et à pied, les petites\nvilles d'Amérique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale\nque vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame la\nbaronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant vous, faites briser\nun des jeunes frênes plantés à vingt pas de l'endroit où j'osai vous\nparler pour la première fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand\nbuis du jardin que vous remarquâtes une fois en mes jours heureux, une\nboîte où se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon\nopinion. Certes, je me fusse bien gardé d'écrire si le renard n'était\nsur mes traces, et ne pouvait arriver à cet être céleste; voir le buis\ndans quinze jours.\n\n«Puisqu'il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt\nnous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera!»\n\nLa coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit\njours elle fut indisposée, et la cour n'eut plus de jolies soirées. La\nprincesse, fort scandalisée de tout ce que la peur qu'elle avait de son\nfils l'obligeait de faire dès les premiers moments de son veuvage, alla\npasser ces huit jours dans un couvent attenant à l'église où le feu\nprince était inhumé. Cette interruption des soirées jeta sur les bras du\nprince une masse énorme de loisir, et porta un échec notable au crédit\ndu ministre de la justice. Ernest V comprit tout l'ennui qui le menaçait\nsi la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait d'y répandre la\njoie. Les soirées recommencèrent, et le prince se montra de plus en plus\nintéressé par les comédies dell'arte. Il avait le projet de prendre un\nrôle, mais n'osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup,\nil dit à la duchesse:\n\n--Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?\n\n--Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m'en\ndonner l'ordre, je ferai arranger le plan d'une comédie, toutes les\nscènes brillantes du rôle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les\npremiers jours tout le monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me\nregarder avec quelque attention, je lui dirai les réponses qu'elle doit\nfaire.\n\nTout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timide\navait honte d'être timide; les soins que se donna la duchesse pour ne\npas faire souffrir cette timidité innée firent une impression profonde\nsur le jeune souverain.\n\nLe jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plus tôt qu'à\nl'ordinaire, et il n'y avait dans le salon, au moment où l'on passa dans\nla salle de spectacle, que huit ou dix femmes âgées. Ces figures-là\nn'imposaient guère au prince, et d'ailleurs, élevées à Munich dans les\nvrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de\nson autorité comme grande maîtresse, la duchesse ferma à clef la porte\npar laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince,\nqui avait de l'esprit littéraire et une belle figure, se tira fort bien\nde ses premières scènes; il répétait avec intelligence les phrases\nqu'il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu'elle lui indiquait\nà demi-voix. Dans un moment où les rares spectateurs applaudissaient\nde toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d'honneur\nfut ouverte, et la salle de spectacle occupée en un instant par toutes\nles jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure\ncharmante et l'air fort heureux, se mirent à applaudir; le prince\nrougit de bonheur. Il jouait le rôle d'un amoureux de la duchesse. Bien\nloin d'avoir à lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de\nl'engager à abréger les scènes; il parlait d'amour avec un enthousiasme\nqui souvent embarrassait l'actrice; ses répliques duraient cinq\nminutes. La duchesse n'était plus cette beauté éblouissante de l'année\nprécédente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le séjour sur le\nlac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avaient donné dix\nans de plus à la belle Gina. Ses traits s'étaient marqués, ils avaient\nplus d'esprit et moins de jeunesse.\n\nIls n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier âge; mais\nà la scène, avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux\nactrices, elle était encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades\npassionnées, débitées par le prince, donnèrent l'éveil aux courtisans;\ntous se disaient ce soir-là:\n\n--Voici la Balbi de ce nouveau règne.\n\nLe comte se révolta intérieurement. La pièce finie, la duchesse dit au\nprince devant toute la cour:\n\n--Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtes amoureux d'une\nfemme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec\nle comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le\nprince ne me jure de m'adresser la parole comme il le ferait à une femme\nd'un certain âge, à Mme la marquise Raversi, par exemple.\n\nOn répéta trois fois la même pièce; le prince était fou de bonheur;\nmais, un soir, il parut fort soucieux.\n\n--Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou\nle Rassi cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre\nAltesse d'indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et,\ndans son désespoir, il vous dira quelque chose.\n\nLe prince joua fort mal en effet; on l'entendait à peine, et il ne\nsavait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait\npresque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprès de lui, mais\nfroide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle,\ndans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.\n\n--Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième\nacte; je ne veux pas absolument être applaudi par complaisance; les\napplaudissements qu'on me donnait ce soir me fendaient le coeur.\nDonnez-moi un conseil, que faut-il faire?\n\n--Je vais m'avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son\nAltesse, une autre au public, comme un véritable directeur de comédie,\net dire que l'acteur qui jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement\nindisposé, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique.\nLe comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à\nune aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.\n\nLe prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.\n\n--Que n'êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon\nconseil: Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux\ndépositions contre les prétendus assassins de mon père. Outre les\ndépositions, il y a un acte d'accusation de plus de deux cents pages; il\nme faut lire tout cela, et, de plus, j'ai donné ma parole de n'en rien\ndire au comte. Ceci mène tout droit à des supplices; déjà il veut que je\nfasse enlever en France, près d'Antibes, Ferrante Palla, ce grand poète\nque j'admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.\n\n--Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère\npar des chaînes de fer, et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre\nAltesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures à l'avance. Je\nne parlerai ni à la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient\nde vous échapper; mais, comme d'après mon serment je ne dois avoir aucun\nsecret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait\ndire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées avec moi.\n\nCette idée fit diversion à la douleur d'acteur chuté qui accablait le\nsouverain.\n\n--Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.\n\nLe prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait\nau théâtre, renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'aide de\ncamp de service qui le suivaient; de son côté la princesse quitta\nprécipitamment le spectacle; arrivée dans le grand cabinet, la grande\nmaîtresse fit une profonde révérence à la mère et au fils, et les laissa\nseuls. On peut juger de l'agitation de la cour, ce sont là les choses\nqui la rendent si amusante. Au bout d'une heure le prince lui-même se\nprésenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse était\nen larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.\n\n«Voici des gens faibles qui ont de l'humeur, se dit la grande maîtresse,\net qui cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu'un.» D'abord\nla mère et le fils se disputèrent la parole pour raconter les détails à\nla duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant\naucune idée. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette\nscène ennuyeuse ne sortirent pas des rôles que nous venons d'indiquer.\nLe prince alla chercher lui-même les deux énormes portefeuilles que\nRassi avait déposés sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa\nmère, il trouva toute la cour qui attendait.\n\n--Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s'écria-t-il, d'un ton fort\nimpoli et qu'on ne lui avait jamais vu.\n\nLe prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux\nportefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent\nen un clin d'oeil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets\nde chambre qui éteignaient les bougies; il les renvoya avec fureur,\nainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la\ngaucherie de rester, par zèle.\n\n--Tout le monde prend à tâche de m'impatienter ce soir, dit-il avec\nhumeur à la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.\n\nIl lui croyait beaucoup d'esprit et il était furieux de ce qu'elle\ns'obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, de son côté, était\nrésolue à ne rien dire qu'autant qu'on lui demanderait son avis bien\nexpressément. Il s'écoula encore une grosse demi-heure avant que le\nprince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui dire:\n\n--Mais, madame, vous ne dites rien.\n\n--Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on\ndit devant moi.\n\n--Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne\nde me donner votre avis.\n\n--On punit les crimes pour empêcher qu'ils ne se renouvellent. Le feu\nprince a-t-il été empoisonné? C'est ce qui est fort douteux; a-t-il été\nempoisonné par les jacobins? c'est ce que Rassi voudrait bien prouver,\ncar alors il devient pour Votre Altesse un instrument nécessaire à\ntout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son règne,\npeut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos sujets disent\ngénéralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a de la\nbonté dans le caractère; tant qu'elle n'aura pas fait pendre quelque\nlibéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne\nne songera à lui préparer du poison.\n\n--Votre conclusion est évidente, s'écria la princesse avec humeur; vous\nne voulez pas que l'on punisse les assassins de mon mari!\n\n--C'est qu'apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.\n\nLa duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement\nd'accord avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut\nentre les deux femmes une succession assez rapide d'aigres reparties,\nà la suite desquelles la duchesse protesta qu'elle ne dirait plus une\nseule parole, et elle fut fidèle à sa résolution; mais le prince, après\nune longue discussion avec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son\navis.\n\n--C'est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!\n\n--Mais c'est un véritable enfantillage! s'écria le prince.\n\n--Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d'un air\ndigne.\n\n--C'est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre\nAltesse, ajouta la duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement\nle français; pour calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une\nfable de La Fontaine?\n\nLa princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air à la\nfois étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du\nplus grand sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un volume des\nFables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au\nprince, en le lui présentant:\n\n--Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.\n\n LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR\n\n Un amateur de jardinage\n Demi-bourgeois, demi-manant,\n Possédait en certain village\n Un jardin assez propre, et le clos attenant.\n Il avait de plant vif fermé cette étendue:\n Là croissaient à plaisir l'oseille et la laitue,\n De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,\n Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet.\n Cette félicité par un lièvre troublée\n Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.\n Ce maudit animal vient prendre sa goulée\n Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit;\n Les pierres les bâtons y perdent leur crédit:\n Il est sorcier, je crois--Sorcier! je l'en défie,\n Repartit le seigneur: fût-il diable, Miraut,\n En dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.\n Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie.\n --Et quand?--Et dès demain, sans tarder plus longtemps.\n La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.\n --Çà, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?\n * * *\n L'embarras des chasseurs succède au déjeuner.\n Chacun s'anime et se prépare;\n Les trompes et les cors font un tel tintamarre\n Que le bonhomme est étonné.\n Le pis fut que l'on mit en piteux équipage\n Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux;\n Adieu chicorée et poireaux;\n Adieu de quoi mettre au potage.\n Le bonhomme disait: Ce sont là jeux de prince.\n Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens\n Firent plus de dégât en une heure de temps\n Que n'en auraient fait en cent ans\n Tous les lièvres de la province.\n Petits princes, videz vos débats entre vous;\n De recourir aux rois vous seriez de grands fous.\n Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,\n Ni les faire entrer sur vos terres.\n\nCette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans\nle cabinet, après être allé lui-même remettre le volume à sa place.\n\n--Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?\n\n--Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nommée\nministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de\ngrande maîtresse.\n\nNouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au\nrôle que joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII: tous les\njours précédents, la grande maîtresse avait fait lire par la lectrice\nl'excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique\nfort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays,\net alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter\nRichelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse\neût donné tout au monde pour humilier sa grande maîtresse; mais elle ne\npouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre\nla main de la duchesse et lui dire:\n\n--Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.\n\n--Eh bien! deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilà, tous\nles papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer\nqu'on les a brûlés.\n\nElle ajouta tout bas, et d'un air familier, à l'oreille de la princesse.\n\n--Rassi peut être Richelieu!\n\n--Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingt mille\nfrancs! s'écria le prince fâché.\n\n--Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu'il en\ncoûte d'employer des scélérats de basse naissance. Plût à Dieu que vous\npussiez perdre un million, et ne jamais prêter créance aux bas coquins\nqui ont empêché votre père de dormir pendant les six dernières années de\nson règne.\n\nLe mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui\ntrouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour\nl'esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.\n\nDurant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de\nla princesse, l'horloge du château sonna trois heures. La princesse se\nleva, fit une profonde révérence à son fils, et lui dit:\n\n--Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais\nde ministre de basse naissance; vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre\nRassi vous a volé la moitié de l'argent qu'il vous a fait dépenser en\nespionnage.\n\nLa princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la\ncheminée, de façon à ne pas les éteindre; puis, s'approchant de son\nfils, elle ajouta:\n\n--La fable de La Fontaine l'emporte, dans mon esprit, sur le juste désir\nde venger un époux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces\nécritures?\n\nLe prince restait immobile.\n\n«Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a\nraison: le feu prince ne nous eût pas fait veiller jusqu'à trois heures\ndu matin, avant de prendre un parti.»\n\nLa princesse, toujours debout, ajouta:\n\n--Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses,\nremplies de mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont\nfait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l'Etat.\n\nLe prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida\ntout le contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point\nd'étouffer les deux bougies; l'appartement se remplit de fumée. La\nprincesse vit dans les yeux de son fils qu'il était tenté de saisir une\ncarafe et de sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-vingt mille\nfrancs.\n\n--Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. La\nduchesse se hâta d'obéir; aussitôt tous les papiers s'enflammèrent à\nla fois; il se fit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut\névident qu'elle avait pris feu.\n\nLe prince avait l'âme petite pour toutes les choses d'argent; il crut\nvoir son palais en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait\ndétruites; il courut à la fenêtre et appela la garde d'une voix toute\nchangée. Les soldats en tumulte étant accourus dans la cour à la voix du\nprince, il revint près de la cheminée qui attirait l'air de la fenêtre\nouverte avec un bruit réellement effrayant; il s'impatienta, jura, fit\ndeux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et,\nenfin, sortit en courant.\n\nLa princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l'une vis-à-vis de\nl'autre, et gardant un profond silence.\n\n«La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès\nest gagné.» Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses\nrépliques, quand une pensée l'illumina; elle vit le second portefeuille\nintact. «Non, mon procès n'est gagné qu'à moitié!» Elle dit à la\nprincesse, d'un air assez froid:\n\n--Madame m'ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?\n\n--Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.\n\n--Dans la cheminée du salon; en les y jetant l'un après l'autre, il n'y\na pas de danger.\n\nLa duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers,\nprit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de\nvoir que ce portefeuille était celui des dépositions, mit dans son châle\ncinq ou six liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin,\npuis disparut sans prendre congé de la princesse.\n\n--Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a\nfailli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la\ntête sur un échafaud.\n\nEn entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut\noutrée contre sa grande maîtresse.\n\nMalgré l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il était au feu\ndu château, mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.\n\n--Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en\nai fait mon compliment avec effusion.\n\n--Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.\n\nLe comte lut et pâlit.\n\n--Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédure est\nfort adroitement faite, ils sont tout à fait sur les traces de Ferrante\nPalla; et, s'il parle, nous avons un rôle difficile.\n\n--Mais il ne parlera pas, s'écria la duchesse; c'est un homme d'honneur,\ncelui-là: brûlons, brûlons.\n\n--Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze\ntémoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais\nle Rassi veut recommencer.\n\n--Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de\nne rien dire à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.\n\n--Par pusillanimité, et de peur d'une scène, il la tiendra.\n\n--Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage;\nje n'aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore\npour un péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.\n\nLe comte était amoureux, lui prit la main, s'exclama; il avait les\nlarmes aux yeux.\n\n--Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois\ntenir avec la princesse; je suis excédée de fatigue, j'ai joué une heure\nla comédie sur le théâtre, et cinq heures dans le cabinet.\n\n--Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse,\nqui n'étaient que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie.\nReprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi\nn'est pas encore en prison ou exilé, nous n'avons pas encore déchiré la\nsentence de Fabrice.\n\n«Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne\ntoujours de l'humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin\nvous êtes sa grande maîtresse, c'est-à-dire sa petite servante. Par un\nretour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le\nRassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher à faire prendre\nquelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis le prince, il n'est sûr de rien.\n\n«Il y a eu un homme blessé à l'incendie de cette nuit; c'est un\ntailleur, qui a, ma foi, montré une intrépidité extraordinaire. Demain,\nje vais engager le prince à s'appuyer sur mon bras, et à venir avec moi\nfaire une visite au tailleur; je serai armé jusqu'aux dents et j'aurai\nl'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince n'est point encore haï. Moi,\nje veux l'accoutumer à se promener dans les rues, c'est un tour que\nje joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus\npermettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je\nferai passer le prince devant la statue de son père; il remarquera les\ncoups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud de\nstatuaire l'a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si\nde lui-même il ne fait pas cette réflexion: «Voilà ce qu'on gagne à\nfaire prendre des jacobins.» A quoi je répliquerai: «Il faut en pendre\ndix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en\nFrance.»\n\n«Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le\nprince, et dites-lui: «Hier soir, j'ai fait auprès de vous le service\nde ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vos ordres, j'ai\nencouru le déplaisir de la princesse; il faut que vous me payiez.» Il\ns'attendra à une demande d'argent, et froncera le sourcil; vous le\nlaisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous\npourrez; puis vous direz: «Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice\nsoit jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les\ndouze juges les plus respectés de vos Etats.» Et, sans perdre de temps,\nvous lui présenterez à signer une petite ordonnance écrite de votre\nbelle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu,\nla clause que la première sentence est annulée. A cela, il n'y a qu'une\nobjection; mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne viendra\npas à l'esprit du prince. Il peut vous dire: «Il faut que Fabrice se\nconstitue prisonnier à la citadelle.» A quoi vous répondrez: «Il se\nconstituera prisonnier à la prison de la ville (vous savez que j'y\nsuis le maître, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir).» Si le\nprince vous répond: «Non, sa fuite a écorné l'honneur de ma citadelle,\net je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre où il était»,\nvous répondrez à votre tour: «Non, car là il serait à la disposition de\nmon ennemi Rassi». Et, par une de ces phrases de femme que vous savez\nsi bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous\npourrez bien lui raconter l'auto-da-fé de cette nuit; s'il insiste, vous\nannoncerez que vous allez passer quinze jours à votre château de Sacca.\n\n«Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui\npeut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu'il est\nsous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice\npeut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que\nj'ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes,\net qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec\nl'assassinat. J'ai déjà dit à notre ami Fabrice que j'ai retrouvé tous\nles témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce\nGiletti qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins,\nparce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le\nprince n'a pas voulu signer. J'ai dit à notre Fabrice que, certainement,\nje lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j'aurai bien de\nla peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation\nd'assassinat.\n\n«Sentez-vous, madame, que, s'il n'est pas jugé de la façon la plus\nsolennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui?\nIl y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand\non est sûr d'être innocent. D'ailleurs, fût-il coupable, je le ferais\nacquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m'a pas\nlaissé achever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons choisi\nensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants; la\nliste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par\nsix jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons\npu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins\ndévoués à Rassi.\n\nCette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non\nsans cause; enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du\nministre, écrivit l'ordonnance qui nommait les juges.\n\nLe comte ne la quitta qu'à six heures du matin; elle essaya de dormir,\nmais en vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu'elle trouva\nbrûlant d'envie d'être jugé; à dix heures, elle était chez la princesse,\nqui n'était point visible; à onze heures, elle vit le prince, qui tenait\nson lever, et qui signa l'ordonnance sans la moindre objection. La\nduchesse envoya l'ordonnance au comte, et se mit au lit.\n\nIl serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le\ncomte l'obligea à contresigner, en présence du prince, l'ordonnance\nsignée le matin par celui-ci; mais les événements nous pressent.\n\nLe comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les\nnoms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails\nde procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout\nceci, on peut tirer cette morale, que l'homme qui approche de la cour\ncompromet son bonheur, s'il est heureux, et, dans tous les cas, fait\ndépendre son avenir des intrigues d'une femme de chambre.\n\nD'un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s'ennuyer\ntoute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et\ndevenir aussi bête qu'eux, et là, pas d'Opéra.\n\nLa duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on\nne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour,\nelle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la\nprison de la ville, où le comte était le maître, il était allé reprendre\nson ancienne chambre à la citadelle, trop heureux d'habiter à quelques\npas de Clélia.\n\nCe fut un événement d'une immense conséquence: en ce lieu il était\nexposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au\ndésespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce\nque décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis\nCrescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute l'influence qu'il avait\neue jadis sur l'âme de la duchesse.\n\n«C'est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera\nla mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idées d'honneur! Comme\ns'il fallait songer à l'honneur dans les gouvernements absolus, dans\nles pays où un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien\naccepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement que la\nconvocation de ce tribunal extraordinaire. Qu'importe, après tout, qu'un\nhomme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé d'avoir tué\nlui-même, et l'épée au poing, un histrion tel que Giletti!»\n\nA peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte,\nqu'elle trouva tout pâle.\n\n--Grand Dieu! chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et\nvous allez encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir\nhier soir le geôlier de la prison de la ville; tous les jours, votre\nneveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu'il y a d'affreux,\nc'est qu'il est impossible à vous et à moi de dire au prince que l'on\ncraint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui\nsemblerait le comble de l'immoralité. Toutefois, si vous l'exigez, je\nsuis prêt à monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais\nvous dire plus; je vous offre un moyen que je n'emploierais pas pour\nmoi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas fait périr un\nseul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là,\nque quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions\nque je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous\nque je vous défasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir à Fabrice est\nsans bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.\n\nCette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l'adopta\npas.\n\n--Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce\nbeau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.\n\n--Mais, chère amie, il me semble que nous n'avons que le choix des\nidées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est\nemporté par une maladie?\n\nLa discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la\ntermina par cette phrase:\n\n--Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne\nveux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons\npasser ensemble.\n\nLa duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté\nd'avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne\npeut pénétrer dans une prison d'Etat sans un ordre signé du prince.\n\n--Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la\ncitadelle?\n\n--C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.\n\nLa pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général\nFabio Conti s'était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite\nde Fabrice: lorsqu'il le vit arriver à la citadelle, il n'eût pas dû\nle recevoir, car il n'avait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il,\nc'est le ciel qui me l'envoie pour réparer mon honneur et me sauver\ndu ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s'agit de ne pas\nmanquer à l'occasion: sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu\nde jours pour me venger.»\n\n\n\n\nCHAPITRE XXV\n\n\nL'arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille,\npieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y\naurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait\nvoeu à la Madone, lors du demi-empoisonnement de son père, de faire à\ncelui-ci le sacrifice d'épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait\nle voeu de ne jamais revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux\nremords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle avait été entraînée\ndans la lettre qu'elle avait écrite à Fabrice la veille de sa fuite.\nComment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupée\nmélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par\nhabitude et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice\nla regardait, elle l'y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre\nrespect.\n\nElle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis\nl'atroce réalité apparut à sa raison. «Ils l'ont repris, se dit-elle,\net il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse\naprès la fuite; les derniers des geôliers s'estimaient mortellement\noffensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en\nentier la passion qui la mettait au désespoir.\n\n«Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur\ndans ce palais somptueux qu'on prépare pour moi? Mon père me répète à\nsatiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec\nquel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons\njamais nous revoir.»\n\nClélia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice\nelle se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa\nfigure reposait sur l'appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu\nle voir jusqu'au dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice,\nqui pouvait l'apercevoir en entier. Lorsque après quelques instants\nelle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit\ndes larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l'effet de l'extrême\nbonheur; il voyait que l'absence ne l'avait point fait oublier. Les deux\npauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue\nl'un de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il s'accompagnait de la\nguitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C'est pour vous revoir\nque je suis revenu en prison: on va me juger.\n\nCes mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva\nrapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha\nà lui exprimer qu'elle ne devait jamais le revoir; elle l'avait promis\nà la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore\nexprimer son amour, Clélia s'enfuit indignée et se jurant à elle-même\nque jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis de\nson voeu à la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait\ninscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de\nbrûler sur l'autel au moment de l'offrande, tandis qu'il disait la messe.\n\nMais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour\nFarnèse avait rendu à Clélia toutes ses anciennes façons d'agir. Elle\npassait ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A\npeine remise du trouble imprévu où l'avait jetée la vue de Fabrice,\nelle se mit à parcourir le palais, et pour ainsi dire à renouveler\nconnaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme très\nbavarde employée à la cuisine lui dit d'un air de mystère:\n\n--Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.\n\n--Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit\nClélia; mais il sortira par la porte, s'il est acquitté.\n\n--Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu'il ne sortira que les\npieds les premiers de la citadelle.\n\nClélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme,\net arrêta tout court son éloquence. Elle se dit qu'elle avait commis\nune imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont\nle devoir allait être de dire à tout le monde que Fabrice était mort\nde maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le médecin de la\nprison, sorte d'honnête homme timide qui lui dit d'un air tout effaré\nque Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine se soutenir, elle\nchercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin le trouva à\nla chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure renversée.\nLe dîner sonna. A table, il n'y eut pas une parole d'échangée entre\nles deux frères; seulement, vers la fin du repas, le général adressa\nquelques mots fort aigres à son frère. Celui-ci regarda les domestiques,\nqui sortirent.\n\n--Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous\nprévenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.\n\n--Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous\nplaît?\n\n--Ma conscience.\n\n--Allez, vous n'êtes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien à l'honneur.\n\n«Fabrice est mort, se dit Clélia; on l'a empoisonné à dîner, ou\nc'est pour demain.» Elle courut à la volière, résolue de chanter en\ns'accompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l'on me\npardonnera d'avoir violé mon voeu pour sauver la vie d'un homme. Quelle\nne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la volière, elle vit que\nles abat-jour venaient d'être remplacés par des planches attachées aux\nbarreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier\npar quelques mots plutôt criés que chantés. Il n'y eut de réponse\nd'aucune sorte; un silence de mort régnait déjà dans la tour Farnèse.\n«Tout est consommé», se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-même, puis\nremonta afin de se munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites\nboucles d'oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain\nqui restait du dîner, et qui avait été placé dans un buffet. «S'il vit\nencore, mon devoir est de le sauver.» Elle s'avança d'un air hautain\nvers la petite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l'on\nvenait seulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du\nrez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait\nadresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme était\nabsent. Clélia s'élança sur le petit escalier de fer qui tournait en\nspirale autour d'une colonne; les soldats la regardèrent d'un air\nfort ébahi, mais, apparemment à cause de son châle de dentelle et de\nson chapeau, n'osèrent rien lui dire. Au premier étage il n'y avait\npersonne; mais en arrivant au second, à l'entrée du corridor qui, si le\nlecteur s'en souvient, était fermé par trois portes en barreaux de fer\net conduisait à la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier à elle\ninconnu, et qui lui dit d'un air effaré:\n\n--Il n'a pas encore dîné.\n\n--Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.\n\nCet homme n'osa l'arrêter. Vingt pas plus loin, Clélia trouva assis\nsur la première des six marches en bois qui conduisaient à la chambre\nde Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit\nrésolument:\n\n--Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?\n\n--Est-ce que vous ne me connaissez pas?\n\nClélia, en ce moment, était animée d'une force surnaturelle, elle était\nhors d'elle-même. «Je vais sauver mon mari», se disait-elle.\n\nPendant que le vieux guichetier s'écriait: «Mais mon devoir ne me permet\npas...» Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita\ncontre la porte: une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin\nde toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux\nguichetier à demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement\ndans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le\nguichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un\nverrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit\nFabrice assis devant une fort petite table où était son dîner. Elle se\nprécipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice,\nlui dit:\n\n--As-tu mangé?\n\nCe tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la\npremière fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.\n\nFabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la\ncouvrit de baisers. «Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui\ndis que je n'y ai pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia\ns'enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j'obtiendrai\nd'elle qu'elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen de\nrompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers\nvont s'assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle\nque peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.»\n\nPendant l'instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit\nque déjà Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.\n\n--Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles\nme renverseront à tes pieds; aide-moi à mourir.\n\n--O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.\n\nElle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.\n\nElle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d'extrême passion,\nque Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune\nrésistance ne fut opposée.\n\nDans l'enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur\nextrême, il lui dit étourdiment:\n\n--Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers\ninstants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un\ncadavre, ou je me débattrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais\ncommencer à dîner lorsque tu es entrée, et je n'ai point touché à ces\nplats.\n\nFabrice s'étendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation\nqu'il lisait dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants,\ncombattue par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta\ndans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait\net on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en\ncriant.\n\n--Ah! si j'avais des armes! s'écria Fabrice; on me les a fait rendre\npour me permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever!\nAdieu, ma Clélia, je bénis ma mort puisqu'elle a été l'occasion de mon\nbonheur.\n\nClélia l'embrassa et lui donna un petit poignard à manche d'ivoire, dont\nla lame n'était guère plus longue que celle d'un canif.\n\n--Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu'au dernier\nmoment; si mon oncle l'abbé a entendu le bruit, il a du courage et de la\nvertu, il te sauvera; je vais leur parler.\n\nEn disant ces mots elle se précipita vers la porte.\n\n--Si tu n'es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de\nla porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim\nplutôt que de toucher à quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur\ntoi. Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit à bras-le-corps, prit sa\nplace auprès de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se\nprécipita sur l'escalier de bois de six marches. Il avait à la main le\npetit poignard à manche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le\ngilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite,\nen s'écriant tout effrayé:\n\n--Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.\n\nFabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:\n\n--Fontana vient me sauver.\n\nPuis, revenant près du général sur les marches de bois, s'expliqua\nfroidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un\npremier mouvement de colère.\n\n--On voulait m'empoisonner; ce dîner qui est là devant moi, est\nempoisonné; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai\nque ce procédé m'a choqué. En vous entendant monter, j'ai cru qu'on\nvenait m'achever à coups de dague... Monsieur le général, je vous\nrequiers d'ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on ôterait le\npoison, et notre bon prince doit tout savoir.\n\nLe général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués\npar Fabrice aux geôliers d'élite qui le suivaient: ces gens, tout\npenauds de voir le poison découvert, se hâtèrent de descendre; ils\nprenaient les devants, en apparence, pour ne pas arrêter dans l'escalier\nsi étroit l'aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et\ndisparaître. Au grand étonnement du général Fontana, Fabrice s'arrêta\nun gros quart d'heure au petit escalier de fer autour de la colonne du\nrez-de-chaussée; il voulait donner le temps à Clélia de se cacher au\npremier étage.\n\nC'était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était\nparvenue à faire envoyer le général Fontana à la citadelle; elle y\nréussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarmé qu'elle,\nelle avait couru au palais. La princesse, qui avait une répugnance\nmarquée pour l'énergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et\nne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveur quelque démarche\ninsolite. La duchesse, hors d'elle-même, pleurait à chaudes larmes, elle\nne savait que répéter à chaque instant:\n\n--Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!\n\nEn voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint\nfolle de douleur. Elle ne fit point cette réflexion morale, qui n'eût\npas échappé à une femme élevée dans une de ces religions du Nord qui\nadmettent l'examen personnel: «J'ai employé le poison la première, et\nje péris par le poison.» En Italie ces sortes de réflexions, dans les\nmoments passionnés, paraissent de l'esprit fort plat, comme ferait à\nParis un calembour en pareille circonstance.\n\nLa duchesse, au désespoir, hasarda d'aller dans le salon où se tenait\nle marquis Crescenzi, de service ce jour-là. Au retour de la duchesse\nà Parme, il l'avait remerciée avec effusion de la place de chevalier\nd'honneur à laquelle, sans elle, il n'eût jamais pu prétendre. Les\nprotestations de dévouement sans bornes n'avaient pas manqué de sa part.\nLa duchesse l'aborda par ces mots:\n\n--Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la citadelle. Prenez dans\nvotre poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner.\nMontez à la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio\nConti que vous rompez avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre\nvous-même à Fabrice cette eau et ce chocolat.\n\nLe marquis pâlit, et sa physionomie, loin d'être animée par ces mots,\npeignit l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire à un crime si\népouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et où régnait un si\ngrand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement.\nEn un mot, la duchesse trouva un homme honnête, mais faible au possible\net ne pouvant se déterminer à agir. Après vingt phrases semblables\ninterrompues par les cris d'impatience de Mme Sanseverina, il tomba\nsur une idée excellente: le serment qu'il avait prêté comme chevalier\nd'honneur lui défendait de se mêler de manoeuvres contre le gouvernement.\n\nQui pourrait se figurer l'anxiété et le désespoir de la duchesse, qui\nsentait que le temps volait?\n\n--Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai\njusqu'aux enfers les assassins de Fabrice!...\n\nLe désespoir augmentait l'éloquence naturelle de la duchesse, mais tout\nce feu ne faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son\nirrésolution; au bout d'une heure, il était moins disposé à agir qu'au\npremier moment.\n\nCette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites du désespoir,\net sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi\nriche, alla jusqu'à se jeter à ses genoux: alors la pusillanimité du\nmarquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-même, à la vue de ce\nspectacle étrange, craignit d'être compromis sans le savoir; mais il\narriva une chose singulière: le marquis, bon homme au fond, fut touché\ndes larmes et de la position, à ses pieds, d'une femme aussi belle et\nsurtout aussi puissante.\n\n«Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je\nserai aussi aux genoux de quelque républicain!» Le marquis se mit à\npleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualité de\ngrande maîtresse, le présenterait à la princesse, qui lui donnerait la\npermission de remettre à Fabrice un petit panier dont il déclarerait\nignorer le contenu.\n\nLa veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice\nd'aller à la citadelle, on avait joué à la cour une comédie dell'arte;\net le prince, qui se réservait toujours les rôles d'amoureux à jouer\navec la duchesse, avait été tellement passionné en lui parlant de sa\ntendresse, qu'il eût été ridicule, si, en Italie, un homme passionné ou\nun prince pouvait jamais l'être!\n\nLe prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses\nd'amour, rencontra dans l'un des corridors du château la duchesse qui\nentraînait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il\nfut tellement surpris et ébloui par la beauté pleine d'émotion que le\ndésespoir donnait à la grande maîtresse, que, pour la première fois de\nsa vie, il eut du caractère. D'un geste plus qu'impérieux il renvoya\nle marquis et se mit à faire une déclaration d'amour dans toutes les\nrègles à la duchesse. Le prince l'avait sans doute arrangée longtemps à\nl'avance, car il y avait des choses assez raisonnables.\n\n--Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le\nsuprême bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie\nconsacrée, de ne jamais me marier sans votre permission par écrit. Je\nsens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d'un premier\nministre, homme d'esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six\nans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire\ninjure et mériter vos refus si je vous parlais des avantages étrangers\nà l'amour; mais tout ce qui tient à l'argent dans ma cour parle avec\nadmiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous\nlaissant la dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop\nheureux de l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma\nfortune que moi-même, et vous aurez l'entière disposition de la somme\nannuelle que mes ministres remettent à l'intendant général de ma\ncouronne; de façon que ce sera vous, madame la duchesse, qui déciderez\ndes sommes que je pourrai dépenser chaque mois.\n\nLa duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice\nlui perçaient le coeur.\n\n--Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'écria-t-elle, qu'en ce\nmoment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois\ntout.\n\nL'arrangement de cette phrase était d'une maladresse complète. Au seul\nmot de poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince\nmoral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d'oeil;\nla duchesse ne s'aperçut de cette maladresse que lorsqu'il n'était\nplus temps d'y remédier, et son désespoir fut augmenté, chose qu'elle\ncroyait impossible. «Si je n'eusse pas parlé de poison, se dit-elle, il\nm'accordait la liberté de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est\ndonc écrit que c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!»\n\nLa duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour\nfaire revenir le prince à ses propos d'amour passionné; mais il resta\nprofondément effarouché. C'était son esprit seul qui parlait; son âme\navait été glacée par l'idée du poison d'abord, et ensuite par cette\nautre idée, aussi désobligeante que la première était terrible: «On\nadministre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut\ndonc me déshonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le\nmois prochain dans les journaux de Paris!»\n\nTout à coup l'âme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit\narriva à une idée.\n\n--Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces\nsur le poison ne sont pas fondées, j'aime à le croire; mais enfin elles\nme donnent aussi à penser, elles me font presque oublier pour un instant\nla passion que j'ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai\néprouvée. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu'un enfant\nbien amoureux; mais enfin mettez-moi à l'épreuve.\n\nLe prince s'animait assez en tenant ce langage.\n\n--Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînée par les\ncraintes folles d'une âme de mère; mais envoyez à l'instant chercher\nFabrice à la citadelle, que je le voie. S'il vit encore, envoyez-le du\npalais à la prison de la ville, où il restera des mois entiers, si Votre\nAltesse l'exige, et jusqu'à son jugement.\n\nLa duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un\nmot une chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il\nregardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pâlissaient.\nL'idée de poison, mal à propos mise en avant, lui avait suggéré une idée\ndigne de son père ou de Philippe II: mais il n'osait l'exprimer.\n\n--Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton\nfort peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme\nun être sans grâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible,\nmais qui m'est suggérée à l'instant par la passion profonde et vraie\nque j'ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j'aurais\ndéjà agi, mon devoir m'en faisait une loi; mais je ne vois dans votre\ndemande qu'une fantaisie passionnée, et dont peut-être, je vous demande\nla permission de le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez\nque j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui règne depuis trois\nmois à peine! vous me demandez une grande exception à ma façon d'agir\nordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous,\nmadame, qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez\ndes espérances pour l'intérêt qui est tout pour moi; mais, dans une\nheure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura\ndisparu, ma présence vous deviendra importune, vous me disgracierez,\nmadame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice\nvous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai de vous, d'ici à trois mois,\ntout ce que mon amour peut désirer de plus heureux; vous assurerez le\nbonheur de ma vie entière en mettant à ma disposition une heure de la\nvôtre, et vous serez toute à moi.\n\nEn cet instant, l'horloge du château sonna deux heures. «Ah! il n'est\nplus temps peut-être», se dit la duchesse.\n\n--Je le jure, s'écria-t-elle avec des yeux égarés.\n\nAussitôt le prince devint un autre homme; il courut à l'extrémité de la\ngalerie où se trouvait le salon des aides de camp.\n\n--Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montez\naussi vite que possible à la chambre où l'on garde M. del Dongo et\namenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans\nquinze s'il est possible.\n\n--Ah! général, s'écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute\npeut décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le\npoison pour Fabrice: criez-lui dès que vous serez à portée de la voix,\nde ne pas manger. S'il a touché à son repas, faites-le vomir, dites-lui\nque c'est moi qui le veux, employez la force s'il le faut; dites-lui que\nje vous suis de bien près, et croyez-moi votre obligée pour la vie.\n\n--Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier\nun cheval, et je cours ventre à terre, je serai à la citadelle huit\nminutes avant vous.\n\n--Et moi, madame la duchesse, s'écria le prince, je vous demande quatre\nde ces huit minutes.\n\nL'aide de camp avait disparu, c'était un homme qui n'avait pas d'autre\nmérite que celui de monter à cheval. A peine eut-il refermé la porte,\nque le jeune prince, qui semblait avoir du caractère, saisit la main de\nla duchesse.\n\n--Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à la chapelle.\n\nLa duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, le suivit sans\nmot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur\nde la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant à l'autre\nextrémité. Entré dans la chapelle, le prince se mit à genoux, presque\nautant devant la duchesse que devant l'autel.\n\n--Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si\ncette malheureuse qualité de prince ne m'eût pas nui, vous m'eussiez\naccordé par pitié pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce\nque vous l'avez juré.\n\n--Si je revois Fabrice non empoisonné, s'il vit encore dans huit\njours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de\nl'archevêque Landriani, mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi\nsera foulé aux pieds, et je serai à Son Altesse.\n\n--Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et une\ntendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je\nne comprends pas, et qui pourrait détruire mon bonheur; j'en mourrais.\nSi l'archevêque m'oppose quelqu'une de ces raisons ecclésiastiques qui\nfont durer les affaires des années entières, qu'est-ce que je deviens?\nVous voyez que j'agis avec une entière bonne foi; allez-vous être avec\nmoi un petit jésuite?\n\n--Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir,\nvous le faites coadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je\nsuis à vous.\n\n«Votre Altesse s'engage à mettre approuvé en marge d'une demande que\nmonseigneur l'archevêque vous présentera d'ici à huit jours.\n\n--Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes Etats,\ns'écria le prince rougissant de bonheur et réellement hors de lui. Il\nexigea un second serment. Il était tellement ému, qu'il en oubliait la\ntimidité qui lui était si naturelle, et, dans cette chapelle du palais\noù ils étaient seuls, il dit à voix basse à la duchesse des choses qui,\ndites trois jours auparavant, auraient changé l'opinion qu'elle avait de\nlui. Mais chez elle le désespoir que lui causait le danger de Fabrice\navait fait place à l'horreur de la promesse qu'on lui avait arrachée.\n\nLa duchesse était bouleversée de ce qu'elle venait de faire. Si elle\nne sentait pas encore toute l'affreuse amertume du mot prononcé, c'est\nque son attention était occupée à savoir si le général Fontana pourrait\narriver à temps à la citadelle.\n\nPour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer\nun peu le discours, elle loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était\nau maître-autel de cette chapelle.\n\n--Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince.\n\n--J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de\nFabrice.\n\nD'un air égaré, elle dit à son cocher de mettre ses chevaux au galop.\nElle trouva sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et\nFabrice, qui sortaient à pied.\n\n--As-tu mangé?\n\n--Non, par miracle.\n\nLa duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un évanouissement\nqui dura une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite\npour sa raison.\n\nLe gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère à la vue du général\nFontana: il avait apporté de telles lenteurs à obéir à l'ordre du\nprince, que l'aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper\nla place de maîtresse régnante, avait fini par se fâcher. Le gouverneur\ncomptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours, et\nvoilà, se disait-il, que le général, un homme de la cour, va trouver cet\ninsolent se débattant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite.\n\nFabio Conti, tout pensif, s'arrêta dans le corps de garde du\nrez-de-chaussée de la tour Farnèse, d'où il se hâta de renvoyez les\nsoldats; il ne voulait pas de témoins à la scène qui se préparait. Cinq\nminutes après il fut pétrifié d'étonnement en entendant parler Fabrice,\net le voyant, vif et alerte, faire au général Fontana la description de\nla prison. Il disparut.\n\nFabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince.\nD'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie à\npropos de rien. Le prince lui demandant avec bonté comment il se\ntrouvait:\n\n--Comme un homme, Altesse Sérénissime, qui meurt de faim, n'ayant par\nbonheur ni déjeuné, ni dîné.\n\nAprès avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la\npermission de voir l'archevêque avant de se rendre à la prison de la\nville. Le prince était devenu prodigieusement pâle, lorsque arriva dans\nsa tête d'enfant l'idée que le poison n'était point tout à fait une\nchimère de l'imagination de la duchesse. Absorbé dans cette cruelle\npensée, il ne répondit pas d'abord à la demande de voir l'archevêque,\nque Fabrice lui adressait; puis il se crut obligé de réparer sa\ndistraction par beaucoup de grâces.\n\n--Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune\ngarde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j'ai\nl'espoir que vous ne resterez pas longtemps.\n\nLe lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie,\nle prince se croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme\navait été bien traité par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une\nfois Napoléon par les bonnes fortunes, il se rappela qu'il l'avait été\ndevant les balles. Son coeur était encore tout transporté de la fermeté\nde sa conduite avec la duchesse. La conscience d'avoir fait quelque\nchose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il\ndevint sensible aux raisonnements généreux; il eut quelque caractère.\n\nIl débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée en faveur\nde Rassi, qui était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le\ngénéral Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son successeur, la\nvérité sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux\ngeôliers, et dit au prince qu'on avait voulu empoisonner le déjeuner de\nM. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la confidence un trop grand\nnombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dîner;\net, sans l'arrivée du général Fontana, M. del Dongo était perdu. Le\nprince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux,\nce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: «Il se trouve que\nj'ai réellement sauvé la vie à M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas\nmanquer à la parole qu'elle m'a donnée.» Il arriva à une autre idée:\n«Mon métier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde\nconvient que la duchesse a infiniment d'esprit, la politique est ici\nd'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu'elle voulût être mon\npremier ministre.»\n\nLe soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu'il avait\ndécouvertes, qu'il ne voulut pas se mêler de la comédie.\n\n--Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner\nsur mes Etats comme vous régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais\nvous dire l'emploi de ma journée.\n\nAlors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de la patente\nde comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur\nl'empoisonnement, etc.\n\n--Je me trouve bien peu d'expérience pour régner. Le comte m'humilie\npar ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans le monde,\nil tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que\nje suis un enfant qu'il mène où il veut. Pour être prince, madame, on\nn'en est pas moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin de donner de\nl'invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait\nappeler au ministère ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce général\nConti qui le croit encore tellement puissant, qu'il n'ose avouer que\nc'est lui ou la Raversi qui l'ont engagé à faire périr votre neveu; j'ai\nbonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le\ngénéral Fabio Conti; les juges verront s'il est coupable de tentative\nd'empoisonnement.\n\n--Mais, mon prince, avez-vous des juges?\n\n--Comment? dit le prince étonné.\n\n--Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un\nair grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti\ndominant dans votre cour.\n\nPendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui\nmontraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:\n«Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement,\ncar alors le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis\nCrescenzi devient impossible.»\n\nSur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le\nprince. Le prince fut ébloui d'admiration. En faveur du mariage de\nClélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition\nexpresse par lui déclarée avec colère à l'ex-gouverneur, il lui fit\ngrâce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par l'avis de la\nduchesse, il l'exila jusqu'à l'époque du mariage de sa fille. La\nduchesse croyait n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle désirait encore\npassionnément le mariage de Clélia Conti avec le marquis; il y avait là\nle vague espoir que peu à peu elle verrait disparaître la préoccupation\nde Fabrice.\n\nLe prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destituer avec\nscandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:\n\n--Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et\nque tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements\nviolents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires à demain.\n\nElle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle\nraconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant,\ntoutefois, les fréquentes allusions faites par le prince à une promesse\nqui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement\nnécessaire qu'elle pourrait obtenir un ajournement indéfini en disant\nau prince: «Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre à cette\nhumiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte\nvos Etats.»\n\nConsulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très\nphilosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.\n\nUne singulière difficulté s'éleva pour le procès de Fabrice: les juges\nvoulaient l'acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le\ncomte eut besoin d'employer la menace pour que le procès durât au moins\nhuit jours, et que les juges se donnassent la peine d'entendre tous les\ntémoins. «Ces gens sont toujours les mêmes», se dit-il.\n\nLe lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin\npossession de la place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le\nmême jour, le prince signa les dépêches nécessaires pour obtenir que\nFabrice fût nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux\nmois après, il fut installé dans cette place.\n\nTout le monde faisait compliment à la duchesse sur l'air grave de son\nneveu; le fait est qu'il était au désespoir. Dès le lendemain de sa\ndélivrance, suivie de la destitution et de l'exil du général Fabio\nConti, et de la haute faveur de la duchesse, Clélia avait pris refuge\nchez la comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort âgée, et\nuniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût pu voir Fabrice:\nmais quelqu'un qui eût connu ses engagements antérieurs, et qui l'eût\nvue agir maintenant, eût pu penser qu'avec les dangers de son amant\nson amour pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le\nplus souvent qu'il le pouvait décemment devant le palais Cantarini,\nmais encore il avait réussi, après des peines infinies, à louer un\npetit appartement vis-à-vis les fenêtres du premier étage. Une fois,\nClélia s'étant mise à la fenêtre à l'étourdie, pour voir passer une\nprocession, se retira à l'instant, et comme frappée de terreur; elle\navait aperçu Fabrice, vêtu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre,\nqui la regardait d'une des fenêtres de ce taudis qui avait des vitres\nde papier huilé, comme sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût bien\nvoulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de la disgrâce\nde son père, que la voix publique attribuait à la duchesse; mais il\nconnaissait trop une autre cause de cet éloignement, et rien ne pouvait\nle distraire de sa mélancolie.\n\nIl n'avait été sensible ni à son acquittement, ni à son installation\ndans de belles fonctions, les premières qu'il eût eues à remplir dans sa\nvie, ni à sa belle position dans le monde, ni enfin à la cour assidue\nque lui faisaient tous les ecclésiastiques et tous les dévots du\ndiocèse. Le charmant appartement qu'il avait au palais Sanseverina ne se\ntrouva plus suffisant. A son extrême plaisir, la duchesse fut obligée\nde lui céder tout le second étage de son palais et deux beaux salons\nau premier, lesquels étaient toujours remplis de personnages attendant\nl'instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future\nsuccession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait\nmaintenant des vertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes de son\ncaractère, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres\net nigauds.\n\nCe fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver\nparfaitement insensible à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux\ndans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée,\nqu'il n'avait été dans sa chambre de bois de la tour Farnèse, environné\nde hideux geôliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mère et\nsa soeur, la duchesse V***, qui vinrent à Parme pour le voir dans sa\ngloire, furent frappées de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo,\nmaintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondément\nalarmée qu'elle crut qu'à la tour Farnèse on lui avait fait prendre\nquelque poison lent. Malgré son extrême discrétion, elle crut devoir lui\nparler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que\npar des larmes.\n\nUne foule d'avantages, conséquence de sa brillante position, ne\nproduisaient chez lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son\nfrère, cette âme vaniteuse et gangrenée par le plus vil égoïsme, lui\nécrivit une lettre de congratulation presque officielle, et à cette\nlettre était joint un mandat de 50 000 francs, afin qu'il pût, disait le\nnouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom.\nFabrice envoya cette somme à sa soeur cadette, mal mariée.\n\nLe comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de\nla généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin\npar l'archevêque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement\navec le texte latin en regard; les gravures avaient été traduites par\nde superbes lithographies faites à Paris. La duchesse avait voulu\nqu'un beau portrait de Fabrice fût placé vis-à-vis celui de l'ancien\narchevêque. Cette traduction fut publiée comme étant l'ouvrage de\nFabrice pendant sa première détention. Mais tout était anéanti chez\nnotre héros, même la vanité si naturelle à l'homme; il ne daigna pas\nlire une seule page de cet ouvrage qui lui était attribué. Sa position\ndans le monde lui fit une obligation d'en présenter un exemplaire\nmagnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un dédommagement\npour la mort cruelle dont il avait été si près, et lui accorda les\ngrandes entrées de sa chambre, faveur qui donne l'excellence.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVI\n\n\nLes seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir\nde sa profonde tristesse, étaient ceux qu'il passait caché derrière\nun carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau\nde papier huilé à la fenêtre de son appartement vis-à-vis le palais\nContarini, où, comme on sait, Clélia s'était réfugiée; le petit nombre\nde fois qu'il l'avait vue depuis qu'il était sorti de la citadelle,\nil avait été profondément affligé d'un changement frappant, et qui\nlui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie\nde Clélia avait pris un caractère de noblesse et de sérieux vraiment\nremarquable; on eût dit qu'elle avait trente ans. Dans ce changement si\nextraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme résolution.\n«A chaque instant de la journée, se disait-il, elle se jure à elle-même\nd'être fidèle au voeu qu'elle a fait à la Madone, et de ne jamais me\nrevoir.»\n\nFabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Clélia; elle savait que\nson père, tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer à Parme\net reparaître à la cour (chose sans laquelle la vie était impossible\npour lui) que le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle\nécrivit à son père qu'elle désirait ce mariage. Le général était alors\nréfugié à Turin, et malade de chagrin. A la vérité, le contrecoup de\ncette grande résolution avait été de la vieillir de dix ans.\n\nElle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-à-vis\nle palais Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder\nqu'une fois; dès qu'elle apercevait un air de tête ou une tournure\nd'homme ressemblant un peu à la sienne, elle fermait les yeux à\nl'instant. Sa piété profonde et sa confiance dans le secours de la\nMadone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de\nne pas avoir d'estime pour son père: le caractère de son futur mari lui\nsemblait parfaitement plat et à la hauteur des façons de sentir du grand\nmonde; enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais revoir, et\nqui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui\nsemblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avait raison. Il\neût fallu, après son mariage, aller vivre à deux cents lieues de Parme.\n\nFabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien\ntoute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle\nétait découverte, était assurée de lui déplaire. Toutefois, poussé à\nbout par l'excès de sa mélancolie et par ces regards de Clélia qui\nconstamment se détournaient de lui, il osa essayer de gagner deux\ndomestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, à la tombée de la\nnuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se présenta à la\nporte du palais, où l'attendait l'un des domestiques gagnés par lui;\nil s'annonça comme arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des lettres\nde son père. Le domestique alla porter son message, et le fit monter\ndans une immense antichambre, au premier étage du palais. C'est en ce\nlieu que Fabrice passa peut-être le quart d'heure de sa vie le plus\nrempli d'anxiété. Si Clélia le repoussait, il n'y avait plus pour lui\nd'espoir de tranquillité. «Afin de couper court aux soins importuns dont\nm'accable ma nouvelle dignité, j'ôterai à l'Eglise un mauvais prêtre,\net, sous un nom supposé, j'irai me réfugier dans quelque chartreuse.»\nEnfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti était\ndisposée à le recevoir. Le courage manqua tout à fait à notre héros; il\nfut sur le point de tomber de peur en montant l'escalier du second étage.\n\nClélia était assise devant une petite table qui portait une seule\nbougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son déguisement, qu'elle\nprit la fuite et alla se cacher au fond du salon.\n\n--Voilà comment vous êtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en\nse cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque\nmon père fut sur le point de périr par suite du poison, je fis voeu à\nla Madone de ne jamais vous voir. Je n'ai manqué à ce voeu que ce jour,\nle plus malheureux de ma vie, où je crus en conscience devoir vous\nsoustraire à la mort. C'est déjà beaucoup que, par une interprétation\nforcée et sans doute criminelle, je consente à vous entendre.\n\nCette dernière phrase étonna tellement Fabrice, qu'il lui fallut\nquelques secondes pour s'en réjouir. Il s'était attendu à la plus vive\ncolère, et à voir Clélia enfuir; enfin la présence d'esprit lui revint\net il éteignit la bougie unique. Quoiqu'il crût avoir bien compris les\nordres de Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le fond du\nsalon où elle s'était réfugiée derrière un canapé; il ne savait s'il ne\nl'offenserait pas en lui baisant la main; elle était toute tremblante\nd'amour, et se jeta dans ses bras.\n\n--Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps à venir! Je\nne puis te parler qu'un instant car c'est sans doute un grand péché; et\nlorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi\npromettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec\ntant de barbarie l'idée de vengeance qu'a eue mon pauvre père? car\nenfin c'est lui d'abord qui a été presque empoisonné pour faciliter\nta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant\nexposé ma bonne renommée afin de te sauver? Et d'ailleurs te voilà tout\nà fait lié aux ordres sacrés; tu ne pourrais plus m'épouser quand même\nje trouverais un moyen d'éloigner cet odieux marquis. Et puis comment\nas-tu osé, le soir de la procession, prétendre me voir en plein jour, et\nvioler ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que j'ai\nfaite à la Madone?\n\nFabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.\n\nUn entretien qui commençait avec cette quantité de choses à se dire ne\ndevait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte vérité sur\nl'exil de son père; la duchesse ne s'en était mêlée en aucune sorte, par\nla grande raison qu'elle n'avait pas cru un seul instant que l'idée du\npoison appartînt au général Conti; elle avait toujours pensé que c'était\nun trait d'esprit de la faction Raversi, qui voulait chasser le comte\nMosca. Cette vérité historique longuement développée rendit Clélia fort\nheureuse; elle était désolée de devoir haïr quelqu'un qui appartenait à\nFabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d'un oeil jaloux.\n\nLe bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.\n\nL'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse\ndans la parfaite honnêteté de son coeur, il osa se faire présenter à la\nduchesse. Après lui avoir demandé sa parole de ne point abuser de la\nconfiance qu'il allait lui faire, il avoua que son frère, abusé par un\nfaux point d'honneur, et qui s'était cru bravé et perdu dans l'opinion\npar la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.\n\nDon Cesare n'avait pas parlé deux minutes, que son procès était gagné:\nsa vertu parfaite avait touché la duchesse, qui n'était point accoutumée\nà un tel spectacle. Il lui plut comme nouveauté.\n\n--Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et\nje vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le\ngénéral soit reçu comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai à dîner;\nêtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements,\net le général ne devra point se hâter de demander sa place de gouverneur\nde la citadelle. Mais vous savez que j'ai de l'amitié pour le marquis,\net je ne conserverai point de rancune contre son beau-père.\n\nArmé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu'elle tenait en\nses mains la vie de son père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois\nil n'avait paru à aucune cour.\n\nClélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans\nun village près de Turin; car il s'était figuré que la cour de Parme\ndemandait son extradition à celle de Turin, pour le mettre en jugement.\nElle le trouva malade et presque fou. Le soir même elle écrivit à\nFabrice une lettre d'éternelle rupture. En recevant cette lettre,\nFabrice, qui développait un caractère tout à fait semblable à celui de\nsa maîtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situé\ndans les montagnes à dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait une lettre\nde dix pages: elle lui avait juré jadis de ne jamais épouser le marquis\nsans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le\nlui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de\nl'amitié la plus pure.\n\nEn recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amitié l'irrita,\nClélia fixa elle-même le jour de son mariage, dont les fêtes vinrent\nencore augmenter l'éclat dont brilla cet hiver la cour de Parme.\n\nRanuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux,\net il espérait fixer la duchesse à sa cour: il pria sa mère d'accepter\nune somme fort considérable, et de donner des fêtes. La grande maîtresse\nsut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les\nfêtes de Parme, cet hiver-là, rappelèrent les beaux jours de la cour de\nMilan et de cet aimable prince Eugène, vice-roi d'Italie, dont la bonté\nlaisse un si long souvenir.\n\nLes devoirs du coadjuteur l'avaient rappelé à Parme mais il déclara\nque, par des motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit\nappartement que son protecteur, monseigneur Landriani, l'avait forcé\nde prendre à l'archevêché; et il alla s'y enfermer, suivi d'un seul\ndomestique. Ainsi il n'assista à aucune des fêtes si brillantes de la\ncour, ce qui lui valut à Parme et dans son futur diocèse une immense\nréputation de sainteté. Par un effet inattendu de cette retraite\nqu'inspirait seule à Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le\nbon archevêque Landriani, qui l'avait toujours aimé, et qui, dans le\nfait, avait eu l'idée de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu\nde jalousie. L'archevêque croyait avec raison devoir aller à toutes les\nfêtes de la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces occasions,\nil portait son costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose près,\nest le même que celui qu'on lui voyait dans le choeur de sa cathédrale.\nLes centaines de domestiques réunis dans l'antichambre en colonnade du\npalais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bénédiction à\nmonseigneur, qui voulait bien s'arrêter et la leur donner. Ce fut dans\nun de ces moments de silence solennel que monseigneur Landriani entendit\nune voix qui disait:\n\n--Notre archevêque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa\nchambre!\n\nDe ce moment prit fin à l'archevêché l'immense faveur dont Fabrice y\navait joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette\nconduite, qui n'avait été inspirée que par le désespoir où le plongeait\nle mariage de Clélia, passa pour l'effet d'une piété simple et sublime,\net les dévotes lisaient, comme un livre d'édification, la traduction\nde la généalogie de sa famille, où perçait la vanité la plus folle.\nLes libraires firent une édition lithographiée de son portrait, qui\nfut enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le\ngraveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice\nplusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des\névêques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prétendre. L'archevêque\nvit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit\nappeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des\ntermes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut\naucun effort à faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme\nl'eût fait Fénelon en pareille occurrence; il écouta l'archevêque avec\ntoute l'humilité et tout le respect possibles; et, lorsque ce prélat\neut cessé de parler, il lui raconta toute l'histoire de la traduction\nde cette généalogie faite par les ordres du comte Mosca, à l'époque de\nsa première prison. Elle avait été publiée dans des fins mondaines,\net qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de\nson état. Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger à\nla seconde édition, comme à la première; et le libraire lui ayant\nadressé à l'archevêché, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires\nde cette seconde édition, il avait envoyé son domestique en acheter\nun vingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se\nvendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement des\nvingt-quatre exemplaires.\n\nToutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un\nhomme qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu'à\nl'égarement la colère de l'archevêque; il alla jusqu'à accuser Fabrice\nd'hypocrisie.\n\n«Voilà ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, même quand\nils ont de l'esprit!»\n\nIl avait alors un souci plus sérieux; c'étaient les lettres de sa tante,\nqui exigeait absolument qu'il vînt reprendre son appartement au palais\nSanseverina, ou que du moins il vînt la voir quelquefois. Là Fabrice\nétait certain d'entendre parler des fêtes splendides données par le\nmarquis Crescenzi à l'occasion de son mariage: or, c'est ce qu'il\nn'était pas sûr de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.\n\nLorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers\nque Fabrice s'était voué au silence le plus complet, après avoir ordonné\nà son domestique et aux gens de l'archevêché avec lesquels il avait des\nrapports de ne jamais lui adresser la parole.\n\nMonsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit\nappeler Fabrice beaucoup plus souvent qu'à l'ordinaire, et voulut\navoir avec lui de fort longues conversations; il l'obligea même à des\nconférences avec certains chanoines de campagne, qui prétendaient que\nl'archevêché avait agi contre leurs privilèges. Fabrice prit toutes\nces choses avec l'indifférence parfaite d'un homme qui a d'autres\npensées. «Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je\nsouffrirais moins dans les rochers de Velleja.»\n\nIl alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant.\nElle le trouva tellement changé, ses yeux, encore agrandis par\nl'extrême maigreur, avaient tellement l'air de lui sortir de la tête,\net lui-même avait une apparence tellement chétive et malheureuse, avec\nson petit habit noir et râpé de simple prêtre, qu'à ce premier abord la\nduchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant après,\nlorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence de ce\nbeau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des\nsentiments presque égaux en véhémence à ceux de l'archevêque, quoique\nplus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de\ncertains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes\ndonnées par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas; mais ses\nyeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore\nplus pâle qu'il ne l'était, ce qui d'abord eût semblé impossible. Dans\nces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.\n\nLe comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait\nincroyable, le guérit enfin tout à fait de la jalousie que jamais\nFabrice n'avait cessé de lui inspirer. Cet homme habile employa les\ntournures les plus délicates et les plus ingénieuses pour chercher à\nredonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses de ce monde. Le\ncomte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amitié;\ncette amitié, n'étant plus contrebalancée par la jalousie, devint en ce\nmoment presque dévouée. «En effet, il a bien acheté sa belle fortune»,\nse disait-il, en récapitulant ses malheurs. Sous prétexte de lui faire\nvoir le tableau du Parmesan que le prince avait envoyé à la duchesse, le\ncomte prit à part Fabrice:\n\n--Ah çà! mon ami, parlons en hommes: puis-je vous être bon à quelque\nchose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin\nl'argent peut-il vous être utile, le pouvoir peut-il vous servir?\nParlez, je suis à vos ordres; si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi.\n\nFabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.\n\n--Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui\ndit le comte en revenant au ton léger de la conversation; vous vous\nménagez un avenir fort agréable, le prince vous respecte, le peuple\nvous vénère, votre petit habit noir râpé fait passer de mauvaises nuits\nà monsignore Landriani. J'ai quelque habitude des affaires, et je puis\nvous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner\nce que je vois. Votre premier pas dans le monde à vingt-cinq ans vous\nfait atteindre à la perfection. On parle beaucoup de vous à la cour; et\nsavez-vous à quoi vous devez cette distinction unique à votre âge? au\npetit habit noir râpé. La duchesse et moi nous disposons, comme vous\nle savez, de l'ancienne maison de Pétrarque sur cette belle colline au\nmilieu de la forêt, aux environs du Pô: si jamais vous êtes las des\npetits mauvais procédés de l'envie, j'ai pensé que vous pourriez être le\nsuccesseur de Pétrarque, dont le renom augmentera le vôtre.\n\nLe comte se mettait l'esprit à la torture pour faire naître un sourire\nsur cette figure d'anachorète, mais il n'y put parvenir. Ce qui rendait\nle changement plus frappant, c'est qu'avant ces derniers temps, si la\nfigure de Fabrice avait un défaut, c'était de présenter quelquefois,\nhors de propos, l'expression de la volupté et de la gaieté.\n\nLe comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état de\nretraite, il y aurait peut-être de l'affectation à ne pas paraître à la\ncour le samedi suivant, c'était le jour de naissance de la princesse.\nCe mot fut un coup de poignard pour Fabrice. «Grand Dieu! pensa-t-il,\nque suis-je venu faire dans ce palais!» Il ne pouvait penser sans\nfrémir à la rencontre qu'il pouvait faire à la cour. Cette idée absorba\ntoutes les autres; il pensa que l'unique ressource qui lui restât était\nd'arriver au palais au moment précis où l'on ouvrirait les portes des\nsalons.\n\nEn effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés\nà la soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la\ndistinction possible. Les yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule,\net, à l'instant où elle marqua la vingtième minute de sa présence dans\nce salon, il se levait pour prendre congé, lorsque le prince entra chez\nsa mère. Après lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se\nrapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint éclater\nà ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande maîtresse\nsavait si bien ménager: le chambellan de service lui courut après pour\nlui dire qu'il avait été désigné pour faire le whist du prince. A Parme,\nc'est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur\noccupait dans le monde. Faire le whist était un honneur marqué même pour\nl'archevêque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le\ncoeur, et quoique ennemi mortel de toute scène publique, il fut sur le\npoint d'aller lui dire qu'il avait été saisi d'un étourdissement subit;\nmais il pensa qu'il serait en butte à des questions et à des compliments\nde condoléance, plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-là il avait\nhorreur de parler.\n\nHeureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombre des\ngrands personnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce\nmoine, fort savant, digne émule des Fontana et des Duvoisin, s'était\nplacé dans un coin reculé du salon: Fabrice prit poste debout devant\nlui de façon à ne point apercevoir la porte d'entrée, et lui parla\nthéologie. Mais il ne put faire que son oreille n'entendît pas annoncer\nM. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente,\néprouva un violent mouvement de colère.\n\n--Si j'étais Borso Valserra, se dit-il (c'était un des généraux du\npremier Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, précisément avec\nce petit poignard à manche d'ivoire que Clélia me donna ce jour heureux,\net je lui apprendrais s'il doit avoir l'insolence de se présenter avec\ncette marquise dans un lieu où je suis!\n\nSa physionomie changea tellement, que le général des frères mineurs lui\ndit:\n\n--Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?\n\n--J'ai un mal à la tête fou... ces lumières me font mal... et je ne\nreste que parce que j'ai été nommé pour la partie de whist du prince.\n\nA ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois, fut\ntellement déconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit à\nsaluer Fabrice, lequel, de son côté, bien autrement troublé que le\ngénéral des mineurs, se prit à parler avec une volubilité étrange; il\nentendait qu'il se faisait un grand silence derrière lui et ne voulait\npas regarder. Tout à coup un archet frappa un pupitre; on joua une\nritournelle, et la célèbre Mme P... chanta cet air de Cimarosa autrefois\nsi célèbre:\n\nQuelle pupille tenere!\n\nFabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère\ns'évanouit, et il éprouva un besoin extrême de répandre des larmes.\n«Grand Dieu! se dit-il, quelle scène ridicule! et avec mon habit\nencore!» Il crut plus sage de parler de lui.\n\n--Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir,\ndit-il au général des frères mineurs, finissent par des accès de larmes\nqui pourraient donner pâture à la médisance dans un homme de notre état;\nainsi je prie Votre Révérence Illustrissime de permettre que je pleure\nen la regardant, et de n'y pas faire autrement attention.\n\n--Notre père provincial de Catanzara est atteint de la même incommodité,\ndit le général des mineurs.\n\nEt il commença à voix basse une histoire infinie.\n\nLe ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du\nsoir de ce père provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas\narrivé depuis longtemps; mais bientôt il cessa d'écouter le général des\nmineurs. Mme P... chantait, avec un talent divin, un air de Pergolèse\n(la princesse aimait la musique surannée). Il se fit un petit bruit à\ntrois pas de Fabrice; pour la première fois de la soirée il détourna les\nyeux. Le fauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le\nparquet était occupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis\nde larmes rencontrèrent en plein ceux de Fabrice, qui n'étaient guère\nen meilleur état. La marquise baissa la tête; Fabrice continua à la\nregarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette tête\nchargée de diamants; mais son regard exprimait la colère et le dédain.\nPuis, se disant: «Et mes yeux ne te regarderont jamais», il se retourna\nvers son père général, et lui dit:\n\n--Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.\n\nEn effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure.\nPar bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c'est\nl'usage en Italie, vint à son secours et l'aida à sécher ses larmes.\n\nIl tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi;\nmais Mme P... chanta de nouveau, et l'âme de Fabrice, soulagée par les\nlarmes, arriva à un état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous\nun nouveau jour. «Est-ce que je prétends, se dit-il, pouvoir l'oublier\nentièrement dès les premiers moments? cela me serait-il possible?» Il\narriva à cette idée: «Puis-je être plus malheureux que je ne le suis\ndepuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi\nrésister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments, elle est\nlégère: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui\nrefuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase,\ntandis que je suis obligé de faire effort sur moi-même pour regarder les\nfemmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me\nlaisser ravir? ce sera du moins un moment de répit.»\n\nFabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune expérience\ndes passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d'un moment, auquel\nil allait céder, rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis\ndeux mois pour oublier Clélia.\n\nCette pauvre femme n'était venue à cette fête que forcée par son mari;\nelle voulait du moins se retirer après une demi-heure, sous prétexte de\nsanté, mais le marquis lui déclara que, faire avancer sa voiture pour\npartir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose\ntout à fait hors d'usage, et qui pourrait même être interprétée comme\nune critique indirecte de la fête donnée par la princesse.\n\n--En ma qualité de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me\ntenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu'à ce que tout le\nmonde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres à\ndonner aux gens, ils sont si négligents! Et voulez-vous qu'un simple\nécuyer de la princesse usurpe cet honneur?\n\nClélia se résigna; elle n'avait pas vu Fabrice, elle espérait encore\nqu'il ne serait pas venu à cette fête. Mais au moment où le concert\nallait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s'asseoir,\nClélia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les\nmeilleures places auprès de la princesse, et fut obligée de venir\nchercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin reculé\noù Fabrice s'était réfugié. En arrivant à son fauteuil, le costume\nsingulier en un tel lieu du général des frères mineurs arrêta ses yeux,\net d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince et revêtu d'un simple\nhabit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret\narrêtait ses yeux sur cet homme. «Tout le monde ici a des uniformes ou\ndes habits richement brodés: quel peut être ce jeune homme en habit\nnoir si simple?» Elle le regardait profondément attentive, lorsqu'une\ndame, en venant se placer, fit faire un mouvement à son fauteuil.\nFabrice tourna la tête: elle ne le reconnut pas, tant il était changé.\nD'abord elle se dit: «Voilà quelqu'un qui lui ressemble, ce sera son\nfrère aîné; mais je ne le croyais que de quelques années plus âgé que\nlui, et celui-ci est un homme de quarante ans.» Tout à coup elle le\nreconnut à un mouvement de la bouche. «Le malheureux, qu'il a souffert!»\nse dit-elle; et elle baissa la tête accablée par la douleur, et non\npour être fidèle à son voeu. Son coeur était bouleversé par la pitié.\n«Qu'il était loin d'avoir cet air après neuf mois de prison!» Elle ne le\nregarda plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle\nvoyait tous ses mouvements.\n\nAprès le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du\nprince, placée à quelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut\nainsi fort loin d'elle.\n\nMais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée\naussi loin du trône; toute la soirée il avait été occupé à persuader à\nune dame assise à trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui\navait des obligations d'argent, qu'elle ferait bien de changer de place\navec la marquise. La pauvre femme résistant, comme il était naturel, il\nalla chercher le mari débiteur, qui fit entendre à sa moitié la triste\nvoix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer\nl'échange, il alla chercher sa femme.\n\n--Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi\nles yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout\nétonnées de se trouver ici, et que tout le monde est étonné d'y voir.\nCette folle de grande maîtresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle\nde retarder les progrès du jacobinisme! Songez que votre mari occupe\nla première place mâle de la cour de la princesse; et quand même les\nrépublicains parviendraient à supprimer la cour et même la noblesse,\nvotre mari serait encore l'homme le plus riche de cet Etat. C'est là une\nidée que vous ne vous mettez point assez dans la tête.\n\nLe fauteuil où le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'était\nqu'à six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en\nprofil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l'air\ntellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui\nautrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu'elle\nfinit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice était tout à fait\nchangé; il l'avait oubliée; s'il était tellement maigri, c'était l'effet\ndes jeûnes sévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée\ndans cette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nom\ndu coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause de\nl'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si jeune, être admis au\njeu du prince! On admirait l'indifférence polie et les airs de hauteur\navec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son Altesse.\n\n--Mais cela est incroyable, s'écriaient de vieux courtisans; la faveur\nde sa tante lui tourne tout à fait la tête... mais, grâce au ciel,\ncela ne durera pas; notre souverain n'aime pas que l'on prenne de ces\npetits airs de supériorité. La duchesse s'approcha du prince; les\ncourtisans qui se tenaient à distance fort respectueuse de la table de\njeu, de façon à ne pouvoir entendre de la conversation du prince que\nquelques mots au hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup.\n«Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs\nd'indifférence.» Fabrice venait d'entendre la voix de Clélia, elle\nrépondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait\nadressé la parole à la femme de son chevalier d'honneur. Arriva le\nmoment où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva\nprécisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de\nla contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui, perdait\ntout à fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait à\nson voeu: dans son désir de deviner ce qui se passait dans le coeur de\nFabrice, elle fixait les yeux sur lui.\n\nLe jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la\nsalle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout\nprès de Clélia; il était encore très résolu, mais il vint à reconnaître\nun parfum très faible qu'elle mettait dans ses robes; cette sensation\nrenversa tout ce qu'il s'était promis. Il s'approcha d'elle et prononça\nà demi-voix et comme se parlant à soi-même, deux vers de ce sonnet de\nPétrarque, qu'il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir\nde soie:\n\n--Quel n'était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux,\net maintenant que mon sort est changé!\n\n«Non, il ne m'a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport de joie.\nCette belle âme n'est point inconstante!»\n\n Non, vous ne me verrez jamais changer,\n Beaux yeux qui m'avez appris à aimer.\n\nClélia osa se répéter à elle-même ces deux vers de Pétrarque.\n\nLa princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l'avait\nsuivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de\nréception. Dès que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut\npartir à la fois; il y eut un désordre complet dans les antichambres;\nClélia se trouva tout près de Fabrice; le profond malheur peint dans ses\ntraits lui fit pitié.\n\n--Oublions le passé, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d'amitié.\n\nEn disant ces mots, elle plaçait son éventail de façon à ce qu'il pût le\nprendre.\n\nTout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme;\ndès le lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint\nprendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L'archevêque\ndit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l'admettant\nà son jeu avait fait perdre entièrement la tête à ce nouveau saint: la\nduchesse vit qu'il était d'accord avec Clélia. Cette pensée, venant\nredoubler le malheur que donnait le souvenir d'une promesse fatale,\nacheva de la déterminer à faire une absence. On admira sa folie. Quoi!\ns'éloigner de la cour au moment où la faveur dont elle était l'objet\nparaissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il\nvoyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice et la duchesse,\ndisait à son amie:\n\n--Ce nouveau prince est la vertu incarnée, mais je l'ai appelé cet\nenfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen de me remettre\nexcellemment bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait\nde grâces et de respects, après quoi je suis malade et je demande mon\ncongé. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assurée.\nMais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de\nchanger le titre sublime de duchesse contre un autre bien inférieur?\nPour m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un désordre\ninextricable; j'avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers\nministères, je les ai fait mettre à la pension depuis deux mois, parce\nqu'ils lisent les journaux français; et je les ai remplacés par des\nnigauds incroyables.\n\n«Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que,\nmalgré l'horreur qu'il a pour le caractère de Rassi, je ne doute pas\nqu'il ne soit obligé de le rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du\ntyran qui dispose de mon sort, pour écrire une lettre de tendre amitié à\nmon ami Rassi, et lui dire que j'ai tout lieu d'espérer que bientôt on\nrendra justice à son mérite 8.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVII\n\n\nCette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice\nau palais Sanseverina; la duchesse était encore sous le coup de la joie\nqui éclatait dans toutes les actions de Fabrice. «Ainsi, se disait-elle,\ncette petite dévote m'a trompée! Elle n'a pas su résister à son amant\nseulement pendant trois mois.»\n\nLa certitude d'un dénouement heureux avait donné à cet être si\npusillanime, le jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque\nconnaissance des préparatifs de départ que l'on faisait au palais\nSanseverina; et son valet de chambre français, qui croyait peu à la\nvertu des grandes dames, lui donna du courage à l'égard de la duchesse.\nErnest V se permit une démarche qui fut sévèrement blâmée par la\nprincesse et par tous les gens sensés de la cour; le peuple y vit le\nsceau de la faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint\nla voir dans son palais.\n\n--Vous partez, lui dit-il d'un ton sérieux qui parut odieux à la\nduchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer à vos serments!\nEt pourtant, si j'eusse tardé dix minutes à vous accorder la grâce de\nFabrice, il était mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos\nserments je n'eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais!\nVous n'avez donc pas d'honneur!\n\n--Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu\nd'espace égal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'écouler?\nVotre gloire comme souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme\nhomme aimable, ne se sont jamais élevés à ce point. Voici le traité que\nje vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre\nmaîtresse pour un instant fugitif, et en vertu d'un serment extorqué\npar la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie à faire\nvotre félicité, je serai toujours ce que j'ai été depuis quatre mois, et\npeut-être l'amour viendra-t-il couronner l'amitié. Je ne jurerais pas du\ncontraire.\n\n--Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plus\nencore, régnez à la fois sur moi et sur mes Etats, soyez mon premier\nministre; je vous offre un mariage tel qu'il est permis par les tristes\nconvenances de mon rang; nous en avons un exemple près de nous: le roi\nde Naples vient d'épouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce\nque je puis faire, un mariage du même genre. Je vais ajouter une idée de\ntriste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que\nj'ai réfléchi à tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je\nm'impose d'être le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de\nmon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bénis\nces désagréments fort réels, puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de\nvous prouver mon estime et ma passion.\n\nLa duchesse n'hésita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le\ncomte lui semblait parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un\nhomme qu'on pût lui préférer. D'ailleurs elle régnait sur le comte,\net le prince, dominé par les exigences de son rang, eût plus ou moins\nrégné sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des\nmaîtresses; la différence d'âge semblerait, dans peu d'années, lui en\ndonner le droit.\n\nDès le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait décidé de\ntout; toutefois la duchesse, qui voulait être charmante, demanda la\npermission de réfléchir.\n\nIl serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque\ntendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut\nenvelopper son refus. Le prince se mit en colère; il voyait tout son\nbonheur lui échapper. Que devenir après que la duchesse aurait quitté\nsa cour? D'ailleurs, quelle humiliation d'être refusé! «Enfin qu'est-ce\nque va me dire mon valet de chambre français quand je lui conterai ma\ndéfaite?»\n\nLa duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu à peu la\nnégociation à ses véritables termes.\n\n--Si Votre Altesse daigne consentir à ne point presser l'effet d'une\npromesse fatale, et horrible à mes yeux, comme me faisant encourir\nmon propre mépris, je passerai ma vie à sa cour, et cette cour sera\ntoujours ce qu'elle a été cet hiver; tous mes instants seront consacrés\nà contribuer à son bonheur comme homme, et à sa gloire comme souverain.\nSi elle exige que j'obéisse à mon serment, elle aura flétri le reste de\nma vie, et à l'instant elle me verra quitter ses Etats pour n'y jamais\nrentrer. Le jour où j'aurai perdu l'honneur sera aussi le dernier jour\noù je vous verrai.\n\nMais le prince était obstiné comme les êtres pusillanimes; d'ailleurs\nson orgueil d'homme et de souverain était irrité du refus de sa main; il\npensait à toutes les difficultés qu'il eût eues à surmonter pour faire\naccepter ce mariage, et que pourtant il s'était résolu à vaincre.\n\nDurant trois heures on se répéta de part et d'autre les mêmes arguments,\nsouvent mêlés de mots fort vifs. Le prince s'écria:\n\n--Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur?\nSi j'eusse hésité aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti\ndonnait du poison à Fabrice, vous seriez occupée aujourd'hui à lui\nélever un tombeau dans une des églises de Parme.\n\n--Non pas à Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.\n\n--Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et\nvous emporterez mon mépris.\n\nComme il s'en allait, la duchesse lui dit à voix basse:\n\n--Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict\nincognito, et vous ferez un marché de dupe. Vous m'aurez vue pour la\ndernière fois, et j'eusse consacré ma vie à vous rendre aussi heureux\nqu'un prince absolu peut l'être dans ce siècle de jacobins. Et songez à\nce que sera votre cour quand je n'y serai plus pour la tirer par force\nde sa platitude et de sa méchanceté naturelles.\n\n--De votre côté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la\ncouronne, car vous n'eussiez point été une princesse vulgaire, épousée\npar politique, et qu'on n'aime point; mon coeur est tout à vous, et vous\nvous fussiez vue à jamais la maîtresse absolue de mes actions comme de\nmon gouvernement.\n\n--Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit de me mépriser comme\nune vile intrigante.\n\n--Eh bien! j'eusse exilé la princesse avec une pension.\n\nIl y eut encore trois quarts d'heure de répliques incisives. Le prince,\nqui avait l'âme délicate, ne pouvait se résoudre ni à user de son droit,\nni à laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu'après le premier\nmoment obtenu, n'importe comment, les femmes reviennent.\n\nChassé par la duchesse indignée, il osa reparaître tout tremblant et\nfort malheureux à dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie,\nla duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au\ncomte dès qu'elle fut hors des Etats du prince:\n\nLe sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'être gaie pendant un mois.\nJe ne verrai plus Fabrice; je vous attends à Bologne, et quand vous\nvoudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose,\nne me forcez jamais à reparaître dans le pays que je quitte, et songez\ntoujours qu'au lieu de 150 000 livres de rentes, vous allez en avoir\n30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche béante,\net vous ne serez plus considéré qu'autant que vous voudrez bien vous\nabaisser à comprendre toutes leurs petites idées. Tu l'as voulu, George\nDandin!\n\nHuit jours après, le mariage se célébrait à Pérouse dans une église où\nles ancêtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir.\nLa duchesse avait reçu de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas\nmanqué de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non décachetées.\nErnest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donné le grand\ncordon de son ordre à Fabrice.\n\n--C'est là surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes\nséparés, disait le comte à la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les\nmeilleurs amis du monde; il m'a donné un grand cordon espagnol, et des\ndiamants qui valent bien le grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait\nduc, s'il ne voulait se réserver ce moyen pour vous rappeler dans ses\nEtats. Je suis donc chargé de vous déclarer, belle mission pour un mari,\nque si vous daignez revenir à Parme, ne fût-ce que pour un mois, je\nserai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une belle\nterre.\n\nC'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.\n\nAprès la scène qui s'était passée au bal de la cour, et qui semblait\nassez décisive, Clélia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle\navait semblé partager un instant; les remords les plus violents\ns'étaient emparés de cette âme vertueuse et croyante. C'est ce que\nFabrice comprenait fort bien, et malgré toutes les espérances qu'il\ncherchait à se donner, un sombre malheur ne s'en était pas moins emparé\nde son âme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans\nla retraite, comme à l'époque du mariage de Clélia.\n\nLe comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se\npassait à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce qu'il\nlui devait, s'était promis de remplir cette mission en honnête homme.\n\nAinsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'eût\nle projet de revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu'il n'en\navait jamais eu. Les prévisions du comte ne tardèrent pas à se vérifier:\nmoins de six semaines après son départ, Rassi était premier ministre;\nFabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait\npresque vidées, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces\ngens-là au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il était fou d'amour\net haïssait surtout le comte Mosca comme un rival.\n\nFabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé de\nsoixante-douze ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne\nsortant presque plus de son palais, c'était au coadjuteur à s'acquitter\nde presque toutes ses fonctions.\n\nLa marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur\nde sa conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux\nregards de Fabrice. Prenant prétexte de la fin d'une première grossesse,\nelle s'était donné pour prison son propre palais; mais ce palais avait\nun immense jardin. Fabrice sut y pénétrer et plaça dans l'allée que\nClélia affectionnait le plus des fleurs arrangées en bouquets, et\ndisposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle\nlui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa\nprison à la tour Farnèse.\n\nLa marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvements de son\nâme étaient dirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion.\nDurant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois\ndans le jardin de son palais; elle se faisait même scrupule d'y jeter un\nregard.\n\nFabrice commençait à croire qu'il était séparé d'elle pour toujours,\net le désespoir commençait aussi à s'emparer de son âme. Le monde\noù il passait sa vie lui déplaisait mortellement, et s'il n'eût été\nintimement persuadé que le comte ne pouvait trouver la paix de l'âme\nhors du ministère, il se fût mis en retraite dans son petit appartement\nde l'archevêché. Il lui eût été doux de vivre tout à ses pensées, et\nde n'entendre plus la voix humaine que dans l'exercice officiel de ses\nfonctions.\n\n«Mais, se disait-il, dans l'intérêt du comte et de la comtesse Mosca,\npersonne ne peut me remplacer.»\n\nLe prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait\nau premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande\npartie à lui-même. L'extrême réserve qui, chez Fabrice, provenait d'une\nindifférence allant jusqu'au dégoût pour toutes les affectations ou\nles petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqué\nla vanité du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant\nd'esprit que sa tante. L'âme candide du prince s'apercevait à demi\nd'une vérité: c'est que personne n'approchait de lui avec les mêmes\ndispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même au\nvulgaire des courtisans, c'est que la considération obtenue par Fabrice\nn'était point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait même sur\nles égards que le souverain montrait à l'archevêque. Fabrice écrivait\nau comte que si jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir\ndu gâchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres\nde même force avaient jeté ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal\nnaturel par lequel il ferait une démarche, sans trop compromettre son\namour-propre.\n\nSans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à la comtesse\nMosca, appliqué par un homme de génie à une auguste personne, l'auguste\npersonne se serait déjà écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous\nces va-nu-pieds. Dès aujourd'hui, si la femme de l'homme de génie\ndaignait faire une démarche, si peu significative qu'elle fût, on\nrappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien\nplus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit mûr. Du reste,\non s'ennuie à ravir dans les salons de la princesse, on n'y a pour\nse divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est\ndevenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sévères pour\nque toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse\nn'ose plusse présenter aux soirées de la princesse (ce sont les termes\ndu rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d'entrer le matin\ndans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain\nlorsqu'il se rend à la messe, continueront à jouir de ce privilège; mais\nles nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi\nl'on a dit qu'on voit bien que Rassi est sans quartier.\n\nOn pense que de telles lettres n'étaient point confiées à la poste. La\ncomtesse Mosca répondait de Naples:\n\nNous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les\ndimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est\nenchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient\nde faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui\ncoûtent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir.\nVoici plus de vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cette\nsommation.\n\nFabrice n'avait garde d'obéir: la simple lettre qu'il écrivait tous\nles jours au comte ou à la comtesse lui semblait une corvée presque\ninsupportable. On lui pardonnera quand on saura qu'une année entière\nse passa ainsi, sans qu'il pût adresser une parole à la marquise.\nToutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient été\nrepoussées avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie,\nFabrice gardait partout, excepté dans l'exercice de ses fonctions et à\nla cour, joint à la pureté parfaite de ses moeurs, l'avait mis dans une\nvénération si extraordinaire qu'il se décida enfin à obéir aux conseils\nde sa tante.\n\nLe prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu'il\nfaut t'attendre bientôt à une disgrâce; il te prodiguera les marques\nd'inattention, et les mépris atroces des courtisans suivront les siens.\nCes petits despotes, si honnêtes qu'ils soient, sont changeants comme\nla mode et par la même raison: l'ennui. Tu ne peux trouver de forces\ncontre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si\nbien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras\ndes hérésies dans les commencements; mais paye un théologien savant et\ndiscret qui assistera à tes sermons, et t'avertira de tes fautes, tu les\nrépareras le lendemain.\n\nLe genre de malheur que porte dans l'âme un amour contrarié, fait\nque toute chose demandant de l'attention et de l'action devient une\natroce corvée. Mais Fabrice se dit que son crédit sur le peuple, s'il\nen acquérait, pourrait un jour être utile à sa tante et au comte,\npour lequel sa vénération augmentait tous les jours, à mesure que les\naffaires lui apprenaient à connaître la méchanceté des hommes. Il se\ndétermina à prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit\nrâpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de\ntristesse profonde, qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de\nla haute faveur dont il jouissait à la cour, enleva tous les coeurs de\nfemme. Elles inventèrent qu'il avait été un des plus braves capitaines\nde l'armée de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de doute. On\nfaisait garder des places dans les églises où il devait prêcher; les\npauvres s'y établissaient par spéculation dès cinq heures du matin.\n\nLe succès fut tel que Fabrice eut enfin l'idée qui changea tout dans\nson âme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi\npourrait bien un jour venir assister à l'un de ses sermons. Tout à coup\nle public ravi s'aperçut que son talent redoublait; il se permettait,\nquand il était ému, des images dont la hardiesse eût fait frémir les\norateurs les plus exercés; quelquefois, s'oubliant soi-même, il se\nlivrait à des moments d'inspiration passionnée, et tout l'auditoire\nfondait en larmes. Mais c'était en vain que son oeil aggrottato cherchait\nparmi tant de figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût\nété pour lui un si grand événement.\n\n«Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou\nje resterai absolument court.» Pour parer à ce dernier inconvénient, il\navait composé une sorte de prière tendre et passionnée qu'il plaçait\ntoujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se\nmettre à lire ce morceau, si jamais la présence de la marquise venait le\nmettre hors d'état de trouver un mot.\n\nIl apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa\nsolde, que des ordres avaient été donnés afin que l'on préparât pour\nle lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand théâtre. Il y avait\nune année que la marquise n'avait paru à aucun spectacle, et c'était un\nténor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la\nfaisait déroger à ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une\njoie extrême. «Enfin je pourrai la voir toute une soirée! On dit qu'elle\nest bien pâle.» Et il cherchait à se figurer ce que pouvait être cette\ntête charmante, avec des couleurs à demi effacées par les combats de\nl'âme.\n\nSon ami Ludovic, tout consterné de ce qu'il appelait la folie de son\nmaître, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrième\nrang, presque en face de celle de la marquise. Une idée se présenta à\nFabrice: «J'espère lui donner l'idée de venir au sermon, et je choisirai\nune église fort petite, afin d'être en état de la bien voir.» Fabrice\nprêchait ordinairement à trois heures. Dès le matin du jour où la\nmarquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu'un devoir de son\nétat le retenant à l'archevêché pendant toute la journée, il prêcherait\npar extraordinaire à huit heures et demie du soir, dans la petite\néglise de Sainte-Marie de la Visitation, située précisément en face\nd'une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta de sa part une\nquantité énorme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec prière\nd'illuminer à jour leur église. Il eut toute une compagnie de grenadiers\nde la garde, et l'on plaça une sentinelle, la baïonnette au bout du\nfusil, devant chaque chapelle, pour empêcher les vols.\n\nLe sermon n'était annoncé que pour huit heures et demie, et à deux\nheures l'église étant entièrement remplie, l'on peut se figurer\nle tapage qu'il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble\narchitecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu'en\nl'honneur de Notre-Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitié qu'une âme\ngénéreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait coupable.\n\nDéguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au\nmoment de l'ouverture des portes, et quand rien n'était encore allumé.\nLe spectacle commença vers huit heures, et quelques minutes après il eut\ncette joie qu'aucun esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas éprouvée,\nil vit la porte de la loge Crescenzi s'ouvrir; peu après, la marquise\nentra; il ne l'avait pas vue aussi bien depuis le jour où elle lui avait\ndonné son éventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait de joie; il sentait\ndes mouvements si extraordinaires, qu'il se dit: «Peut-être je vais\nmourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-être\nje vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis à la Visitation ne\nme verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur\narchevêque s'est oublié dans une loge de l'Opéra, et encore, déguisé en\ndomestique et couvert d'une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me\nfait ma réputation!»\n\nToutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur\nlui-même; il quitta sa loge des quatrièmes et eut toutes les peines\ndu monde à gagner, à pied, le lieu où il devait quitter son habit de\ndemi-livrée et prendre un vêtement plus convenable. Ce ne fut que vers\nles neuf heures qu'il arriva à la Visitation, dans un état de pâleur\net de faiblesse tel que le bruit se répandit dans l'église que M. le\ncoadjuteur ne pourrait pas prêcher ce soir-là. On peut juger des soins\nque lui prodiguèrent les religieuses, à la grille de leur parloir\nintérieur où il s'était réfugié. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice\ndemanda à être seul quelques instants, puis il courut à sa chaire. Un de\nses aides de camp lui avait annoncé, vers les trois heures, que l'église\nde la Visitation était entièrement remplie mais de gens appartenant\nà la dernière classe et attirés apparemment par le spectacle de\nl'illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agréablement surpris\nde trouver toutes les chaises occupées par les jeunes gens à la mode et\npar les personnages de la plus haute distinction.\n\nQuelques phrases d'excuses commencèrent son sermon et furent reçues avec\ndes cris comprimés d'admiration. Ensuite vint la description passionnée\ndu malheureux dont il faut avoir pitié pour honorer dignement la Madone\nde Pitié, qui, elle-même, a tant souffert sur la terre. L'orateur était\nfort ému; il y avait des moments où il pouvait à peine prononcer les\nmots de façon à être entendu dans toutes les parties de cette petite\néglise. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il\navait l'air lui-même du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant\nsa pâleur était extrême. Quelques minutes après les phrases d'excuses\npar lesquelles il avait commencé son discours, on s'aperçut qu'il\nétait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-là d'une\ntristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on\nlui vit les larmes aux yeux: à l'instant il s'éleva dans l'auditoire\nun sanglot général et si bruyant, que le sermon en fut tout à fait\ninterrompu.\n\nCette première interruption fut suivie de dix autres; on poussait des\ncris d'admiration, il y avait des éclats de larmes; on entendait à\nchaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu!\nL'émotion était si générale et si invincible dans ce public d'élite, que\npersonne n'avait honte de pousser des cris, et les gens qui y étaient\nentraînés ne semblaient point ridicules à leurs voisins.\n\nAu repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit à\nFabrice qu'il n'était resté absolument personne au spectacle; une seule\ndame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce\nmoment de repos on entendit tout à coup beaucoup de bruit dans la salle:\nc'étaient les fidèles qui votaient une statue à M. le coadjuteur. Son\nsuccès dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain,\nles élans de contrition chrétienne furent tellement remplacés par des\ncris d'admiration tout à fait profanes, qu'il crut devoir adresser, en\nquittant la chaire, une sorte de réprimande aux auditeurs. Sur quoi\ntous sortirent à la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de\nsingulier et de compassé; et, en arrivant à la rue, tous se mettaient à\napplaudir avec fureur et à crier:\n\n--E viva del Dongo!\n\nFabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut à une petite\nfenêtre grillée qui éclairait l'étroit passage de l'orgue à l'intérieur\ndu couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui\nremplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait placé une\ndouzaine de torches dans ces mains de fer que l'on voit sortir des\nmurs de face des palais bâtis au Moyen Age. Après quelques minutes, et\nlongtemps avant que les cris eussent cessé, l'événement que Fabrice\nattendait avec tant d'anxiété arriva, la voiture de la marquise revenant\ndu spectacle, parut dans la rue; le cocher fut obligé de s'arrêter, et\nce ne fut qu'au plus petit pas, et à force de cris, que la voiture put\ngagner la porte.\n\nLa marquise avait été touchée de la musique sublime, comme le sont les\ncoeurs malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du\nspectacle lorsqu'elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et\nle ténor admirable étant en scène, les gens même du parterre avaient\ntout à coup déserté leurs places pour aller tenter fortune et essayer de\npénétrer dans l'église de la Visitation. La marquise, se voyant arrêtée\npar la foule devant sa porte, fondit en larmes. «Je n'avais pas fait un\nmauvais choix!» se dit-elle.\n\nMais précisément à cause de ce moment d'attendrissement elle résista\navec fermeté aux instances du marquis et de tous les amis de la maison,\nqui ne concevaient pas qu'elle n'allât point voir un prédicateur aussi\nétonnant. «Enfin, disait-on, il l'emporte même sur le meilleur ténor de\nl'Italie!» «Si je le vois, je suis perdue!» se disait la marquise.\n\nCe fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque\njour, prêcha encore plusieurs fois dans cette même petite église,\nvoisine du palais Crescenzi, jamais il n'aperçut Clélia, qui même à\nla fin prit de l'humeur de cette affectation à venir troubler sa rue\nsolitaire, après l'avoir déjà chassée de son jardin.\n\nEn parcourant les figures de femmes qui l'écoutaient, Fabrice remarquait\ndepuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les\nyeux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques étaient ordinairement\nbaignés de larmes dès la huitième ou dixième phrase du sermon. Quand\nFabrice était obligé de dire des choses longues et ennuyeuses pour\nlui-même, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tête dont\nla jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s'appelait\nAnetta Marini, fille unique et héritière du plus riche marchand drapier\nde Parme, mort quelques mois auparavant.\n\nBientôt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes\nles bouches; elle était devenue éperdument amoureuse de Fabrice. Lorsque\nles fameux sermons commencèrent, son mariage était arrêté avec Giacomo\nRassi, fils aîné du ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait\npoint; mais à peine eut-elle entendu deux fois monsignore Fabrice,\nqu'elle déclara qu'elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui\ndemandait la cause d'un si singulier changement, elle répondit qu'il\nn'était pas digne d'une honnête fille d'épouser un homme en se sentant\néperdument éprise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans succès\nquel pouvait être cet autre.\n\nMais les larmes brûlantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie\nde la vérité; sa mère et ses oncles lui ayant demandé si elle aimait\nmonsignore Fabrice, elle répondit avec hardiesse que, puisqu'on avait\ndécouvert la vérité, elle ne s'avilirait point par un mensonge; elle\najouta que, n'ayant aucun espoir d'épouser l'homme qu'elle adorait, elle\nvoulait du moins n'avoir plus les yeux offensés par la figure ridicule\ndu contino Rassi. Ce ridicule donné au fils d'un homme que poursuivait\nl'envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l'entretien de\ntoute la ville. La réponse d'Anetta Marini parut charmante, et tout le\nmonde la répéta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait\npartout.\n\nClélia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon;\nmais elle fit des questions à sa femme de chambre, et, le dimanche\nsuivant, après avoir entendu la messe à la chapelle de son palais,\nelle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher\nune seconde messe à la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva réunis\ntous les beaux de la ville attirés par le même motif; ces messieurs se\ntenaient debout près de la porte. Bientôt, au grand mouvement qui se\nfit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans\nl'église; elle se trouva fort bien placée pour la voir, et, malgré sa\npiété, ne donna guère d'attention à la messe. Clélia trouva à cette\nbeauté bourgeoise un petit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir\ntout au plus à une femme mariée depuis plusieurs années. Du reste elle\nétait admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme\nl'on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses\nqu'ils regardaient. La marquise s'enfuit avant la fin de la messe.\n\nDès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient\ntous les soirs passer la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule\nde l'Anetta Marini. Comme sa mère, craignant quelque folie de sa part,\nne laissait que peu d'argent à sa disposition, Anetta était allée\noffrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son père, au célèbre\nHayez, alors à Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui\ndemander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait\nfût vêtu simplement de noir, et non point en habit de prêtre. Or, la\nveille, la mère de la petite Anetta avait été bien surprise, et encore\nplus scandalisée de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique\nportrait de Fabrice del Dongo, entouré du plus beau cadre que l'on eût\ndoré à Parme depuis vingt ans.\n\n\n\n\nCHAPITRE XXVIII\n\n\nEntraîné par les événements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la\nrace comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient\nde drôles de commentaires sur les événements par nous racontés. Ce\nqui rend en ce pays-là un petit noble, garni de ses trois ou quatre\nmille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du\nprince, c'est d'abord de n'avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette\ncondition est peu difficile à remplir. Il fallait ensuite savoir parler\navec attendrissement du rhume du souverain, ou de la dernière caisse de\nminéralogie qu'il avait reçue de Saxe. Si après cela on ne manquait pas\nà la messe un seul jour de l'année, si l'on pouvait compter au nombre\nde ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous\nadresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze\njours après le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans\nvotre paroisse, et le percepteur des contributions n'osait pas trop vous\nvexer si vous étiez en retard sur la somme annuelle de cent francs à\nlaquelle étaient imposées vos petites propriétés.\n\nM. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui, outre\nqu'il possédait quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du\nmarquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante\nfrancs par an. Cet homme eût pu dîner chez lui, mais il avait une\npassion: il n'était à son aise et heureux que lorsqu'il se trouvait dans\nle salon de quelque grand personnage qui lui dît de temps à autre:\n\n--Taisez-vous, Gonzo, vous n'êtes qu'un sot.\n\nCe jugement était dicté par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours\nplus d'esprit que le grand personnage. Il parlait à propos de tout et\navec assez de grâce: de plus, il était prêt à changer d'opinion sur\nune grimace du maître de la maison. A vrai dire, quoique d'une adresse\nprofonde pour ses intérêts, il n'avait pas une idée, et quand le prince\nn'était pas enrhumé, il était quelquefois embarrassé au moment d'entrer\ndans un salon.\n\nCe qui dans Parme avait valu une réputation à Gonzo, c'était un\nmagnifique chapeau à trois cornes garni d'une plume noire un peu\ndélabrée, qu'il mettait, même en frac; mais il fallait voir la façon\ndont il portait cette plume, soit sur la tête, soit à la main; là était\nle talent et l'importance. Il s'informait avec une anxiété véritable de\nl'état de santé du petit chien de la marquise, et si le feu eût pris\nau palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de ces beaux\nfauteuils de brocart d'or, qui depuis tant d'années accrochaient sa\nculotte de soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir un instant.\n\nSept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous les soirs à\nsept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis,\nun laquais magnifiquement vêtu d'une livrée jonquille toute couverte\nde galons d'argent, ainsi que la veste rouge qui en complétait la\nmagnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres\ndiables. Il était immédiatement suivi d'un valet de chambre apportant\nune tasse de café infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en\nfiligrane; et toutes les demi-heures un maître d'hôtel, portant épée et\nhabit magnifique à la française, venait offrir des glaces.\n\nUne demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq\nou six officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant\nhabituellement sur le nombre et l'espèce des boutons que doit porter\nl'habit du soldat pour que le général en chef puisse remporter des\nvictoires. Il n'eût pas été prudent de citer dans ce salon un journal\nfrançais; car, quand même la nouvelle se fût trouvée des plus agréables,\npar exemple cinquante libéraux fusillés en Espagne, le narrateur n'en\nfût pas moins resté convaincu d'avoir lu un journal français. Le\nchef-d'oeuvre de l'habileté de tous ces gens-là était d'obtenir tous les\ndix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est\nainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur\nles paysans et sur les bourgeois.\n\nLe principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le\nchevalier Foscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un\npeu en prison sous tous les régimes. Il était membre de cette fameuse\nchambre des députés qui, à Milan, rejeta la loi de l'enregistrement\nprésentée par Napoléon, trait peu fréquent dans l'histoire. Le chevalier\nFoscarini, après avoir été vingt ans l'ami de la mère du marquis, était\nresté l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte\nplaisant à faire, mais rien n'échappait à sa finesse, et la jeune\nmarquise, qui se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui.\n\nComme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui\ndisait des grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an,\nsa manie était de chercher à lui rendre de petits services; et, s'il\nn'eût été paralysé par les habitudes d'une extrême pauvreté, il eût\npu réussir quelquefois, car il n'était pas sans une certaine dose de\nfinesse et une beaucoup plus grande d'effronterie.\n\nLe Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise\nCrescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie;\nmais enfin elle était la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier\nd'honneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait à\nGonzo:\n\n--Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bête.\n\nLe Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini\nfaisait sortir la marquise, pour un instant, de l'état de rêverie et\nd'incurie où elle restait habituellement plongée jusqu'au moment où onze\nheures sonnaient, alors elle faisait le thé, et en offrait à chaque\nhomme présent, en l'appelant par son nom. Après quoi, au moment de\nrentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaieté, c'était\nl'instant qu'on choisissait pour lui réciter les sonnets satiriques.\n\nOn en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de littérature\nqui ait encore un peu de vie; à la vérité il n'est pas soumis à la\ncensure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours\nleur sonnet par ces mots:\n\n--Madame la marquise veut-elle permettre que l'on récite devant elle un\nbien mauvais sonnet?\n\nEt quand le sonnet avait fait rire et avait été répété deux ou trois\nfois, l'un des officiers ne manquait pas de s'écrier:\n\n--M. le ministre de la police devrait bien s'occuper de faire un peu\npendre les auteurs de telles infamies.\n\nLes sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec\nl'admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des\ncopies.\n\nD'après la sorte de curiosité montrée par la marquise, Gonzo se figura\nqu'on avait trop vanté devant elle la beauté de la petite Marini qui\nd'ailleurs avait un million de fortune, et qu'elle en était jalouse.\nComme avec son sourire continu et son effronterie complète envers tout\nce qui n'était pas noble, Gonzo pénétrait partout, dès le lendemain il\narriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau à plumes d'une\ncertaine façon triomphante et qu'on ne lui voyait guère qu'une fois ou\ndeux chaque année lorsque le prince lui avait dit:\n\n--Adieu, Gonzo.\n\nAprès avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo ne s'éloigna point\ncomme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait\nde lui avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et s'écria brutalement:\n\n--J'ai vu le portrait de Mgr del Dongo.\n\nClélia fut tellement surprise qu'elle fut obligée de s'appuyer sur le\nbras de son fauteuil; elle essaya de faire tête à l'orage, mais bientôt\nfut obligée de déserter le salon.\n\n--Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d'une maladresse\nrare, s'écria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa\nquatrième glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a\nété l'un des plus braves colonels de l'armée de Napoléon, a joué jadis\nun tour pendable au père de la marquise, en sortant de la citadelle\noù le général Conti commandait comme il fût sorti de la Steccata (la\nprincipale église de Parme)?\n\n--J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un\npauvre imbécile qui fais des bévues toute la journée.\n\nCette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire aux dépens\ndu brillant officier. La marquise rentra bientôt; elle s'était armée\nde courage, et n'était pas sans quelque vague espérance de pouvoir\nelle-même admirer ce portrait de Fabrice, que l'on disait excellent.\nElle parla des éloges du talent de Hayez, qui l'avait fait. Sans le\nsavoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait\nl'officier d'un air malin. Comme tous les autres courtisans de la\nmaison se livraient au même plaisir, l'officier prit la fuite, non sans\nvouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en\nprenant congé, fut engagé à dîner pour le lendemain.\n\n--En voici bien d'une autre! s'écria Gonzo, le lendemain, après le\ndîner, quand les domestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre\ncoadjuteur est tombé amoureux de la petite Marini!...\n\nOn peut juger du trouble qui s'éleva dans le coeur de Clélia en entendant\nun mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.\n\n--Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme à l'ordinaire! et\nvous devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu\nl'honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!\n\n--Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossièreté\ndes gens de cette espèce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi\nfaire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces détails vous\ndéplaisent; ils n'existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas\nchoquer mon adorable marquis.\n\nToujours, après le dîner, le marquis se retirait pour faire la sieste.\nIl n'eut garde, ce jour-là; mais le Gonzo se serait plutôt coupé la\nlangue que d'ajouter un mot sur la petite Marini; et, à chaque instant,\nil commençait un discours, calculé de façon à ce que le marquis pût\nespérer qu'il allait revenir aux amours de la petite bourgeoise. Le\nGonzo avait supérieurement cet esprit italien qui consiste à différer\navec délices de lancer le mot désiré. Le pauvre marquis, mourant de\ncuriosité, fut obligé de faire des avances: il dit à Gonzo que, quand\nil avait le plaisir de dîner avec lui, il mangeait deux fois davantage.\nGonzo ne comprit pas, et se mit à décrire une magnifique galerie de\ntableaux que formait la marquise Balbi, la maîtresse du feu prince;\ntrois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l'accent plein de lenteur\nde l'admiration la plus profonde. Le marquis se disait: «Bon! il va\narriver enfin au portrait commandé par la petite Marini!» Mais c'est ce\nque Gonzo n'avait garde de faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donna\nbeaucoup d'humeur au marquis, qui était accoutumé à monter en voiture à\ncinq heures et demie, après sa sieste, pour aller au Corso.\n\n--Voilà comment vous êtes, avec vos bêtises! dit-il grossièrement au\nGonzo; vous me ferez arriver au Corso après la princesse, dont je suis\nle chevalier d'honneur, et qui peut avoir des ordres à me donner.\nAllons! dépêchez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que\nc'est que ces prétendues amours de Mgr le coadjuteur?\n\nMais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l'oreille de la marquise,\nqui l'avait invité à dîner; il dépêcha donc, en fort peu de mots,\nl'histoire réclamée, et le marquis, à moitié endormi, courut faire sa\nsieste. Le Gonzo prit une tout autre manière avec la pauvre marquise.\nElle était restée tellement jeune et naïve au milieu de sa haute\nfortune, qu'elle crut devoir réparer la grossièreté avec laquelle le\nmarquis venait d'adresser la parole au Gonzo. Charmé de ce succès,\ncelui-ci retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir, non moins\nqu'un devoir, d'entrer avec elle dans des détails infinis.\n\nLa petite Anetta Marini donnait jusqu'à un sequin par place qu'on lui\nretenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et\nl'ancien caissier de son père. Ces places, qu'elle faisait garder dès la\nveille, étaient choisies en général presque vis-à-vis la chaire, mais un\npeu du côté du grand autel, car elle avait remarqué que le coadjuteur\nse tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le public avait remarqué\naussi, c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune prédicateur\ns'arrêtaient avec complaisance sur la jeune héritière, cette beauté si\npiquante; et apparemment avec quelque attention, car, dès qu'il avait\nles yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations y\nabondaient, l'on n'y trouvait plus de ces mouvements qui partent du\ncoeur; et les dames, pour qui l'intérêt cessait presque aussitôt, se\nmettaient à regarder la Marini et à en médire.\n\nClélia se fit répéter jusqu'à trois fois tous ces détails singuliers.\nA la troisième, elle devint fort rêveuse; elle calculait qu'il y avait\njustement quatorze mois qu'elle n'avait vu Fabrice. «Y aurait-il un bien\ngrand mal, se disait-elle, à passer une heure dans une église, non pour\nvoir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur célèbre? D'ailleurs,\nje me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu'une\nfois en entrant et une autre fois à la fin du sermon... Non, se disait\nClélia, ce n'est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le\nprédicateur étonnant!» Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise\navait des remords; sa conduite avait été si belle depuis quatorze mois!\nEnfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-même, si la\npremière femme qui viendra ce soir a été entendre prêcher monsignore del\nDongo, j'irai aussi; si elle n'y est point allée, je m'abstiendrai.\n\nUne fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui\ndisant:\n\n--Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle\néglise? Ce soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-être une\ncommission à vous donner.\n\nA peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l'air dans le\njardin de son palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix\nmois elle n'y avait pas mis les pieds. Elle était vive, animée; elle\navait des couleurs. Le soir, à chaque ennuyeux qui entrait dans le\nsalon, son coeur palpitait d'émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du\npremier coup d'oeil, vit qu'il allait être l'homme nécessaire pendant\nhuit jours. «La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait,\nma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la\nmarquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et\nmonsignore del Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entrée ne serait\npas trop payé à deux francs.» Il ne se sentait pas de joie, et, pendant\ntoute la soirée, il coupait la parole à tout le monde et racontait\nles anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et\nle marquis de Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'un voyageur\nfrançais). La marquise, de son côté, ne pouvait tenir en place; elle se\npromenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon,\noù le marquis n'avait admis que des tableaux coûtant chacun plus de\nvingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-là\nqu'ils fatiguaient le coeur de la marquise à force d'émotion. Enfin, elle\nentendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'était la\nmarquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d'usage, Clélia\nsentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois\nla question:\n\n--Que dites-vous du prédicateur à la mode? qu'elle n'avait point\nentendue d'abord.\n\n--Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de\nl'illustre comtesse Mosca; mais à la dernière fois qu'il a prêché,\ntenez, à l'église de la Visitation, vis-à-vis de chez vous, il a été\ntellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme\nl'homme le plus éloquent que j'aie jamais entendu.\n\n--Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute\ntremblante de bonheur.\n\n--Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'écoutiez donc pas?\nJe n'y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqué de la\npoitrine, et que bientôt il ne prêchera plus!\n\nA peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.\n\n--Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si\nvanté. Quand prêchera-t-il?\n\n--Lundi prochain, c'est-à-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a\ndeviné le projet de Votre Excellence; car il vient prêcher à l'église de\nla Visitation.\n\nTout n'était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voix pour\nparler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une\nparole. Gonzo se disait: «Voilà la vengeance qui la travaille. Comment\npeut-on être assez insolent pour se sauver d'une prison, surtout quand\non a l'honneur d'être gardé par un héros tel que le général Fabio Conti!»\n\n--Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il\nest touché à la poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a\npas un an de vie; Dieu le punit d'avoir rompu son ban en se sauvant\ntraîtreusement de la citadelle.\n\nLa marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe à Gonzo de\nl'imiter. Après quelques instants, elle lui remit une petite bourse où\nelle avait préparé quelques sequins.\n\n--Faites-moi retenir quatre places.\n\n--Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser à la suite de Votre\nExcellence?\n\n--Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement,\najouta-t-elle, à être près de la chaire mais j'aimerais à voir Mlle\nMarini, que l'on dit si jolie.\n\nLa marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du\nfameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'était un insigne\nhonneur d'être vu en public à la suite d'une aussi grande dame, avait\narboré son habit français avec l'épée; ce n'est pas tout, profitant\ndu voisinage du palais, il fit porter dans l'église un fauteuil doré\nmagnifique destiné à la marquise, ce qui fut trouvé de la dernière\ninsolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre\nmarquise, lorsqu'elle aperçut ce fauteuil, et qu'on l'avait placé\nprécisément vis-à-vis la chaire. Clélia était si confuse, baissant\nles yeux, et réfugiée dans un coin de cet immense fauteuil, qu'elle\nn'eut pas même le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo\nlui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait\nrevenir. Tous les êtres non nobles n'étaient absolument rien aux yeux du\ncourtisan.\n\nFabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement\nconsumé, que les yeux de Clélia se remplirent de larmes à l'instant.\nFabrice dit quelques paroles, puis s'arrêta, comme si la voix lui\nmanquait tout à coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases;\nil se retourna, et prit un papier écrit.\n\n--Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre\npitié vous engage, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments,\nqui ne cesseront qu'avec sa vie.\n\nFabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression\nde sa voix était telle, qu'avant le milieu de la prière tout le monde\npleurait, même le Gonzo. «Au moins on ne me remarquera pas», se disait\nla marquise en fondant en larmes.\n\nTout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées\nsur l'état de l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les\nprières des fidèles. Bientôt les pensées lui arrivèrent en foule. En\nayant l'air de s'adresser au public, il ne parlait qu'à la marquise. Il\ntermina son discours un peu plus tôt que de coutume, parce que, quoi\nqu'il pût faire, les larmes le gagnaient à un tel point qu'il ne pouvait\nplus prononcer d'une manière intelligible. Les bons juges trouvèrent\nce sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux\nsermon prêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eut-elle entendu\nles dix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu'elle regarda\ncomme un crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En\nrentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser à Fabrice en\ntoute liberté; et le lendemain d'assez bonne heure, Fabrice reçut un\nbillet ainsi conçu:\n\nOn compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion\ndesquels vous soyez sûr, et demain au moment où minuit sonnera à la\nSteccata, trouvez-vous près d'une petite porte qui porte le numéro 19,\ndans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez\npas seul.\n\nEn reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit\nen larmes: «Enfin, s'écria-t-il, après quatorze mois et huit jours!\nAdieu les prédications.»\n\nIl serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent\nen proie, ce jour-là, les coeurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte\nindiquée dans le billet n'était autre que celle de l'orangerie du palais\nCrescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la\nvoir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pas rapide,\nil passait près de cette porte, lorsque à son inexprimable joie, il\nentendit une voix bien connue, dire d'un ton très bas:\n\n--Entre ici, ami de mon coeur.\n\nFabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans\nl'orangerie, mais vis-à-vis une fenêtre fortement grillée et élevée,\nau-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L'obscurité était profonde,\nFabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et il en\nreconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit une main, passée\nà travers les barreaux, prendre la sienne et la porter à des lèvres qui\nlui donnèrent un baiser.\n\n--C'est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire\nque je t'aime, et pour te demander si tu veux m'obéir.\n\nOn peut juger de la réponse, de la joie, de l'étonnement de Fabrice;\naprès les premiers transports, Clélia lui dit:\n\n--J'ai fait voeu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est\npourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu\nsaches que, si jamais tu me forçais à te regarder en plein jour, tout\nserait fini entre nous. Mais d'abord, je ne veux pas que tu prêches\ndevant Anetta Marini, et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu la\nsottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.\n\n--Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit; je n'ai\nprêché que dans l'espoir qu'un jour je te verrais.\n\n--Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, à moi, de te voir.\n\nIci, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot,\nsur un espace de trois années.\n\nA l'époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le\ncomte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre, plus\npuissant que jamais.\n\nAprès ces trois années de bonheur divin, l'âme de Fabrice eut un caprice\nde tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit\ngarçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère; il était\ntoujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi; Fabrice\nau contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu'il\ns'accoutumât à chérir un autre père. Il conçut le dessein d'enlever\nl'enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.\n\nDans les longues heures de chaque journée où la marquise ne pouvait voir\nson ami, la présence de Sandrino la consolait; car nous avons à avouer\nune chose qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgré ses erreurs\nelle était restée fidèle à son voeu; elle avait promis à la Madone, l'on\nse le rappelle peut-être, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient été\nses paroles précises: en conséquence elle ne le recevait que de nuit, et\njamais il n'y avait de lumières dans l'appartement.\n\nMais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est\nadmirable, au milieu d'une cour dévorée par la curiosité et par\nl'ennui, les précautions de Fabrice avaient été si habilement\ncalculées, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne\nfut même soupçonnée. Cet amour était trop vif pour qu'il n'y eût pas\ndes brouilles; Clélia était fort sujette à la jalousie, mais presque\ntoujours les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait abusé\nde quelque cérémonie publique pour se trouver dans le même lieu que la\nmarquise et la regarder, elle saisissait alors un prétexte pour sortir\nbien vite, et pour longtemps exilait son ami.\n\nOn était étonné à la cour de Parme de ne connaître aucune intrigue à\nune femme aussi remarquable par sa beauté et l'élévation de son esprit;\nelle fit naître des passions qui inspirèrent bien des folies, et souvent\nFabrice aussi fut jaloux.\n\nLe bon archevêque Landriani était mort depuis longtemps; la piété,\nles moeurs exemplaires, l'éloquence de Fabrice l'avaient fait oublier;\nson frère aîné était mort et tous les biens de la famille lui étaient\narrivés. A partir de cette époque il distribua chaque année aux vicaires\net aux curés de son diocèse les cent et quelque mille francs que\nrapportait l'archevêché de Parme.\n\nIl eût été difficile de rêver une vie plus honorée, plus honorable et\nplus utile que celle que Fabrice s'était faite, lorsque tout fut troublé\npar ce malheureux caprice de tendresse.\n\n--D'après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma\nvie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je\nsuis obligé de vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que\nle travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon\nsévère et triste de passer les longues heures de chaque journée, une\nidée s'est présentée, qui fait mon tourment et que je combats en vain\ndepuis six mois: mon fils ne m'aimera point, il ne m'entend jamais\nnommer. Elevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine\ns'il me connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe à sa\nmère, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder,\net il doit me trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les enfants,\nveut dire triste.\n\n--Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m'effraye?\n\n--A ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi; je veux le voir tous\nles jours, je veux qu'il s'accoutume à m'aimer; je veux l'aimer moi-même\nà loisir. Puisqu'une fatalité unique au monde veut que je sois privé de\nce bonheur dont jouissent tant d'âmes tendres, et que je ne passe pas ma\nvie avec tout ce que j'adore, je veux du moins avoir auprès de moi un\nêtre qui te rappelle à mon coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les\naffaires et les hommes me sont à charge dans ma solitude forcée; tu sais\nque l'ambition a toujours été un mot vide pour moi, depuis l'instant où\nj'eus le bonheur d'être écroué par Barbone, et tout ce qui n'est pas\nsensation de l'âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toi\nm'accable.\n\nOn peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit\nl'âme de la pauvre Clélia; sa tristesse fut d'autant plus profonde\nqu'elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'à\nmettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son voeu. Alors\nelle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la société,\net sa réputation de sagesse était trop bien établie pour qu'on en médît.\nElle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle pourrait se faire relever\nde son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain\nne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité la\npunirait de ce nouveau crime.\n\nD'un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturel de\nFabrice, si elle cherchait à ne pas faire le malheur de cette âme tendre\nqu'elle connaissait si bien, et dont son voeu singulier compromettait\nsi étrangement la tranquillité, quelle apparence d'enlever le fils\nunique d'un des plus grands seigneurs d'Italie sans que la fraude fût\ndécouverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes énormes, se\nmettrait lui-même à la tête des recherches, et tôt ou tard l'enlèvement\nserait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer à ce danger, il fallait\nenvoyer l'enfant au loin, à Edimbourg, par exemple, ou à Paris; mais\nc'est à quoi la tendresse d'une mère ne pouvait se résoudre. L'autre\nmoyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait\nquelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux\nyeux de cette mère éperdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une\nmaladie; l'enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait à\nmourir pendant une absence du marquis Crescenzi.\n\nUne répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu'à la terreur, causa une\nrupture qui ne put durer.\n\nClélia prétendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri\nétait le fruit d'un crime, et que, si encore l'on irritait la colère\ncéleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait\nde sa destinée singulière:\n\n--L'état que le hasard m'a donné, disait-il à Clélia, et mon amour\nm'obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de\nmes confrères, avoir les douceurs d'une société intime, puisque vous ne\nvoulez me recevoir que dans l'obscurité, ce qui réduit à des instants,\npour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.\n\nIl y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle\naimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible\nqu'il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis\nse hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres, et Clélia\nrencontra dès cet instant un embarras terrible qu'elle n'avait pas\nprévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre aucun des remèdes\nordonnés par les médecins; ce n'était pas une petite affaire.\n\nL'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa santé, devint\nréellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée\npar deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur le point de\nperdre la raison. Fallait-il consentir à une guérison apparente, et\nsacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si longue et si pénible?\nFabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il\nexerçait sur le coeur de son amie, ni renoncer à son projet. Il avait\ntrouvé le moyen d'être introduit toutes les nuits auprès de l'enfant\nmalade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait\nsoigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la\nclarté des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Clélia un\npéché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C'était en vain\nque les casuistes les plus célèbres, consultés sur l'obéissance à un\nvoeu, dans le cas où l'accomplissement en serait évidemment nuisible,\navaient répondu que le voeu ne pouvait être considéré comme rompu d'une\nfaçon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers\nla Divinité s'abstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne\npas causer un mal évident. La marquise n'en fut pas moins au désespoir,\net Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait amener la mort de\nClélia et celle de son fils.\n\nIl eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre\nqu'il était, fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en\ngrande partie.\n\n--Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au\nmoins: quand la voulez-vous?\n\nA quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé\npour que l'on pût profiter de l'absence.\n\nDeux jours après, comme le marquis revenait à cheval d'une de ses\nterres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par\nune vengeance particulière, l'enlevèrent, sans le maltraiter en aucune\nfaçon, et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours à\ndescendre le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait exécuté\nautrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, les\nbrigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après avoir\neu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni\naucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers\navant de pouvoir regagner son palais à Parme; il le trouva tendu de noir\net tout son monde dans la désolation.\n\nCet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste:\nSandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la\nmarquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de\nquelques mois. Clélia se figura qu'elle était frappée par une juste\npunition, pour avoir été infidèle à son voeu à la Madone: elle avait vu\nsi souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et\navec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle\nne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la\ndouceur de mourir dans les bras de son ami.\n\nFabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au\nsuicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il\navait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup à réparer.\n\nPeu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par\nlesquels il assurait une pension de mille francs à chacun de ses\ndomestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale; il\ndonnait des terres, valant cent milles livres de rente à peu près, à la\ncomtesse Mosca; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère, et ce\nqui pouvait rester de la fortune paternelle, à l'une de ses soeurs mal\nmariée. Le lendemain, après avoir adressé à qui de droit la démission\nde son archevêché et de toutes les places dont l'avaient successivement\ncomblé la faveur d'Ernest V et l'amitié du premier ministre, il se\nretira à la chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, à\ndeux lieues de Sacca.\n\nLa comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari\nreprît le ministère, mais jamais elle n'avait voulu consentir à rentrer\ndans les Etats d'Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de\nlieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent\ndans les Etats de l'Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano,\nque le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la\nhaute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice\nn'eût pas manqué un jour de venir à Vignano. La comtesse en un mot\nréunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que\nfort peu de temps à Fabrice, qu'elle adorait, et qui ne passa qu'une\nannée dans sa chartreuse.\n\nLes prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest\nV adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des\ngrands-ducs de Toscane.\n\nTO THE HAPPY FEW"