"CHAPITRE I\n\n\n«Ite missa est.»\n\nLa porte de l'église de Péribonka s'ouvrit et les\nhommes commencèrent à sortir.\n\nUn instant plus tôt elle avait paru désolée, cette église, juchée\nau bord du chemin sur la berge haute, au-dessus de la rivière\nPéribonka, dont la nappe glacée et couverte de neige était toute\npareille à une plaine. La neige gisait épaisse sur le chemin aussi,\net sur les champs, car le soleil d'avril n'envoyait entre les nuages\ngris que quelques rayons sans chaleur et les grandes pluies de\nprintemps n'étaient pas encore venues. Toute cette blancheur froide,\nla petitesse de l'église de bois et des quelques maisons, de bois\négalement, espacées le long du chemin, la lisière sombre de la forêt,\nsi proche qu'elle semblait une menace, tout parlait d'une vie dure\ndans un pays austère. Mais voici que les hommes et les jeunes gens\nfranchirent la porte de l'église, s'assemblèrent en groupes sur le\nlarge perron, et les salutations joviales, les appels moqueurs lancés\nd'un groupe à l'autre, l'entrecroisement constant des propos sérieux\nou gais témoignèrent de suite que ces hommes appartenaient à une race\npétrie d'invincible allégresse et que rien ne peut empêcher de rire.\n\nCléophas Pesant, fils de Thadée Pesant le forgeron,\ns'enorgueillissait déjà d'un habillement d'été de couleur claire, un\nhabillement américain aux larges épaules matelassées; seulement il\navait gardé pour ce dimanche encore froid sa coiffure d'hiver, une\ncasquette de drap noir aux oreillettes doublées en peau de lièvre, au\nlieu du chapeau de feutre dur qu'il eût aimé porter.\n\nÀ côté de lui Égide Simard, et d'autres qui, comme lui, étaient venus\nde loin en traîneau, agrafaient en sortant de l'église leurs gros\nmanteaux de fourrure qu'ils serraient à la taille avec des écharpes\nrouges. Des jeunes gens du village, très élégants dans leurs pelisses\nà col de loutre, parlaient avec déférence au vieux Nazaire Larouche,\nun grand homme gris aux larges épaules osseuses qui n'avait rien\nchangé pour la messe à sa tenue de tous les l'ours: vêtement court de\ntoile brune doublé de peau de mouton, culottes rapiécées et gros bas\nde laine gris dans des mocassins en peau d'orignal.\n\n--Eh bien, monsieur Larouche, ça marche-t-il toujours de l'autre bord\nde l'eau?\n\n--Pas pire, les jeunesses. Pas pire!\n\nChacun tirait de sa poche sa pipe et la vessie de porc pleine de\nfeuilles de tabac hachées à la main et commençait à fumer d'un air\nde contentement, après une heure et demie de contrainte. Tout en\naspirant les premières bouffées ils causaient du temps, du printemps\nqui venait, de l'état de la glace sur le lac Saint-Jean et sur les\nrivières, de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse, en\nhommes qui ne se voient guère qu'une fois la semaine à cause des\ngrandes distances et des mauvais chemins.\n\n--Le lac est encore bon, dit Cléophas Pesant, mais les rivières ne\nsont déjà plus sûres. La glace s'est fendue cette semaine à ras le\nbanc de sable en face de l'île, là où il y a eu des trous chauds tout\nl'hiver.\n\nD'autres commençaient à parler de la récolte probable, avant même que\nla terre se fût montrée.\n\n--Je vous dis que l'année sera pauvre, fit un vieux, la terre avait\ngelé avant les premières neiges.\n\nPuis les conversations se ralentirent et l'on se tourna vers la\npremière marche du perron, d'où Napoléon Laliberté se préparait à\ncrier, comme toutes les semaines, les nouvelles de la paroisse.\n\nIl resta immobile et muet quelques instants, attendant le\nsilence, les mains à fond dans les poches de son grand manteau de\nloup-cervier, plissant le front et fermant à demi ses yeux vifs sous\nla toque de fourrure profondément enfoncée; et quand le silence fut\nvenu, il se mit à crier les nouvelles de toutes ses forces, de la\nvoix d'un charretier qui encourage ses chevaux dans une côte.\n\n--Les travaux du quai vont recommencer... J'ai reçu de l'argent du\ngouvernement, et tous ceux qui veulent se faire engager n'ont qu'à\nvenir me trouver avant les vêpres. Si vous voulez que cet argent-là\nreste dans la paroisse au lieu de retourner à Québec, c'est de venir\nme parler pour vous faire engager vitement.\n\nQuelques-uns allèrent vers lui; d'autres, insouciants, se\ncontentèrent de rire. Un jaloux dit à demi-voix:\n\n--Et qui va être un _foreman_ à trois piastres par jour? C'est le\nbonhomme Laliberté...\n\nMais il disait cela plus par moquerie que par malice, et finit par\nrire aussi.\n\nToujours les mains dans les poches de son grand manteau, se\nredressant et carrant les épaules sur la plus haute marche du perron,\nNapoléon Laliberté continuait à crier très fort.\n\n--Un arpenteur de Roberval va venir dans la paroisse la semaine\nprochaine. S'il y en a qui veulent faire arpenter leurs lots avant de\nrebâtir les clôtures pour l'été, c'est de le dire.\n\nLa nouvelle sombra dans l'indifférence. Les cultivateurs de Péribonka\nne se souciaient guère de faire rectifier les limites de leurs terres\npour gagner ou perdre quelques pieds carrés, alors qu'aux plus\nvaillants d'entre eux restaient encore à défricher les deux tiers de\nleurs concessions, d'innombrables arpents de forêt ou de savane à\nconquérir.\n\nIl poursuivait:\n\n--Il y a «icitte» deux hommes qui ont de l'argent pour acheter les\npelleteries. Si vous avez des peaux d'ours, ou de vison, ou de rat\nmusqué, ou de renard, allez voir ces hommes-là au magasin avant\nmercredi ou bien adressez-vous à François Paradis, de Mistassini, qui\nest avec eux. Ils ont de l'argent en masse et ils payeront _cash_\npour toutes les peaux de première classe.\n\nIl avait fini les nouvelles et descendit les marches du perron. Un\npetit homme à figure chafouine le remplaça.\n\n--Qui veut acheter un beau jeune cochon de ma grand-race?\ndemanda-t-il en montrant du doigt une masse informe qui s'agitait\ndans un sac à ses pieds.\n\nUn grand éclat de rire lui répondit.\n\n--On les connaît, les cochons de la grand-race à Hormidas. Gros comme\ndes rats, et vifs comme des _écureux_ pour sauter les clôtures.\n\n--Vingt-cinq cents! cria un jeune homme par dérision.\n\n--Cinquante cents!\n\n--Une piastre!\n\n--Ne fais pas le fou, Jean. Ta femme ne te laissera pas payer une\npiastre pour ce cochon-là.\n\nJean s'obstina.\n\n--Une piastre. Je ne m'en dédis pas.\n\nHormidas Bérubé fit une grimace de mépris et attendit d'autres\nenchères; mais il ne vint que des quolibets et des rires.\n\nPendant ce temps les femmes avaient commencé à sortir de l'église\nà leur tour. Jeunes ou vieilles, jolies ou laides, elles étaient\npresque toutes bien vêtues en des pelisses de fourrure ou des\nmanteaux de drap épais; car pour cette fête unique de leur vie\nqu'était la messe du dimanche elles avaient abandonné leurs blouses\nde grosse toile et les jupons en laine du pays, et un étranger se fût\nétonné de les trouver presque élégantes au coeur de ce pays sauvage,\nsi typiquement françaises parmi les grands bois désolés et la neige,\net aussi bien mises à coup sûr, ces paysannes, que la plupart des\njeunes bourgeoises des provinces de France.\n\nCléophas Pesant attendit Louisa Tremblay, qui était seule, et ils\ns'en allèrent ensemble vers les maisons, le long du trottoir de\nplanches. D'autres se contentèrent d'échanger avec les jeunes filles,\nau passage, des propos plaisants, les tutoyant du tutoiement facile\ndu pays de Québec, et aussi parce qu'ils avaient presque tous grandi\nensemble.\n\nPite Gaudreau, les yeux tournés vers la porte de l'église, annonça:\n\n--Maria Chapdelaine est revenue de sa promenade à Saint-Prime, et\nvoilà le père Chapdelaine qui est venu la chercher.\n\nIls étaient plusieurs au village pour qui ces Chapdelaine étaient\npresque des étrangers.\n\n--Samuel Chapdelaine, qui a une terre de l'autre bord de la rivière,\nau-dessus de Honfleur, dans le bois?\n\n--C'est ça.\n\n--Et la créature qui est avec lui, c'est sa fille, eh? Maria...\n\n--Ouais. Elle était en promenade depuis un mois à Saint-Prime, dans\nla famille de sa mère. Des Bouchard, parents de Wilfrid Bouchard, de\nSaint-Gédéon...\n\nLes regards curieux s'étaient tournés vers le haut du perron. Lun des\njeunes gens fit à Maria Chapdelaine l'hommage de son admiration\npaysanne:\n\n--Une belle grosse fille! dit-il.\n\n--Certain! Une belle grosse fille, et vaillante avec ça. C'est de\nmalheur qu'elle reste si loin d'ici, dans le bois. Mais comment\nest-ce que les jeunesses du village pourraient aller veiller chez\neux, de l'autre bord de la rivière, en haut des chutes, à plus de\ndouze milles de distance, et les derniers milles quasiment sans\nchemin?\n\nIls la regardaient avec des sourires farauds, tout en parlant d'elle,\ncette belle fille presque inaccessible; mais quand elle descendit les\nmarches du perron de bois avec son père et passa près d'eux, une gêne\nles prit, ils se reculèrent gauchement, comme s'il y avait eu entre\nelle et eux quelque chose de plus que la rivière à traverser et douze\nmilles de mauvais chemins dans les bois.\n\nLes groupes formés devant l'église se dispersaient peu à peu.\nCertains regagnaient leurs maisons, ayant appris toutes les\nnouvelles; d'autres, avant de partir, allaient passer une heure dans\nun des deux lieux de réunion du village: le presbytère ou le magasin.\nCeux qui venaient des rangs, ces longs alignements de concessions à\nla lisière de la forêt, détachaient l'un après l'autre les chevaux\nrangés et amenaient leurs traîneaux au bas des marches de l'église\npour y faire monter femmes et enfants.\n\nSamuel Chapdelaine et Maria n'avaient fait que quelques pas dans le\nchemin lorsqu'un jeune homme les aborda.\n\n--Bonjour, monsieur Chapdelaine. Bonjour, mademoiselle Maria. C'est\nun adon que le vous rencontre, puisque votre terre est plus haut le\nlong de la rivière et que moi-même je ne viens pas souvent par\nicitte.\n\nSes yeux hardis allaient de l'un à l'autre. Quand il les détournait,\nil semblait que ce fût seulement à la réflexion et par politesse, et\nbientôt ils revenaient, et leur regard dévisageait, interrogeait de\nnouveau, clair, perçant, chargé d'avidité ingénue.\n\n--François Paradis! s'exclama le père Chapdelaine. C'est un adon de\nfait, car voilà longtemps que je ne t'avais vu, François. Et voilà\nton père mort, de même. As-tu gardé la terre?\n\nLe jeune homme ne répondit pas; il regardait Maria curieusement, et\navec un sourire simple, comme s'il attendait qu'elle parlât à son\ntour.\n\n--Tu te rappelles bien François Paradis, de Mistassini, Maria? Il n'a\npas changé guère.\n\n--Vous non plus, monsieur Chapdelaine. Votre fille, c'est différent;\nelle a changé; mais je l'aurais bien reconnue tout de suite.\n\nIls avaient passé la veille à Saint-Michel-de-Mistassini, au grand\njour de l'après-midi; mais de revoir ce jeune homme, après sept ans,\net d'entendre prononcer son nom, évoqua en Maria un souvenir plus\nprécis et plus vif en vérité que sa vision d'hier: le grand pont de\nbois, couvert, peint en rouge, et un peu pareil à une arche de Noé\nd'une étonnante longueur; les deux berges qui s'élevaient presque de\nsuite en hautes collines, le vieux monastère blotti entre la rivière\net le commencement de la pente, l'eau qui blanchissait, bouillonnait\net se précipitait du haut en bas du grand rapide comme dans un\nescalier géant.\n\n--François Paradis! Bien sûr, son père, que je me rappelle François\nParadis.\n\nSatisfait, celui-ci répondait aux questions de tout à l'heure.\n\n--Non, monsieur Chapdelaine, je n'ai pas gardé la terre. Quand le\nbonhomme est mort j'ai tout vendu, et depuis j'ai presque toujours\ntravaillé dans le bois, fait la chasse ou bien commercé avec les\nSauvages du grand lac à Mistassini ou de la Rivière-aux-Foins. J'ai\naussi passé deux ans au Labrador.\n\nSon regard voyagea une fois de plus de Samuel Chapdelaine à Maria,\nqui détourna modestement les yeux.\n\n--Remontez-vous aujourd'hui? interrogea-t-il.\n\n--Oui; de suite après dîner.\n\n--Je suis content de vous avoir vu, parce que je vais passer près de\nchez vous, en haut de la rivière, dans deux ou trois semaines dès\nque la glace sera descendue. Je suis icitte avec des Belges qui vont\nacheter des pelleteries aux Sauvages; nous commencerons à remonter à\nla première eau claire, et si nous nous tentons près de votre terre,\nau-dessus des chutes, j'irai veiller un soir.\n\n--C'est correct, François; on t'attendra.\n\nLes aunes formaient un long buisson épais le long de la rivière\nPéribonka; mais leurs branches dénudées ne cachaient pas la chute\nabrupte de la berge, ni la vaste plaine d'eau glacée, ni la lisière\nsombre du bois qui serrait de près l'autre rive, ne laissant entre\nla désolation touffue des grands arbres droits et la désolation nue\nde l'eau figée que quelques champs étroits, souvent encore semés de\nsouches, si étroits en vérité qu'ils semblaient étranglés sous la\npoigne du pays sauvage.\n\nPour Maria Chapdelaine, qui regardait toutes ces choses\ndistraitement, il n'y avait rien là de désolant ni de redoutable.\nElle n'avait jamais connu que des aspects comme ceux-là d'octobre\nà mal, ou bien d'autres plus frustes encore et plus tristes, plus\néloignés des maisons et des cultures; et même tout ce qui l'entourait\nce matin-là lui parut soudain adouci, illuminé par un réconfort,\npar quelque chose de précieux et de bon qu'elle pouvait maintenant\nattendre. Le printemps arrivait, peut-être... ou bien encore\nl'approche d'une autre raison de joie qui venait vers elle sans\nlaisser deviner son nom.\n\nSamuel Chapdelaine et Maria allèrent dîner avec leur parente Azalma\nLarouche, chez qui ils avaient passé la nuit. Il n'y avait là avec\neux que leur hôtesse, veuve depuis plusieurs années, et le vieux\nNazaire Farouche, son beau-frère. Azalma était une grande femme\nplate, au profil indécis d'enfant, qui parlait très vite et presque\nsans cesse tout en préparant le repas dans la cuisine. De temps à\nautre, elle s'arrêtait et s'asseyait en face de ses visiteurs,\nmoins pour se reposer que pour donner à ce qu'elle allait dire une\nimportance spéciale; mais presque aussitôt l'assaisonnement d'un\nplat ou la disposition des assiettes sur la table réclamaient son\nattention, et son monologue se poursuivait au milieu des bruits de\nvaisselle et de poêlons secoués.\n\nLa soupe aux pois fut bientôt prête et servie. Tout en mangeant, les\ndeux hommes parlèrent de l'avancement de leurs terres et de l'état de\nla glace du printemps.\n\n--Vous devez être bons pour traverser à soir, dit Nazaire Larouche,\nmais ce sera juste et je calcule que vous serez à peu près les\nderniers. Le courant est fort au-dessous de la chute, et il a déjà\nplu trois jours.\n\n--Tout le monde dit que la glace durera encore longtemps, répliqua\nsa belle-soeur. Vous avez beau coucher encore icitte à soir tous les\ndeux, et après souper les jeunes gens du village viendront veiller.\nC'est bien juste que Maria ait encore un peu de plaisir avant que\nvous l'emmeniez là-haut dans le bois.\n\n--Elle a eu suffisamment de plaisir à Saint-Prime, avec des veillées\nde chants et de jeux presque tous les soirs. Nous vous remercions,\nmais je vais atteler de suite après le dîner, pour arriver là-bas à\nbonne heure.\n\nLe vieux Nazaire Larouche parla du sermon du matin, qu'il avait\ntrouvé convaincant et beau; puis, après un intervalle de silence,\nil demanda brusquement:\n\n--Avez-vous cuit?\n\nSa belle-soeur, étonnée, le regarda quelques instants, et finit par\ncomprendre qu'il demandait ainsi du pain. Quelques instants plus\ntard, il interrogea de nouveau:\n\n--Votre pompe, elle marche-t-y bien?\n\nCela voulait dire qu'il n'y avait pas d'eau sur la table. Azalma se\nleva pour aller en chercher, et derrière son dos le vieux adressa à\nMaria Chapdelaine un clin d'oeil facétieux.\n\n--Je lui conte ça par paraboles, chuchota-t-il. C'est plus poli.\n\nLes murs de planches de la maison étaient tapissés avec de vieux\njournaux, ornés de calendriers distribués par les fabricants de\nmachines agricoles ou les marchands de grain, et aussi de gravures\npieuses: une reproduction presque sans perspective, en couleurs\ncrues, de la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré; le portrait du\npape Pie X, un chromo où la Vierge Marie offrait aux regards avec\nun sourire pâle son coeur à la fois sanglant et nimbé d'or.\n\n--C'est plus beau que chez nous, songea Maria.\n\nNazaire Larouche continuait à se faire servir par paraboles.\n\n--Votre cochon était-il ben maigre? Demanda-t-il; ou bien:\n\n--Vous aimez ça, vous, le sucre du pays? Moi, j'aime ça sans raison...\n\nAzalma lui servait une seconde tranche de lard ou tirait de l'armoire\nle pain de sucre d'érable. Quand elle se fâcha de ses manières\ninusitées et le somma de se servir lui-même comme d'habitude, il\nl'apaisa avec des excuses pleines de bonne humeur.\n\n--C'est correct. C'est correct. Je ne le ferai plus; mais vous aviez\ncoutume d'entendre la risée, Azalma. Il faut entendre la risée quand\non reçoit à sa table des jeunesses comme moi.\n\nMaria sourit et songea que son père et lui se ressemblaient un peu;\ntous deux hauts et larges, gris de cheveux, des visages couleur de\ncuir, et dans leurs yeux vifs la même éternelle jeunesse que donne\nsouvent aux hommes du pays de Québec leur éternelle simplicité.\n\nIls partirent presque de suite après la fin du repas. La neige fondue\nà la surface par les premières pluies et gelant de nouveau sous le\nfroid des nuits était merveilleusement glissante et fuyait sous les\npatins du traîneau. Derrière eux, les hautes collines bleues qui\nbornaient l'horizon de l'autre côté du lac Saint-Jean disparurent peu\nà peu à mesure qu'ils remontaient la longue courbe de la rivière.\n\nEn passant devant l'église, Samuel Chapdelaine dit pensivement:\n\n--C'est beau la messe. J'ai souvent bien du regret que nous soyons\nsi loin des églises. Peut-être que de ne pas pouvoir faire notre\nreligion tous les dimanches, ça nous empêche d'être aussi chanceux\nque les autres.\n\n--Ce n'est pas notre faute, soupira Maria, nous sommes trop loin!\n\nSon père secoua encore la tête d'un air de regret. Le spectacle\nmagnifique du culte, les chants latins, les cierges allumés, la\nsolennité de la messe du dimanche le remplissaient chaque fois d'une\ngrande ferveur. Un peu plus loin, il commença à chanter:\n\n J'irai la voir un jour,\n M'asseoir près de son trône,\n Recevoir ma couronne\n Et régner à mon tour...\n\nIl avait la voix forte et juste et chantait à pleine gorge d'un\nair d'extase; mais bientôt ses yeux se fermèrent et son menton\nretomba sur sa poitrine peu à peu. La voiture ne manquait jamais\nde l'endormir, et son cheval, devinant l'assoupissement habituel\ndu maître, ralentit et finit par prendre le pas.\n\n--Marche donc, Charles-Eugène!\n\nIl s'était réveillé brusquement et étendit la main vers le fouet.\nCharles-Eugène reprit le trot, résigné. Plusieurs générations\nauparavant, un Chapdelaine avait nourri une longue querelle avec un\nvoisin qui portait ces noms, et il les avait promptement donnés à un\nvieux cheval découragé et un peu boiteux qu'il avait, pour s'accorder\nla satisfaction de crier tous les jours, très fort, en passant devant\nla maison de son ennemi:\n\n--Charles-Eugène, grand malavenant! Vilaine bête mal domptée! Marche\ndonc, Charles-Eugène!\n\nDepuis un siècle la querelle était finie et oubliée; mais les\nChapdelaine avaient toujours continué à appeler leur cheval\nCharles-Eugène.\n\nDe nouveau le cantique s'éleva, sonore, plein de ferveur\nmystique:\n\n Au ciel, au ciel, au ciel,\n J'irai la voir un jour...\n\nPuis, une fois de plus, le sommeil fut le plus fort, la voix retomba,\net Maria ramassa les guides que la main de son ère avait laissé\néchapper.\n\nLe chemin glacé longeait la rivière glacée. Sur l'autre rive les\nmaisons s'espaçaient, pathétiquement éloignées les unes des autres,\nchacune entourée d'une étendue de terrain défriché. Derrière ce\nterrain, et des deux côtés c'était le bois qui venait jusqu'à la\nberge: fond vert sombre et de cyprès, sur lequel quelques troncs de\nbouleaux se détachaient çà et là, blancs et nus comme les colonnes\nd'un temple en ruine.\n\nDe l'autre côté du chemin la bande de terre défrichée était plus\nlarge et continue; les maisons plus rapprochées semblaient prolonger\nle village en avant-garde; mais toujours derrière les champs nus\nla lisière des bois apparaissait et suivait comme une ombre,\ninterminable bande sombre entre la blancheur froide du sol et le ciel\ngris.\n\n--Charles-Eugène, marche un peu!\n\nLe père Chapdelaine s'était réveillé et étendait la main vers le\nfouet dans son geste habituel de menace débonnaire; mais quand le\ncheval ralentit de nouveau après quelques foulées plus vives, il\ns'était déjà rendormi, les mains ouvertes sur ses genoux et montrant\nles paumes luisantes de ses mitaines en cuir de cheval, le menton\nappuyé sur le poil épais de son manteau.\n\nAu bout de deux milles, le chemin escalada une côte abrupte et entra\nen plein bois. Les maisons qui depuis le village s'espaçaient dans la\nplaine s'évanouirent d'un seul coup, et la perspective ne fut plus\nqu'une cité de troncs nus sortant du sol blanc. Même l'éternel vert\nfoncé des sapins, des épinettes et des cyprès se faisait rare; les\nquelques jeunes arbres vivants se perdaient parmi les innombrables\nsquelettes couchés à terre et recouverts de neige, ou ces autres\nsquelettes encore debout, décharnés et noircis. Vingt ans plus tôt\nles grands incendies avaient passé par là, et la végétation nouvelle\nne faisait que poindre entre les troncs morts et les souches\ncalcinées. Les buttes se succédaient, et le chemin courait de l'une\nà l'autre en une succession de descentes et de montées guère plus\nprofondes que le profil d'une houle de mer haute.\n\nMaria Chapdelaine ajusta sa pelisse autour d'elle, cacha ses mains\nsous la grande robe de carriole en chèvre grise, et ferma à demi les\nyeux. Il n'y avait rien à voir ici; dans les villages, les maisons et\nles granges neuves pouvaient s'élever d'une saison à l'autre, ou bien\nse vider et tomber en ruine; mais la vie du bois était quelque chose\nde si lent qu'il eût fallu plus qu'une patience humaine pour attendre\net noter un changement.\n\nLe cheval resta le seul être pleinement conscient sur le chemin. Le\ntraîneau glissait facilement sur la neige dure, frôlant les souches\nqui se dressaient des deux côtés au ras des ornières; Charles-Eugène\nsuivait exactement tous les détours, descendait au grand trot les\ncourtes côtes et remontait la pente opposée d'un pas lent, en bête\nd'expérience tout à fait capable de mener ses maîtres au perron de\nleur maison sans être importunée de commandements ni de pesées des\nguides.\n\nQuelques milles encore, et le bois s'ouvrit de nouveau pour laisser\nreparaître la rivière. Le chemin dévala la dernière butte du plateau\npour descendre presque au niveau de la glace. Sur un mille de berge\nmontante trois maisons s'espaçaient; mais celles-là étaient bien plus\nprimitives encore que les maisons du village, et derrière elles on\nne voyait presque aucun champ défriché, presque aucune trace des\ncultures de l'été, comme si elles n'avaient été bâties là qu'en\ntémoignage de la présence des hommes.\n\nCharles-Eugène tourna brusquement sur la droite, raidit ses jambes\nde devant pour ralentir dans la pente et s'arrêta net au bord de la\nglace. Le père Chapdelaine ouvrit les yeux.\n\n--Tenez, son père, fit Maria, voilà les cordeaux!\n\nIl prit les guides, mais, avant de faire repartir son cheval, resta\nimmobile quelques secondes, surveillant la surface de la rivière\ngelée.\n\n--Il est venu un peu d'eau sur la glace, dit-il et la neige a fondu;\nmais nous devons être bons pour traverser pareil. Marche,\nCharles-Eugène!\n\nLe cheval flaira la nappe blanche avant de s'y aventurer, puis s'en\nalla tout droit. Les ornières permanentes de l'hiver avaient disparu;\nles jeunes sapins plantés de distance en distance qui avaient marqué\nle chemin étaient presque tous tombés et gisaient dans la neige\nmi-fondue; en passant près de l'île, la glace craqua deux fois, mais\nsans fléchir. Charles-Eugène trottait allègrement vers la maison de\nCharles Lindsay, visible sur l'autre bord. Pourtant, lorsque le\ntraîneau arriva au milieu du courant, au-dessous de la grande chute,\nil dut ralentir à cause de la mince couche d'eau qui s'étendait là et\ndétrempait la neige. Lentement ils approchèrent de la rive; il ne\nrestait plus que trente pieds à franchir quand la glace commença à\ncraquer de nouveau et ondula sous les pieds du cheval.\n\nLe père Chapdelaine s'était mis debout, bien réveillé cette fois, les\nyeux vifs et résolus sous son casque de fourrure.\n\n--Charles-Eugène, marche! Marche donc! cria-t-il de sa grande voix\nrude.\n\nLe vieux cheval planta dans la neige semi-liquide les crampons de ses\nsabots et s'en alla vers la rive par bonds, avec de grands coups de\ncollier. Au moment où ils atterrissaient, une plaque de glace vira un\npeu sous les patins du traîneau et s'enfonça, laissant à sa place un\ntrou d'eau claire.\n\nSamuel Chapdelaine se retourna.\n\n--Nous serons les derniers à traverser, cette saison, dit-il.\n\nEt il laissa son cheval souffler un peu avant de monter la côte.\n\nBientôt après ils quittèrent le grand chemin pour un autre qui\ns'enfonçait dans les bois. Celui-là n'était guère plus qu'une piste\nrudimentaire encore encombrée de racines, et qui décrivait de petites\ncourbes opportunistes pour éviter les rochers ou les souches. Il\ngrimpa une montée, serpenta sur un plateau au milieu du bois brûlé,\nlaissant parfois un aperçu sur la descente du flanc abrupt, les\nmasses de pierre du rapide, le versant opposé qui devenait plus haut\net plus escarpé au-dessus de la chute, puis rentrant dans la\ndésolation des arbres couchés à terre et des chicots noircis.\n\nDes coteaux de pierre, une fois contournés, semblèrent se refermer\nderrière eux; les brûlés firent place à la foule sombre des épinettes\net des sapins; les montagnes de la rivière Alec se montrèrent deux ou\ntrois fois dans le lointain; et bientôt les voyageurs perçurent à la\nfois un espace de terre défriché, une fumée qui montait, les\njappements d'un chien.\n\n--Ils vont être contents de te revoir, Maria, dit le père\nChapdelaine. Tout le monde s'est ennuyé de toi.\n\n\n\nCHAPITRE II\n\n\nL'heure du souper était venue que Maria n'avait pas encore fini de\nrépondre aux questions, de raconter, sans en omettre aucun, les\nincidents de son voyage, de donner les nouvelles de Saint-Prime et de\nPéribonka, et toutes les autres nouvelles qu'elle avait pu recueillir\nau cours du chemin.\n\nTit'Bé, assis sur une chaise, en face de sa soeur, fumait pipe sur\npipe sans détourner les yeux d'elle une seconde, craignant de laisser\néchapper quelque révélation importante qu'elle aurait tue jusque-là.\nLa petite Alma-Rose, debout près d'elle, la tenait par le cou;\nTélesphore écoutait aussi, tout en réparant avec des ficelles\nl'attelage de son chien. La mère Chapdelaine attisait le feu dans le\ngrand poêle de fonte, allait, venait, tirait de l'armoire les\nassiettes et les couverts, le pain, le pichet de lait, penchait\nau-dessus d'un pot de verre la grande jarre de sirop de sucre.\nFréquemment elle s'interrompait pour interroger Maria ou l'écouter et\nrestait songeuse quelques instants, les poings sur les hanches,\nrevoyant par la pensée les villages dont elle entendait parler.\n\n--Alors, l'église est finie: une belle église en pierre, avec des\npeintures en dedans et des châssis de couleur... Que ça doit donc\nêtre beau! Johnny Bouchard a bâti une grange neuve l'été\ndernier, et c'est une petite Perron, une fille d'Abélard Perron, de\nSaint-Jérôme, qui fait la classe... Huit ans que je n'ai pas été à\nSaint-Prime, quand on pense! C'est une belle paroisse, et qui\nm'aurait bien «adonné»; du beau terrain «planche» aussi loin qu'on\npeut voir, pas de crans ni de bois, rien que des champs carrés avec\nde bonnes clôtures droites, de la terre forte, et les chars à moins\nde deux heures de voiture... C'est peut-être péché de le dire; mais\ntout mon règne, j'aurai du regret que ton père ait eu le goût de\nmouver si souvent et de pousser plus loin et toujours plus loin dans\nle bois, au lieu de prendre une terre dans une des vieilles paroisses.\n\nPar la petite fenêtre carrée elle contemplait avec mélancolie les\nquelques champs nus qui s'étendaient derrière la maison, la grange de\nbois brut aux planches mal jointes, et plus loin l'étendue de terre\nencore semée de souches, en lisière de la forêt, qui ne faisait que\nlaisser espérer une récompense de foin ou de grain aux longues\npatiences.\n\n--Tiens, fit Alma-Rose, voilà Chien qui vient se faire flatter aussi.\n\nMaria baissa les yeux vers le chien qui venait lui mettre sur les\ngenoux sa tête longue aux yeux tristes, et elle le caressa avec des\nmots d'amitié.\n\n--Il s'est ennuyé de toi tout comme nous, dit encore Alma-Rose. Tous\nles matins, il allait regarder dans ton lit pour voir si tu n'étais\npas revenue.\n\nElle l'appela à son tour.\n\n--Viens, Chien; viens que je te flatte aussi.\n\nChien allait de l'une à l'autre, docile, fermant à moitié les yeux à\nchaque caresse. Maria regarda autour d'elle, cherchant quelque\nchangement à vrai dire improbable qui se fût fait pendant son\nabsence.\n\nLe grand poêle à trois ponts occupait le milieu de la maison; un\ntuyau de tôle en sortait, qui après une montée verticale de quelques\npieds décrivait un angle droit et se prolongeait horizontalement\njusqu'à l'extérieur, afin que rien de la précieuse chaleur ne se\nperdît. Dans un coin la grande armoire de bois; tout près, la table,\nle banc contre le mur, et de l'autre côté de la porte l'évier et la\npompe. Une cloison partant du mur opposé semblait vouloir séparer\ncette partie de la maison en deux pièces; seulement elle s'arrêtait\navant d'arriver au poêle et aucune cloison ne la rejoignait, de sorte\nque ces deux compartiments de la salle unique chacun enclos de trois\ncôtés ressemblaient à un décor de théâtre, un de ces décors\nconventionnels dont on veut bien croire qu'ils représentent deux\nappartements distincts, encore que les regards des spectateurs les\npénètrent tous les deux à la fois.\n\nLe père et la mère Chapdelaine avaient leur lit dans un de ces\ncompartiments; Maria et Alma-Rose dans l'autre. Dans un coin, un\nescalier droit menait par une trappe au grenier, où les garçons\ncouchaient pendant l'été; l'hiver venu, ils descendaient leur lit en\nbas et dormaient à la chaleur du poêle avec les autres.\n\nAccrochés au mur, des calendriers illustrés des marchands de Roberval\nou de Chicoutimi; une image de Jésus enfant dans les bras de sa mère:\nun Jésus aux immenses yeux bleus dans une figure rose, étendant des\nmains potelées; une autre image représentant quelque sainte femme\ninconnue regardant le ciel d'un air d'extase; la première page d'un\nnuméro de Noël d'un journal de Québec, pleine d'étoiles grosses comme\ndes lunes et d'anges qui volaient les ailes repliées.\n\n--As-tu été sage pendant que je n'étais pas là, Alma-Rose?\n\nCe fut la mère Chapdelaine qui répondit:\n\n--Alma-Rose n'a pas été trop haïssable; mais Télesphore m'a donné du\ntourment. Ce n'est pas qu'il fasse du mal; mais les choses qu'il dit!\nOn dirait que cet enfant-là n'a pas tout son génie.\n\nTélesphore s'affairait avec l'attelage du chien et prétendait ne pas\nentendre.\n\nLes errements du jeune Télesphore constituaient le seul drame\ndomestique que connût la maison. Pour s'expliquer à elle-même et pour\nlui faire comprendre à lui ses péchés perpétuels, la mère Chapdelaine\ns'était façonné une sorte de polythéisme compliqué, tout un monde\nsurnaturel où des génies néfastes ou bienveillants le poussaient tour\nà tour à la faute et au repentir. L'enfant avait fini par ne se\nconsidérer lui-même que comme un simple champ clos, où des démons\nassurément malins et des anges bons mais un peu simples se livraient\nsans fin un combat inégal.\n\nDevant le pot de confitures vide il murmurait d'un air sombre:\n\n--C'est le démon de la gourmandise qui m'a tenté.\n\nRentrant d'une escapade avec des vêtements déchirés et salis, il\nexpliquait, sans attendre des reproches:\n\n--Le démon de la désobéissance m'a fait faire ça. C'est lui, certain!\n\nEt presque aussitôt il affirmait son indignation et ses bonnes\nintentions.\n\n--Mais il ne faut pas qu'il y revienne, eh, sa mère! Il ne faut pas\nqu'il y revienne, ce méchant démon. Je prendrai le fusil à son père\net je le tuerai...\n\n--On ne tue pas les démons avec un fusil, prononçait la mère\nChapdelaine. Quand tu sens la tentation qui vient, prends ton\nchapelet et dis des prières.\n\nTélesphore n'osait répondre; mais il secouait la tête d'un air de\ndoute. Le fusil lui paraissait à la fois plus plaisant et plus sûr et\nil rêvait d'un combat héroïque, d'une longue tuerie dont il sortirait\nparfait et pur, délivré à jamais des embûches du Malin.\n\nSamuel Chapdelaine rentra dans la maison et le souper fut servi. Les\nsignes de croix autour de la table; les lèvres remuant en des\n_Benedicite_ muets, Télesphore et Alma-Rose récitant les leurs à\nhaute voix; puis d'autres signes de croix; le bruit des chaises et du\nbanc approchés, les cuillers heurtant les assiettes. Il sembla à\nMaria qu'elle remarquait ces gestes et ces sons pour la première fois\nde sa vie, après son absence; qu'ils étaient différents des sons et\ndes gestes d'ailleurs et revêtaient une douceur et une solennité\nparticulières d'être accomplis en cette maison isolée dans les bois.\n\nIls achevaient de souper lorsqu'un bruit de pas se fit entendre au\ndehors; Chien dressa les oreilles, mais sans grogner.\n\n--Un veineux, dit la mère Chapdelaine. C'est Eutrope Gagnon qui vient\nnous voir.\n\nLa prophétie était facile puisque Eutrope Gagnon était leur unique\nvoisin. L'aimée précédente, il avait pris une concession à deux\nmilles de là avec son frère; ce dernier était monté aux chantiers\npour l'hiver, le laissant seul dans la hutte de troncs bruts quels\navaient élevée. Il apparut sur le seuil, son fanal à la main.\n\n--Salut un chacun, fit-il en ôtant son casque de laine. La nuit était\nclaire et il y a encore une croûte sur la neige; alors puisque ça\nmarchait bien, j'ai pensé que je viendrais veiller et voir si vous\nétiez revenu.\n\nMalgré qu'il vînt pour Maria, comme chacun savait, c'était au père\nChapdelaine seulement qu'il s'adressait, un peu par timidité et un peu\npar respect de l'étiquette paysanne. Il prit la chaise qu'on lui\navançait.\n\n--Le temps est doux; c'est tout juste s'il ne mouille pas. On voit\nque les pluies de printemps arrivent...\n\nC'était commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont\ncomme une interminable mélopée pleine de redites, chacun approuvant\nles paroles qui viennent d'être prononcées et y ajoutant d'autres\nparoles qui les répètent. Et le sujet en fut tout naturellement\nl'éternelle lamentation canadienne; la plainte sans révolte contre le\nfardeau écrasant du long hiver.\n\n--Les animaux sont dans l'étable depuis la fin de septembre, et il ne\nreste quasiment plus rien dans la grange, dit la mère Chapdelaine.\nHormis que le printemps n'arrive bientôt, je ne sais pas ce que nous\nallons faire.\n\n--Encore trois semaines avant qu'on puisse les mettre dehors, pour le\nmoins!\n\n--Un cheval, trois vaches, un cochon et des moutons, sans compter les\npoules, c'est que ça mange, dit Tit'Bé d'un air de grande sagesse.\n\nIl fumait et causait avec les hommes maintenant, de par ses quatorze\nans, ses larges épaules et sa connaissance des choses de la terre.\nHuit ans plus tôt il avait commencé à soigner les animaux et à\nrentrer chaque jour dans la maison sur son petit traîneau la\nprovision de bois nécessaire. Un peu plus tard, il avait appris à\ncrier très fort: «Heulle! Heulle!» derrière les vaches aux croupes\nmaigres, et: «Hue! Dia!» et «Harrié!» derrière les chevaux au labour,\nà tenir la fourche à foin et à bâtir les clôtures de pieux. Depuis\ndeux ans il maniait tour à tour la hache et la faux à côté de son\npère, conduisait le grand traîneau à bois sur la neige dure, semait\net moissonnait sans conseil; de sorte que personne ne lui contestait\nplus le droit d'exprimer librement son avis et de fumer incessamment\nle fort tabac en feuilles. Il avait encore sa figure imberbe\nd'enfant, aux traits indécis, des yeux candides, et un étranger se\nfût probablement étonné de l'entendre parler avec une lenteur mesurée\nde vieil homme plein d'expérience et de le voir bourrer éternellement\nsa pipe de bois; mais au pays de Québec les garçons sont traités en\nhommes dès qu'ils prennent part au travail des hommes, et de leur\nusage précoce du tabac, ils peuvent toujours donner comme raison que\nc'est une défense contre les terribles insectes harcelants de l'été:\nmoustiques, maringouins et mouches noires.\n\n--Que ce doit donc être plaisant de vivre dans un pays où il n'y a\npresque pas d'hiver, et où la terre nourrit les hommes et les\nanimaux. Icitte c'est l'homme qui nourrit les animaux et la terre, à\nforce de travail. Si nous n'avions pas Esdras et Da'Bé dans le bois,\nqui gagnent de bonnes gages, comment ferions-nous?\n\n--Pourtant la terre est bonne par icitte, fit Eutrope Gagnon.\n\n--La terre est bonne; mais il faut se battre avec le bois pour\nl'avoir; et pour vivre il faut économiser sur tout et besogner du\nmatin au soir, et tout faire soi-même, parce que les autres maisons\nsont si loin.\n\nLa mère Chapdelaine se tut et soupira. Elle pensait toujours avec\nregret aux vieilles paroisses où la terre est défrichée et cultivée\ndepuis longtemps, et où les maisons sont proches les unes des autres,\ncomme à une sorte de paradis perdu.\n\nSon mari serra les poings et hocha la tête d'un air obstiné.\n\n--Attends quelques mois seulement... Quand les garçons seront revenus\ndu bois, nous allons nous mettre au travail, eux deux, Tit'Bé et moi,\net nous allons faire de la terre. À quatre hommes bons sur la hache\net qui n'ont pas peur de l'ouvrage, ça marche vite, même dans le bois\ndur. Dans deux ans d'ici nous aurons du grain et du pacage, de quoi\nnourrir bien des animaux. Je te dis que nous allons faire de la\nterre...\n\nFaire de la terre! C'est la forte expression du pays, qui exprime\ntout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage\net la fertilité finale des champs labourés et semés. Samuel\nChapdelaine en parlait avec une flamme d'enthousiasme et d'entêtement\ndans les yeux.\n\nC'était sa passion à lui: une passion d'homme fait pour le\ndéfrichement plutôt que pour la culture. Cinq fois déjà depuis sa\njeunesse il avait pris une concession, bâti une maison, une étable et\nune grange, taillé en plein bois un bien prospère; et cinq fois il\navait vendu ce bien pour s'en aller recommencer plus loin vers le\nnord, découragé tout à coup, perdant tout intérêt et toute ardeur une\nfois le premier labeur rude fini, dès que les voisins arrivaient\nnombreux et que le pays commençait à se peupler et à s'ouvrir.\nQuelques hommes le comprenaient; les autres le trouvaient courageux,\nmais peu sage, et répétaient que s'il avait su se fixer quelque part,\nlui et les siens seraient maintenant à leur aise.\n\nÀ leur aise... Ô Dieu redoutable des Écritures que tous ceux du pays\nde Québec adorent sans subtilité ni doute, toi qui condamnas tes\ncréatures à gagner leur pain à la sueur de leur front, laisses-tu\ns'effacer une seconde le pli sévère de tes sourcils, lorsque tu\nentends dire que quelques-unes de ces créatures sont affranchies, et\nqu'elles sont enfin à leur aise?\n\nÀ leur aise... Il faut avoir besogné durement de l'aube à la nuit\navec son dos et ses membres pour comprendre ce que cela veut dire; et\nles gens de la terre sont ceux qui le comprennent le mieux. Cela veut\ndire le fardeau retiré: le pesant fardeau de travail et de crainte.\nCela veut dire une permission de repos qui, même lorsqu'on n'en use\npas, est comme une grâce de tous les instants. Pour les vieilles gens\ncela veut dire un peu d'orgueil approuvé de tous, la révélation\ntardive de douceurs inconnues, une heure de paresse, une promenade au\nloin, une gourmandise ou un achat sans calcul inquiet, les cent\ncomplaisances d'une vie facile.\n\nLe coeur humain est ainsi fait que la plupart de ceux qui ont payé la\nrançon et ainsi la liberté--l'aise--se sont, en la conquérant,\nfaçonné une nature incapable d'en jouir, et continuent leur dure vie\njusqu'à la mort; et c'est à ces autres, mal doués ou malchanceux qui\nn'ont pu se racheter, eux, et restent esclaves, que l'aise apparaît\navec toutes ses grâces d'état, inaccessible.\n\nPeut-être les Chapdelaine pensaient-ils à cela et chacun à sa\nmanière; le père avec l'optimisme invincible d'un homme qui se sait\nfort et se croit sage; la mère avec un regret résigné; et les autres,\nles jeunes, d'une façon plus vague et sans amertume, à cause de la\nlongue vie assurément heureuse qu'ils voyaient devant eux.\n\nMaria regardait parfois à la dérobée Eutrope Gagnon, et puis\ndétournait aussitôt les yeux très vite, parce que chaque fois elle\nsurprenait ses yeux à lui fixés sur elle, pleins d'une adoration\nhumble. Depuis un an elle s'était habituée sans déplaisir à ses\nfréquentes visites et à recevoir chaque dimanche soir, dans le cercle\ndes figures de la famille, sa figure brune qui respirait la bonne\nhumeur et la patience; mais cette courte absence d'un mois semblait\navoir tout changé, et en revenant au foyer elle y rapportait une\nimpression confuse que commençait une étape de sa vie à elle où il\nn'aurait point de part.\n\nQuand les sujets ordinaires de conversation furent épuisés, l'on joua\naux cartes: au «quatre-sept» et au «boeuf»; puis Eutrope regarda sa\ngrosse montre d'argent et vit qu'il était temps de partir. Le fanal\nallumé, les adieux faits, il s'arrêta un instant sur le seuil pour\nsonder la nuit du regard.\n\n--Il mouille! fit-il.\n\nSes hôtes vinrent jusqu'à la porte et regardèrent à leur tour; la\npluie commençait, une pluie de printemps aux larges gouttes pesantes,\nsous laquelle la neige commençait à s'ameublir et à fondre.\n\n--Le sudet a pris, prononça le père Chapdelaine. On peut dire que\nl'hiver est quasiment fini.\n\nChacun exprima à sa manière son soulagement et son plaisir; mais ce\nfut Maria qui resta le plus longtemps sur le seuil, écoutant le\ncrépitement doux de la pluie, guettant la glissade indistincte du\nciel sombre au-dessus de la masse plus sombre des bois, aspirant le\nvent tiède qui venait du sud.\n\n--Le printemps n'est pas loin... Le printemps n'est pas loin...\n\nElle sentait que depuis le commencement du monde il n'y avait jamais\neu de printemps comme ce printemps-là.\n\n\n\nCHAPITRE III\n\n\nTrois jours plus tard Maria entendit en ouvrant la porte au matin\nun son qui la figea quelques instants sur place, immobile, prêtant\nl'oreille. C'était un mugissement lointain et continu, le tonnerre\ndes grandes chutes qui étaient restées glacées et muettes tout\nl'hiver.\n\n--La glace descend, dit-elle en rentrant. On entend les chutes.\n\nAlors ils se mirent tous à parler une fois de plus de la saison qui\ns'ouvrait et des travaux qui allaient devenir possibles. Mai amenait\nune alternance de pluies chaudes et de beaux jours ensoleillés qui\ntriomphait peu à peu du gel accumulé du long hiver. Les souches\nbasses et les racines émergeaient, bien que l'ombre des sapins et des\ncyprès serrés protégeât la longue agonie des plaques de neige; les\nchemins se transformaient en fondrières; là où la mousse brune se\nmontrait, elle était toute gonflée d'eau et pareille à une éponge. En\nd'autres pays c'était le renouveau, le travail ardent de la sève, la\npoussée des bourgeons et bientôt des feuilles, mais le sol canadien,\nsi loin vers le nord, ne faisait que se débarrasser avec effort de\nson lourd manteau froid avant de songer à revivre.\n\nDix fois, au cours de la journée, la mère Chapdelaine ou Maria\nouvrirent la fenêtre pour goûter la tiédeur de l'air, pour écouter le\nchuchotement de l'eau courante en quoi s'évanouissait la dernière\nneige sur les pentes, et cette autre grande voix qui annonçait que la\nrivière Péribonka s'était libérée et charriait joyeusement vers le\ngrand lac les bancs de glace venus du nord.\n\nAu soir, le père Chapdelaine s'assit sur le seuil pour fumer et dit\npensivement:\n\n--François Paradis va passer bientôt. Il a dit qu'il viendrait\npeut-être nous voir.\n\nMaria répondit: «Oui» très doucement, et bénit l'ombre qui cachait\nson visage.\n\nIl vint dix jours plus tard, longtemps après la nuit tombée. Les\nfemmes restaient seules à la maison avec Tit'Bé et les enfants, le\npère étant allé chercher de la graine de semence à Honfleur, d'où il\nne reviendrait que le lendemain. Télesphore et Alma-Rose étaient\ncouchés, Tit'Bé fumait une dernière pipe avant la prière en commun,\nquand Chien jappa plusieurs fois et vint flairer la porte close.\nPresque aussitôt deux coups légers retentirent. Le visiteur attendit\nqu'on lui criât d'entrer et parut sur le seuil.\n\nIl s'excusa de l'heure tardive, mais sans timidité.\n\n--Nous avons campé au bout du portage, dit-il, en haut des chutes. Il\na fallu monter la tente et installer les Belges pour la nuit. Quand\nje suis parti je savais bien que ce n'était quasiment plus l'heure de\nveiller et que les chemins à travers les bois seraient mauvais pour\nvenir. Mais je suis venu pareil, et quand j'ai vu la lumière...\n\nSes grandes bottes indiennes disparaissaient sous la boue; il\nsoufflait un peu entre ses paroles, comme un homme qui a couru; mais\nses yeux clairs étaient tranquilles et pleins d'assurance.\n\n--Il n'y a que Tit'Bé qui ait changé, fit-il encore. Quand vous avez\nquitté Mistassini il était haut de même...\n\nSon geste indiquait la taille d'un enfant. La mère Chapdelaine le\nregardait d'un air plein d'intérêt, doublement heureuse de recevoir\nune visite et de pouvoir parler du passé.\n\n--Toi non plus tu n'as pas changé dans ces sept ans-là; pas en tout;\nmais Maria... sûrement, tu dois trouver une différence!\n\nIl contempla Maria avec une sorte d'étonnement.\n\n--C'est que... le l'avais déjà vue l'autre jour à Péribonka.\n\nSon ton et son air exprimaient que, de l'avoir revue quinze jours\nplus tôt, cela avait effacé tout l'autrefois. Puisque l'on parlait\nd'elle, pourtant, il se prit à l'examiner de nouveau.\n\nSa jeunesse forte et saine, ses beaux cheveux drus, son cou brun de\npaysanne, la simplicité honnête de ses yeux et de ses gestes francs,\nsans doute pensa-t-il que toutes ces choses-là se trouvaient déjà\ndans la petite fille qu'elle était sept ans plus tôt, et c'est ce qui\nle fit secouer la tête deux ou trois fois comme pour dire qu'elle\nn'était vraiment pas changée. Seulement il se prit à penser en même\ntemps que c'était lui qui avait dû changer, puisque maintenant sa vue\nlui poignait le coeur.\n\nMaria souriait, un peu gênée, et puis après un temps elle releva\nbravement les yeux et se mit à le regarder aussi.\n\nUn beau garçon, assurément: beau de corps à cause de sa force\nvisible, et beau de visage à cause de ses traits nets et de ses yeux\ntéméraires... Elle se dit avec un peu de surprise qu'elle l'avait cru\ndifférent, plus osé, parlant beaucoup et avec assurance, au lieu\nqu'il ne parlait guère, à vrai dire, et montrait en tout une grande\nsimplicité. C'était l'expression de sa figure qui créait cette\nimpression sans doute, et son air de hardiesse ingénue.\n\nLa mère Chapdelaine reprit ses questions.\n\n--Alors tu as vendu la terre quand ton père est mort, François?\n\n--Oui. J'ai tout vendu. Je n'ai jamais été bien bon de la terre, vous\nsavez. Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu\nd'argent de temps en temps à servir de guide ou à commercer avec les\nSauvages, ça, c'est mon plaisir, mais gratter toujours le même\nmorceau de terre, d'année en année, et rester là, je n'aurais jamais\npu faire ça tout mon règne, il m'aurait semblé être attaché comme un\nanimal à un pieu.\n\n--C'est vrai, il y a des hommes comme cela: Samuel, par exemple, et\ntoi, et encore bien d'autres. On dirait que le bois connaît des\nmagies pour vous faire venir...\n\nElle secouait la tête en le regardant avec une curiosité étonnée.\n\n--Vous faire geler les membres l'hiver, vous faire manger par les\nmouches l'été, vivre dans une tente sur la neige ou dans un camp\nplein de trous par où le vent passe, vous aimez mieux cela que faire\ntout votre règne tranquillement sur une belle terre, là où il y a des\nmagasins et des maisons. Voyons, un beau morceau de terrain planche,\ndans une vieille paroisse, du terrain sans une souche ni un creux,\nune bonne maison chaude toute tapissée en dedans, des animaux gras\ndans le clos ou à l'étable, pour des gens bien gréés d'instruments et\nqui ont de la santé, y a-t-il rien de plus plaisant et de plus\naimable?\n\nFrançois Paradis regardait le plancher sans répondre, un peu honteux\npeut-être de ses goûts déraisonnables.\n\n--C'est une belle vie pour ceux qui aiment la terre, dit-il enfin,\nmais moi je n'aurais pas été heureux.\n\nC'était l'éternel malentendu des deux races: les pionniers et les\nsédentaires, les paysans venus de France qui avaient continué sur le\nsol nouveau leur idéal d'ordre et de paix immobile, et ces autres\npaysans, en qui le vaste pays sauvage avait réveillé un atavisme\nlointain de vagabondage et d'aventure.\n\nD'avoir entendu quinze ans durant sa mère vanter le bonheur idyllique\ndes cultivateurs des vieilles paroisses, Maria en était venue tout\nnaturellement à s'imaginer qu'elle partageait ses goûts; voici\nqu'elle n'en était plus aussi sûre. Mais elle savait en tout cas\nqu'aucun des jeunes gens riches de Saint-Prime, qui portaient le\ndimanche des pelisses de drap fin à col de fourrure, n'était l'égal\nde François Paradis avec ses bottes carapacées de boue et son gilet\nde laine usé.\n\nEn réponse à d'autres questions, il parla de ses voyages sur la côte\nnord du golfe ou bien dans le haut des rivières; il en parla\nsimplement et avec un peu d'hésitation, ne sachant trop ce qu'il\nfallait dire et ce qu'il fallait taire, parce qu'il s'adressait à des\ngens qui vivaient en des lieux presque pareils à ceux-là, et d'une\nvie presque pareille.\n\n--Là-haut les hivers sont plus durs encore qu'icitte et plus longs.\nOn n'a que des chiens pour atteler aux traîneaux, de beaux chiens\nforts, mais malins et souvent rien qu'à moitié domptés, et on les\nsoigne une fois par jour seulement, le soir, avec du poisson gelé...\nOui, il y a des villages, mais presque pas de cultures; les hommes\nvivent avec la chasse et la pêche... Non: je n'ai jamais eu de\ntrouble avec les Sauvages; je me suis toujours bien accordé avec eux.\nCeux de la Mistassini et de la rivière d'icitte je les connais\npresque tous, parce qu'ils venaient chez nous avant la mort de mon\npère. Voyez-vous, il chassait souvent l'hiver, quand il n'était pas\naux chantiers, et un hiver qu'il était dans le haut de la\nRivière-aux-Foins, seul, voilà qu'un arbre qu'il abattait pour faire\nle feu a faussé en tombant, et ce sont des Sauvages qui l'ont trouvé\nle lendemain par aventure, assommé et à demi gelé déjà, malgré que le\ntemps était doux. Il était sur leur territoire de chasse et ils\nauraient bien pu faire semblant de ne pas le voir et le laisser\nmourir là; mais ils l'ont chargé sur leur traîne et rapporté à leur\ntente, et ils l'ont soigné. Vous avez connu mon père: c'était un\nhomme _rough_ et qui prenait un coup souvent, mais juste, et de bonne\nmémoire pour les services de même. Alors quand il a quitté ces\nSauvages-là, il leur a dit de venir le voir au printemps quand ils\ndescendraient à la Pointe-Bleue avec leurs pelleteries: «François\nParadis, de Mistassini, il leur a dit, vous n'oublierez pas...\nFrançois Paradis.» Et quand ils se sont arrêtés au printemps en\ndescendant la rivière, il les a logés comme il faut et ils ont\nemporté chacun en s'en allant une hache neuve, une belle couverte de\nlaine et du tabac pour trois mois. Après ça, ils s'arrêtaient chez\nnous tous les printemps et mon père avait toujours le choix de leurs\nplus belles peaux pour moins cher que les agents des compagnies.\nQuand il est mort, ç'a été tout pareil avec moi, parce que j'étais\nson fils et que mon nom était pareil: François Paradis. Si j'avais eu\nplus de capital, j'aurais pu faire gros d'argent avec eux... gros\nd'argent.\n\nIl semblait un peu confus d'avoir tant parlé, et se leva pour partir.\n\n--Nous redescendrons dans quelques semaines, et 'e tâcherai de\nm'arrêter plus longtemps, dit-il encore. C'est plaisant de se revoir!\n\nSur le seuil, ses yeux clairs cherchèrent les yeux de Maria, comme\ns'il voulait emporter un message avec lui dans les «grands bois\nverts» où il montait; mais il n'emporta rien. Elle craignait, dans sa\nsimplicité, de s'être montrée déjà trop audacieuse, et tint\nobstinément les yeux baissés, tout comme les jeunes filles riches qui\nreviennent avec des mines de pureté inhumaine des couvents de\nChicoutimi.\n\nQuelques instants plus tard, les deux femmes et Tit'Bé\ns'agenouillèrent pour la prière de chaque soir. La mère Chapdelaine\npriait à haute voix, très vite, et les deux autres voix lui\nrépondaient ensemble en un murmure indistinct. Cinq _Pater_, cinq\n_Ave_, les Actes, puis les longues litanies pareilles à une mélopée.\n\n«Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous maintenant et à l'heure\nde notre mort...\n\n«Coeur Immaculé de Jésus, ayez pitié de nous...»\n\nLa fenêtre était restée ouverte et laissait entrer le mugissement\nlointain des chutes. Les premiers moustiques du printemps, attirés\npar la lumière, entrèrent aussi et promenèrent dans la maison leur\nmusique aiguë. Tit'Bé, les voyant, alla fermer la fenêtre, puis\nrevint s'agenouiller à côté des autres.\n\n«Grand saint Joseph, priez pour nous...»\n\n«Saint Isidore, priez pour nous...»\n\nEn se déshabillant, la prière finie, la mère Chapdelaine soupira d'un\nair de contentement:\n\n--Que c'est donc plaisant de recevoir de la visite, alors qu'on ne\nvoit presque qu'Eutrope Gagnon d'un bout de l'année à l'autre. Voilà\nce que c'est que de rester si loin dans les bois... Du temps que\nj'étais fille, à Saint-Gédéon, la maison était pleine de veineux\nquasiment tous les samedis soirs et tous les dimanches: Adélard\nSaint-Onge, qui m'a courtisée si longtemps; Wilfrid Tremblay, le\nmarchand, qui avait une si belle façon et essayait toujours de parler\ncomme les Français; et d'autres... sans compter ton père, qui est\nvenu nous voir quasiment toutes les semaines pendant trois ans avant\nque je me décide...\n\nTrois ans... Maria songea qu'elle n'avait encore vu François Paradis\nque deux fois dans toute sa vie de jeune fille et elle se sentait\nhonteuse de son émoi.\n\n\n\nCHAPITRE IV\n\n\nAvec juin le vrai printemps vint brusquement après quelques jours\nfroids. Le soleil brutal chauffa la terre et les bois, les dernières\nplaques de neige s'évanouirent, même à l'ombre des arbres serrés; la\nrivière Péribonka grimpa peu à peu le long de se hautes berges\nrocheuses et vint noyer les buisson d'aunes et les racines des\npremières épinettes; un boue prodigieuse emplit les chemins. La terre\ncanadienne se débarrassa des derniers vestiges de l'hiver avec une\nsorte de rudesse hâtive, comme par crainte de l'autre hiver qui\nvenait déjà.\n\nEsdras et Da'Bé Chapdelaine revinrent des chantiers où ils avaient\ntravaillé tout l'hiver. Esdras était l'aîné de tous, un grand garçon\nau corps massif, brun de visage, noir de cheveux, à qui son front bas\net son menton renflé faisaient un masque néronien, impérieux, un peu\nbrutal; mais il parlait doucement, pesant ses mots, et montrant en\ntout une grande patience. D'un tyran il n'avait assurément que le\nvisage, comme si le froid des longs hivers et la bonne humeur\nraisonnable de sa race fussent entrés en lui pour lui faire un coeur\nsimple, doux, et qui mentait à son aspect redoutable.\n\nDa'Bé était aussi grand, mais plus mince, vif et gai, et ressemblait\nà son père.\n\nLes époux Chapdelaine avaient donné aux deux premiers de leurs\nenfants, Esdras et Maria, de beaux noms majestueux et sonores; mais\naprès ceux-là ils s'étaient lassés sans doute de tant de solennité,\ncar les deux suivants n'avaient jamais entendu prononcer leurs noms\nvéritables: on les avait toujours appelés Da'Bé et Tit'Bé, diminutifs\nenfantins et tendres. Les derniers, pourtant, avaient été baptisés\navec un retour de cérémonie: Télesphore... Alma-Rose...\n\n--Quand les garçons seront revenus nous allons faire de la terre,\navait dit le père.\n\nIls s'y mirent en effet sans tarder, avec l'aide d'Edwige Légaré,\nleur homme engagé.\n\nAu pays de Québec l'orthographe des noms et leur application sont\ndevenues des choses incertaines. Une population dispersée dans un\nvaste pays demi-sauvage, illettrée pour la majeure part et n'ayant\npour conseillers que ses prêtres, s'est accoutumée à ne considérer\ndes noms que leur son, sans s'embarrasser de ce que peut être leur\naspect écrit ou leur genre. Naturellement la prononciation a varié de\nbouche en bouche et de famille en famille, et lorsqu'une circonstance\nsolennelle force enfin à avoir recours à l'écriture, chacun prétend\népeler son nom de baptême à sa manière, sans admettre un seul instant\nqu'il puisse y avoir pour chacun de ces noms un canon impérieux. Des\nemprunts faits à d'autres langues ont encore accentué l'incertitude\nen ce qui concerne l'orthographe ou le sexe. On signe Denise, ou\nDenije, ou Deneije; Conrad ou Conrade; des hommes s'appellent\nHerménégilde, Aglaé, Edwidge...\n\nEdwige Légaré travaillait pour les Chapdelaine tous les étés, depuis\nonze ans, en qualité d'homme engagé. C'est-à-dire que pour un salaire\nde vingt piastres par mois il s'attelait chaque jour de quatre heures\ndu matin à neuf heures du soir à toute besogne à faire, et y\napportait une sorte d'ardeur farouche qui ne s'épuisait jamais; car\nc'était un de ces hommes qui sont constitutionnellement incapables de\nrien faire sans donner le maximum de leur force et de l'énergie qui\nest en eux, en un spasme rageur toujours renouvelé. Court, large, il\navait des yeux d'un bleu étonnamment clair--chose rare au pays de\nQuébec--à la fois aigus et simples, dans un visage couleur d'argile\nsurmonté de cheveux d'une teinte presque pareille et éternellement\nhaché de coupures. Car il se rasait deux ou trois fois par semaine,\npar une inexplicable coquetterie, et toujours le soir, devant le\nmorceau de miroir pendu au-dessus de la pompe, à la lueur falote de\nla petite lampe, promenant le rasoir sur sa barbe dure avec des\ngrognements d'effort et de peine. Vêtu d'une chemise et de pantalons\nen étoffe du pays, d'un brun terreux, chaussé de grandes bottes\npoussiéreuses, il était en vérité tout entier couleur de terre, et\nson visage n'exprimait qu'une rusticité terrible.\n\nLe père Chapdelaine, ses trois fils et son homme engagé commencèrent\ndonc à faire de la terre.\n\nLe bois serrait encore de près les bâtiments qu'ils avaient élevés\neux-mêmes quelques années plus tôt; la petite maison carrée, la\ngrange de planches mal jointes, l'étable de troncs bruts entre\nlesquels on avait forcé des chiffons et de la terre.\n\nEntre les quelques champs déjà défrichés, nus et la lisière de grands\narbres au feuillage sombre s'étendait un vaste morceau de terrain que\nla hache n'avait que timidement entamé. Quelques troncs verts avaient\nété coupés et utilisés comme pièces de charpente; de chicots secs,\nsciés et fendus, avaient alimenté tout un hiver le grand poêle de\nfonte; mais le sol était encore recouvert d'un chaos de souches, de\nracines entremêlées, d'arbres couchés à terre, trop pourris pour\nbrûler, d'autres arbres morts mais toujours debout a milieu d'un\ntaillis d'aunes.\n\nLes cinq hommes s'acheminèrent un matin vers cette pièce de terre et\nse mirent à l'ouvrage de suite e sans un mot, car la tâche de chacun\navait été fixée d'avance.\n\nLe père Chapdelaine et Da'Bé se postèrent en face l'un de l'autre de\nchaque côté d'un arbre debout et commencèrent à balancer en cadence\nleurs haches à manche de merisier. Chacun d'eux faisait d'abord une\ncoche profonde dans le bois, frappant patiemment au même endroit\npendant quelques secondes, puis la hache remonta brusquement,\nattaquant le tronc obliquement un pied plus haut et faisant voler à\nchaque coup un copeau épais comme la main et taillé dans le sens de\nla fibre. Quand leurs deux entailles étaient près de se rejoindre,\nl'un d'eux s'arrêtait et l'autre frappait plus lentement, laissant\nchaque fois sa hache un moment dans l'entaille; la lame de bois qui\ntenait encore l'arbre debout par une sorte de miracle cédait enfin,\nle tronc se penchait et les deux bûcherons reculaient d'un pas et le\nregardaient tomber, poussant un grand cri afin que chacun se gare.\n\nEdwige Légaré et Esdras s'avançaient alors, et lorsque l'arbre\nn'était pas trop lourd pour leurs forces jointes ils le prenaient\nchacun par un bout, croisant leurs fortes mains sous la rondeur du\ntronc, puis se redressaient, raidissant avec peine l'échine et leurs\nbras qui craquaient aux jointures et s'en allaient le porter sur un\ndes tas proches, à pas courts et chancelants, enjambant péniblement\nles autres arbres encore couchés à terre. Quand ils jugeaient le\nfardeau trop pesant Tit'Bé s'approchait, menant le cheval\nCharles-Eugène qui traînait le bacul auquel était attachée une forte\nchaîne; la chaîne était enroulée autour du tronc et assujettie, le\ncheval s'arc-boutait, et avec un effort qui gonflait les muscles de\nses hanches, traînait sur la terre le tronc qui frôlait les souches\net écrasait les jeunes aunes.\n\nÀ midi Maria sortit sur le seuil et annonça par un long cri que le\ndîner était prêt. Les hommes se redressèrent lentement parmi les\nsouches, essuyant d'un revers de main les gouttes de sueur qui leur\ncoulaient dans les yeux, et prirent le chemin de la maison.\n\nLa soupe aux pois fumait déjà dans les assiettes. Les cinq hommes\ns'attablèrent lentement, comme un peu étourdis par le dur travail;\nmais à mesure qu'ils reprenaient leur souffle leur grande faim\ns'éveillait et bientôt ils commencèrent à manger avec avidité. Les\ndeux femmes les servaient, remplissaient les assiettes vides,\napportant le grand plat de lard et de pommes de terre bouillies,\nversant le thé chaud dans les tasses. Quand la viande eut disparu,\nles dîneurs remplirent leurs soucoupes de sirop de sucre dans lequel\nils trempèrent de gros morceaux de pain tendre; puis, bientôt\nrassasiés parce qu'ils avaient mangé vite et sans un mot, ils\nrepoussèrent leurs assiettes et se renversèrent sur les chaises avec\ndes soupirs de contentement, plongeant leurs mains dans leurs poches\npour y chercher les pipes et les vessies de porc gonflées de tabac.\n\nEdwige Légaré alla s'asseoir sur le seuil et répéta deux ou trois\nfois: «j'ai bien mangé... j'ai bien mangé...» de l'air d'un juge qui\nrend un arrêt impartial, après quoi il s'adossa au chambranle et\nlaissa la fumée de sa pipe et le regard de ses petits yeux pâles\nsuivre dans l'air le même vagabondage inconscient... Le père\nChapdelaine s'abandonna peu à peu sur sa chaise et finit par\ns'assoupir; les autres fumèrent et devisèrent de leur ouvrage.\n\n--S'il y a quelque chose, dit la mère Chapdelaine, qui pourrait me\nconsoler de rester si loin dans le bois, c'est de voir mes hommes\nfaire un beau morceau de terre... Un beau morceau de terre qui a été\nplein de bois et de chicots et de racines et qu'on revoit une\nquinzaine après, nu comme la main, prêt pour la charrue, je suis sûre\nqu'il ne peut rien y avoir au monde de plus beau et de plus aimable\nque ça.\n\nLes autres approuvèrent de la tête et restèrent silencieux quelque\ntemps, savourant l'image. Bientôt voici que le père Chapdelaine se\nréveillait rafraîchi par son somme et prêt pour la besogne; ils se\nlevèrent et sortirent de la maison.\n\nL'espace sur lequel ils avaient travaillé le matin restait encore semé\nde souches et embarrassé de buissons d'aunes. Ils se mirent à couper\net à arracher les aunes, prenant les branches par faisceaux dans\nleurs mains et les tranchant à coups de hache, ou bien creusant le\nsol autour des racines et arrachant l'arbuste entier d'une seule\ntirée. Quand les aunes eurent disparu, il restait les souches.\n\nLégaré et Esdras s'attaquèrent aux plus petites sans autre aide que\nleurs haches et de forts leviers de bois. À coups de hache, ils\ncoupaient les racines qui rampaient à la surface du sol, puis\nenfonçaient un levier à la base du tronc et pesaient de toute leur\nforce, la poitrine appuyée sur la barre de bois. Lorsque l'effort\nétait insuffisant pour rompre les cent liens qui attachaient l'arbre\nà la terre, Légaré continuait à peser de tout son poids pour le\nsoulever un peu, avec des grognements de peine, et Esdras reprenait\nsa hache et frappait furieusement ait ras du sol, tranchant l'une\naprès l'autre les dernières racines.\n\nPlus loin les trois autres hommes manoeuvraient l'arrache-souches\nauquel était attelé le cheval Charles-Eugène. La charpente en forme\nde pyramide tronquée était amenée au-dessus d'une grosse souche et\nabaissée, la souche attachée avec des chaînes passant sur une poulie,\net à l'autre extrémité de la chaîne le cheval tirait brusquement,\njetant tout son poids en vivant et faisant voler les mottes de terre\nsous les crampons de ses sabots. C'était une courte charge\ndésespérée, un élan de tempête que la résistance arrêtait souvent au\nbout de quelques pieds seulement comme la poigne d'une main brutale;\nalors les épaisses lames d'acier des haches montaient de nouveau,\njetaient un éclair au soleil, retombaient avec un bruit sourd sur les\ngrosses racines, pendant que le cheval soufflait quelques instants,\nles yeux fous, avant l'ordre bref qui le jetterait en avant de\nnouveau. Et après cela, il restait encore à traîner et rouler sur le\nsol vers les tas les grosses souches arrachées, à grand renfort de\nreins et de bras raidis et de mains souillées de terre, aux veines\ngonflées, qui semblaient lutter rageusement avec le tronc massif et\nles grosses racines torves.\n\nLe soleil glissa vers l'horizon, disparut; le ciel prit de délicates\nteintes pâles au-dessus de la lisière sombre du bois, et l'heure du\nsouper ramena vers la maison cinq hommes couleur de terre.\n\nEn les servant la mère Chapdelaine demanda cent détails sur le\ntravail de la journée, et quand l'idée du coin de terre déblayé,\nmagnifiquement nu, enfin prêt pour la culture, eut pénétré son\nesprit, elle montra une sorte d'extase.\n\nLes poings sur les hanches, dédaignant de s'attabler à son tour, elle\ncélébra la beauté du monde telle qu'elle la comprenait: non pas la\nbeauté inhumaine, artificiellement échafaudée par les étonnements des\ncitadins, des hautes montagnes stériles et des mers périlleuses, mais\nla beauté placide et vraie de la campagne au sol riche, de la\ncampagne plate qui n'a pour pittoresque que l'ordre des longs sillons\nparallèles et la douceur des eaux courantes, de la campagne qui\ns'offre nue aux baisers du soleil avec un abandon d'épouse.\n\nElle se fit le chantre des gestes héroïques des quatre Chapdelaine et\nd'Edwige Légaré, de leur bataille contre la nature barbare et de leur\nvictoire de ce jour. Elle distribua les louanges et proclama son\nlégitime orgueil, cependant que les cinq hommes fumaient\nsilencieusement leur pipe de bois ou de plâtre, immobiles comme des\neffigies après leur longue besogne: des effigies couleur d'argile,\naux yeux creux de fatigue.\n\n--Les souches sont dures, prononça enfin le père Chapdelaine, les\nracines n'ont pas pourri dans la terre autant que j'aurais cru. Je\ncalcule que nous ne serons pas clairs avant trois semaines.\n\nIl questionnait Légaré du regard; celui-ci approuva, grave.\n\n--Trois semaines... Ouais, blasphème! C'est ça que je calcule aussi.\n\nIls se turent de nouveau, patients et résolus comme des gens qui\ncommencent une longue guerre.\n\nLe printemps canadien n'avait encore connu que quelques semaines de\nvie que l'été du calendrier venait déjà et il sembla que la divinité\nqui réglementait le climat du lieu donnât soudain à la marche\nnaturelle des saisons un coup de pouce auguste, afin de rejoindre une\nfois de plus dans leur cycle les contrées heureuses du sud. Car la\nchaleur arriva soudain, torride, une chaleur presque aussi démesurée\nque l'avait été le froid de l'hiver. Les cimes des épinettes et des\ncyprès, oubliées par le vent, se figèrent dans une immobilité\nperpétuelle; au-dessus de leur ligne sombre s'étendit un ciel auquel\nl'absence de nuages donnait une apparence immobile aussi, et de\nl'aube à la nuit le soleil brutal rôtit la terre.\n\nLes cinq hommes continuaient le travail, et de jour en jour la\nclairière qu'ils avaient faite s'étendait un peu plus grande derrière\neux, nue, semée de déchirures profondes qui montraient la bonne\nterre.\n\nMaria alla leur porter de l'eau un matin.\n\nLe père Chapdelaine et Tit'Bé coupaient des aunes; Da'Bé et Esdras\nmettaient en tas les arbres coupés. Edwige Légaré s'était attaqué\nseul à une souche; une main contre le tronc, de l'autre il avait\nsaisi une racine comme on saisit dans une lutte la jambe d'un\nadversaire colossal, et il se battait contre l'inertie alliée du bois\net de la terre en ennemi plein de haine que la résistance enrage. La\nsouche céda tout à coup, se coucha sur le sol; il se passa la main\nsur le front et s'assit sur une racine, couvert de sueur, hébété par\nl'effort. Quand Maria arriva près de lui avec le seau à demi plein\nd'eau, les autres ayant bu, il était encore immobile, haletant, et\nrépétait d'un air égaré:\n\n--Je perds connaissance... Ah! Je perds connaissance.\n\nMais il s'interrompit en la voyant venir et poussa un rugissement:\n\n--De l'eau frette! Blasphème! Donnez-moi de l'eau frette!\n\nIl saisit le seau, en vida la moitié, se versa le reste sur la tête\net dans le cou et aussitôt, ruisselant, se jeta de nouveau sur la\nsouche vaincue et commença à la rouler vers un des tas comme on\nemporte une prise.\n\nMaria resta là quelques instants, regardant le labeur des hommes et\nle résultat de ce labeur, plus frappant de jour en jour, puis elle\nreprit le chemin de la maison, balançant le seau vide, heureuse de se\nsentir vivante et forte sous le soleil éclatant, songeant confusément\naux choses heureuses qui étaient en route et ne pouvaient manquer de\nvenir bientôt, si elle priait avec assez de ferveur et de patience.\n\nDéjà loin, elle entendait encore les voix des hommes qui la\nsuivaient, se répercutant au-dessus de la terre durcie par la\nchaleur. Esdras, les mains déjà jointes sous un jeune cyprès tombé,\ndisait d'un ton placide:\n\n--Tranquillement... ensemble!\n\nLégaré se colletait avec quelque nouvel adversaire inerte, et jurait\nd'une voix étouffée.\n\n--Blasphème! je te ferai bien grouiller, moué...\n\nSon halètement s'entendait aussi, presque aussi fort que ses paroles.\nIl soufflait une seconde, puis se ruait de nouveau à la bataille,\nraidissant les bras, tordant ses larges reins.\n\nEt une fois de plus sa voix s'élevait en jurons et en plaintes.\n\n--Je te dis que le t'aurai... Ah! ciboire! Qu'il fait donc chaud...\nOn va mourir...\n\nSa plainte devenait un grand cri.\n\n--_Boss!_ On va mourir à faire de la terre!\n\nLa voix du père Chapdelaine lui répondait un peu étranglée, mais\njoyeuse.\n\n--Toffe, Edwige, toffe! La soupe aux pois sera bientôt prête.\n\nBientôt en effet Maria sortait de nouveau sur le seuil, et, les mains\nouvertes de chaque côté de la bouche pour envoyer plus loin le son,\nelle annonçait le dîner par un grand cri chantant.\n\nVers le soir, le vent se réveilla et une fraîcheur délicieuse\ndescendit sur la terre comme un pardon. Mais le ciel pâle restait\nvide de nuages.\n\n--Si le beau temps continue, dit la mère Chapdelaine, les bleuets\nseront mûrs pour la fête de sainte Anne.\n\n\n\nCHAPITRE V\n\n\nLe beau temps continua et dès les premiers jours de juillet les\nbleuets mûrirent.\n\nDans les brûlés, au flanc des coteaux pierreux, partout où les arbres\nplus rares laissaient passer le soleil, le Sol avait été jusque-là\npresque uniformément rose, du rose vif des fleurs qui couvraient les\ntouffes de bois de charme; les premiers bleuets, roses aussi,\ns'étaient confondus avec ces fleurs; mais sous la chaleur persistante\nils prirent lentement une teinte bleu pâle, puis bleu de roi, enfin\nbleu violet, et quand juillet ramena la fête de sainte Anne, leurs\nplants chargés de grappes formaient de larges taches bleues au milieu\ndu rose des fleurs de bois de charme qui commençaient à mourir.\n\nLes forêts du pays de Québec sont riches en baies sauvages; les\natocas, les grenades, les raisins de cran, la salsepareille ont\npoussé librement dans le sillage des grands incendies; mais le\nbleuet, qui est la luce ou myrtille de France, est la plus abondante\nde toutes les baies et la plus savoureuse. Sa cueillette constitue de\njuillet à septembre une véritable industrie pour les familles\nnombreuses qui vont passer toute la journée dans le bois, théories\nd'enfants de toutes tailles balançant des seaux d'étain, vides le\nmatin, emplis et pesants le soir. D'autres ne cueillent les bleuets\nque pour eux-mêmes, afin d'en faire des confitures ou les tartes\nfameuses qui sont le dessert national du Canada français.\n\nDeux ou trois fois au début de juillet Maria alla cueillir des\nbleuets avec Télesphore et Alma-Rose; mais l'heure de la maturité\nparfaite n'était pas encore venue, et le butin qu'ils rapportèrent\nsuffit à peine à la confection de quelques tartes de proportions\ndérisoires.\n\n--Le jour de la fête de sainte Anne, dit la mère Chapdelaine en guise\nde consolation, nous irons tous en cueillir; les hommes aussi, et\nceux qui n'en rapporteront pas une pleine chaudière n'en mangeront\npas.\n\nMais le samedi soir, qui était la veille de la fête de sainte Anne,\nfut pour les Chapdelaine une veillée mémorable et telle que leur\nmaison dans les bois n'en avait pas encore connue.\n\nQuand les hommes revinrent de l'ouvrage, Eutrope Gagnon était déjà\nlà. Il avait soupé, disait-il, et pendant que les autres prenaient\nleur repas, il resta assis près de la porte, se balançant sur deux\npieds de sa chaise dans le courant d'air frais. Les pipes allumées,\nla conversation roula naturellement sur les travaux de la terre et le\nsoin du bétail.\n\n--À cinq hommes, dit Eutrope, on fait gros d terre en peu de temps.\nMais quand on travaille seul comme moi, sans cheval pour traîner les\ngrosses pièces, ça n'est guère d'avant et on a de la misère. Mai ça\navance pareil, ça avance.\n\nLa mère Chapdelaine, qui l'aimait et que l'idée de son labeur\nsolitaire pour la bonne cause remplis sait d'ardente sympathie,\nprononça des paroles d'encouragement.\n\n--Ça ne va pas si vite seul, c'est vrai; mais un homme seul se\nnourrit sans grande dépense, et puis votre frère Égide va revenir de\nla drave avec deux, trois cents piastres pour le moins, en temps pour\nles foins et la moisson, et si vous restez tous les deux icitte\nl'hiver prochain, dans moins de deux ans vous aurez unie belle terre.\n\nIl approuva de la tête et involontairement son regard se leva sur\nMaria, impliquant que d'ici à deux ans, si tout allait bien, il\npourrait songer peut-être...\n\n--La drave marche-t-elle bien? demanda Esdras. As-tu des nouvelles de\nlà-bas?\n\n--J'ai eu des nouvelles par Ferdinand Larouche, un des garçons de\nThadée Larouche de Honfleur, qui est revenu de La Tuque le mois\ndernier. Il a dit que ça allait bien; les hommes n'avaient pas trop\nde misère.\n\nLes chantiers, la drave, ce sont les deux chapitres principaux de la\ngrande industrie du bois, qui pour les hommes de la province de\nQuébec est plus importante encore que celle de la terre. D'octobre à\navril les haches travaillent sans répit et les forts chevaux traînent\nles billots sur la neige jusqu'aux berges des rivières glacées; puis,\nle printemps venu, les piles de bois s'écroulent l'une après l'autre\ndans l'eau neuve et commencent leur longue navigation hasardeuse à\ntravers les rapides. Et à tous les coudes des rivières, à toutes les\nchutes, partout où les innombrables billots bloquent et\ns'amoncellent, il faut encore le concours des draveurs forts et\nadroits, habitués à la besogne périlleuse, pour courir sur les troncs\ndemi-submergés, rompre les barrages, aider tout le jour avec la hache\net la gaffe à la marche heureuse des pans de forêt qui descendent.\n\n--De la misère, s'exclama Légaré avec mépris. Les jeunesses d'à\nprésent ne savent pas ce que c'est que d'avoir de la misère. Quand\nelles ont passé trois mois dans les bois elles se dépêchent de\nredescendre et d'acheter des bottines jaunes, des chapeaux durs et\ndes cigarettes pour aller voir les filles. Et même dans les\nchantiers, à cette heure, ils sont nourris pareil comme dans les\nhôtels, avec de la viande et des patates tout l'hiver. Il y a trente\nans...\n\nIl se tut quelques instants et exprima d'un seul hochement de tête\nles changements prodigieux qu'avaient amenés les années.\n\n--Il y a trente ans, quand on a fait la ligne pour amener les chars\nde Québec, j'étais là, moué, et je vous dis que ça c'était de la\nmisère. Je n'avais que seize ans, mais je bûchais avec les autres\npour clairer la ligne, toujours à vingt-cinq milles en avant du fer,\net je suis resté quatorze mois sans voir une maison. On n'avait pas\nde tentes non plus pendant l'été: rien que des abris en branches de\nsapin qu'on se faisait soi-même, et du matin à la nuit c'était bûche,\nbûche, bûche, mangé par les mouches et dans la même journée trempé de\npluie et rôti de soleil.\n\n«Le lundi matin on ouvrait une poche de fleur et on se faisait des\ncrêpes plein un siau, et tout le reste de la semaine, trois fois par\njour, pour manger, on allait puiser dans le siau. Le mercredi n'était\npas arrivé qu'il n'y avait déjà plus de crêpes, parce qu'elles se\ncollaient toutes ensemble; il n'y avait plus rien qu'un bloc de pâte.\nOn se coupait un gros morceau de pâte avec son couteau, on se mettait\nça dans le ventre et puis bûche et bûche encore!...\n\n«Quand on est arrivé à Chicoutimi, où les provisions venaient par\neau, on était pire que les Sauvages, quasiment tout nus, la peau\ntoute déchirée par les branches, et j'en connais qui se sont mis à\npleurer quand on leur a dit qu'ils pouvaient s'en retourner chez eux,\nparce qu'ils pensaient qu'ils allaient trouver tout le monde mort,\ntant ça leur avait paru long. Ça, c'était de la misère.\n\n--C'est vrai, dit le père Chapdelaine, je me rappelle ce temps-là. Il\nn'y avait pas une seule maison en haut du lac: rien que des Sauvages\net quelques chasseurs qui montaient par là l'été en canot et l'hiver\ndans des traîneaux à chiens, quasiment comme aujourd'hui au Labrador.\n\nLes jeunes gens écoutaient avec curiosité ces récits d'autrefois.\n\n--Et à cette heure, fit Esdras, nous voilà icitte à quinze milles en\nhaut du lac, et quand le bateau de Roberval marche on peut descendre\naux chars en douze heures de temps.\n\nIls songèrent à cela pendant quelque temps sans parler: à la vie\nimplacable d'autrefois, à la courte journée de voyage qui maintenant\nles séparait seulement des prodiges de la voie ferrée, et ils\ns'émerveillèrent avec sincérité.\n\nTout à coup Chien grogna sourdement; un bruit de pas se fit entendre\nau dehors.\n\n--Encore de la visite! s'écria la mère Chapdelaine d'un ton\nd'étonnement joyeux.\n\nMaria se leva aussi, émue, lissant ses cheveux sans y penser; mais ce\nfut Éphrem Surprenant, un habitant de Honfleur, qui ouvrit la porte.\n\n--On vient veiller! cria-t-il de toutes ses forces en homme qui\nannonce une grande nouvelle.\n\nDerrière lui entra un inconnu qui saluait et souriait avec politesse.\n\n--C'est mon neveu Lorenzo, annonça de suite Éphrem Surprenant, un\ngarçon de mon frère Elzéar, qui est mort l'automne passé. Vous ne le\nconnaissez pas; voilà longtemps qu'il a quitté le pays pour vivre aux\nÉtats.\n\nLon se hâta d'offrir une chaise au jeune homme qui venait des États\net son oncle se mit en devoir d'établir avec certitude sa généalogie\ndes deux côtés et de donner tous les détails nécessaires sur son âge,\nson métier et sa vie, selon la coutume canadienne.\n\n--Ouais, un garçon de mon frère Elzéar, qui avait marié une petite\nBourglouis, de Kiskising. Vous avez dû connaître ça, vous, madame\nChapdelaine?\n\nDu fond de sa mémoire la mère Chapdelaine exhuma aussitôt le souvenir\nde plusieurs Surprenant et d'autant de Bourglouis, et elle en récita\nla liste avec leurs prénoms, leurs résidences successives et la\nnomenclature complète de leurs alliances.\n\n--C'est ça... Cest bien ça. Eh bien, celui-ci, c'est Lorenzo. Il\ntravaille aux États depuis plusieurs années dans les manufactures.\n\nChacun examina de nouveau avec une curiosité simple Lorenzo\nSurprenant. Il avait une figure grasse aux traits fins, des yeux\ntranquilles et doux, des mains blanches; la tête un peu de côté, il\nsouriait poliment, sans ironie ni gêne, sous les regards braqués.\n\n--Il est venu, continuait son oncle, pour régler les affaires qui\nrestaient après la mort d'Elzéar et pour essayer de vendre la terre.\n\n--Il n'a pas envie de garder la terre et de se mettre habitant?\ninterrogea le père Chapdelaine.\n\nLorenzo Surprenant accentua son sourire et secoua la tête.\n\n--Non. Ça ne me tente pas de devenir habitant; pas en tout. Je gagne\nde bonnes gages là où le suis; je me plais bien; je suis accoutumé à\nl'ouvrage...\n\nIl s'arrêta là, mais laissa paraître qu'après la vie qu'il avait\nvécue, et ses voyages, l'existence lui serait intolérable sur une\nterre entre un village pauvre et les bois.\n\n--Du temps que j'étais fille, dit la mère Chapdelaine, c'était\nquasiment tout un chacun qui partait pour les États. La culture ne\npayait pas comme à cette heure, les prix étaient bas, on entendait\nparler des grosses gages qui se gagnaient là-bas dans les\nmanufactures, et tous les ans c'étaient des familles et des familles\nqui vendaient leur terre presque pour rien et qui partaient du\nCanada. Il y en a qui ont gagné gros d'argent, c'est certain, surtout\nles familles où il y avait beaucoup de filles; mais à cette heure les\nchoses ont changé et on n'en voit plus tant qui s'en vont.\n\n--Alors vous allez vendre la terre?\n\n--Ouais. On en a parlé avec trois Français qui sont arrivés à Mistook\nle mois dernier; je pense que ça va se faire.\n\n--Et y a-t-il bien des Canadiens là où vous êtes? Parle-t-on\nfrançais?\n\n--Là où j'étais en premier, dans l'État du Maine, il y avait plus de\nCanadiens que d'Américains ou d'Irlandais; tout le monde parlait\nfrançais; mais à la place où je reste maintenant, qui est dans l'État\nde Massachusetts, il y en a moins. Quelques familles tout de même; on\nva veiller le soir...\n\n--Samuel a pensé à aller dans l'Ouest, un temps, dit la mère\nChapdelaine, mais je n'aurai jamais voulu. Au milieu de monde qui ne\nparle que l'anglais, j'aurais été malheureuse tout mon règne. Je lui\nai toujours dit: «Samuel, c'est encore parmi le Canadiens que les\nCanadiens sont le mieux.»\n\nLorsque les Canadiens français parlent d'eux mêmes, ils disent\ntoujours Canadiens, sans plus; et toutes les autres races qui ont\nderrière eux peuplé le pays jusqu'au Pacifique, ils ont gardé pour\nparler d'elles leurs appellations d'origine: Anglais, Irlandais,\nPolonais, ou Russes, sans admettre un seul instant que leurs fils,\nmême nés dans le pays, puissent prétendre aussi au nom de Canadiens.\nC'est là un titre qu'ils se réservent tout naturellement et sans\nintention d'offense, de par leur héroïque antériorité.\n\n--Et c'est-y une grosse place là où vous êtes?\n\n--Quatre-vingt-dix mille, dit Lorenzo avec une moue de modestie.\n\n--Quatre-vingt-dix mille! Plus gros que Québec!\n\n--Oui. Et par les chars on n'est qu'à une heure de Boston. Ça c'est\nune vraie grosse place.\n\nAlors il se mit à leur parler des grandes villes américaines et de\nleurs splendeurs, de la vie abondante et facile, pétrie de\nraffinements inouïs, qu'y mènent les artisans à gros salaires.\n\nOn l'écouta en silence. Dans le rectangle de la porte ouverte les\ndernières teintes cramoisies du ciel se fondaient en nuances plus\npâles, auxquelles la masse indistincte de la forêt faisait un immense\nsocle noir. Les maringouins arrivaient en légions si nombreuses que\nleur bourdonnement formait une clameur, une vaste note basse qui\nemplissait la clairière comme un mugissement.\n\n--Télesphore, commanda le père Chapdelaine, fais-nous de la\nboucane... Prends la vieille chaudière.\n\nTélesphore prit le seau dont le fond commençait à se décoller, y\ntassa de la terre, puis le remplit de copeaux secs et de brindilles\nqu'il alluma. Quand le feu monta en une flamme claire, il revint avec\nune brassée d'herbes et de feuilles dont il couvrit la flamme; une\ncolonne de fumée âcre s'éleva, que le vent poussa dans la maison,\nchassant les innombrables moustiques affolés. Avec des soupirs de\nsoulagement l'on put enfin goûter un peu de repos, interrompre la\nguérilla.\n\nLe dernier maringouin vint se poser sur la figure de la petite\nAlma-Rose. Gravement elle récita les paroles sacramentelles:\n\n--Mouche, mouche diabolique, mon nez n'est pas une place publique!\n\nPuis elle écrasa prestement la bestiole d'une tape.\n\nLa boucane entrait par la porte en une colonne oblique; une fois dans\nla maison, soustraite à la poussée du vent, elle enflait et se\nrépandait en nuées ténues; les murs devinrent vagues et lointains; le\ngroupe assis entre la porte et le poêle se réduisit à un cercle de\nfigures brunes suspendues dans la fumée blanche.\n\n--Salut un chacun! fit une voix claire.\n\nEt François Paradis émergea du nuage et parut sur le seuil.\n\nMaria attendait sa venue depuis plusieurs semaines déjà. Une\ndemi-heure plus tôt le bruit de pas au dehors lui avait fait monter\nle sang aux tempes, et voici pourtant que la présence de celui\nqu'elle attendait la frappait comme une surprise émouvante.\n\n--Donne donc ta chaise, Da'Bé! s'exclama la mère Chapdelaine.\n\nQuatre visiteurs venus de trois points différents réunis chez elle,\nil n'en fallait pas plus pour la remplir d'une agitation joyeuse. En\nvérité ce serait une veillée mémorable.\n\n--Hein! Tu dis toujours que nous sommes perdus dans le bois et que\nnous ne voyons personne, triompha son mari. Compte: onze grandes\npersonnes.\n\nToutes les chaises de la maison étaient occupées; Esdras, Tit'Bé et\nEutrope Gagnon occupaient le banc; le père Chapdelaine était assis\nsur une chaise renversée; Télesphore et Alma-Rose, du perron,\nsurveillaient la boucane qui montait toujours.\n\n--Par exemple, s'écria Éphrem Surprenant, ça fait bien des garçons et\nrien qu'une fille!\n\nLon compta les garçons: les trois fils Chapdelaine, Eutrope Gagnon,\nLorenzo Surprenant et François Paradis. Quant à la fille... Tous les\nregards convergèrent sur Maria, qui sourit faiblement et baissa les\nyeux, gênée.\n\n--As-tu fait un bon voyage, François? Il a remonté la rivière avec\ndes étrangers qui allaient acheter des pelleteries aux Sauvages,\nexpliqua le père Chapdelaine.\n\nEt il présenta formellement aux autres visiteurs François Paradis,\nfils de François Paradis de Saint-Michel-de-Mistassini.\n\nEutrope Gagnon le connaissait de nom; Éphrem Surprenant avait connu\nson père: un grand homme, encore plus grand que lui, et d'une force\ndépareillée.\n\nIl ne restait plus à expliquer que la présence de Lorenzo Surprenant,\nqui venait des États, et tout fut en ordre.\n\n--Un bon voyage? répondit François. Non, pas trop bon. Il y a un des\nBelges qui a pris les fièvres et qui a manqué de mourir. Après ça on\nse trouvait tard dans la saison; plusieurs familles de Sauvages\nétaient déjà descendues à Sainte-Anne-de-Chicoutimi et on n'a pas pu\nles voir; et pour finir, ils ont chaviré un des canots à la descente\nen sautant un rapide et nous avons eu de la misère à repêcher les\npelleteries, sans compter qu'un des _boss_ a manqué de se noyer,\ncelui qui avait eu les fièvres. Non, on a été malchanceux tout le\nlong. Mais nous voilà revenus pareil, et ça fait toujours une job de\nfaite.\n\nIl exprima par un geste qu'il avait fait son ouvrage, reçu son\nsalaire, et que les bénéfices ou pertes éventuels lui importaient\npeu.\n\n--Ça fait toujours une _job_ de faite, répéta-t-il lentement. Les\nBelges se dépêchaient pour être de retour à Péribonka demain\ndimanche; mais comme il restait un autre homme du pays avec eux, je\nles ai laissés finir la descente seuls pour venir veiller avec vous.\nC'est plaisant de revoir les maisons!\n\nSon regard erra avec satisfaction sur l'intérieur pauvre empli de\nfumée et sur les gens qui l'entouraient. Parmi toutes ces figures\nbrunes, hâlées par le grand air et le soleil, sa figure était la plus\nbrune et la plus hâlée; ses vêtements montraient de nombreuses\ncicatrices; un pan de son gilet de laine déchiré lui retombait sur\nl'épaule; des mocassins avaient remplacé ses bottes de printemps. Il\nsemblait avoir Rapporté avec lui quelque chose de la nature sauvage\n«en haut des rivières» où les Indiens et les grands animaux se sont\nenfoncés comme dans une retraite sûre. Et Maria, que sa vie rendait\nincapable de comprendre la beauté de cette nature-là, parce qu'elle\nétait si près d'elle, sentait pourtant qu'une magie s'était mise à\nl'oeuvre et lui envoyait la griserie de ses philtres dans les\nnarines.\n\nEsdras avait été chercher le jeu de cartes, des car tes au dos rouge\npâle, usées aux coins, parmi lesquelles la dame de coeur, perdue,\navait été remplacée par un rectangle de carton rouge vif qui portait\nl'inscription bien claire: «Dame de coeur.»\n\nLon joua au quatre-sept. Les deux Surprenant l'oncle et le neveu,\navaient respectivement la mère Chapdelaine et Maria comme\npartenaires; après chaque partie celui des couples qui avait été\nbattu quittait la table et faisait place à deux autres joueurs. La\nnuit était tout à fait tombée; par la fenêtre ouverte quelques\nmouches pénétrèrent et promenèrent dans la maison leur musique\nharcelante et leurs piqûres.\n\n--Télesphore! cria Esdras, guette la boucane; voilà les mouches qui\nrentrent.\n\nQuelques minutes plus tard, la fumée emplissait de nouveau la maison,\nopaque, presque étouffante, mais accueillie avec joie. La veillée\npoursuivit son cours placide. Une heure de jeu, quelques propos\néchangés avec des visiteurs qui apportent des nouvelles du vaste\nmonde, on appelle encore cela du plaisir au pays de Québec.\n\nEntre les parties, Lorenzo Surprenant entretenait Maria de sa vie et\nde ses voyages; ou bien il l'interrogeait sur sa vie à elle. Il ne\nsongeait pas à assumer d'airs prétentieux ni supérieurs et pourtant\nelle se sentait gênée de trouver si peu de chose à dire et ne\nrépondait qu'avec une sorte de honte.\n\nLes autres causaient entre eux ou regardaient les joueurs. La mère\nChapdelaine répétait les veillées innombrables qu'elle avait connues\nà Saint-Gédéon, du temps qu'elle était fille, et elle regardait l'un\naprès l'autre avec un plaisir évident les trois jeunes hommes\nétrangers réunis sous son toit. Mais Maria s'asseyait à la table,\nmaniait les cartes, puis retournait à quelque siège vide, près de la\nporte ouverte sans presque jamais regarder autour d'elle. Lorenzo\nSurprenant était constamment à côté d'elle et lui parlait; elle\nsentait aussi les regards d'Eutrope Gagnon passer souvent sur elle\navec leur expression coutumière de guet patient; et de l'autre côté\nde la porte elle savait que François Paradis se tenait penché en\navant, les coudes sur ses genoux, muet avec son beau visage rougi par\nle soleil et ses yeux intrépides.\n\n--Maria n'a pas une bien belle façon à soir, dit la mère Chapdelaine\ncomme pour l'excuser. Elle n'est guère accoutumée aux veineux,\nvoyez-vous...\n\nSi elle avait su!\n\nÀ quatre cents milles de là, en haut des rivières, ceux des Sauvages\nqui avaient fui les missionnaires et les marchands étaient accroupis\nautour d'un feu de cyprès sec, devant leurs tentes, et promenaient\nleurs regards sur un monde encore rempli pour eux, comme aux premiers\njours, de puissances occultes, mystérieuses: le Wendigo géant qui\ndéfend qu'on chasse sur son territoire; les philtres malfaisants ou\nguérisseurs que savent préparer avec des feuilles et des racines les\nvieux hommes pleins d'expérience; toute la gamme des charmes et des\nmagies. Et voici que sur la lisière du monde blanc, à une journée des\nchars, dans la maison de bois emplie de boucane âcre, un sortilège\nimpérieux flottait aussi avec la fumée et parait de grâces\ninconcevables, aux yeux de trois jeunes hommes, une belle fille\nsimple qui regardait à terre.\n\nLa nuit avançait; les visiteurs s'en allèrent: les deux Surprenant\nd'abord, puis Eutrope Gagnon, et il ne resta plus que François\nParadis, debout, qui Semblait hésiter.\n\n--Tu couches icitte à soir, François? demanda le père Chapdelaine.\n\nSa femme n'attendit pas une réponse.\n\n--Comme de raison! fit-elle. Et demain on ira tous ramasser des\nbleuets. C'est la fête de sainte Anne.\n\nLorsque, quelques instants plus tard, François monta l'échelle avec\nles garçons, Maria en ressentit un plaisir ému. Il lui paraissait\nvenir ainsi un peu plus près d'elle, et entrer dans le cercle des\naffections légitimes.\n\nLe lendemain fut une journée bleue, une de ces journées où le ciel\néclatant jette un peu de sa couleur claire sur la terre. Le jeune\nfoin, le blé en herbe étaient d'un vert infiniment tendre, émouvant,\net même le bois sombre semblait se teinter un peu d'azur.\n\nFrançois Paradis redescendit l'échelle au matin, métamorphosé, en des\nvêtements propres empruntés à Da'Bé et à Esdras, et quand il eut fait\nsa toilette et se fut rasé, la mère Chapdelaine le complimenta sur sa\nbonne mine.\n\nUne fois le déjeuner du matin pris, tous récitèrent ensemble un\nchapelet à l'heure de la messe, et après cela le Ion loisir\nmerveilleux du dimanche s'étendit devant eux. Mais le programme de la\njournée était déjà arrêté. Eutrope Gagnon arriva comme ils\nfinissaient le dîner, qui avait été servi de bonne heure, et aussitôt\naprès ils partirent tous, munis d'une multitude disparate de seaux,\nde plats et de gobelets d'étain.\n\nLes bleuets étaient bien mûrs. Dans les brûlés, le violet de leurs\ngrappes et le vert de leurs feuilles noyaient maintenant le rose\néteint des dernières fleurs de bois de charme. Les enfants se mirent\nà les cueillir de suite avec des cris de joie; mais les grandes\npersonnes se dispersèrent dans le bois, cherchant les grosses talles\nau milieu desquelles on peut s'accroupir et remplir un seau en une\nheure. Le bruit des pas sur les broussailles et dans les taillis\nd'aunes, les cris de Télesphore et d'Alma-Rose qui s'appelaient l'un\nl'autre, tous ces sons s'éloignèrent peu à peu et autour de chaque\ncueilleur il ne resta plus que la clameur des mouches ivres du soleil\net le bruit du vent dans les branches des jeunes bouleaux et des\ntrembles.\n\n--Il y a une belle talle icitte, appela une voix.\n\nMaria se redressa, le coeur en émoi, et alla rejoindre François\nParadis qui s'agenouillait derrière les aunes. Côte à côte ils\nramassèrent des bleuets quelque temps avec diligence, puis\ns'enfoncèrent dans le bois, enjambant les arbres tombés, cherchant du\nregard autour d'eux les taches violettes des baies mûres.\n\n--Il n'y en a pas guère cette année, dit François. Ce sont les gelées\nde printemps qui les ont fait mourir.\n\nIl apportait à la cueillette son expérience de coureur de bois.\n\n--Dans le creux et entre les aunes, la neige sera restée plus\nlongtemps et les aura gardés des dernières gelées.\n\nIls cherchèrent et firent quelques trouvailles heureuses: de larges\ntalles d'arbustes chargés de baies grasses, qu'ils égrenèrent\nindustrieusement dans leurs seaux. Ceux-ci furent pleins en une\nheure; alors ils se relevèrent et s'assirent sur un arbre tombé, pour\nse reposer.\n\nD'innombrables moustiques et maringouins tourbillonnaient dans l'air\nbrûlant de l'après-midi. À chaque instant il fallait les écarter d'un\ngeste; ils décrivaient une courbe affolée et revenaient de suite,\nimpitoyables, inconscients, uniquement anxieux de trouver un pouce\ncarré de peau pour leur piqûre; à leur musique suraiguë se mêlait le\nbourdonnement des terribles mouches noires, et le tout emplissait le\nbois comme un grand cri sans fin. Les arbres verts étaient rares: de\njeunes bouleaux, quelques trembles, des taillis d'aunes agitaient\nleur feuillage au milieu de la colonnade des troncs dépouillés et\nnoircis.\n\nFrançois Paradis regarda autour de lui comme pour s'orienter.\n\n--Les autres ne doivent pas être loin, dit-il.\n\n--Non, répondit Maria à voix basse.\n\nMais ni l'un ni l'autre ne poussa un cri d'appel.\n\nUn écureuil descendit du tronc d'un bouleau mort et les guetta\nquelques instants de ses yeux vifs avant de se risquer à terre. Au\nmilieu de la clameur ivre des mouches, les sauterelles pondeuses\npassaient avec un crépitement sec; un souffle de vent apporta à\ntravers les aunes le grondement lointain des chutes.\n\nFrançois Paradis regarda Maria à la dérobée, puis détourna de nouveau\nles yeux en serrant très fort ses mains l'une contre l'autre. Qu'elle\nétait donc plaisante à contempler! D'être assis auprès d'elle\nd'entrevoir sa poitrine forte, son beau visage honnête et patient, la\nsimplicité franche de ses gestes rares et de ses attitudes, une\ngrande faim d'elle lui venait et en même temps un attendrissement\némerveillé, parce qu'il avait vécu presque toute sa vie rien qu'avec\nd'autres hommes, durement, dans les grands bois sauvages ou les\nplaines de neige.\n\nIl sentait qu'elle était de ces femmes qui, lorsqu'elles se donnent,\ndonnent tout sans compter: l'amour de leur corps et de leur coeur, la\nforce de leurs bras dans la besogne de chaque jour, la dévotion\ncomplète d'un esprit sans détours. Et le tout lui paraissait si\nprécieux qu'il avait peur de le demander.\n\n--Je vais descendre à Grand-Mère la semaine prochaine, dit-il à\nmi-voix, pour travailler sur l'écluse à bois. Mais je ne prendrai pas\nun coup, Maria, pas un seul!\n\nIl hésita un peu et demanda abruptement, les yeux à terre:\n\n--Peut-être... vous a-t-on dit quelque chose contre moi?\n\n--Non.\n\n--C'est vrai que j'avais coutume de prendre un coup pas mal, quand je\nrevenais des chantiers et de la drave; mais c'est fini. Voyez-vous,\nquand un garçon a passé six mois dans le bois à travailler fort et à\navoir de la misère et jamais de plaisir, et qu'il arrive à La Tuque\nou à Jonquière avec toute la paye de l'hiver dans sa poche, c'est\nquasiment toujours que la tête lui tourne un peu: il fait de la\ndépense et il se met chaud des fois... Mais c'est fini.\n\n«Et c'est vrai aussi que je sacrais un peu. À vivre tout le temps\navec des hommes _rough_ dans le bois ou sur les rivières, on\ns'accoutume à ça. Il y a eu un temps que je sacrais pas mal, et M. le\ncuré Tremblay m'a disputé une fois parce que j'avais dit devant lui\nque je n'avais pas peur du diable. Mais c'est fini, Maria. Je vais\ntravailler tout l'été à deux piastres et demie par jour et je mettrai\nde l'argent de côté, certain. Et à l'automne je suis sûr de trouver\nune _job_ comme _foreman_ dans un chantier, avec de grosses gages. Au\nprintemps prochain j'aurai plus de cinq cents piastres de sauvées,\nclaires, et je reviendrai.\n\nIl hésita encore, et la question qu'il allait poser changea sur ses\nlèvres.\n\n--Vous serez encore icitte... au printemps prochain?\n\n--Oui.\n\nEt après cette simple question et sa plus simple réponse, ils se\nturent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels, parce qu'ils\navaient échangé leurs serments.\n\n\n\nCHAPITRE VI\n\n\nEn juillet les foins avaient commencé à mûrir, et quand le milieu\nd'août vint, il ne restait plus qu'à attendre une période de\nsécheresse pour les couper et les mettre en grange. Mais après\nplusieurs semaines de beau temps continu, les sautes de vent\nfréquentes, qui sont de règle dans la plus grande partie de la\nprovince de Québec, avaient repris.\n\nChaque matin les hommes examinaient le ciel et tenaient conseil.\n\n--Le vent tourne au sudet. Blasphème! Il va mouiller encore, c'est\nclair, disait Edwige Légaré d'un air sombre.\n\nOu bien le père Chapdelaine examinait longuement les nuages blancs\nqui surgissaient l'un après l'autre au-dessus des arbres sombres,\ntraversaient joyeusement la clairière et disparaissaient derrière les\ncimes de l'autre côté.\n\n--Si le norouâ tient jusqu'à demain, on pourra commencer,\nprononça-t-il.\n\nMais le lendemain le vent avait encore changé, et il semblait que les\nnuages allègres de la veille revinssent sous forme de longues nuées\nconfuses et déchirées, pareilles aux débris d'une armée après la\ndéfaite.\n\nLa mère Chapdelaine prophétisa des malchances certaines.\n\n--Je vous dis que nous n'aurons pas de beau temps pour les foins. Il\nparaît que, dans le bas du lac, il y a des gens de la même paroisse\nqui se sont fait des procès les uns aux autres. Le bon Dieu n'aime\npas ça, c'est sûr.\n\nMais la Divinité se montre enfin indulgente et le vent du nord-ouest\nsouffla trois jours de suite, fort e continu, assurant une période de\ntemps sans pluie. Les faux avaient été aiguisées longtemps d'avance,\net les cinq hommes se mirent à l'ouvrage le matin du troisième jour.\nLégaré, Esdras et le père Chapdelaine fauchaient; Da'Bé et Tit'Bé les\nsuivaient pas à pas avec les râteaux et mettaient de suite en tas le\nfoin coupé. Vers le soir, tous les cinq prirent des fourches et\nfirent les veilloches, hautes et bien tassées, en prévision d'une\nsaute de vent possible. Mais le temps resta beau. Cinq jours durant\nils continuèrent balançant tout le jour leurs faux de droite à gauche\navec le grand geste ample qui paraît si facile chez un faucheur\nexercé et qui constitue pourtant le plus difficile apprendre et le\nplus dur de tous les travaux de la terre.\n\nLes mouches et les maringouins jaillissaient par milliers du foin\ncoupé et les harcelaient de leurs piqûres; le soleil ardent leur\nbrûlait la nuque et les gouttes de sueur leur brûlaient les yeux; la\nfatigue de leurs dos toujours pliés devenait telle vers le soir\nqu'ils ne se redressaient qu'avec des grimaces de peine. Mais ils\nbesognaient de l'aube à la nuit sans perdre une seconde, abrégeant\nles repas, heureux et reconnaissants du temps favorable.\n\nTrois ou quatre fois par jour, Maria ou Télesphore leur apportait un\nseau d'eau qu'ils cachaient sous des branches pour la conserver\nfroide; et quand la chaleur, le travail et la poussière de foin leur\navaient par trop desséché le gosier, ils allaient, chacun à son tour,\nboire aie grandes lampées d'eau et s'en verser sur les poignets on\nsur la tête.\n\nEn cinq jours, tout le foin fut coupé, et comme la sécheresse\npersistait, ils commencèrent au matin du sixième jour à ouvrir et\nretourner les veilloches qu'ils voulaient granger avant le soir. Les\nfaux avaient fini leur besogne, et ce fut le tour des fourches. Elles\ndémolirent les veilloches, étalèrent le foin au soleil, puis vers la\nfin de l'après-midi, quand il eut séché, elles l'amoncelèrent de\nnouveau en tas de la grosseur exacte qu'un homme peut soulever en une\nseule fois au niveau d'une haute charrette déjà presque pleine.\n\nCharles-Eugène tirait vaillamment entre les brancards; la charrette\ns'engouffrait dans la grange, s'arrêtait au bord de la tasserie, et\nles fourches s'enfonçaient une fois de plus dans le foin durement\nfoulé, qu'elles enlevaient en galettes épaisses, sous l'effort des\npoignets et des reins, et déchargeaient au côté.\n\nÀ la fin de la semaine tout le foin était dans la grange, sec et\nd'une belle couleur, et les hommes s'étirèrent et respirèrent\nlonguement comme s'ils sortaient d'une bataille.\n\n--Il peut mouiller à cette heure, dit le père Chapdelaine. Ça ne nous\nfera pas de différence.\n\nMais il apparut que la période de sécheresse n'avait pas été\nexactement calculée à leurs besoins, car le vent continua à souffler\ndu nord-ouest et les jours ensoleillés ne cessèrent pas de s'égrener,\nmonotones.\n\nChez les Chapdelaine les femmes n'avaient pas à participer aux\ntravaux des champs. Le père et ses trois grands fils, tous forts et\nadroits à la besogne, auraient suffi, et s'ils continuaient à\nemployer Légaré et à lui payer un salaire, c'est qu'il avait commencé\nà travaille pour eux onze ans plus tôt, quand les enfants étaient\ntout jeunes, et ils le gardaient maintenant à moitié par habitude et\nà moitié parce qu'ils répugnaient à se priver des services d'un si\nterrible travailleur. Pendant le temps des foins Maria et sa mère\nn'eurent donc à faire que leur ouvrage habituel: la tenue de la\nmaison, la confection des repas, la lessive et le raccommodage du\nlinge, la traite des trois vaches et le soin des volailles, et une\nfois par semaine la cuisson du pain qui se prolongeait souvent tard\ndans la nuit.\n\nLes soirs de cuisson, l'on envoyait Télesphore la recherche des\nboîtes à pain, qui se trouvaient invariablement dispersées dans tous\nles coins de la maison ou du hangar, parce qu'elles avaient servi\ntous le jours à mesurer l'avoine au cheval ou le blé d'Inde aux\npoules, sans compter vingt autres usages inattendus qu'on leur\ntrouvait à chaque instant. Lorsqu'elles étaient toutes rassemblées et\nnettoyées, la pâte levait déjà, et les femmes se hâtaient de se\ndébarrasser des autres ouvrages pour abréger leur veillée.\n\nTélesphore avait fait brûler dans le foyer d'abord quelques branches\nde cyprès gommeux, dont la flamme sentait la résine, puis de grosses\nbûches d'épinette rouge qui donnaient une chaleur égale et soutenue.\nQuand le four était chaud, Maria y rangeait les boîtes pleines de\npâte, et après cela il ne restait plus qu'à surveiller le feu et à\nchanger les boîtes de place au milieu de la cuisson.\n\nLe four avait été bâti trop petit cinq ans auparavant, et depuis la\nfamille n'avait jamais manqué de parler toutes les semaines du four\nneuf qu'il était urgent de construire, et qui en vérité devait être\ncommencé sans plus tarder; mais par une malchance sans cesse\nrenouvelée, l'on oubliait à chaque voyage de faire venir le ciment\nnécessaire: de sorte qu'il fallait toujours deux et quelquefois trois\nfournées pour nourrir pendant une semaine les neuf bouches de la\nmaison. Maria se chargeait invariablement de la première fournée;\ninvariablement aussi, quand la deuxième fournée était prête et que la\nsoirée s'avançait déjà, la mère Chapdelaine disait charitablement:\n\n--Tu peux te coucher, Maria, je guetterai la deuxième cuite.\n\nMaria ne répondait rien; elle savait fort bien que sa mère allait\ntout à l'heure s'allonger sur son lit tout habillée, pour se reposer\nun instant, et qu'elle ne se réveillerait qu'au matin. Elle se\ncontentait donc de raviver la boucane qu'on faisait tous les soirs\ndans le vieux seau percé, enfournait la deuxième cuite et venait\ns'asseoir sur le seuil, le menton dans ses mains, gardant à travers\nles heures de la nuit son inépuisable patience.\n\nÀ vingt pas de la maison, le four, coiffé de son petit toit de\nplanches, faisait une tache sombre; la porte du foyer ne fermait pas\nexactement et laissait passer une raie de lumière rouge; la lisière\nnoire du bois se rapprochait un peu dans la nuit. Maria restait\nimmobile, goûtant le repos et la fraîcheur, et sentait mille songes\nconfus tournoyer autour d'elle comme tin vol de corneilles.\n\nAutrefois cette attente dans la nuit n'était qu'un\ndemi-assoupissement, et elle ne cessait de souhaiter patiemment que\nla cuisson achevée lui permît le sommeil; depuis que François Paradis\navait passé, la longue veille hebdomadaire lui était plaisante et\ndouce, parce qu'elle pouvait penser à lui et à elle-même sans que\nrien vînt interrompre le cours des choses heureuses qu'elle\nimaginait. Elles étaient infiniment simples, ces choses, et\nn'allaient guère loin. Il reviendrait au printemps; ce retour, le\nplaisir de le revoir, les mots qu'il lui dirait quand ils se\ntrouveraient seuls de nouveau, les premiers gestes d'amour qui les\njoindraient, il était déjà difficile à Maria de se figurer clairement\ncomment tout cela pourrait arriver.\n\nElle essayait pourtant. D'abord elle se répétait deux ou trois fois\nson nom entier, cérémonieusement, tel que les autres le prononçaient:\nFrançois Paradis, de Saint-Michel-de-Mistassini... François\nParadis... Et tout à coup, intimement: François.\n\nC'est fait. Le voilà devant elle, avec sa haute taille et sa force,\nsa figure cuite par le soleil et la réverbération de la neige, et ses\nyeux hardis. Il est revenu, heureux de la revoir et heureux aussi\nd'avoir tenu ses promesses, d'avoir vécu toute une année en garçon\nsage, sans sacrer ni boire. Il n'y a pas encore de bleuets à\ncueillir, puisque c'est le printemps; mais ils trouvent quelque bonne\nraison pour s'en aller ensemble dans le bois; il marche à côté d'elle\nsans la toucher ni rien lui dire, à travers le bois de charme qui\ncommence à se couvrir de fleurs roses, et rien que le voisinage est\nassez pour leur mettre à tous deux un peu de fièvre aux tempes et\nleur pincer le coeur.\n\nMaintenant ils se sont assis sur un arbre tombé, et voici qu'il\nparle.\n\n--Vous êtes-vous ennuyée de moi, Maria?\n\nC'est assurément cela qu'il demandera d'abord; mais elle ne peut pas\naller plus loin dans son rêve, parce que lorsqu'elle est arrivée là\nune détresse l'arrête. Oh! mon Dou! Comme elle aura eu le temps de\ns'ennuyer de lui, avant que ce moment-là vienne! Encore tout le reste\nde l'été à traverser, et l'automne et tout l'interminable hiver!\nMaria soupire; mais l'infinie patience de sa race lui revient\nbientôt, et elle commence à penser à elle-même, et à ce que toutes\nchoses signifient pour elle.\n\nPendant qu'elle était à Saint-Prime une de ses cousines qui devait se\nmarier prochainement lui a parlé plusieurs fois de ce mariage. Un\njeune homme du village et un autre, de Normandin, l'avaient courtisée\nensemble, venant tous deux pendant de longs mois passer dans sa\nmaison la veillée du dimanche.\n\n--Je les aimais bien tous les deux, a-t-elle avoué à Maria. Et je\npense bien que c'était Zotique que j'aimais le mieux; mais il est\nparti faire la drave sur la rivière Saint-Maurice; il ne devait pas\nrevenir avant l'été; alors Roméo m'a demandée et j'ai répondu oui. Je\nl'aime bien aussi.\n\nMaria n'a rien dit; mais elle a songé qu'il devait y avoir des\nmariages différents de celui-là, et maintenant elle en est sûre.\nL'amitié que François Paradis a pour elle et qu'elle a pour lui, par\nexemple, est quelque chose d'unique, de solennel et pour ainsi dire\nd'inévitable, car il est impossible de concevoir comment les choses\neussent pu se passer autrement, et cela va colorer et réchauffer à\njamais la vie terne de tous les jours. Elle a toujours eu l'intuition\nconfuse qu'il devait exister quelque chose de ce genre: quelque chose\nde pareil à l'exaltation des messes chantées, à l'ivresse d'une belle\njournée ensoleillée et venteuse, au grand contentement qu'apporte une\naubaine ou la promesse sûre d'une riche moisson.\n\nDans le calme de la nuit le mugissement des chutes se rapproche et\ngrandit; le vent du nord-ouest fait osciller un peu les cimes des\népinettes et des sapins avec un grand mugissement frais qui est doux\nà entendre; plusieurs fois de suite, et de plus en plus loin, un\nhibou crie. Le froid qui précède l'aube est encore loin et Maria se\ntrouve parfaitement heureuse de rester assise sur le seuil et de\nguetter la raie de lumière rouge qui vacille, disparaît et luit de\nnouveau au pied du four.\n\nIl lui semble que quelqu'un lui a chuchoté longtemps que le monde et\nla vie étaient des choses grises. La routine du travail journalier,\ncoupée de plaisirs incomplets et passagers; les années qui\ns'écoulent, monotones, la rencontre d'un jeune homme tout pareil aux\nautres, dont la cour patiente et gaie finit par attendrir; le\nmariage, et puis une longue suite d'années presque semblables aux\nprécédentes, dans une autre maison. C'est comme cela qu'on vit, a dit\nla voix. Ce n'est pas bien terrible et en tout cas il faut s'y\nsoumettre; mais c'est uni, terne et froid comme un champ à l'automne.\n\nCe n'est pas vrai, tout cela. Maria secoue la tête dans l'ombre avec\nun sourire inconscient d'extase, et songe que ce n'était pas vrai.\nLorsqu'elle songe à François Paradis, à son aspect, à sa présence, à\nce qu'ils sont et seront l'un pour l'autre, elle et lui, quelque\nchose frissonne et brûle tout à la fois en elle. Toute sa forte\njeunesse, sa patience et sa simplicité sont venues aboutir à cela; à\nce jaillissement d'espoir et de désir, à cette prescience d'un\ncontentement miraculeux qui vient.\n\nÀ la base du four la raie de lumière rouge vacille et s'affaiblit.\n\n«Le pain doit être cuit!» se dit-elle.\n\nMais elle ne peut se résoudre à se lever de suite, craignant de\nrompre ainsi le rêve heureux qui ne fait que commencer.\n\n\n\nCHAPITRE VII\n\n\nSeptembre arriva, et la sécheresse bienvenue du temps des foins\npersista et devint une catastrophe. À en croire les Chapdelaine il\nn'y avait jamais eu de sécheresse comme celle-là, et chaque jour\nquelque raison nouvelle était suggérée, qui expliquait la sévérité\ndivine.\n\nL'avoine et le blé jaunirent avant d'avoir atteint leur croissance; le\nsoleil incessant brûla l'herbe et les regains de trèfle, et du matin\nau soir les vaches affamées beuglèrent, la tête appuyée sur les\nclôtures. Il fallut les surveiller sans répit, car même les maigres\ncéréales encore sur pied tentaient cruellement leur faim, et pas un\njour ne s'écoula sans que l'une d'elles ne brisât quelques pieux pour\ntenter de se rassasier dans le grain.\n\nPuis le vent tourna brusquement un soir, comme épuisé par une\nconstance si rare, et au matin la pluie tombait. Elle tomba\nirrégulièrement pendant une semaine, et quand elle s'arrêta et que le\nvent du nord-ouest recommença à souffler, l'automne était venu.\n\nL'automne... Il semblait que le printemps ne fût que d'hier. Le grain\nn'était pas encore mûr, bien que jauni par la sécheresse; seuls les\nfoins étaient en grange; toutes les autres récoltes achevaient\nseulement d'extraire leur substance du sol chauffé par le trop court\nété, et déjà l'automne était là annonçant le retour de l'inexorable\nhiver, le froid, bientôt la neige...\n\nAlternant avec les jours de pluie, vinrent encore de beaux jours\nclairs et chauds vers le midi, où l'on pouvait croire que rien\nn'était changé: la moisson encore sur pied, le décor éternel des bois\nd'épinettes et de sapins, et toujours les mêmes couchants mauve et\ngris, orange et mauve, les mêmes cieux pâles au-dessus de la campagne\nsombre... Seulement l'herbe commença à se montrer, au matin, blanche\nde givre, et presque de suite les premières gelées sèches vinrent,\nqui brûlèrent et noircirent les feuilles des plants de pommes de\nterre.\n\nPuis la première pellicule de glace fit son apparition sur un\nabreuvoir; fondue à la chaleur de l'après-midi, elle revint quelques\njours plus tard, et une troisième fois la même semaine. Les sautes de\nvent incessantes continuaient bien à faire alterner les journées\ntièdes de pluie avec ces matins de gel; mais chaque fois que le\nnord-ouest reprenait, il était un peu plus froid, cousin un peu plus\nproche des souffles glacés de l'hiver. Partout l'automne est\nmélancolique, chargé du regret de ce qui s'en va et de la menace de\nce qui s'en vient; mais sur le sol canadien, il est plus mélancolique\net plus émouvant qu'ailleurs, et pareil à la mort d'un être humain\nque les dieux rappellent trop tôt, sans lui donner sa juste part de\nvie.\n\nÀ travers le froid qui venait, les premières gelées, les menaces de\nneige, l'on retardait pourtant et l'on remettait de jour en jour la\nmoisson pour permettre au pauvre grain de dérober encore un peu de\nforce aux sucs de la terre et au tiède soleil. Il fallut moissonner\npourtant, car octobre venait. L'avoine et le blé furent coupés et mis\nen grange sous un ciel clair, sans éclat, au temps où les feuilles\ndes bouleaux et des trembles commencent à jaunir.\n\nLa récolte de grain fut médiocre; mais les foins avaient été beaux,\nde sorte que l'année dans son ensemble ne méritait ni transports de\njoie ni doléances. Et pourtant, les Chapdelaine ne cessèrent de\ndéplorer longtemps encore, dans leurs conversations du soir, et la\nsécheresse sans précédent d'août, et les gelées sans précédent de\nseptembre, qui avaient trahi leurs espoirs. Contre l'avarice du trop\ncourt été et les autres rigueurs d'un climat sans indulgence ils\nn'avaient aucune révolte, même d'amertume; seulement ils comparaient\ntoujours dans leur esprit la saison écoulée à quelque autre saison\nmiraculeuse dont leur illusion faisait la règle; et c'est ce qui\nmettait constamment sur leurs lèvres cette éternelle lamentation des\npaysans, si raisonnable d'apparence, mais qui revient tous les ans,\ntous les ans:\n\n--Si seulement ç'avait été une année ordinaire!\n\n\n\nCHAPITRE VIII\n\n\nUn matin d'octobre, Maria vit en se levant la première neige\ndescendre du ciel en innombrables flocons paresseux. Le sol était\nblanc, les arbres poudrés, et il semblait bien que l'automne fût déjà\nfini, au temps où il ne fait que commencer ailleurs.\n\nMais Edwige Légaré prononça d'un air sentencieux:\n\n--Après la première neige on a encore un mois avant l'hivernement.\nJ'ai toujours entendu les vieux dire ça, et je pense de même.\n\nIl avait raison, car deux jours plus tard une pluie fit fondre la\nneige et la terre brune se montra de nouveau. Pourtant\nl'avertissement n'avait pas été perdu et les préparatifs\ncommencèrent: les préparatifs annuels de défense contre les grands\nfroids et la neige définitive.\n\nAvec de la terre et du sable Esdras et Da'Bé renchaussèrent\nsoigneusement la maison, formant un remblai au pied des murs; les\nautres hommes s'armèrent de marteaux et de clous et firent aussi le\ntour de la maison, consolidant, bouchant les trous, réparant de leur\nmieux les dommages de l'année. De l'intérieur, les femmes poussèrent\ndes chiffons dans les interstices collèrent sur le lambris intérieur,\ndu côté du nord-ouest, de vieux journaux rapportés des villages et\nsoigneusement gardés, promenèrent leurs mains dans tous les angles à\nla recherche des courants d'air.\n\nCela fait, il restait encore à ramasser la provision de bois de\nl'hiver. De l'autre côté de la clôture des champs, à la lisière de la\nforêt, les chicots secs abondaient encore. Esdras et Légaré prirent\nleur hache et bûchèrent pendant trois jours; puis les troncs furent\nmis en tas, pour attendre qu'une nouvelle chute de neige permît de\nles charger sur le grand traîneau à bois.\n\nTout au long d'octobre les jours de gel et les jours de pluie\nalternèrent, cependant que la forêt devenait d'une beauté\nmiraculeuse. À cinq cents pas de la maison des Chapdelaine la berge\nde la rivière Péribonka descendait à pic vers l'eau rapide et les\nblocs de pierre qui précédaient la chute, et de l'autre côté du\ncourant la berge opposée montait comme un amphithéâtre de rocher en\ncoteau, de coteau en colline, mais comme un amphithéâtre qui se\nprolongeait sans fin vers le nord. Du feuillage des bouleaux, des\ntrembles, des aunes, des merisiers semés sur les pentes, octobre vint\nfaire des taches jaunes et rouges de mille nuances. Pour quelques\nsemaines le brun de la mousse, le vert inchangeable des sapins et des\ncyprès ne furent plus qu'un fond et servirent seulement à faire\nressortir les teintes émouvantes de cette autre végétation qui renaît\navec chaque printemps et meurt avec chaque automne. La splendeur de\ncette agonie s'étendait sur la pente des collines comme sur une bande\nsans fin qui suivait l'eau, s'en allant toujours aussi belle aussi\nriche de couleurs vives et tendres, aussi émouvante, vers les régions\nlointaines du nord où nul oeil humain ne se posait sur elle.\n\nMais voici que du nord vint bientôt un grand vent froid qui\nressemblait à une condamnation définitive, à la fin cruelle d'un\nsursis, et présentement les pauvres feuilles jaunes, brunes et\nrouges, secouées trop durement, jonchèrent le sol; la neige les\nrecouvrit et le sol blanchi ne connut plus comme parure que le vert\nimmuable des arbres sombres, qui triomphèrent, pareils à des femmes\nemplies d'une sagesse amère, qui auraient échangé pour une vie\néternelle leur droit à la beauté.\n\nEn novembre, Esdras, Da'Bé et Edwige Légaré repartirent pour les\nchantiers. Le père Chapdelaine et Tit'Bé attelèrent Charles-Eugène au\ngrand traîneau à bois et charroyèrent laborieusement les troncs\ncoupés qui furent empilés de nouveau près de la maison; quand cela\nfut fait les deux hommes prirent le godendard et scièrent, scièrent,\nscièrent du matin au soir; puis les haches eurent leur tour et\nfendirent les bûches selon leur taille. Il ne restait plus qu'à\ncorder le bois fendu dans le hangar accoté à la maison, à l'abri des\ngrandes neiges, en piles imposantes où se mêlaient le cyprès gommeux\nqui flambe de suite avec une grande flamme chaude, l'épinette et le\nmerisier qui brûlent régulièrement et font un feu soutenu, et le\nbouleau au grain serré et poli comme du marbre, qui ne se consume que\nlentement et montre encore des braises rouges à l'aube d'une longue\nnuit d'hiver.\n\nL'époque où l'on empile le bois est aussi celle où l'on fait\nboucherie. Après la défense contre le froid, la défense contre la\nfaim. Les quartiers de lard s'entassèrent dans le saloir; à la poutre\ndu hangar se balança la moitié d'une belle génisse grasse--l'autre\nmoitié avait été vendue à des habitants de Honfleur--que le froid\ndevait conserver fraîche jusqu'au printemps; des sacs de farine\nfurent rangés dans un coin de la maison et Tit'Bé prit un rouleau de\nfil de laiton et commença à confectionner des collets pour tendre aux\nlièvres.\n\nUne sorte d'indolence avait succédé à la grande hâte de l'été, parce\nque l'été est terriblement court et qu'il importe de ne pas perdre\nune heure des précieuses semaines pendant lesquelles on peut\ntravailler la terre, au lieu que l'hiver est long, et n'offre que\ntrop de temps pour ses besognes.\n\nLa maison devint le centre du monde, et en vérité la seule parcelle\ndu monde où l'on pût vivre, et plus que jamais le grand poêle de\nfonte fut le centre de la maison. À chaque instant, quelque membre de\nla famille allait sous l'escalier chercher deux ou trois bûches de\ncyprès le matin, d'épinette dans la journée, de bouleau le soir, et\nles poussait sur les braises encore ardentes. Lorsque la chaleur\nsemblait diminuer, la mère Chapdelaine disait d'un ton inquiet:\n\n--Ne laissez pas amortir le feu, les enfants!\n\nEt Maria, Tit'Bé ou Télesphore ouvrait la petite porte du foyer,\njetait un coup d'oeil et s'en allait vers la pile de bois sans\ntarder.\n\nAu matin, Tit'Bé sautait à bas de son lit longtemps avant le jour pour\naller voir si les gros morceaux de bouleau avaient rempli leur office\net brûlé toute la nuit; si par malheur le feu était amorti, il le\nrallumait aussitôt avec de l'écorce de bouleau et des branches de\ncyprès, entassait de grosses bûches sur la première flamme, et\nretournait en courant s'enfoncer sous les couvertures de laine brune\net de catalogne pour attendre que la bonne chaleur eût de nouveau\nrempli la maison.\n\nDehors, le bois voisin et même les champs conquis sur le bois\nn'étaient plus qu'un monde étranger, hostile, que l'on surveillait\navec curiosité par les petites fenêtres carrées. Parfois il était, ce\nmonde, d'une beauté curieuse, glacée et comme immobile, faite d'un\nciel très bleu et d'un soleil éclatant sous lequel scintillait la\nneige; mais la pureté égale du bleu et du blanc était également\ncruelle et laissait deviner le froid meurtrier.\n\nD'autres jours le temps s'adoucissait et la neige tombait dru,\ncachant tout, et le sol, et les broussailles qu'elle couvrait peu à\npeu, et la ligne sombre du bois qui disparaissait derrière le rideau\ndes flocons serrés. Puis le lendemain le ciel était clair de nouveau;\nmais le vent du nord-ouest soufflait, terrible. La neige soulevée en\npoudre traversait les brûlés et les clairières par rafales et venait\ns'amonceler derrière tous les obstacles qui coupaient le vent. Au\nsud-est de la maison elle laissait un gigantesque cône, ou bien\nformait entre la maison et l'étable des talus hauts de cinq pieds\nqu'il fallait attaquer à la pelle pour frayer un chemin; au lieu que\ndu côté d'où venait le vent le sol était gratté, mis à nu par sa\ngrande haleine incessante.\n\nCes jours-là les hommes ne sortaient guère que pour aller soigner les\nanimaux et rentraient en courant, la peau râpée par le froid, humide\ndes cristaux de neige qui fondaient à la chaleur de la maison. Le\npère Chapdelaine arrachait les glaçons formés sur sa moustache,\nretirait lentement son capot doublé en peau de mouton, et\ns'installait près du poêle avec un soupir d'aise.\n\n--La pompe ne gèle pas? demandait-il. Y a-t-il bien du bois dans la\nmaison?\n\nIl s'assurait que la frêle forteresse de bois était pourvue d'eau, de\nbois et de vivres, et s'abandonnait alors à la mollesse de\nl'hivernement, fumant d'innombrables pipes, pendant que les femmes\npréparaient le repas du soir. Le froid faisait craquer les clous dans\nles murs de planches avec des détonations pareilles à des coups de\nfusil; le poêle bourré de merisier ronflait; au dehors le vent\nsifflait et hurlait comme la rumeur d'une horde assiégeante.\n\n--Il doit faire méchant dans le bois! songeait Maria.\n\nEt elle s'aperçut qu'elle avait parlé tout haut.\n\n--Dans le bois, il fait moins méchant qu'icitte, répondit son père.\nLà où les arbres sont pas mal drus on ne sent pas le vent. Je te dis\nqu'Esdras et Da'Bé n'ont pas de misère.\n\n--Non?\n\nCe n'était pas à Esdras ni à Da'Bé qu'elle avait songé d'abord.\n\n\n\nCHAPITRE IX\n\n\nDepuis la venue de l'hiver, l'on avait souvent parlé des fêtes chez\nles Chapdelaine, et voici que les fêtes approchaient.\n\n--Je suis à me demander si nous aurons de la visite pour le Jour de\nl'An, fit un soir la mère Chapdelaine.\n\nElle passa en revue tous les parents ou amis susceptibles de venir.\n\n--Azalma Farouche ne reste pas loin, elle; mais elle est trop\nparesseuse. Ceux de Saint-Prime ne voudront pas faire le voyage.\nPeut-être que Wilfrid ou Ferdinand viendront de Saint-Gédéon, si la\nglace est belle sur le lac...\n\nUn soupir révéla qu'elle songeait encore à l'animation des vieilles\nparoisses au temps des fêtes, aux repas de famille, aux visites\ninattendues des parents qui arrivent en traîneau d'un autre village,\nensevelis sous les couvertures et les fourrures, derrière un cheval\nau poil blanc de givre.\n\nMaria songeait à autre chose.\n\n--Si les chemins sont aussi méchants que l'an dernier, dit-elle, on\nne pourra pas aller à la messe de minuit. Pourtant j'aurais bien\naimé, cette fois, et son père m'avait promis...\n\nPar la petite fenêtre, elle regardait le ciel gris, et s'attristait\nd'avance. Aller à la messe de minuit, c'est l'ambition naturelle et\nle grand désir de tous les paysans canadiens, même de ceux qui\ndemeurent le plus loin des villages. Tout ce qu'ils ont bravé pour\nvenir: le froid, la nuit dans le bois, les mauvais chemins et les\ngrandes distances, ajoute à la solennité et au mystère.\nL'anniversaire de la naissance de Jésus devient pour eux plus qu'une\ndate ou un rite: la rédemption renouvelée, une raison de grande joie,\net l'église de bois s'emplit de ferveur simple et d'une atmosphère\nprodigieuse de miracle. Or plus que jamais, cette année-là, Maria\ndésirait aller à la messe de minuit, après tant de semaines loin des\nmaisons et des églises; il lui semblait qu'elle aurait plusieurs\nfaveurs à demander, qui seraient sûrement accordées si elle pouvait\nprier devant l'autel, au milieu des chants.\n\nMais au milieu de décembre, la neige tomba avec abondance, fine et\nsèche comme une poudre, et trois jours avant Noël le vent du\nnord-ouest se leva et abolit les chemins.\n\nDès le lendemain de la tempête, le père Chapdelaine attela\nCharles-Eugène au grand traîneau et partit avec Tit'Bé, emmenant des\npelles, pour tenter de fouler la route ou d'en tracer une autre. Les\ndeux hommes revinrent à midi, épuisés, blancs de neige, disant que\nl'on ne pourrait passer avant plusieurs jours.\n\nIl fallait se résigner; Maria soupira et songea à s'attirer la\nbienveillance divine d'une autre manière.\n\n--C'est vrai, sa mère, demanda-t-elle vers le soir, qu'on obtient\ntoujours la faveur qu'on demande quand on dit mille _Ave_ le jour\navant Noël?\n\n--C'est vrai, répondit la mère Chapdelaine d'un air grave. Une\npersonne qui a quelque chose à demander et qui dit ses mille _Ave_\ncomme il faut avant le minuit de Noël, c'est bien rare si elle ne\nreçoit pas ce qu'elle demande.\n\nLa veille de Noël, le temps était froid, mais calme. Les deux hommes\nsortirent de bonne heure pour tenter encore de battre le chemin, sans\ngrand espoir; mais longtemps avant leur départ et à vrai dire\nlongtemps avant le jour, Maria avait commencé à réciter ses _Ave_.\nRéveillée de bonne heure, elle avait pris son chapelet sous son\noreiller et de suite s'était mise à répéter la prière très vite,\nrevenant des derniers mots aux premiers sans aucun arrêt et comptant\nà mesure sur les grains du chapelet.\n\nTous les autres dormaient encore; seul, Chien avait quitté sa place\nprès du poêle en la voyant remuer et était venu s'accroupir près du\nlit, solennel, la tête posée sur les couvertures. Les regards de\nMaria se promenaient sur le long museau blanc appuyé sur la laine\nbrune, sur les yeux humides où se lisait la simplicité pathétique des\nanimaux, sur les oreilles tombantes au poil lisse, pendant que ses\nlèvres murmuraient sans fin les paroles sacrées: «Je vous salue,\nMarie, pleine de grâce...»\n\nBientôt Tit'Bé sauta à bas de son lit pour mettre du bois dans le\npoêle; par une sorte de pudeur Maria se détourna et cacha son\nchapelet sous les couvertures tout en continuant à prier. Le poêle\nronfla; Chien retourna à sa place ordinaire, et pendant une\ndemi-heure encore tout fut immobile dans la maison, sauf les doigts\nde Maria, qui comptaient les grains de buis, et sa bouche qui priait\navec l'assiduité d'une ouvrière à sa tâche.\n\nPuis il fallut se lever, car le jour venait, préparer le gruau et les\ncrêpes pendant que les hommes allaient à l'étable soigner les\nanimaux, les servir quand ils revinrent, laver la vaisselle, nettoyer\nla maison. Tout en vaquant à ces besognes, Maria ne cessa pas\nd'élever à chaque instant un peu plus haut vers le ciel le monument\nde ses _Ave_, mais elle ne pouvait plus se servir de son chapelet, et\nil lui était difficile de compter avec exactitude. Quand la matinée\nfut plus avancée pourtant elle put s'asseoir près de la fenêtre, car\nnul ouvrage urgent ne pressait, et poursuivre sa tâche avec plus de\nméthode.\n\nMidi! Trois cents _Ave_ déjà. Ses inquiétudes se dissipèrent, car\nelle se sentait presque sûre maintenant d'achever à temps. Il lui\nvint à l'esprit que le jeûne serait un titre de plus à l'indulgence\ndivine et pourrait raisonnablement transformer son espoir en\ncertitude: elle mangea donc peu, se privant des choses qu'elle aimait\nle plus.\n\nPendant l'après-midi elle dut travailler au maillot de laine qu'elle\nvoulait offrir à son père pour le jour de l'An, et bien qu'elle\ncontinuât à murmurer sans cesse sa prière unique, la besogne de ses\ndoigts parut la distraire un peu et la retarder; puis ce fut les\npréparatifs du souper, qui furent longs; enfin Tit'Bé vint faire\nradouber ses mitaines, et pendant ce temps les _Ave_ n'avancèrent que\nlentement, par à-coups, comme une procession que des obstacles\nsacrilèges arrêtent.\n\nMais quand le soir fut venu, toute la besogne du jour achevée et\nqu'elle put retourner à sa chaise près de la fenêtre, loin de la\nfaible lumière de la lampe, dans l'ombre solennelle, en face des\nchamps parquetés d'un blanc glacial, elle reprit son chapelet, et se\njeta dans la prière avec exaltation. Elle était heureuse que tant\nd'Ave restassent à dire, puisque la difficulté et la peine ne\ndonnaient que plus de mérite à son entreprise, et même elle eût\nsouhaité pouvoir s'humilier davantage et donner plus de force à sa\nprière en adoptant quelque position incommode ou pénible, ou par\nquelque mortification.\n\nSon père et Tit'Bé fumaient, les pieds contre le poêle; sa mère\ncousait des lacets neufs à de vieux mocassins en peau d'orignal. Au\ndehors la lune se leva, baignant de sa lumière froide la froideur du\nsol blanc, et le ciel fut d'une pureté et d'une profondeur\némouvantes, semé d'étoiles qui ressemblaient toutes l'étoile\nmiraculeuse d'autrefois.\n\n«Vous êtes bénie entre toutes les femmes...»\n\nÀ force de répéter très vite la courte prière elle finissait par\ns'étourdir et s'arrêtait quelquefois, l'esprit brouillé, ne trouvant\nplus les mots si bien connus. Cela ne durait qu'un instant: elle\nfermait les yeux, soupirait, et la phrase qui revenait de suite à sa\nmémoire et que sa bouche articulait sortait de la ronde machinale et\nse détachait, reprenant tout son sens précis et solennel.\n\n«Vous êtes bénie entre toutes les femmes...»\n\nUne fatigue pesa sur ses lèvres à la longue, et elle ne prononça plus\nles mots sacrés que lentement et avec plus de peine; mais les grains\ndu chapelet continuèrent à glisser sans fin entre ses doigts, et\nchaque glissement envoyait l'offrande d'un _Ave_ vers le ciel\nprofond, où Marie pleine de grâce se penchait assurément sur son\ntrône, écoutant la musique des prières qui montaient et se remémorant\nla nuit bienheureuse.\n\n«Le Seigneur est avec vous...»\n\nLes pieux des clôtures faisaient des barres noires sur le sol blanc\nbaigné de pâle lumière; les troncs des bouleaux qui se détachaient\nsur la lisière du bois sombre semblaient les squelettes des créatures\nvivantes que le froid de la terre aurait pénétrées et frappées de\nmort; mais la nuit glacée était plus solennelle que terrible.\n\n--Avec des chemins de même nous ne serons pas les seuls forcés de\nrester chez nous à soir, fit la mère Chapdelaine. Et pourtant y\na-t-il rien de plus beau que la messe de minuit à\nSaint-Coeur-de-Marie, avec Yvonne Boilly à l'harmonium, et Pacifique\nSimard qui chante le latin si bellement!\n\nElle se faisait scrupule de rien dire qui pût ressembler à une\nplainte ou à un reproche, une nuit comme celle-là, mais malgré elle\nses paroles et sa voix déploraient également leur éloignement et leur\nsolitude.\n\nSon mari devina ses regrets, et touché lui aussi par la ferveur du\nsoir sacré, il commença à s'accuser lui-même.\n\n--C'est bien vrai, Laura, que tu aurais fait une vie plus heureuse\navec un autre homme que moi, qui serait resté sur une belle terre,\nprès des villages.\n\n--Non, Samuel; le bon Dieu fait bien tout ce qu'il fait. Je me\nlamente... Comme de raison je me lamente. Qui est-ce qui ne se\nlamente pas? Mais nous n'avons pas été bien malheureux jamais, tous\nles deux; nous avons vécu sans trop pâtir; les garçons sont de bons\ngarçons, vaillants, et qui nous rapportent quasiment tout ce qu'ils\ngagnent, et Maria est une bonne fille aussi...\n\nIls s'attendrissaient tous les deux en se rappelant le passé, et\naussi en songeant aux cierges qui brûlaient déjà, et aux chants qui\nallaient s'élever bientôt, célébrant partout la naissance du Sauveur.\nLa vie avait toujours été une et simple pour eux: le dur travail\nnécessaire, le bon accord entre époux, la soumission aux lois de la\nnature et de l'Église. Toutes ces choses s'étaient fondues dans la\nmême trame, les rites du culte et les détails de l'existence\njournalière tressés ensemble, de sorte qu'ils eussent été incapables\nde séparer l'exaltation religieuse qui les possédait d'avec leur\ntendresse inexprimée.\n\nLa petite Alma-Rose entendit qu'on distribuait des louanges et vint\nchercher sa part.\n\n--Moi aussi j'ai été bonne fille, eh! son père?\n\n--Comme de raison... comme de raison... Ce serait un gros péché\nd'être haïssable le jour où le petit Jésus est né.\n\nPour les enfants, Jésus de Nazareth était toujours «le petit Jésus»,\nl'enfantelet bouclé des images pieuses; et en vérité pour les parents\naussi, c'était cela que son nom représentait le plus souvent. Non pas\nle Christ douloureux et profond du protestantisme, mais quelqu'un de\nplus familier et de moins grand: un nouveau-né dans les bras de sa\nmère, ou tout au plus un très petit enfant qu'on pouvait aimer sans\ngrand effort d'esprit et même songer à son sacrifice futur.\n\n--As-tu envie de te faire bercer?\n\n--Oui.\n\nIl prit la petite fille sur ses genoux et commença à se balancer\nd'avant en arrière.\n\n--Et va-t-on chanter aussi?\n\n--Oui.\n\n--C'est correct; chante avec moi:\n\n Dans son étable,\n Que Jésus est charmant!\n Qu'il est aimable\n Dans son abaissement...\n\nIl avait commencé à demi-voix pour ne pas couvrir l'autre voix grêle;\nmais bientôt la ferveur l'emporta et il chanta de toute sa force, les\nyeux au loin. Télesphore vint s'asseoir près de lui et le regarda\navec adoration. Pour ces enfants élevés dans une maison solitaire,\nsans autres compagnons que leurs parents, Samuel Chapdelaine\nincarnait toute la sagesse et toute la puissance du monde, et comme\nil était avec eux doux et patient, toujours prêt à les prendre su ses\ngenoux et à chanter pour eux les cantiques ou les innombrables\nchansons naïves d'autrefois qu'il leur apprenait l'une après l'autre,\nils l'aimaient d'une affection singulière.\n\n ...Tous les palais des rois\n N'ont rien de comparable\n Aux beautés que je vois\n Dans cette étable.\n\n--Encore? C'est correct.\n\nCette fois la mère Chapdelaine et Tit'Bé chantèrent aussi. Maria ne\nput s'empêcher d'interrompre quelques instants ses prières pour\nregarder et écouter; mais les paroles du cantique redoublèrent son\nzèle et elle reprit bientôt sa tâche avec une foi plu ardente.\n\n«Je vous salue, Marie, pleine de grâce...»\n\n--Et maintenant? Une autre chanson: laquelle?\n\nSans attendre une réponse il entonna:\n\n Trois gros navires sont arrivés,\n Chargés d'avoine, chargés de blé.\n Nous irons sur l'eau nous y prom-promener,\n Nous irons jouer dans l'île...\n\n--Non, pas celle-là... Claire fontaine? Ah! c'est beau ça! Nous\nallons tous chanter ensemble.\n\nIl jeta un regard vers Maria; mais voyant le chapelet qui glissait\nsans fin entre ses doigts il s'abstint de le l'interrompre.\n\n À la claire fontaine\n M'en allant promener,\n J'ai trouvé l'eau si belle\n Que je m'y suis baigné...\n Il y a longtemps que je t'aime,\n Jamais je ne t'oublierai...\n\nL'air et les paroles également touchantes; le refrain plein d'une\ntristesse naïve, il n'y a pas que des coeurs simples que cette\nchanson-là ait attendris.\n\n ...Sur la plus haute branche,\n Le rossignol chantait.\n Chante, rossignol, chante,\n Toi qui as le coeur gai...\n Il y a longtemps que je t'aime,\n Jamais je ne t'oublierai...\n\nLes grains du chapelet ne glissaient plus entre les doigts allongés.\nMaria ne chanta pas avec les autres; mais elle écouta, et la\ncomplainte de mélancolique amour parut émouvante et douce à son coeur\nun peu lassé de prières.\n\n ...Tu as le coeur à rire,\n Moi je l'ai à pleurer.\n J'ai perdu ma maîtresse\n Pour lui avoir mal parlé...\n Pour un bouquet de roses\n Que je lui refusai.\n Il y a longtemps que je t'aime,\n Jamais je ne t'oublierai...\n\nMaria regardait par la fenêtre les champs blancs que cerclait le bois\nsolennel; la ferveur religieuse, la montée de son amour adolescent,\nle son remuant des voix familières se fondaient dans son coeur en une\nseule émotion. En vérité, le monde était tout plein d'amour ce\nsoir-là, d'amour profane et d'amour sacré, également simples et\nforts, envisagés tous deux comme des choses naturelles et\nnécessaires; ils étaient tout mêlés l'un à l'autre, de sorte que les\nprières qui appelaient la bienveillance de la divinité sur des êtres\nchers n'étaient guère que des moyens de manifester l'amour humain, et\nque les naïves complaintes amoureuses étaient chantées avec la voix\ngrave et solennelle et l'air d'extase des invocations\nsurhumaines.\n\n ...je voudrais que la rose\n Fût encore au rosier,\n Et que le rosier même\n À la mer fût jeté.\n Il y a longtemps que je t'aime,\n Jamais je ne t'oublierai...\n\n«Je vous salue, Marie, pleine de grâce...»\n\nLa chanson finie, Maria avait machinalement repris ses prières avec\nune ferveur renouvelée, et de nouveau les _Ave_ s'égrenèrent.\n\nLa petite Alma-Rose, endormie sur les genoux de son père, fut\ndéshabillée et portée dans son lit; Télesphore la suivit; bientôt\nTit'Bé à son tour s'étira, puis remplit le poêle de bouleau vert; le\npère Chapdelaine fit un dernier voyage à l'étable et rentra en\ncourant disant que le froid augmentait. Tous furent couchés bientôt,\nsauf Maria.\n\n--Tu n'oublieras pas d'éteindre la lampe?\n\n--Non, son père.\n\nElle l'éteignit de suite, préférant l'ombre, et revint s'asseoir près\nde la fenêtre et récita ses derniers _Ave_. Quand elle eut terminé,\nun scrupule lui vint et une crainte de s'être peut-être trompée dans\nleur nombre, parce qu'elle n'avait pas toujours pu compter sur les\ngrains de son chapelet. Par prudence elle en dit encore cinquante et\ns'arrêta alors, étourdie, lasse, mais heureuse et pleine de\nconfiance, comme si elle venait de recevoir une promesse solennelle.\n\nAu dehors le monde était tout baigné de lumière, enveloppé de cette\nsplendeur froide qui s'étend la nuit sur les pays de neige quand le\nciel est clair et que la lune brille. Intérieur de la maison était\nobscur et il semblait que ce fussent la campagne et le bois qui\ns'illuminaient pour la venue de l'heure sacrée.\n\n«Les mille _Ave_ sont dits, songea Maria, mais je n'ai pas encore\ndemandé de faveur... pas avec des mots.»\n\nIl lui avait semblé que ce ne serait peut-être pas nécessaire; que la\ndivinité comprendrait sans qu'il fût besoin d'un voeu formulé par les\nlèvres, surtout Marie... qui avait été femme sur cette terre. Mais au\ndernier moment son coeur simple conçut des craintes, et elle chercha\nà exprimer en paroles ce qu'elle voulait demander.\n\nFrançois Paradis... Assurément son souhait se rapportait à François\nParadis. Vous J'aviez deviné. Marie pleine de grâce? Que pouvait-elle\nénoncer de ses désirs sans profanation? Qu'il n'ait pas de misère\ndans le bois... Qu'il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et\nde boire... Qu'il revienne au printemps...\n\nQu'il revienne au printemps... Elle s'arrête là, parce qu'il lui\nsemble que lorsqu'il sera revenu, ayant tenu ses promesses, le reste\nde leur bonheur qui vient sera quelque chose quels pourront accomplir\npresque seuls... presque seuls... À moins que ce ne soit sacrilège de\npenser ainsi...\n\nQu'il revienne au printemps. Songeant à ce retour, à lui, à son beau\nvisage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien, Maria oublie\ntout le reste, e regarde longtemps sans le voir le sol couvert de\nneige que la lumière de la lune rend pareil à une grande plaque de\nquelque substance miraculeuse, un peu de nacre et presque d'ivoire,\net les clôtures noires, et la lisière roche des bois redoutables.\n\n\n\nCHAPITRE X\n\n\nLe jour de l'An n'amena aucun visiteur. Vers le soir, la mère\nChapdelaine, un peu déçue, cacha sa mélancolie sous la guise d'une\ngaieté exagérée.\n\n--Quand même il ne viendrait personne, dit-elle, ce n'est pas une\nraison pour nous laisser pâtir. Nous allons faire de la tire.\n\nLes enfants poussèrent des cris de joie et suivirent des yeux les\npréparatifs avec un intérêt passionné. Du sirop de sucre et de la\ncassonade furent mélangés et mis à cuire; quand la cuisson fut\nsuffisamment avancée, Télesphore rapporta du dehors un grand plat\nd'étain rempli de belle neige blanche. Tout le monde se rassembla\nautour de la table, pendant que la mère Chapdelaine laissait tomber\nle sirop en ébullition goutte à goutte sur la neige, où il se figeait\nà mesure en éclaboussures sucrées, délicieusement froides.\n\nChacun fut servi à son tour, les grandes personnes imitant\nplaisamment l'avidité gourmande des petits; mais la distribution fut\narrêtée bientôt, sagement, afin de réserver un bon accueil à la vraie\ntire, dont la confection ne faisait que commencer. Car il fallait\nparachever la cuisson, et, une fois la pâte prête, l'étirer\nlonguement pendant qu'elle durcissait. Les fortes mains grasses de la\nmère Chapdelaine manièrent cinq minutes durant l'écheveau succulent\nqu'elles allongeaient et repliaient sans cesse; peu à peu leur\nmouvement se fit plus lent, puis une dernière fois la pâte fut étirée\nà la grosseur du doigt et coupée avec des ciseaux, à grand effort,\ncar elle était déjà dure. La tire était faite.\n\nLes enfants en mâchaient déjà les premiers morceaux quand des coups\nfurent frappés à la porte.\n\n--Eutrope Gagnon, fit le père. Je me disais aussi que ce serait bien\nrare s'il ne venait pas veiller avec nous ce soir.\n\nC'était Eutrope Gagnon, en effet. Il entra, souhaita le bonsoir à\ntout le monde, posa son casque sur la table... Maria le regardait,\nune rougeur aux joues. La coutume veut que le jour de l'An les\ngarçons embrassent les filles, et Maria savait fort bien qu'Eutrope,\nmalgré sa timidité, allait se prévaloir de cet usage; elle restait\nimmobile près de la table et attendait, sans ennui, mais pensant à\ncet autre baiser qu'elle aurait aimé recevoir.\n\nPourtant le jeune homme prit la chaise qu'on lui offrait et s'assit,\nles yeux à terre.\n\n--C'est toi toute la visite que nous avons eue aujourd'hui, dit le\npère Chapdelaine. Mais je pense bien que tu n'as vu personne non\nplus... J'étais bien certain que tu viendrais veiller.\n\n--Comme de raison... Je n'aurais pas laissé passer le jour de l'An\nsans venir. Mais en plus de ça j'avais des nouvelles que je voulais\nvous répéter.\n\n--Ah!\n\nSous les regards d'interrogation convergeant sur lui, il continuait à\nbaisser les yeux.\n\n--À voir ta face, je calcule que ce sont des nouvelles de malchance.\n\n--Ouais.\n\nLa mère Chapdelaine se leva à moitié avec un geste de crainte.\n\n--Ça serait-il les garçons?\n\n--Non, madame Chapdelaine. Esdras et Da'Bé sont bien, si le bon Dieu\nle veut. Les nouvelles que je parle ne viennent pas de ce bord-là; ça\nn'est pas un parent à vous, mais un garçon que vous connaissez.\n\nIl hésita un instant et prononça le nom à voix basse.\n\n--François Paradis...\n\nSon regard se leva un instant sur Maria, pour se détourner aussitôt;\nmais elle ne remarqua même pas ce coup d'oeil chargé d'honnête\nsympathie. Un grand silence s'était appesanti non seulement dans la\nmaison, mais sur l'univers entier; toutes les créatures vivantes et\ntoutes les choses restaient muettes et attendaient anxieusement cette\nnouvelle qui était d'une si terrible importance, puisqu'elle touchait\nle seul homme au monde qui comptât vraiment.\n\n--Voilà comment ça s'est passé... Vous avez peut-être eu connaissance\nqu'il était _foreman_ dans un chantier en haut de La Tuque, sur la\nrivière Vermillon. Quand le milieu de décembre est venu, il a dit\ntout à coup au _boss_ qu'il allait partir pour venir passer les fêtes\nau lac Saint-Jean, icitte... Le _boss_ ne voulait pas, comme de\nraison; quand les hommes se mettent à prendre des congés de dix à\nquinze jours en plein milieu de l'hiver, autant vaudrait casser le\nchantier de suite. Il ne voulait pas et il le lui a bien dit; mais\nvous connaissez François: c'était un garçon malaisé à commander,\nquand il avait une chose en tête. Il a répondu quel avait dans son\ncoeur d'aller au grand lac pour les fêtes et qu'il irait. Alors le\n_boss_ l'a laissé faire, par peur de le perdre, vu que c'était un\nhomme capable hors de l'ordinaire, et accoutumé dans le bois...\n\nIl parlait avec une facilité singulière, lentement, mais sans\nchercher ses mots, comme s'il avait tout préparé d'avance. Maria\nsongea tout à coup, au milieu de son angoisse: «François a voulu\nvenir icitte pour les fêtes... me voir», et une joie fugitive\neffleura son coeur comme une hirondelle rase l'eau.\n\n--Le chantier n'était pas bien loin dans le bois, seulement à deux\njours de voyage du Transcontinental, qui descend sur La Tuque: mais\nça s'adonnait qu'il y avait eu un accident à la _track_ qui n'était\npas encore réparée, et les chars ne passaient pas. J'ai eu\nconnaissance de tout ça par Johnny Niquette, de Saint-Henri, qui est\narrivé de La Tuque il y a deux jours passés.\n\n--Ouais?\n\n--Quand François Paradis a su qu'il ne pourrait pas prendre les\nchars, il a fait une risée et dit comme ça que tant qu'à marcher il\nmarcherait tout le chemin et qu'il allait gagner le grand lac en\nsuivant les rivières, la rivière Croche d'abord, et puis la rivière\nOuatchouan, qui tombe près de Roberval.\n\n--C'est correct, dit le père Chapdelaine. Ça peut se faire. J'ai\npassé par là.\n\n--Pas dans cette saison icitte, monsieur Chapdelaine, sûrement pas\ndans cette saison icitte. Tout le monde là-bas a dit à François que\nça n'avait pas de bon sens de vouloir faire ce voyage-là en plein\nhiver, au temps des fêtes, avec le froid qu'il faisait, peut-être\nbien quatre pieds de neige dans le bois, et seul. Mais il n'a fait\nque rire d'eux et leur dire qu'il était accoutumé dans le bois, qu'un\npeu de misère ne lui faisait pas peur parce qu'il était décidé\nd'aller en haut du lac pour les fêtes, et que là où les Sauvages\npassaient lui passerait bien. Seulement--vous connaissez bien ça,\nmonsieur Chapdelaine--quand les Sauvages font ce voyage-là, c'est\nplusieurs ensemble, et avec des chiens. François est parti seul, à\nraquettes, avec ses couvertes et des provisions sur une petite\ntraîne...\n\nPersonne n'avait dit un mot pour le hâter ou l'interrompre; on\nl'écoutait comme on écoute quelqu'un qui conte une histoire, quand le\ndénouement approche, visible, mais inconnu, pareil à un homme qui\nvient en se cachant la figure.\n\n--Vous vous rappelez bien le temps qu'il a fait la semaine avant la\nNoël: il est tombé de la neige en masse, et puis le norouâ a pris. Ça\ns'est adonné que pendant la tempête François Paradis était dans les\ngrands brûlés, où la petite neige poudre terriblement et fait des\nfalaises. Dans des places comme celles-là, même un homme capable n'a\npas grande chance quand il fait ben fret et que la tempête dure. Et\nsi vous vous rappelez le norouâ a soufflé trois jours de suite, dur à\nvous couper la face...\n\n--Oui. Eh bien?\n\nLe monologue qu'il avait préparé n'allait pas plus loin sans doute,\nou bien il hésitait à prononcer les paroles nécessaires, car il ne\nrépondit qu'après quelques instants de silence, à voix basse:\n\n--Il s'est écarté...\n\nDes gens qui ont passé toute leur vie à la lisière des bois canadiens\nsavent ce que cela veut dire. Les garçons téméraires que la malchance\natteint dans la forêt et qui se trouvent écartés--perdus--ne\nreviennent guère. Parfois une expédition trouve et rapporte leurs\ncorps, au printemps, après la fonte des neiges... Le mot lui-même, au\npays de Québec et surtout dans les régions lointaines du nord, a pris\nun sens sinistre et singulier, où se révèle le danger qu'il y a à\nperdre le sens de l'orientation, seulement un jour, dans ces bois\nsans limites.\n\n--Il s'est écarté... La tempête l'a surpris dans les brûlés et il\ns'est arrêté un jour; on sait ça à cause que des Sauvages ont trouvé\nl'abri en branches de sapin qu'il s'était fait, et ils ont vu aussi\nses pistes. Il est reparti parce qu'il n'avait guère de provisions et\nqu'il avait hâte d'arriver, je pense; mais le temps était encore\nméchant, la neige tombait, le norouâ soufflait dur, et probablement\nqu'il ne pouvait pas voir le soleil ni marquer son chemin, car les\nSauvages ont dit que ses pistes s'éloignaient de la rivière Croche,\nqu'il avait suivie, et s'en allaient dret vers le nord.\n\nPersonne ne parlait encore; ni les deux hommes qui écoutaient en\nhochant parfois la tête, comprenant tous les détails de la tragique\naventure; ni la mère Chapdelaine, dont les mains s'étaient jointes\nsur ses genoux comme pour une imploration tardive; ni Maria.\n\n--Quand on a su ça, des hommes d'Ouatchouan sont partis, après que le\ntemps s'était adouci un peu. Mais la neige avait couvert toutes les\npistes et ils sont revenus en disant quels n'avaient rien vu, voilà\ntrois jours passés. Il s'est écarté...\n\nTous se redressèrent, avec des soupirs: l'histoire était terminée et\nen vérité il ne restait plus rien à dire. Le sort de François Paradis\nétait aussi lugubrement certain que s'il avait été enterré dans le\ncimetière de Saint-Michel-de-Mistassini, au milieu des chants, avec\nla bénédiction des prêtres.\n\nUn lourd silence pesa sur la maisonnée. Le père Chapdelaine se pencha\nen avant, les coudes sur ses genoux, cognant machinalement une de ses\nmains fermées contre l'autre, avec une moue grave.\n\n--Ça montre que nous ne sommes que de petits enfants dans la main du\nbon Dieu, fit-il. François était un des meilleurs hommes de par\nicitte pour vivre dans le bois et trouver son chemin; des étrangers\nl'engageaient comme guide et il les ramenait toujours chez eux sans\nmalchance. Et voilà qu'il s'est écarté. Nous ne sommes que de petits\nenfants... Il y en a qui se croient pas mal forts et qui pensent\nqu'ils peuvent se passer de l'aide du bon Dieu quand ils sont dans\nleur maison ou sur leur terre; mais dans le bois...\n\nIl secoua la tête et répéta encore d'une voix grave:\n\n--Nous ne sommes que de petits enfants.\n\n--C'était un bon homme, dit Eutrope Gagnon, un vrai bon homme, fort\net vaillant, et sans malice.\n\n--Comme de raison. Je ne veux pas dire que le bon Dieu avait des\nraisons pour le faire mourir, lui plutôt qu'un autre... C'était un\nbon garçon, un travaillant, et je l'aimais bien... Mais ça vous\nmontre...\n\n--Personne n'a jamais rien eu contre lui, reprit Eutrope avec une\nsorte de généreux entêtement.\n\nC'était un homme rare pour l'ouvrage, pas peureux de rien, et\nserviable avec ça. Tous ceux qui l'ont connu avaient de l'amitié pour\nlui. C'était un homme dépareillé.\n\nIl leva les yeux sur Maria et répéta avec force:\n\n--C'était un bon homme, un homme dépareillé.\n\n--Quand nous étions à Mistassini, dit la mère Chapdelaine, voilà de\nça sept ans, ça n'était encore qu'une jeunesse, mais fort et adroit\npas mal, déjà aussi grand comme il est là... je veux dire comme il\nétait... l'été dernier, quand il est venu icitte. C'était difficile\nde ne pas l'aimer.\n\nIls regardaient droit devant eux en parlant, et cependant tout ce\nqu'ils disaient semblait s'adresser à Maria, comme si son secret\nd'amour avait été naïvement visible. Mais elle ne dit rien ni ne\nbougea, les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel\nrendait pourtant opaque comme un mur.\n\nEutrope Gagnon s'en alla bientôt; les Chapdelaine, restés seuls,\nfurent longtemps sans parler. Enfin le père dit d'une voix hésitante:\n\n--François Paradis n'avait quasiment pas de famille: alors comme nous\navions tous de l'amitié pour lui, on pourrait peut-être faire dire\nune messe ou deux... Eh, Laura?\n\n--Sûrement. Trois grand-messes avec chant, et quand les garçons\nreviendront du bois, en bonne santé s'il plaît au bon Dieu, trois\nautres pour le repos de son âme, pauvre garçon! Et tous les dimanches\nnous dirons un chapelet pour lui.\n\n--Il était comme tous les autres, reprit le père Chapdelaine, pas\nparfait, comme de raison, mais sans malice et propre dans sa vie. Le\nbon Dieu et la Sainte Vierge auront pitié de lui.\n\nEncore le silence. Maria sentait bien que c'était pour elle qu'ils\ndisaient cela, parce qu'ils avaient deviné son chagrin et cherchaient\nà l'adoucir; mais elle ne pouvait parler, ni pour louer le mort ni\npour se plaindre. Une main s'était glissée dans sa gorge, l'étouffant\ndès que le dénouement du récit tragique était devenu clair pour elle,\net maintenant cette main avait pénétré jusqu'en sa poitrine et lui\nserrait durement le coeur. Les élancements et la douleur déchirante\nviendraient plus tard peut-être; mais pour le moment ce n'était\nencore que cela: la poigne cruelle de cinq doigts fermés sur son\ncoeur.\n\nD'autres paroles furent prononcées, qu'elle n'entendit guère; puis ce\nfut le remue-ménage ordinaire du soir, les préparatifs du coucher, le\npère Chapdelaine sortant pour aller faire une dernière visite à\nl'étable et rentrant dans la maison très vite, la peau rougie par le\nfroid, fermant en hâte derrière lui la porte où une colonne de buée\nfroide s'engouffrait.\n\n--Viens, Maria.\n\nSa mère l'appelait très doucement, en lui posant une main sur\nl'épaule. Elle se leva et alla s'agenouiller avec les autres pour la\nprière. Pendant dix minutes, les voix se répondirent, étouffées et\nmonotones, murmurant les paroles sacrées. Quand ils furent arrivés à\nla fin du chapelet, la mère Chapdelaine murmura:\n\n--Encore cinq _Pater_ et cinq _Ave_ pour le repos de ceux qui ont eu\nde la malchance dans les bois...\n\nEt les voix s'élevèrent à nouveau, un peu plus étouffées encore\nqu'auparavant, avec parfois un frémissement qui ressemblait à un\nsanglot.\n\nLorsqu'elles se turent et que tous se relevèrent après le dernier\nsigne de croix, Maria se détourna de suite et retourna près de la\nfenêtre. Le gel avait fait des vitres autant de plaques de verre\ndépoli, opaques, qui abolissaient le monde du dehors; mais Maria ne\nles vit même pas, parce que les larmes avaient commencé à monter en\nelle et l'aveuglaient. Elle resta là quelques instants, immobile, les\nbras pendants, dans une attitude d'abandon pathétique; puis son\nchagrin tout à coup se fit plus poignant et l'étourdit; machinalement\nelle ouvrit la porte et sortit sur les marches du perron de bois.\n\nVu du seuil, le monde figé dans son sommeil blanc semblait plein\nd'une grande sérénité; mais dès que Maria fut hors de l'abri des\nmurs, le froid descendit sur elle comme un couperet, et la lisière\nlointaine du bois se rapprocha soudain, sombre façade derrière\nlaquelle cent secrets tragiques, enfouis, appelaient et se\nlamentaient comme des voix.\n\nElle se recula avec un gémissement, referma la porte et s'assit près\ndu poêle, frissonnante. La stupeur première du choc commençait à se\ndissiper; son chagrin s'aiguisa, et la main qui lui serrait le coeur\nse mit à inventer des pincements, des déchirures, vingt tortures\nrusées et cruelles.\n\nComme il a dû pâtir là-bas dans la neige! songe-t-elle, sentant\nencore sur son visage la morsure rapide de l'air glacé. Elle a bien\nentendu dire par des hommes que le même destin a effleurés que\nc'était une mort insensible et douce, au contraire, toute pareille à\nun assoupissement; mais elle n'arrive pas à le croire, et les\nsouffrances que François a peut-être endurées, avant de s'abandonner\nsur le sol blanc, défilent dans sa pensée à elle comme une procession\nsinistre.\n\nPoint n'est besoin de voir le lieu; elle connaît assez bien l'aspect\nredoutable des grands bois en hiver, la neige amoncelée jusqu'aux\npremières branches des sapins, les buissons d'aunes, enterrés presque\nen entier, les bouleaux et les trembles dépouillés comme des\nsquelettes et tremblant sous le vent glacé, le ciel pâle se révélant\nà travers le fouillis des aiguilles vert sombre. François Paradis\ns'en est allé à travers les troncs serrés, les membres raides de\nfroid, la peau râpée par le norouâ impitoyable, déjà mordu par la\nfaim, trébuchant de fatigue; ses pieds las n'ont plus la force de se\nlever assez haut et souvent ses raquettes accrochent la neige et le\nfont tomber sur les genoux.\n\nSans doute dès que la tempête a cessé il a reconnu son erreur, vu\nquel marchait vers le Nord désert, et de suite il a repris le bon\nchemin, en garçon d'expérience qui a toujours eu le bois pour patrie.\nMais ses provisions sont presque épuisées, le froid cruel le torture\nencore; il baisse la tête, serre les dents et se bat avec l'hiver\nmeurtrier, faisant appel aux ressources de sa force et de son grand\ncourage. Il songe à la route à suivre et à la distance, calcule ses\nchances de survivre, et par éclairs pense aussi à la maison bien\nclose et chaude où tous seront contents de le revoir; à Maria qui\nsaura ce qu'il a risqué pour elle et lèvera enfin sur lui ses yeux\nhonnêtes pleins d'amour.\n\nPeut-être est-il tombé pour la dernière fois tout près du salut, à\nquelques arpents seulement d'une maison ou d'un chantier. C'est\nsouvent ainsi que cela arrive. Le froid assassin et ses acolytes se\nsont jetés sur lui comme sur une proie; ils ont raidi le beau visage\nfranc, fermé ses yeux hardis sans pitié ni douceur; fait un bloc\nglacé de son corps vivant... Maria n'a plus de larmes; mais elle\nfrissonne et tremble ainsi qu'il a dû trembler et frissonner, lui,\navant que l'inconscience miséricordieuse vienne; et elle se serre\ncontre le poêle avec une grimace d'horreur et de compassion comme\ns'il était en son pouvoir de le réchauffer aussi et de défendre sa\nchère vie contre les meurtriers.\n\nÔ Jésus-Christ, qui tendais les bras aux malheureux, pourquoi ne\nl'as-tu pas relevé de la neige avec tes mains pâles? Pourquoi, Sainte\nVierge, ne l'avez-vous pas soutenu d'un geste miraculeux quand il a\ntrébuché pour la dernière fois? Dans toutes les légions du ciel\npourquoi ne s'est-il pas trouvé un ange pour lui montrer le chemin?\n\nMais c'est la douleur qui parle ainsi avec des cris de reproche, et\nle coeur simple de Maria craint d'avoir été impie en l'écoutant.\nBientôt une autre crainte lui vient: peut-être François Paradis\nn'a-t-il pas su tenir assez exactement les promesses qu'il lui avait\nfaites. Dans les chantiers, au milieu d'hommes rudes, il a peut-être\neu des moments de faiblesse, blasphémé, profané les noms saints, et\nil s'en est allé vers la mort en état de péché, accablé de courroux\ndivin.\n\nSes parents ont dit tout à l'heure qu'ils allaient faire dire des\nmesses. Comme ils ont été bons! Ayant deviné son secret, comme ils\nont su se taire! Mais elle aussi peut aider de ses prières la pauvre\nâme en peine. Son chapelet est resté sur la table: elle le reprend,\net tout naturellement ce sont les phrases de l'_Ave_ qui montent à\nses lèvres: «Je vous salue, Marie, pleine de grâce...»\n\nAviez-vous douté d'elle, mère du Galiléen? Parce qu'elle vous avait\nhuit jours auparavant suppliée par mille fois et que vous n'aviez\nrépondu à sa prière qu'en vous figeant dans une immobilité vraiment\ndivine pendant que s'accomplissait le destin, pensiez-vous qu'elle\nallait, elle, douter ou de votre pouvoir ou de votre bonté? C'eût été\nmal la connaître. Comme elle vous avait demandé votre protection pour\nun homme, voici qu'elle vous demande votre pardon pour une âme, avec\nles mêmes mots, la même humilité, la même foi sans limites.\n\n«Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos\nentrailles, est béni.»\n\nSeulement elle se serre contre le grand poêle de fonte, et bien que\nla chaleur du feu la pénètre elle continue à frissonner en pensant au\npays glacé qui l'entoure, au bois profond, à François Paradis qu'elle\nlie peut encore imaginer insensible, et qui doit avoir si froid dans\nson lit de neige...\n\n\n\nCHAPITRE XI\n\n\nUn soir de février le père Chapdelaine dit:\n\n--Les chemins sont beaux. Si tu veux, Maria, nous irons à la Pipe,\ndimanche, pour la messe.\n\n--C'est correct, son père.\n\nMais elle avait répondu cela d'un ton lassé, presque indifférent, et\nses parents échangèrent un regard furtif par-dessus sa tête.\n\nLes paysans ne meurent point des chagrins d'amour ni n'en restent\nmarqués tragiquement toute la vie. Ils sont trop près de la nature et\nperçoivent trop clairement la hiérarchie essentielle des choses qui\ncomptent. C'est pour cela peut-être qu'ils évitent le plus souvent\nles grands mots pathétiques, quels disent volontiers «amitié» pour\n«amour», «ennui» pour «douleur», afin de conserver aux peines et aux\njoies du coeur leur taille relative dans l'existence à côté de ces\nautres soucis d'une plus sincère importance qui concernent le travail\njournalier, la moisson, l'aisance future.\n\nMaria n'avait pas songé un moment que sa vie fût finie, ou que le\nmonde dût être pour elle un douloureux désert, parce que François\nParadis ne pourrait pas revenir au printemps ni plus tard. Seulement\nelle était malheureuse, et tant que le chagrin durait elle ne pouvait\npas aller plus avant.\n\nQuand le dimanche vint, le père Chapdelaine et sa fille commencèrent\nde bonne heure à se préparer pour le voyage de deux heures qui devait\nles amener à Saint-Henri-de-Taillon, où se trouvait l'église. Avant\nsept heures et demie Charles-Eugène était attelé; Maria, revêtue déjà\nde sa grande pelisse d'hiver, serrait avec soin dans son\nporte-monnaie la liste des commissions que lui avait donnée sa mère.\nQuelques minutes plus tard les grelots de l'attelage commencèrent à\ntinter et le reste de la famille se groupa derrière la petite fenêtre\ncarrée pour regarder s'éloigner les voyageurs.\n\nPendant une heure le cheval ne put aller qu'au pas, enfonçant\njusqu'aux jarrets dans la neige, car les Chapdelaine étaient seuls à\npasser sur ce chemin, quels avaient tracé et déblayé eux-mêmes et qui\nn'était pas assez souvent foulé pour devenir glissant et dur.\n\nMais quand ils eurent rejoint la route battue, Charles-Eugène trotta\nallègrement.\n\nIls traversèrent Honfleur, hameau de huit maisons dispersées, puis\nrentrèrent dans le bois. À la longue quelques champs apparurent; des\nmaisons s'espacèrent au bord du chemin; la lisière sombre s'éloigna\npeu à peu et bientôt le traîneau fut en plein village, précédé et\nsuivi d'autres traîneaux qui s'en allaient aussi vers l'église.\n\nDepuis le commencement de la nouvelle année, Maria était déjà venue\ntrois fois entendre la messe à Saint-Henri-de-Taillon, que les gens\ndu pays persistent à appeler la Pipe, comme aux jours héroïques des\npremiers colons. C'était pour elle, en même temps qu'un exercice de\npiété, presque la seule distraction possible, et son père s'était\nefforcé de la lui donner fréquemment, pensant que le spectacle rare\ndu culte et la rencontre des quelques connaissances quils avaient au\nvillage aideraient à secouer la tristesse.\n\nCette fois, quand la messe fut terminée, au lieu de visiter les\nmaisons amies ils allèrent au presbytère. Celui-ci était déjà rempli\nde paroissiens venus de fermes éloignées, car le prêtre n'est pas\nseulement le directeur de conscience de ses ouailles, mais aussi leur\nconseiller en toutes matières, l'arbitre de leurs querelles, et en\nvérité la seule personne différente d'eux-mêmes à laquelle ils\npuissent avoir recours dans le doute.\n\nLe curé de Saint-Henri satisfit tous ses consultants, certains en\nquelques mots rapides, au milieu de la conversation générale à\nlaquelle lui-même prenait part jovialement; d'autres plus longuement,\ndans le secret de la pièce voisine. Quand le tour des Chapdelaine fut\nvenu il regarda l'horloge.\n\n--On va dîner d'abord, eh? fit-il, bonhomme. Vous avez dû prendre de\nl'appétit sur le chemin, et moi, de dire la messe, ça me donne faim\nsans bon sens.\n\nIl rit de toutes ses forces, amusé plus que personne de sa\nplaisanterie, et précéda ses hôtes dans la salle à manger. Un autre\nprêtre était là, venu d'une paroisse voisine et deux ou trois\npaysans; le repas ne fut qu'une longue discussion agricole coupée\nd'histoires comiques et de commérages sans malice; de temps en temps\nun des paysans se souvenait du lieu et émettait quelque réflexion\npieuse que les prêtres accueillaient avec des hochements de tête\nbrefs et des «Oui! oui!» un peu distraits.\n\nEnfin le dîner prit fin; quelques-uns des invités partirent sitôt les\npipes allumées. Le curé surprit un regard du père Chapdelaine et\nsembla se rappeler quelque chose; il se leva en faisant signe à\nMaria.\n\n--Viens un peu par icitte, toué, fit-il.\n\nIl la précéda dans la pièce voisine, qui lui servait à la fois de\nsalle de réception et de bureau.\n\nIl y avait un petit harmonium contre le mur; de l'autre côté, une\ntable qui portait des revues agricoles, un Code, quelques livres\nreliés en cuir noir; aux murs le portrait du pape Pie X, une gravure\nreprésentant la Sainte Famille, une planche en couleurs où\nvoisinaient les traîneaux et les moulins à battre d'un fabricant de\nQuébec, et plusieurs affiches officielles contenant des\nrecommandations sur les incendies de forêts ou les épidémies de\nbétail.\n\n--Alors il paraît que tu te tourmentes sans bon sens, de même? dit-il\nassez doucement en se retournant vers Maria.\n\nElle le regarda avec humilité, peu éloignée de croire qu'en son\npouvoir surnaturel de prêtre il avait deviné son chagrin sans que nul\nne l'en eût averti. Lui courbait un peu sa taille démesurée et\npenchait vers elle sa figure maigre de paysan; car sous sa soutane il\navait tout d'un homme de la terre: le masque jaune et décharné, les\nyeux méfiants, les larges épaules osseuses. Même ses mains,\ndispensatrices de pardons miraculeux, étaient des mains de laboureur,\naux veines gonflées sous la peau brune. Mais Maria ne voyait en lui\nque le prêtre, le curé de la paroisse, clairement envoyé par Dieu\npour lui expliquer la vie et lui montrer le chemin.\n\n--Assis-toué là! fit-il en montrant une chaise.\n\nElle s'assit un peu comme une écolière qu'on réprimande, un peu comme\nune femme qui consulte le magicien dans son antre, et attendit avec\nun mélange de confiance et d'effroi que les charmes surnaturels\nopérassent.\n\nUne heure plus tard, le traîneau filait sur la neige dure. Le père\nChapdelaine commençait à s'assoupir et les guides glissaient peu à\npeu de ses mains ouvertes.\n\nUne fois encore il se secoua, releva la tête et reprit à pleine voix\nle cantique qu'il avait entonné en quittant le village:\n\n ...Adorons-le dans le ciel,\n Adorons-le sur l'autel...\n\nPuis il se tut, son menton s'abaissa peu à peu sur sa poitrine, et il\nn'y eut plus sur le chemin d'autre bruit que le tintement des grelots\nde l'attelage.\n\nMaria songeait aux paroles du prêtre.\n\n--S'il y avait de l'amitié entre vous, c'est bien naturel que tu aies\ndu chagrin. Mais vous n'étiez pas fiancés, puisque tu n'en avais rien\ndit à tes parents ni lui non plus; alors de te désoler de même et de\nte laisser pâtir à cause d'un garçon qui ne t'était rien, après tout,\nça n'est pas bien, ça n'est pas convenable...\n\nEt encore:\n\n--Faire dire des messes et prier pour lui, ça c'est correct, tu ne\npeux pas faire mieux. Trois grand-messes avec chant et trois autres\nquand les garçons reviendront du bois, comme ton père l'a dit, comme\nde raison ça lui fera du bien et tu peux penser qu'il aimera mieux ça\nque des lamentations, lui, puisque ça diminuera d'autant son temps de\npurgatoire. Mais te chagriner sans raison et faire une face à\ndécourager toute la maison, ça n'a pas de bon sens, et le bon Dieu\nn'aime pas ça.\n\nEn disant cela il n'avait pas l'air d'un consolateur ou d'un\nconseiller discutant les raisons impondérables du coeur, mais plutôt\nd'un homme de loi ou d'un pharmacien énonçant prosaïquement des\nformules absolues, certaines.\n\n--Une fille comme toi, plaisante à voir, de bonne santé et avec ça\nvaillante et ménagère, c'est fait pour encourager ses vieux parents,\nd'abord, et puis après se marier et fonder une famille chrétienne. Tu\nn'as pas dessein d'entrer en religion? Non. Alors tu vas abandonner\nde te tourmenter de même, parce que c'est un tourment profane et peu\nconvenable, vu que ce garçon ne t'était rien. Et le bon Dieu sait ce\nqui est bon pour nous; il ne faut pas se révolter ni se plaindre...\n\nDans tout cela, une phrase avait trouvé Maria quelque peu incrédule:\nl'assurance du prêtre que François Paradis, là où il se trouvait, se\nsouciait uniquement des messes dites pour le repos de son âme, et non\ndu regret tendre et poignant qu'il avait laissé derrière lui. Cela,\nelle ne pouvait arriver à le croire. Incapable de le concevoir\nréellement dans la mort autre qu'il avait été dans la vie, elle\nsongeait au contraire qu'il devait être heureux et reconnaissant de\nce grand regret qui prolongeait un peu, par-delà la mort, l'amour\ndevenu inutile. Enfin, puisque le prêtre l'avait dit...\n\nLe chemin louvoyait entre les arbres sombres fichés dans la neige;\ndes écureuils, effrayés par le passage rapide du traîneau et le bruit\ndes grelots tintant, gagnaient en quelques bonds le tronc des\népinettes et grimpaient en s'agriffant à l'écorce. Un froid vif\ndescendait du ciel gris sur la terre blanche et le vent brûlait la\npeau, car c'était février, ce qui, au pays de Québec, veut dire deux\npleins mois d'hiver encore.\n\nTandis que le cheval Charles-Eugène trottait sur le chemin durci,\nramenant les deux voyageurs vers leur maison solitaire, Maria, se\nrappelant les commandements du curé de Saint-Henri, chassa de son\ncoeur tout regret avoué, et tout chagrin, aussi complètement que cela\nétait en son pouvoir et avec autant de simplicité qu'elle en eût mis\nà repousser la tentation d'une soirée de danse, d'une fête impie ou\nde quelque autre action apparemment malhonnête et défendue.\n\nIls arrivèrent chez eux comme la nuit tombait. Le soir n'avait été\nqu'un lent évanouissement de la lumière; car depuis le matin le ciel\nétait demeuré gris et le soleil invisible. De la tristesse pesait sur\nle sol livide; les sapins et les cyprès n'avaient pas l'air d'arbres\nvivants, et les bouleaux dénudés semblaient douter du printemps.\nMaria sortit du traîneau en frissonnant et n accorda qu'une attention\ndistraite aux Happements de Chien, à ses gambades, aux cris des\nenfants qui l'appelaient du seuil. Le monde lui paraissait\ncurieusement vide, tout au moins pour un soir. Il ne lui restait plus\nd'amour et on lui défendait le regret. Elle entra dans la maison très\nvite sans regarder autour d'elle, éprouvant un sentiment nouveau fait\nd'un peu de crainte et d'un peu de haine pour la campagne déserte, le\nbois sombre, le froid, la neige, toutes ces choses parmi lesquelles\nelle avait toujours vécu et qui l'avaient blessée.\n\n\n\nCHAPITRE XII\n\n\nComme mars venait, Tit'Bé rapporta un jour de Honfleur la nouvelle\nqu'il y aurait le soir, chez Éphrem Surprenant, une grande veillée à\nlaquelle ils étaient tous priés.\n\nIl fallait que quelqu'un restât pour garder la maison, et comme la\nmère Chapdelaine émit le désir de faire le voyage pour se distraire\nun peu, après ces longs mois de réclusion, ce fut Tit'Bé qui resta.\nHonfleur, le village le plus proche de leur maison, était à huit\nmilles de distance; mais quétaient huit milles à faire en traîneau\nsur la neige à travers les bois comparés au plaisir d'entendre des\nchansons et des histoires, et de causer avec d'autres gens venus de\nloin.\n\nIl y avait nombreuse compagnie chez Éphrem Surprenant: plusieurs\nhabitants du village d'abord, puis les trois Français qui avaient\nacheté la terre de son neveu Lorenzo, et enfin, à la grande surprise\ndes Chapdelaine, Lorenzo lui-même, revenu encore une fois des\nÉtats-Unis pour quelque affaire se rapportant à cette vente et à la\nsuccession de son père. Il accueillit Maria avec un empressement\nmarqué et s'assit auprès d'elle.\n\nLes hommes allumèrent leurs pipes; l'on causa du temps, de l'état des\nchemins, des nouvelles du comté; mais la conversation languissait et\nchacun semblait attendre. Les regards se tournaient instinctivement\nvers Lorenzo et les trois Français comme si de leur présence\nsimultanée dussent naturellement jaillir des récits merveilleux, des\ndescriptions de contrées lointaines aux moeurs étranges. Les\nFrançais, arrivés dans le pays depuis quelques mois seulement,\ndevaient ressentir une curiosité du même ordre, car ils écoutaient et\nne parlaient guère.\n\nSamuel Chapdelaine, qui les rencontrait pour la première fois, se\ncrut autorisé à leur faire subir un interrogatoire, selon la candide\ncoutume canadienne.\n\n--Alors, vous voilà rendus icitte pour travailler la terre. Comment\naimez-vous le Canada?\n\n--C'est un beau pays, neuf, vaste... Il y a bien des mouches en été\net les hivers sont pénibles; mais je suppose que l'on s'y habitue à\nla longue.\n\nC'était le père qui répondait, et ses deux fils hochaient la tête,\nles yeux à terre. Leur aspect eût suffi à les différencier des autres\nhabitants du village; mais dès qu'ils parlaient le fossé semblait\ns'élargir encore et les paroles qui sortaient de leur bouche\nsonnaient comme des mots d'une langue étrangère. Ils n'avaient pas la\nlenteur de diction canadienne, ni cet accent indéfinissable qui n'est\npas l'accent d'une quelconque province française, mais seulement un\naccent paysan, en quoi les parlers différents des émigrants\nd'autrefois se sont confondus. Ils employaient des expressions et des\ntournures de phrases que l'on n'entend point au pays de Québec, même\ndans les villes, et qui aux hommes simples assemblés là paraissaient\nrecherchées et pleines de raffinement.\n\n--Dans votre pays avant de venir icitte, étiez-vous cultivateur\naussi?\n\n--Non.\n\n--Quel métier donc que vous faisiez?\n\nLe Français hésita un instant avant de répondre, se rendant compte\npeut-être que ce qu'il allait dire serait étrange et difficile à\ncomprendre.\n\n--Moi, j'étais accordeur, dit-il enfin, accordeur de pianos; et mes\ndeux fils que voilà étaient employés, Edmond dans un bureau et Pierre\ndans un magasin.\n\nEmployés--commis--cela c'était clair pour tout le monde; mais la\nprofession du père restait un peu obscure dans les esprits de ceux\nqui l'écoutaient.\n\nÉphrem Surprenant répéta: «Accordeur de pianos; c'était ça, c'était\nbien ça!» Et il regarda son voisin Conrad Néron d'un air supérieur,\net de défi, qui semblait dire: «Tu ne voulais pas me croire ou bien\ntu ne sais pas ce que c'est; mais tu vois...»\n\n--Accordeur de pianos, répéta à son tour Samuel Chapdelaine,\npénétrant lentement le sens des mots. Et c'est-il un bon métier, ça?\nGagniez-vous de bonnes gages? Pas trop bonnes, eh!... Mais de même\nvous êtes ben instruits, vous et vos garçons; vous savez lire et\nécrire, et le calcul, eh? Et moi qui ne sais seulement pas lire.\n\n--Ni moi! ajouta promptement Éphrem Surprenant.\n\nConrad Néron et Égide Racicot firent chorus:\n\n--Ni moi!\n\n--Ni moi!\n\nEt tous se mirent à rire.\n\nLe Français eut un geste vague d'indulgence, impliquant quels\npouvaient fort bien s'en passer et qu'à lui cela ne servirait guère,\nmaintenant.\n\n--Alors vous n'étiez pas capables de vivre comme il faut avec vos\nmétiers, là-bas. Oui... À cause, donc, que vous êtes venus par\nicitte?\n\nIl demandait cela sans intention d'offense, en toute simplicité,\ns'étonnant qu'ils eussent abandonné pour le dur travail de la terre\ndes besognes qui lui semblaient si plaisantes et si faciles.\n\nPourquoi ils étaient venus? Quelques mois plus tôt ils auraient pu\nl'expliquer d'abondance, avec des phrases jaillies du coeur: la\nlassitude du trottoir et du pavé, de l'air pauvre des villes; la\nrévolte contre la perspective sans fin d'une existence asservie; la\nparole émouvante, entendue par hasard, d'un conférencier prêchant\nsans risque l'évangile de l'énergie et de l'initiative, de la vie\nsaine et libre du sol fécondé. Ils auraient su dire tout cela avec\nchaleur quelques mois plus tôt...\n\nMaintenant ils ne pouvaient guère qu'esquisser une moue évasive et\nchercher laquelle de leurs illusions leur restait encore.\n\n--On n'est pas toujours heureux dans les villes, dit le père. Tout\nest cher, on vit enfermé...\n\nCela leur avait paru si merveilleux, dans leur étroit logement\nparisien, cette idée qu'au Canada ils passeraient presque toutes\nleurs journées dehors, dans l'air pur d'un pays neuf, près des\ngrandes forêts. Ils n'avaient pas prévu les mouches noires, ni\ncompris tout à fait ce que serait le froid de l'hiver, ni soupçonné\nles mille duretés d'une terre impitoyable.\n\n--Est-ce que vous vous figuriez ça comme c'est, demanda encore Samuel\nChapdelaine, le pays icitte, la vie?\n\n--Pas tout à fait, répondit le Français à voix basse. Non, pas tout à\nfait...\n\nQuelque chose passa sur son visage, qui fit dire à Éphrem Surprenant:\n\n--Ah! c'est dur, icitte; c'est dur!\n\nIls firent «oui» de la tête tous les trois et baissèrent les yeux:\ntrois hommes aux épaules maigres, encore pâles malgré leurs six mois\npassés sur la terre, qu'une chimère avait arrachés à leurs comptoirs,\nà leurs bureaux, à leurs tabourets de piano, à la seule vraie vie\npour laquelle ils fussent faits. Car il n'y a pas que les paysans qui\npuissent être des déracinés. Ils avaient commencé à comprendre leur\nerreur. Ils étaient trop différents pour imiter les Canadiens qui les\nentouraient, dont ils n'avaient ni la force, ni la santé endurcie, ni\nla rudesse nécessaire, ni l'aptitude à toutes les besognes:\nagriculteurs, bûcherons, charpentiers, selon la saison et selon\nl'heure.\n\nLe père hochait la tête, songeur; un des fils, les coudes sur les\ngenoux, contemplait avec une sorte d'étonnement les callosités que le\ndur travail des champs avait plaquées aux paumes de ses mains frêles.\nTous trois avaient l'air de tourner et de retourner dans leurs\nesprits le bilan mélancolique d'une faillite. Autour d'eux l'on\npensait: «Lorenzo leur a vendu son bien plus qu'il ne valait; ils\nn'ont plus guère d'argent et les voilà mal pris; car ces gens-là ne\nsont pas faits pour vivre sur la terre.»\n\nLa mère Chapdelaine voulut les encourager, un peu par pitié, un peu\nont l'honneur de la culture.\n\n--Ça force un peu au commencement quand on n'est pas accoutumé,\ndit-elle, mais vous verrez que quand votre terre sera pas mal avancée\nvous ferez une belle vie.\n\n--C'est drôle, remarqua Conrad Néron, comme chacun a du mal à se\ncontenter. En voilà trois qui ont quitté leurs places et qui sont\nvenus de ben loin pour s'établir icitte et cultiver, et moi je suis\ntoujours à me dire qu'il ne doit rien y avoir de plus plaisant que\nd'être tranquillement assis dans un office toute la journée, la plume\nà l'oreille, à l'abri du froid et du gros soleil.\n\n--Chacun a son idée, décréta Lorenzo Surprenant, impartial.\n\n--Et ton idée à toi, ça n'était point de rester à Honfleur à suer sur\nles chousses, fit Racicot avec un gros rire.\n\n--C'est vrai, et je ne m'en cache pas: ça ne m'aurait pas adonné. Ces\nhommes icitte ont acheté ma terre. C'est une bonne terre, personne ne\npeut rien dire à l'encontre; ils avaient dessein d'en acheter une et\nje leur ai vendu la mienne. Mais pour moi, je me trouve bien où je\nsuis et je n'aurais pas voulu revenir.\n\nLa mère Chapdelaine secoua la tête.\n\n--Il n'y a pas de plus belle vie que la vie d'un habitant qui a de la\nsanté et point de dettes, dit-elle. On est libre; on n'a point de\n_boss_; on a ses animaux; quand on travaille, c'est du profit pour\nsoi... Ah! c'est beau!\n\n--Je les entends tous dire ça, répliqua Lorenzo. On est libre; on est\nson maître. Et vous avez l'air de prendre en pitié ceux qui\ntravaillent dans les manufactures, parce qu'ils ont un _boss_ à qui\nil faut obéir. Libre... sur la terre... allons donc!\n\nIl s'animait à mesure et parlait d'un air de défi.\n\n--Il n'y a pas d'homme dans le monde qui soit moins libre qu'un\nhabitant... Quand vous parlez d'hommes qui ont bien réussi, qui sont\nbien gréés de tout ce qu'il faut sur une terre et qui ont plus de\nchance que les autres, vous dites: «Ah! ils font une belle vie; ils\nsont à l'aise; ils ont de beaux animaux.»\n\n«Ça n'est pas ça qu'il faudrait dire. La vérité, cest que ce sont\nleurs animaux qui les ont. Il n'y a pas de _boss_ dans le monde qui\nsoit aussi stupide qu'un animal favori. Quasiment tous les jours ils\nvous causent de la peine ou ils vous font du mal. C'est un cheval\napeuré de rien qui s'écarte ou qui envoie les pieds; c'est une vache\npourtant douce, tourmentée par les mouches, qui se met à marcher\npendant qu'on la tire et qui vous écrase deux orteils. Et même quand\nils ne vous blessent pas par aventure, il s'en trouve toujours pour\ngâter votre vie et vous donner du tourment...\n\n«Je sais ce que c'est: j'ai été élevé sur une terre; et vous, vous\nêtes quasiment tous habitants et vous le savez aussi. On a travaillé\nfort tout l'avant-midi; on rentre à la maison pour dîner et prendre\nun peu de repos. Et puis avant qu'on soit assis à table, voilà un\nenfant qui crie: «Les vaches ont sauté la clôture»; ou bien:\n«Les moutons sont dans le grain.» Et tout le monde se lève et\npart à courir, en pensant à l'avoine ou à l'orge qu'on a eu tant de\nmal à faire pousser et que ces pauvres fous d'animaux gaspillent.\nLes hommes galopent, brandissent des bâtons, s'essoufflent; les\nfemmes sortent dans la cour et crient. Et puis quand on a réussi à\nremettre les vaches ou les moutons au clos et à relever les clôtures\nde pieux, et qu'on rentre, bien resté, on trouve la soupe aux pois\nrefroidie et pleine de mouches, le lard sous la table, grugé par les\nchiens et les chats, et l'on mange n'importe quoi, en hâte, avec la\npeur du nouveau tour que les pauvres brutes sont peut-être à préparer\nencore.\n\n«Vous êtes les serviteurs de vos animaux: voilà ce que vous êtes.\nVous les soignez, vous les nettoyez; vous ramassez leur fumier comme\nles pauvres ramassent les miettes des riches. Et c'est vous qui les\nfaites vivre à force de travail, parce que la terre est avare et\nl'été trop court. C'est comme cela et il n'y a pas moyen que cela\nchange, puisque vous ne pouvez pas vous passer d'eux; sans animaux on\nne peut pas vivre sur la terre. Mais quand bien même on pourrait...\nQuand bien même on pourrait... Vous auriez d'autres maîtres: l'été\nqui commence trop tard et qui finit trop tôt, l'hiver qui mange sept\nmois de l'année sans profit, la sécheresse et la pluie qui viennent\ntoujours _mal_ à point...\n\n«Dans les villes on se moque de ces choses-là; mais ici vous n'avez\npas de défense contre elles et elles vous font du mal; sans compter\nle grand froid, les mauvais chemins, et de vivre seuls, loin de tout,\nsans plaisirs. C'est de la misère, de la misère, de la misère du\ncommencement à la fin. On dit souvent qu'il n'y a pour réussir sur la\nterre que ceux qui sont nés et qui ont été élevés sur la terre; comme\nde raison... les autres, ceux qui ont habité les villes, pas de\ndanger qu'ils soient assez simples pour se contenter d'une vie de\nmême!»\n\nIl parlait avec chaleur, et d'abondance, en citadin qui cause chaque\njour avec ses semblables, lit les journaux, entend les orateurs de\ncarrefour. Ceux qui l'écoutaient, étant d'une race sensible à la\nparole, se sentaient entraînés par ses critiques et ses plaintes, et\nla dureté réelle de leur vie leur apparaissait d'une façon nouvelle\net saisissante qui les surprenait eux-mêmes.\n\nLa mère Chapdelaine pourtant secouait la tête.\n\n--Ne dites pas ça; il n'y a pas de plus belle vie que celle d'un\nhabitant qui a une bonne terre.\n\n--Pas dans ce pays-ci, madame Chapdelaine. Vous êtes trop loin vers\nle nord; l'été est trop court; le grain n'a pas eu le temps de\npousser que déjà les froids arrivent. Quand je remonte par icitte à\nchaque voyage, venant des États, et que je vois les petites maisons\nde planches perdues dans le pays, si loin les unes des autres et qui\nont l'air d'avoir peur, et le bois qui commence et qui vous cerne de\ntous côtés... Batêche, je me sens tout découragé pour vous autres,\nmoi qui n'y habite plus, et j'en suis à me demander comment ça se\nfait que tous les gens d'icitte ne sont pas partis voilà longtemps\npour s'en aller dans les places moins dures, où on trouve tout ce\nqu'il faut pour faire une belle vie, et où on peut sortir l'hiver et\naller se promener sans avoir peur de mourir...\n\nSans avoir peur de mourir... Maria frissonna tout à coup et songea\naux secrets sinistres que cache la forêt verte et blanche. C'est vrai\nce que disait là Lorenzo Surprenant; c'était un pays sans pitié et\nsans douceur. Toute l'inimitié menaçante du dehors, le froid, la\nneige profonde, la solitude semblèrent entrer soudain dans la maison\net s'asseoir autour du poêle comme un essaim de mauvaises fées, avec\ndes ricanements prophétiques de malchance ou des silences plus\nterribles encore.\n\n«Te souviens-tu des beaux garçons aimés que nous avons tués et cachés\ndans le bois, ma soeur? Leurs âmes ont pu nous échapper; mais leurs\ncorps, leurs corps, leurs corps... personne ne nous les reprendra\njamais...»\n\nLe bruit du vent aux angles de la maison ressemble à un rire lugubre,\net il semble à Maria que tous ceux qui sont réunis là entre les murs\nde planches courbent l'échine et parlent bas comme des gens dont la\nvie est menacée et qui craignent.\n\nSur tout le reste de la veillée un peu de tristesse pesa, tout au\nmoins pour elle. Racicot racontait des histoires de chasse, des\nhistoires d'ours pris au piège, qui se démenaient et grondaient si\nférocement à la vue du trappeur, que celui-ci tremblait et perdait le\ncourage, et puis qui s'abandonnaient tout à coup quand ils voyaient\nles chasseurs revenir en nombre et les fusils meurtriers braqués sur\neux; qui s'abandonnaient, se cachaient la tête entre leurs pattes et\nse lamentaient avec des cris et des gémissements presque humains,\ndéchirants et pitoyables.\n\nAprès les histoires de chasse vinrent les histoires de revenants et\nd'apparitions; des récits de visions terrifiantes ou d'avertissements\nprodigieux reçus par des hommes qui avaient blasphémé ou mal parlé\ndes prêtres. Et après cela, comme personne ne consentait à chanter,\nl'on joua aux cartes; la conversation descendit à des sujets moins\némouvants, et le seul souvenir que Maria emporta avec elle de ce qui\nfut dit alors quand le traîneau la ramena avec ses parents vers leur\nmaison, à travers les bois enténébrés, fut celui de Lorenzo\nSurprenant parlant des États-Unis et de la vie magnifique des grandes\ncités, de la vie plaisante, sûre, et des belles rues droites,\ninondées de lumière le soir, pareilles à de merveilleux spectacles\nsans fin.\n\nAvant le départ Lorenzo lui avait dit à demi-voix, presque en\nconfidence:\n\n--C'est demain dimanche... J'irai vous voir après midi.\n\nQuelques courtes heures de nuit, un matin de soleil sur la neige, et\nvoici qu'il était de nouveau près d'elle, reprenant ses récits\nmerveilleux comme un plaidoyer interrompu.\n\nCar c'était pour elle surtout qu'il avait parlé la veille au soir;\nelle le comprit clairement. Le grand mépris qu'il avait témoigné pour\nla vie des campagnes; ses descriptions de l'existence glorieuse des\nvilles, ce n'avait été que la préface d'une tentation dont il lui\nmettait maintenant sous les yeux les vingt aspects comme on\nfeuillette un livre d'images.\n\n--Oh! Maria, vous ne pouvez pas vous imaginer. Les magasins de\nRoberval, la grand-messe, une veillée dramatique dans un couvent;\nvoilà tout ce que vous avez vu de plus beau encore. Eh bien, toutes\nces choses-là, les gens qui ont habité les villes ne feraient qu'en\nrire. Vous ne pouvez pas vous imaginer... Rien qu'à vous promener sur\nles trottoirs des grandes rues, un soir, quand la journée de travail\nest finie--pas des petits trottoirs de planches comme à Roberval,\nmais de beaux trottoirs d'asphalte plats comme une table et larges\ncomme une salle--rien qu'à vous promener de même, avec les lumières,\nles chars électriques qui passent tout le temps, les magasins, le\nmonde, vous verriez de quoi vous étonner pour des semaines. Et tous\nles plaisirs qu'on peut avoir; le théâtre, les cirques, les gazettes\navec des images, et dans toutes les rues des places où l'on peut\nentrer pour un nickel, cinq cents, et rester deux heures à pleurer et\nà rire. Oh! Maria! Penser que vous ne savez même pas ce que c'est que\nles vues animées!\n\nIl se tut quelques instants, repassant dans sa mémoire le spectacle\nprodigieux des cinématographes et se demandant s'il pourrait\nl'expliquer et en raconter les péripéties ordinaires: l'histoire\ntouchante des petites filles abandonnées ou perdues dont la vie est\ncondensée sur l'écran en douze minutes de misère atroce et trois\nminutes de réparation et d'apothéose dans un salon d'un luxe exagéré.\nLes galopades effrénées de _cowboys_ à la poursuite des Indiens\nravisseurs; l'épouvantable fusillade; la délivrance ultime des\ncaptifs, à la dernière seconde, par les soldats qui arrivent en\ntrombe, brandissant magnifiquement la bannière étoilée.\n\nAprès une minute d'hésitation, il secoua la tête, reconnaissant son\nimpuissance à peindre toutes ces choses avec des mots.\n\nIls marchaient ensemble sur la neige, les raquettes aux pieds, dans\nles brûlés qui couvrent la berge haute de la rivière Péribonka\nau-dessus de la chute. Lorenzo Surprenant n'avait eu recours à aucun\nprétexte pour obtenir que Maria sortît avec lui; il le lui avait\ndemandé simplement, devant tous, et maintenant il lui parlait d'amour\navec la même simplicité directe et pratique.\n\n--Le premier jour que je vous ai vue, Maria, le premier jour... c'est\nvrai! Voilà longtemps que je n'étais revenu au pays, et j'étais à me\ndire que c'était une misérable place pour vivre, que les hommes\nétaient une _gang_ de simples qui n'avaient rien vu et que les filles\nn'étaient sûrement pas aussi fines ni aussi _smart_ que celles des\nÉtats... Et puis rien qu'à vous regarder, je me suis dit tout d'un\ncoup que c'était moi qui n'étais qu'un simple, parce que ni à Lowell\nni à Boston je n'avais vu de fille comme vous. Après que j'étais\nretourné là-bas, dix fois par jour je pensais que peut-être bien\nquelque malavenant d'habitant allait venir vous chercher et vous\nprendre, et chaque fois ça me faisait froid dans le dos. C'est pour\nvous que je suis revenu, Maria, revenu de tout près de Boston\njusqu'icitte: trois jours de voyage! Les affaires que j'avais,\nj'aurais pu les faire par lettre; c'est pour vous que je suis revenu,\npour vous dire ce que j'avais à dire et savoir ce que vous me\nrépondriez.\n\nToutes les fois que le sol était nu l'espace de quelques pieds devant\neux, dépourvu de chicots et de racines, et qu'il pouvait relever les\nyeux sans crainte de trébucher dans la neige, il la regardait, mais\nne voyait d'elle que son profil penché, à l'expression patiente et\ntranquille, entre son bonnet de laine et le long gilet de laine qui\nmoulait ses formes héroïques, de sorte que chaque regard lui\nrappelait ses raisons d'aimer sans lui rapporter de réponse.\n\n--Icitte, ce n'est pas une place pour vous, Maria. Le pays est trop\ndur, et le travail est dur aussi: on se fait mourir rien que pour\ngagner son pain. Là-bas, dans les manufactures, fine et forte comme\nvous êtes, vous auriez vite fait de gagner quasiment autant que moi;\nmais si vous étiez ma femme vous n'auriez pas besoin de travailler.\nJe gagne assez pour deux, et nous ferions une belle vie: des\ntoilettes propres, un joli plain-pied dans une maison de briques,\navec le gaz, l'eau chaude, toutes sortes d'affaires dont vous n'avez\npas l'idée et qui vous épargnent du trouble et de la misère à chaque\ninstant. Et ne vous figurez pas qu'il n'y a que des _Anglâs_ par là;\nje connais bien des familles canadiennes qui travaillent comme moi ou\nbien qui ont des magasins. Et il y a une belle église, avec un prêtre\ncanadien: M. le curé Tremblay, de Saint-Hyacinthe. Vous ne vous\nennuieriez pas...\n\nIl hésita encore, et promena son regard autour de lui sur le sol\nblanc semé de souches brunes, sur le plateau austère qui un peu plus\nloin descendait d'une seule course jusqu'à la rivière glacée, comme\ns'il cherchait des arguments décisifs.\n\n--Je ne sais pas quoi vous dire... Vous avez toujours vécu par icitte\net vous ne pouvez pas vous figurer comment c'est ailleurs, et je ne\nsuis pas capable de vous le faire comprendre rien qu'en parlant. Mais\nje vous aime, Maria, je gagne de bonnes gages et je prends pas un\ncoup jamais. Si vous voulez bien me marier comme je vous le demande,\nje vous emmènerai dans des places qui vous étonneront; de vraies\nbelles places pas en tout comme par icitte, où on peut vivre comme du\nmonde, et faire un règne heureux.\n\nMaria resta muette, et pourtant chacune des phrases de Lorenzo\nSurprenant était venue battre son coeur comme une lame s'abat sur la\ngrève. Ce n'étaient point les protestations d'amour qui la\ntouchaient, encore quelles fussent sincères et honnêtes, mais les\ndescriptions par lesquelles il cherchait à la tenter. Il n'avait\nparlé que de plaisirs vulgaires, de mesquins avantages de confortable\nou de vanité; mais considérez que ces choses étaient les seules\nqu'elle pût comprendre avec exactitude, et que tout le reste--la\nmagie mystérieuse des cités, l'attirance d'une vie différente,\ninconnue, au centre même du monde humain et non plus sur son extrême\nlisière--n'avait que plus de force de rester ainsi impalpable et\nvague, pareil à une grande clarté lointaine.\n\nTout ce qu'il y a de merveilleux, d'enivrant, dans le spectacle et le\ncontact des multitudes; toute la richesse fourmillante de sensations\net d'idées qui est l'apanage pour lequel le citadin a troqué\nl'orgueil âpre de la terre, Maria pressentait tout cela confusément,\ncomme une vie nouvelle dans un monde nouveau, une glorieuse\nmétempsycose dont elle avait la nostalgie d'avance. Mais surtout elle\navait un grand désir de s'en aller.\n\nLe vent soufflait de l'est et chassait devant lui une armée de nuages\ntristes chargés de neige. Ils défilaient comme une menace au-dessus\ndu sol blanc et des bois sombres; le sol semblait attendre une autre\ncouche à son linceul, et les sapins, les épinettes, les cyprès,\nserrés les uns contre les autres, n'oscillaient pas, figés dans cet\naspect de grande résignation qu'ont les arbres aux troncs droits. Les\nsouches émergeaient de la neige comme des épaves. Rien dans le\npaysage ne parlait d'un printemps possible ni d'une saison future de\nchaleur et de fécondité; c'était plutôt un pan de quelque planète\ndéshéritée où ne régnait jamais que la froide mort.\n\nCe froid, cette neige, cette campagne endormie, l'austérité des\narbres sombres, Maria Chapdelaine avait connu cela toute sa vie; et\nmaintenant pour la première fois elle y songeait avec haine et avec\ncrainte. Quels paradis ce devaient être ces contrées du sud où\nl'hiver était fini en mars et où dès avril les feuilles se\nmontraient? Au plus fort de l'hiver l'on pouvait marcher sur les\nchemins sans raquettes, sans fourrures, loin des bois sauvages. Et\ndans les villes, les rues...\n\nDes questions tremblèrent sur ses lèvres. Elle eût voulu savoir s'il\ny avait de hautes maisons et des magasins des deux côtés de ces rues,\nsans interruption, comme on le lui avait dit, si les chars\nélectriques marchaient toute l'année; si la vie était bien chère...\nEt des réponses à toutes ces questions n'eussent satisfait qu'une\npetite partie de sa curiosité émue et laissé subsister presque tout\nle vague merveilleux du grand mirage.\n\nElle demeura silencieuse, pourtant, craignant de rien dire qui\nressemblât à un commencement de promesse. Lorenzo la regarda\nlonguement tout en marchant à côté d'elle sur la neige, et il ne\ndevina rien de ce qui se passait dans son coeur.\n\n--Vous ne voulez pas, Maria? Vous n'avez pas d'amitié pour moi, ou\nbien c'est-il que vous ne pouvez pas vous décider encore?\n\nComme elle ne répondait toujours pas, il s'accrocha à cette dernière\nsupposition par peur d'un refus définitif.\n\n--Vous n'avez pas besoin de dire oui de suite, bien sûr! Il n'y a\nguère longtemps que vous me connaissez... Seulement pensez à ce que\nje vous ai dit. Je reviendrai, Maria. C'est un grand voyage, et qui\ncoûte cher; mais je reviendrai. Et si vous pensez assez, vous verrez\nqu'il n'y a pas un garçon dans le pays avec qui vous pourriez faire\nun règne comme vous ferez avec moi, parce que si vous me mariez nous\nvivrons comme du monde, au lieu de nous tuer à soigner des animaux et\nà gratter la terre dans des places désolées...\n\nIls rentrèrent. Lorenzo causa quelque temps du voyage qui\nl'attendait, des États où il allait trouver le printemps déjà venu,\ndu travail abondant et bien payé dont témoignaient ses vêtements\nélégants et sa lionne mine. Puis il partit, et Maria, qui avait\nlaborieusement détourné les yeux devant les siens, s'assit près de la\nfenêtre et regarda la nuit et la neige descendre ensemble, en\nsongeant à son grand ennui.\n\n\n\nCHAPITRE XIII\n\n\nPersonne ne posa de questions à Maria, ni ce soir-là ni les soirs\nsuivants; mais quelque membre de la famille dut parler à Eutrope\nGagnon de la visite de Lorenzo Surprenant et de ses intentions\névidentes, car le dimanche d'après Eutrope vint à son tour, après le\nrepas de midi, et Maria entendit un deuxième aveu d'amour.\n\nFrançois Paradis était venu au coeur de l'été, descendu du pays\nmystérieux situé «en haut des rivières»; le souvenir des très simples\nparoles qu'il avait prononcées était tout mêlé à celui du grand\nsoleil éclatant, des bleuets mûrs, des dernières fleurs de bois de\ncharme se fanant dans la brousse. Après lui Lorenzo Surprenant avait\napporté un autre mirage: le mirage des belles cités lointaines et de\nla vie qu'il offrait, riche de merveilles inconnues. Eutrope Gagnon,\nquand il parla à son tour, le fit timidement, avec une sorte de honte\net comme découragé d'avance, comprenant qu'il n'avait rien à offrir\nqui eût de la force pour tenter.\n\nHardiment il avait demandé à Maria de venir se promener avec lui;\nmais quand ils eurent mis leurs manteaux et ouvert la porte ils\nvirent que la neige tombait. Maria s'était arrêtée sur le perron,\nhésitante une main sur le loquet, faisant mine de rentrer; et lui,\ncraignant de laisser échapper l'occasion, s'était mis à parler de\nsuite, se dépêchant comme s'il redoutait de ne pouvoir tout dire.\n\n--Vous savez bien que j'ai de l'amitié pour vous, Maria. Je ne vous\nen avais pas parlé encore, d'abord parce que ma terre n'était pas\nassez avancée pour que nous puissions vivre dessus comme il faut tous\nles deux, et après ça parce que j'avais deviné que c'était François\nParadis que vous aimiez mieux. Mais puisqu'il est mort maintenant et\nque cet autre garçon des États est après vous, je me suis dit que moi\naussi je pourrais bien essayer ma chance.\n\nLa neige descendait maintenant en flocons serrés; elle dégringolait\ndu ciel gris, faisait un papillonnement blanc devant l'immense bande\nsombre qui était la lisière de la forêt, et puis allait se joindre à\ncette autre neige que cinq mois d'hiver avaient déjà accumulée sur le\nsol.\n\n--Je ne suis pas riche, bien sûr; mais j'ai deux lots à moi, tout\npayés, et vous savez que c'est de la bonne terre. Je vais travailler\ndessus tout le printemps, dessoucher le grand morceau en bas du cran,\nfaire de bonnes clôtures, et quand mai viendra jen aurai grand prêt à\nêtre semé. Je sèmerai cent trente minots, Maria... cent trente minots\nde blé, d'orge et d'avoine, sans compter un arpent de gaudriole pour\nles animaux. Tout ce grain-là, du beau grain de semence, je\nl'achèterai à Roberval et je payerai _cash_ sur le comptoir, de\nmême... J'ai l'argent de côté tout prêt; je payerai _cash_, sans une\ncent de dette à personne, et si seulement c'est une année ordinaire,\nça fera une belle récolte. Pensez donc Maria cent trente minots de\nbeau grain de semence dans de la bonne terre! Et pendant l'été, avant\nles foins, et puis entre les foins et la moisson, ça serait le bon\ntemps pour élever une belle petite maison chaude et solide, toute en\népinette rouge. J'ai le bois tout prêt, coupé, empilé, derrière ma\ngrange; mon frère m'aidera et peut-être aussi Esdras et Da'Bé quand\nils seront revenus. L'hiver d'après je monterai aux chantiers avec un\ncheval et je reviendrai au printemps avec pas moins de deux cents\npiastres dans ma poche, clair. Alors, si vous avez bien voulu\nm'attendre, ça serait le temps...\n\nMaria restait appuyée à la porte, une main sur le loquet, détournant\nles yeux. C'était cela tout ce qu'Eutrope Gagnon avait à lui offrir;\nattendre un an, et puis devenir sa femme et continuer la vie d'à\nprésent, dans une autre maison de bois, sur une autre terre\nmi-défrichée... Faire le ménage et l'ordinaire, tirer les vaches,\nnettoyer l'étable quand l'homme serait absent, travailler dans les\nchamps peut-être, parce qu'ils ne seraient que deux et qu'elle était\nforte. Passer les veillées au rouet ou à radouber de vieux\nvêtements... Prendre une demi-heure de repos parfois l'été, assise\nsur le seuil, en face des quelques champs enserrés par l'énorme bois\nsombre; ou bien, l'hiver, faire fondre avec son haleine un peu de\ngivre opaque sur la vitre et regarder la neige tomber sur la campagne\ndéjà blanche et sur le bois... Le bois... Toujours le bois,\nimpénétrable, hostile, plein de secrets sinistres, fermé autour d'eux\ncomme une poigne cruelle qu'il faudrait desserrer peu à peu, année\npar année, gagnant quelques arpents chaque fois, au printemps et à\nl'automne, année par année, à travers toute une longue vie terne et\ndure.\n\nNon, elle ne voulait pas vivre comme cela.\n\n--Je sais bien qu'il faudrait travailler fort pour commencer,\ncontinuait Eutrope, mais vous êtes vaillante, Maria, et accoutumée à\nl'ouvrage, et moi aussi. J'ai toujours travaillé fort; personne n'a\npu dire jamais que j'étais lâche, et si vous vouliez bien me marier\nça serait mon plaisir de peiner comme un boeuf toute la journée pour\nvous faire une belle terre et que nous soyons à l'aise avant d'être\nvieux. Je ne prends pas de boisson, Maria, et le vous aimerais\nbien...\n\nSa voix trembla et il étendit la main vers le loquet à son tour,\npeut-être pour prendre sa main à elle, peut-être pour l'empêcher\nd'ouvrir la porte et de rentrer avant d'avoir donné sa réponse.\n\n--L'amitié que j'ai pour vous... ça ne peut pas se dire...\n\nElle ne répondait toujours rien. Pour la deuxième fois un jeune homme\nlui parlait d'amour et mettait dans ses mains tout ce qu'il avait à\ndonner, et pour la deuxième fois elle écoutait et restait muette,\nembarrassée, ne se sauvant de la gaucherie que par l'immobilité et le\nsilence. Les jeunes filles des villes l'eussent trouvée niaise; mais\nelle n'était que simple et sincère, et proche de la nature, qui\nignore les mots. En d'autres temps, avant que le monde fût devenu\ncompliqué comme à présent, sans doute de jeunes hommes, mi-violents\net mi-timides, s'approchaient-ils d'une fille aux hanches larges et à\nla poitrine forte pour offrir et demander, et toutes les fois que la\nnature n'avait pas encore parlé impérieusement en elle, sans doute\nelle les écoutait en silence, prêtant l'oreille moins à leurs\ndiscours qu'à une voix intérieure et préparant le geste d'éloignement\nqui la défendait contre toute requête trop ardente, en attendant...\nLes trois amoureux de Maria Chapdelaine n'avaient pas été attirés par\ndes paroles habiles ou gracieuses, mais par la beauté de son corps et\nparce qu'ils pressentaient de son coeur limpide et honnête; quand ils\nlui parlaient d'amour elle restait semblable à elle-même, patiente,\ncalme, muette tant qu'elle ne voyait rien qu'il leur fallût dire, et\nils ne l'en aimaient que davantage.\n\n--Ce garçon des États est venu vous faire de beaux discours, mais il\nne faut pas vous laisser prendre...\n\nIl devina son geste ébauché de protestation et se fit plus humble.\n\n--Oh! vous êtes bien libre, comme de raison; et je n'ai rien à dire\ncontre lui. Mais vous seriez mieux de rester icitte, Maria, parmi des\ngens comme vous.\n\nÀ travers la neige qui tombait, Maria regardait l'unique construction\nde planches, mi-étable et mi-grange, que son père et ses frères\navaient élevée cinq ans plus tôt, et elle lui trouvait un aspect à la\nfois répugnant et misérable, maintenant qu'elle avait commencé à se\nfigurer les édifices merveilleux des cités. L'intérieur chaud et\nfétide, le sol couvert de fumier et de paille souillée, la pompe dans\nun coin, dure à manoeuvrer et qui grinçait si fort, l'extérieur\ndésolé, tourmenté par le vent froid, souffleté par la neige\nincessante, c'était le symbole de ce qui l'attendait si elle épousait\nun garçon comme Eutrope Gagnon, une vie de labeur grossier dans un\npays triste et sauvage.\n\nElle secoua la tête.\n\n--Je ne peux rien vous dire Eutrope, ni oui ni non; pas maintenant...\nJe n'ai rien promis à personne. Il faut attendre.\n\nC'était plus qu'elle n'en avait dit à Lorenzo Surprenant et pourtant\nLorenzo était parti plein d'assurance et Eutrope sentit qu'il avait\ntenté sa chance, et perdu. Il s'en alla seul à travers la neige,\ntandis qu'elle rentrait dans la maison.\n\nMars se traîna en l'ours tristes; un vent froid poussait d'un bout à\nl'autre du ciel les nuages gris ou balayait la neige; il fallait\nétudier le calendrier, don d'un marchand de grain de Roberval, pour\ncomprendre que le printemps venait.\n\nLes journées qui suivirent furent pour Maria toutes pareilles aux\njournées d'autrefois, ramenant les mêmes tâches, accomplies de la\nmême manière; mais les soirées devinrent différentes, remplies par un\neffort de pensée pathétique. Sans doute ses parents avaient-ils\ndeviné ce qui s'était passé; mais respectant son silence, ils ne lui\noffraient pas de conseils et elle n'en demandait pas. Elle avait\nconscience qu'il n'appartenait qu'à elle de faire son choix et\nd'arrêter sa vie, et se sentait pareille à une élève debout sur une\nestrade devant des yeux attentifs, chargée de résoudre sans aide un\nproblème difficile.\n\nC'était ainsi: quand une fille arrivait à un certain âge, lorsqu'elle\nétait plaisante à voir, saine et forte, habile à toutes les besognes\nde la maison et de la terre, de jeunes hommes lui demandaient de les\népouser. Et il fallait qu'elle dît: «Oui» à celui-là, «Non» à\nl'autre...\n\nSi François Paradis ne s'était pas écarté sans retour dans les bois\ndésolés, tout eût été facile. Elle n'aurait pas eu à se demander ce\nqu'il lui fallait faire: elle serait allée droit vers lui, poussée\npar une force impérieuse et sage, aussi sûre de bien faire qu'une\nenfant qui obéit. Mais il était parti; il ne reviendrait pas comme il\nl'avait promis, ni au printemps ni plus tard, et M. le curé de\nSaint-Henri avait défendu de continuer par un long regret la longue\nattente.\n\nOh! mon Dou! Quel temps merveilleux ç'avait été que le commencement\nde cette attente! Quelque chose se gonflait et s'ouvrait dans son\ncoeur de semaine en semaine, comme une belle gerbe riche dont les\népis s'écartent et se penchent, et une grande joie venait vers elle\nen dansant... Non, c'était plus vif et plus fort que cela. C'était\npareil à une grande flamme-lumière aperçue dans un pays triste, à la\nbrunante, une promesse éclatante vers laquelle on marche, oubliant\nles larmes qui avaient été sur le point de venir en disant d'un air\nde défi: «Je savais bien qu'il y avait quelque part dans le monde\nquelque chose comme cela.» Fini. Oui, c'était fini. Maintenant il\nfallait faire semblant de n'avoir rien vu, et chercher laborieusement\nson chemin, en hésitant dans le triste pays sans mirage.\n\nLe père Chapdelaine et Tit'Bé fumaient sans rien dire, assis près du\npoêle; la mère tricotait des bas; chien, couché sur le ventre, la\ntête entre ses pattes allongées, clignait doucement des yeux,\njouissant de la bonne chaleur. Télesphore s'était endormi, son\ncatéchisme ouvert sur les genoux, et la petite Alma-Rose, qui était\nencore éveillée, elle, hésitait depuis plusieurs minutes déjà entre\nun grand désir de faire remarquer la paresse inexcusable de son frère\net la honte d'une pareille trahison.\n\nMaria baissa les yeux, reprit son ouvrage, et suivit un peu plus loin\nencore sa pensée obscure et simple.\n\nQuand une jeune fille ne sent pas ou ne sent plus la grande force\nmystérieuse qui la pousse vers un garçon différent des autres,\nqu'est-ce qui doit la guider? Qu'est-ce qu'elle doit chercher dans le\nmariage? Avoir une belle vie, assurément, faire un règne heureux...\n\nSes parents auraient préféré qu'elle épousât Eutrope Gagnon--elle le\nsavait--d'abord parce qu'elle resterait ainsi près d'eux et ensuite\nparce que la vie de la terre était la seule qu'ils connussent, et\nqu'ils l'imaginaient naturellement supérieure à toutes les autres.\nEutrope était un bon garçon, vaillant et tranquille, et il l'aimait;\nmais Lorenzo Surprenant l'aimait aussi; il était également sobre,\ntravailleur; il était en somme resté Canadien, tout pareil aux gens\nparmi lesquels elle vivait; il allait à l'église... Et il lui\napportait comme un présent magnifique un monde éblouissant, la magie\ndes villes; il la délivrerait de l'accablement de la campagne glacée\net des bois sombres...\n\nElle ne pouvait se résoudre encore à se dire: «Je vais épouser\nLorenzo Surprenant.» Mais en vérité son choix était fait. Le norouâ\nmeurtrier qui avait enseveli François Paradis sous la neige, au pied\nde quelque cyprès mélancolique, avait fait sentir à Maria du même\ncoup toute la tristesse et la dureté du pays qu'elle habitait et lui\navait inspiré la haine des hivers du Nord, du froid, du sol blanc, de\nla solitude, des grandes forêts inhumaines où tous les arbres ont\nl'aspect des arbres de cimetière. L'amour--le vrai amour--avait passé\nprès d'elle... Une grande flamme chaude et claire qui s'était\néloignée pour ne plus revenir. Il lui était resté une nostalgie et,\nmaintenant, elle se prenait à désirer une compensation et comme un\nremède, l'éblouissement d'une vie lointaine dans la clarté pâle des\ncités.\n\n\n\nCHAPITRE XIV\n\n\nUn soir d'avril la mère Chapdelaine refusa de se mettre à table avec\nles autres à l'heure du souper.\n\n--J'ai mal dans le corps et je n'ai pas faim, dit-elle. Je pense que\nje me suis forcée en levant la poche de fleur aujourd'hui pour faire\nle pain; maintenant je sens quelque chose dans le dos qui me tire...\net je n'ai pas faim.\n\nPersonne ne répondit rien. Les gens qui vivent d'une vie facile sont\nprompts à s'inquiéter dès que chez l'un d'entre eux le mécanisme\nhumain se dérange; mais ceux qui vivent sur la terre en sont venus à\ntrouver presque naturel que parfois leur dur métier les surmène et\nque quelque fibre de leur corps se rompe. Pendant que le père et les\nenfants mangeaient, la mère Chapdelaine resta immobile sur sa chaise,\nprès du poêle. Elle haletait un peu et sa figure grasse s'altérait.\n\n--Je vas me coucher, dit-elle bientôt. Une bonne nuit et demain matin\nje serai correcte, certain! Tu guetteras la cuite, Maria.\n\nLe lendemain, en effet, elle se leva à son heure ordinaire; mais\nquand elle eut préparé la pâte pour les crêpes, la peine la terrassa\net elle dut s'allonger de nouveau. Près du lit elle s'arrêta un\ninstant, se tenant les reins des deux mains et s'assura que la\nbesogne du jour serait faite.\n\n--Tu donneras à manger aux hommes, Maria. Et ton père t'aidera à\ntirer les vaches si tu veux. Je ne suis bonne à rien ce matin.\n\n--C'est bon, sa mère; c'est bon, répondit Maria. Reposez-vous\ntranquillement; nous n'aurons pas de misère.\n\nPendant deux jours elle resta couchée, surveillant de son lit toute\nla vie domestique, donnant des conseils.\n\n--Tourmente-toi point, lui répétait son mari sans cesse. Il n'y a\nquasiment rien à faire dans la maison à part de l'ordinaire, et pour\nça Maria est bien capable, et pour le reste aussi, batêche! Elle\nn'est plus une petite fille à cette heure: elle est aussi capable\ncomme toi. Reste sans bouger, ben à l'aise, au lieu de bardasser tout\nle temps entre les couvertes et d'empirer ton mal.\n\nLe troisième jour elle cessa de penser aux soins du ménage et\ncommença à se lamenter.\n\n--Oh! mon Dou! gémissait-elle. J'ai mal dans tout le corps et la tête\nme brûle. Je vas mourir!\n\nLe père Chapdelaine essaya de la réconforter en plaisantant.\n\n--Tu mourras quand le bon Dieu voudra que tu meures, et à mon idée ça\nn'est pas encore de ce temps icitte. Qu'est-ce qu'il ferait de toi?\nLe paradis est plein de vieilles femmes, au lieu qu'icitte nous n'en\navons qu'une et elle peut encore rendre service, des fois...\n\nMais il commençait à s'inquiéter et tint conseil avec sa fille.\n\n--Je pourrais atteler et aller virer à la Pipe, proposa-t-il.\nPeut-être bien qu'au magasin ils ont des remèdes pour cette\nmaladie-là; ou bien j'en causerais à M. le curé et il me dirait quoi\nfaire.\n\nAvant quils eussent pris une décision, la nuit était venue et Tit'Bé,\nqui était allé aider Eutrope Gagnon à scier du bouleau pour son\npoêle, rentra et le ramena avec lui.\n\n--Eutrope a un remède, dit-il.\n\nIls se rassemblèrent tous autour d'Eutrope, qui prit dans une de ses\npoches et ouvrit lentement une petite boîte de fer-blanc.\n\n--Voilà ce que j'ai, fit-il d'un air de doute. C'est des pilules.\nQuand mon frère a eu mal aux rognons, voilà trois ans passés, il a vu\ndans une gazette une annonce pour ces pilules-là, qui disait qu'elles\nétaient bonnes; alors il a envoyé de l'argent pour une boîte. Il dit\nque c'est un bon remède. Son mal n'est pas parti de suite, comme de\nraison; mais il dit que c'est un bon remède. Ça vient des États...\n\nPendant quelques instants ils contemplèrent sans mot dire les\nquelques pilules grises qui roulaient çà et là sur le fond de la\nboîte. Un remède... préparé par quelque homme repu de science en des\npays lointains... Le même respect troublé les courbait qu'inspire aux\nIndiens la décoction d'herbes cueillies par une nuit de pleine lune,\nau-dessus de laquelle le guérisseur de la tribu a récité les formules\nmagiques.\n\nMaria questionna d'une voix hésitante:\n\n--C'est-il bien aux rognons qu'elle a mal, seulement?\n\n--D'après ce que Tit'Bé m'avait dit, j'avais pensé que c'était ça.\n\nLe père Chapdelaine fit un geste évasif.\n\n--Elle s'est forcée en levant la poche de fleur, qu'elle dit, et\nmaintenant voilà qu'elle a mal dans tout le corps. On ne peut pas\nsavoir...\n\n--La gazette qui partait de ce remède-là, reprit Eutrope Gagnon,\ndisait comme ça que quand le monde tombait malade et pâtissait,\nc'était à cause des rognons, toujours; et pour les rognons ces\npilules-là, c'est extra. La gazette le disait, et mon frère aussi.\n\n--Quand même ça ne serait pas pour ce mal-là tout à fait, dit Tit'Bé\nd'un air de respect, c'est un remède de toujours...\n\n--Elle pâtit, c'est sûr: on ne peut pas la laisser comme ça.\n\nIls s'approchèrent du lit où la malade gémissait et respirait\nbruyamment, tentant par intervalles des mouvements légers que\nsuivaient des plaintes plus aiguës.\n\n--Eutrope t'a apporté un remède, Laura.\n\n--J'y crois point à vos remèdes, répondit-elle entre deux plaintes.\n\nMais elle regarda pourtant avec intérêt les pilules grises qui\nroulaient sans cesse dans la boîte de fer-blanc, comme si elles\neussent été animées d'une vie surnaturelle.\n\n--Mon frère en a mangé, voilà trois ans passés, quand il avait le mal\nde rognons si fort qu'il ne pouvait quasiment pas travailler, et il\ndit que ça lui a fait du bien. Oh! c'est un bon remède, madame\nChapdelaine, certain!\n\nÀ mesure qu'il parlait, son hésitation primitive s'évanouissait, et\nil se sentait envahi d'une grande confiance.\n\n--Ça va vous guérir, madame Chapdelaine, sûr comme il y a un bon\nDieu. C'est un remède de première classe: mon frère l'a fait venir\ndes États exprès. Vous ne trouveriez pas un remède comme ça au\nmagasin de la Pipe, sûrement.\n\n--Ça ne peut pas la rendre pire? interrogea Maria avec un reste de\ncrainte. Ça n'est pas du poison ni une affaire de même?\n\nTous les hommes protestèrent ensemble avec une sorte d'indignation.\n\n--Faire du mal, des petites pilules pas plus grosses que ça!\n\n--Mon frère en a mangé quasiment une boîte, et il dit que c'est du\nbien que ça lui a fait.\n\nQuand Eutrope partit, il laissa les pilules derrière lui; la malade\nn'avait pas encore consenti à en prendre, mais sa résistance\ndiminuait de force à chaque fois.\n\nElle en prit deux au milieu de la nuit, deux autres au matin, et\npendant les heures qui suivirent tout le inonde attendit avec\nconfiance que la magie du remède opérât. Mais vers midi il fallut se\nrendre à l'évidence; elle souffrait toujours autant et continuait à\nse plaindre. Au soir la boîte était vide, et quand la nuit tomba les\ngémissements de la malade remplirent la maison d'une tristesse\nangoissée, maintenant surtout que l'on n'avait plus de remède en quoi\nl'on pût espérer.\n\nMaria se leva deux ou trois fois, émue des plaintes plus fortes;\nchaque fois elle trouvait sa mère dans la même position, couchée sur\nle côté dans une immobilité qui semblait la faire souffrir et la\nraidir un peu plus d'heure en heure, et toujours se lamentant\nbruyamment.\n\n--Quoi c'est, sa mère? demandait Maria. Ça va-t-il mieux?\n\n--Oh! mon Don! que je pâtis. Que je pâtis donc! répondait la malade.\nJe peux plus grouiller, plus en tout, et ça me fait mal tout de même.\nDonne-moi de l'eau frette, Maria; j'ai soif à mourir.\n\nMaria lui donna à boire plusieurs fois, mais finit par concevoir des\ncraintes.\n\n--Ça n'est peut-être pas bon pour vous de boire tant que ça, sa mère.\nTâchez d'endurer votre soif un temps.\n\n--C'est pas endurable, je te dis... La soif, et puis le mal que j'ai\ndans tout le corps, et la tête qui me brûle... Oh! mon Dou! C'est\ncertain que je vas mourir.\n\nUn peu avant le jour elles s'assoupirent toutes les deux; mais Maria\nfut bientôt réveillée par son père, qui lui secouait l'épaule et\nparlait à voix basse.\n\n--Je vas atteler, dit-il. J'irai virer à Mistook pour chercher le\nmédecin, et en passant à la Pipe je vas parler à M. le curé aussi.\nC'est épeurant de l'entendre se lamenter de même...\n\nLes yeux ouverts dans la clarté blafarde de l'aube, Maria prêta\nl'oreille aux bruits du départ; la porte de l'écurie battant contre\nle mur; les sabots du cheval sonnant mat sur les madriers de l'allée;\ndes commandements étouffés: «Ho là! Harrié! Harrié donc! Ho!» puis le\ntintement des grelots de l'attelage. Dans le silence qui suivit, la\nmalade gémit deux ou trois fois, mais sans se réveiller; Maria\nregarda le jour pâle emplir la maison et songea au voyage de son\npère, s'efforçant de calculer les distances.\n\nDe chez eux au village de Honfleur, huit milles. De Honfleur à la\nPipe, six. À la Pipe son père parlerait à M. le curé et puis il\ncontinuerait vers Mistook. Elle se reprit, et au lieu du vieux nom\nindien que les gens du pays emploient toujours, elle donna au village\nson nom officiel, celui dont l'avaient baptisé les prêtres:\nSaint-Coeur-de-Marie... De la Pipe à Saint-Coeur-de-Marie, huit\nautres milles. Huit et six, et huit encore... Elle s'embrouilla, et\ndit à voix basse:\n\n--Ça fait loin toujours. Et les chemins seront méchants.\n\nUne fois de plus elle ressentait un effarement tragique en songeant à\nleur solitude, dont elle ne se souciait guère autrefois. C'était bon\nquand tout le monde était fort et joyeux et qu'on n'avait pas besoin\nd'aide; mais qu'un peu de chagrin vînt, une maladie, et le bois qui\nles entourait semblait resserrer sur eux sa poigne hostile pour les\npriver des secours du monde, le bois et ses acolytes: les mauvais\nchemins où les chevaux enfoncent jusqu'au poitrail, les tempêtes de\nneige en plein avril...\n\nSa mère tenta de se retourner dans son sommeil, s'éveilla en poussant\nun cri aigu de douleur et aussitôt recommença à gémir sans répit.\nMaria se leva et alla s'asseoir près d'elle, songeant à la longue\njournée qui commençait, au cours de laquelle elle n'aurait ni conseil\nil ni aide.\n\nElle ne fut qu'une longue plainte, cette journée: un gémissement sans\nfin qui venait du lit où gisait la malade et hantait l'étroite maison\nde bois. De temps en temps se mêlait à cette lamentation quelque\nbruit domestique: la vaisselle entrechoquée, la porte du poêle de\nfonte ouverte avec un claquement; des pas sur le plancher, Tit'Bé\nrentrant dans la maison doucement, inquiet et gauche, pour prendre\ndes nouvelles.\n\n--Ça va-t-il point mieux?\n\nMaria secouait la tête. Ils restaient tous deux immobiles quelques\nsecondes, regardant la forme immobile sous les couvertures de laine\nbrune, prêtant l'oreille aux plaintes; puis Tit'Bé sortait de nouveau\npour vaquer aux menues besognes du dehors; Maria achevait de mettre\nla maison en ordre et recommençait ensuite son guet patient, que des\ngémissements plus perçants venaient parfois interrompre comme des\nreproches.\n\nD'heure en heure elle reprenait son calcul de temps et de distance.\n\n--Son père doit être loin de Saint-Coeur-de-Marie... Si le médecin\nest là, ils vont laisser le cheval reposer une couple d'heures, et\nils partiront ensemble. Mais les chemins doivent être méchants; au\nprintemps, de ce temps icitte, c'est quasiment pas passable des\nfois...\n\nUn peu plus tard:\n\n--Ils doivent être partis; peut-être bien qu'en passant à la Pipe ils\ns'arrêteront pour parler à M. le curé. Ou bien encore il sera venu de\nsuite dès qu'il aura su, sans les attendre. Il peut arriver dans\naucun temps.\n\nMais la nuit approcha sans amener personne, et vers sept heures\nseulement des grelots se firent entendre au dehors. C'étaient le père\nChapdelaine et le médecin qui arrivaient. Ce dernier entra dans la\nmaison seul, posa son sac sur la table et commença à retirer sa\npelisse en grognant.\n\n--Avec des chemins de même, dit-il, c'est pas qu'une petite affaire\nde venir voir des malades. Et vous, vous êtes venus vous cacher dans\nle bois apparemment, le plus loin que vous avez pu. Batêche! vous\npourriez bien tous mourir sans que personne vous vienne en aide.\n\nIl se chauffa quelques secondes au poêle, puis s'approcha du lit.\n\n--Eh bien, la mère, on se met à être malade, tout comme les gens qui\nont le moyen!\n\nMais après un premier examen il cessa de plaisanter.\n\n--Elle est malade pour de bon, je cré!\n\nC'était sans affectation qu'il parlait comme les paysans; son\ngrand-père et son père avaient travaillé la terre, et lui n'avait\nquitté la campagne que pour faire ses études de médecine à Québec,\nparmi d'autres garçons semblables à lui pour la plupart, petit-fils\nsinon fils de cultivateurs, qui avaient tous gardé des manières\nfrustes de villageois et le lent parler héréditaire. Il était grand\net massif, moustachu de gris, et sa figure épaisse avait toujours une\nexpression un peu gênée de bonne humeur arrêtée court par l'annonce\nd'un chagrin d'autrui, auquel il devait faire semblant de compatir.\n\nLe père Chapdelaine, ayant dételé et soigné son cheval, rentra dans\nla maison à son tour. Il s'assit à distance respectueuse avec ses\nenfants pendant que le médecin remplissait ses rites. Ils pensaient\ntous:\n\n«Maintenant on va savoir ce que c'est, et il va lui donner de bons\nremèdes...»\n\nMais quand l'examen fut fini, au lieu d'avoir recours de suite aux\nphiltres de son sac, il resta hésitant et se mit à poser des\nquestions sans fin. Comment cela avait commencé, et de quoi elle se\nplaignait surtout... Si elle avait déjà souffert du même mal... Les\nréponses ne semblèrent pas l'éclairer beaucoup; alors il s'adressa à\nla malade elle-même, mais n'obtint d'elle que des indications vagues\net des plaintes.\n\n--Si ça n'est rien qu'un effort qu'elle s'est donné, fit-il à la\nlongue, elle guérira toute seule: elle n'a qu'à rester au lit sans\nbouger. Mais si c'est une lésion dans le milieu du corps, aux rognons\nou ailleurs, ça peut être méchant.\n\nIl sentit confusément que le doute où il restait plongé désappointait\nles Chapdelaine, et voulut rétablir son prestige.\n\n--Des lésions internes, c'est grave, et on ne peut rien y voir. Le\nplus grand savant du monde ne pourrait pas vous en dire plus long que\nmoi. Il faut attendre... Mais ça n'est peut-être pas ça.\n\nIl recommença son examen et secoua la tête.\n\n--Je peux toujours lui donner quelque chose pour l'empêcher de pâtir\nde même.\n\nLe sac de cuir révéla enfin ses fioles mystérieuses: quinze gouttes\nd'une drogue jaunâtre tombèrent dans deux doigts d'eau que la malade,\nsoutenue, but avec force plaintes aiguës. Après cela, il ne restait\napparemment qu'à attendre encore; les hommes allumèrent leurs pipes\net le docteur, les pieds contre le poêle, parla de sa science et de\nses cures.\n\n--Des maladies de même, dit-il, qu'on ne sait pas bien ce que c'est,\nc'est plus bâdrant pour un médecin qu'une affaire grave. Ainsi la\npneumonie, ou bien la fièvre typhoïde; les trois quarts des gens de\npar icitte, hormis qu'ils meurent de vieillesse, ce sont ces deux\nmaladies-là qui les tuent. Eh bien, la fièvre typhoïde et la\npneumonie, j'en guéris tous les mois. Vous connaissez bien Viateur\nTremblay, le maître de poste de Saint-Henri...\n\nIl paraissait un peu offensé que la mère Chapdelaine fût atteinte\nd'un mal obscur, au diagnostic difficile, et non d'une des deux\nmaladies qu'il traitait avec le plus de succès, et il conta par le\nmenu comment il avait guéri le maître de poste de Saint-Henri. De là\nils en vinrent à discuter toutes les nouvelles du comté, de ces\nnouvelles qui font le tour du lac Saint-Jean, colportées de maison en\nmaison, et qui sont d'un intérêt plus passionnant mille fois que les\nfamines ou les guerres parce que les causeurs arrivent toujours à les\nrattacher à quelqu'un de leurs amis ou de leurs parents, dans ce pays\noù tous les liens de parenté sont suivis méticuleusement en esprit,\nmalgré les distances.\n\nLa mère Chapdelaine cessa de se plaindre, et parut s'assoupir. Le\nmédecin jugea donc qu'il avait fait ce qu'on attendait de lui, tout\nau moins pour un soir, vida sa pipe et se leva.\n\n--Je vas aller coucher à Honfleur, dit-il. Votre cheval est bon pour\nme mener jusque-là, eh? Vous n'avez pas besoin de venir, vous; je\nconnais le chemin. Je vas passer la nuit chez Éphrem Surprenant et je\nreviendrai demain dans l'avant-midi.\n\nLe père Chapdelaine hésita quelques instants, songeant que son vieux\ncheval avait déjà fait une dure journée; mais il ne répondit rien et\nfinit par sortir pour atteler une fois de plus. Quelques minutes plus\ntard l'homme de science était parti et la famille se retrouva seule\ncomme à l'ordinaire.\n\nUne grande quiétude remplit la maison. Chacun songea avec\nsoulagement: «C'est un bon remède qu'il lui a donné, pareil! Elle ne\nse lamente plus...» Mais une heure s'était à peine écoulée que la\nmalade sortit de la torpeur où l'avait plongée le trop faible\nnarcotique, essaya de se retourner et poussa un cri. Tous se levèrent\nde nouveau, navrés, et se rangèrent près du lit: elle ouvrait les\nyeux, et après quelques plaintes aiguës se mit à pleurer bruyamment:\n\n--Oh! Samuel! c'est certain, je vas mourir.\n\n--Mais non! Mais non! Fais-toi pas des idées de même.\n\n--Oui je te dis que je vas mourir. Je sens ça, et ce médecin-là n'est\nqu'un grand simple qui ne sait pas quoi faire. Il ne peut même pas\ndire quel mal que c'est, et le remède qu'il m'a donné n'était pas un\nbon remède; ça ne m'a pas guérie. Je te dis que je vas mourir.\n\nElle disait cela d'une voix défaillante, entrecoupée de gémissements,\npendant que les larmes coulaient sur ses joues grasses. Son mari et\nses enfants la regardèrent, atterrés. La peur de la mort envahit la\nmaison. Ils se sentirent isolés du reste du monde, sans défense,\nn'ayant même plus de cheval pour aller chercher un secours lointain,\net leurs yeux se mouillèrent aussi, cependant qu'ils se taisaient et\ndemeuraient immobiles, consternés, comme par une trahison.\n\nEutrope Gagnon arriva sur ces entrefaites.\n\n--Et moi qui pensais la trouver quasiment guérie, fit-il. Ce\nmédecin-là, donc...\n\nLe père Chapdelaine, hors de lui, se mit à crier:\n\n--Ce médecin-là n'est bon à rien, et je lui dirai bien, moué. Il est\nvenu icitte, il lui a donné un petit remède de rien dans le fond\nd'une tasse et il s'en est allé coucher au village comme s'il avait\ngagné son argent. Il n'a rien fait que fatiguer mon cheval; mais il\nn'aura pas une cent de moi, rien en tout, rien...\n\nEutrope secoua la tête et dit d'un air grave:\n\n--Je n'y ai point confiance non plus, aux médecins. Si on avait pensé\nà aller chercher un remmancheur, comme Tit'Sèbe de Saint-Félicien...\n\nTous les visages se tournèrent vers lui et les larmes s'arrêtèrent.\n\n--Tit'Sèbe, fit Maria. Vous pensez qu'il est bon pour les maladies de\nmême?\n\nEutrope et le père Chapdelaine affirmèrent leur confiance en même\ntemps:\n\n--Tit'Sèbe guérit le monde; c'est sûr. Il n'a pas passé par les\nécoles, lui; mais il guérit le monde.\n\n--Vous avez bien entendu parler de Nazaire Gaudreau, qui était tombé\ndu haut d'une bâtisse et qui s'était brisé la taille... Les médecins\nsont venus le voir: Ils n'ont rien su lui dire que le nom latin de\nson mal, et puis qu'il allait mourir. Alors on a été quérir Tit'Sèbe,\net il l'a guéri.\n\nIls connaissaient tous de réputation le rebouteux, et l'espoir\nrenaissait.\n\n--Tit'Sèbe est un bon homme, et qui guérit le monde. Et pas difficile\npour l'argent, avec ça. On va le quérir, on lui paye son temps, et il\nvous guérit. C'est lui qui a remmanché le petit Roméo Boily, après\nqu'il avait été écrasé par une waguine chargée de planches.\n\nLa malade était retombée dans une sorte de torpeur et gémissait\nfaiblement les yeux fermés.\n\n--J'irai bien le quérir si vous voulez, proposa Eutrope.\n\n--Mais avec quel cheval donc? fit Maria. Le médecin a emmené\nCharles-Eugène à Honfleur.\n\nLe père Chapdelaine eut un geste de rage et jura entre ses dents:\n\n--Le vieux maudit!\n\nEutrope réfléchit quelques secondes et se décida.\n\n--Ça ne fait rien: j'irai pareil. Je marcherai jusqu'à Honfleur et là\nje trouverai bien quelqu'un qui me prêtera un cheval et une carriole;\nRacicot, ou bien le père Néron.\n\n--C'est trente-cinq milles d'icitte à Saint-Félicien, et les chemins\nsont méchants.\n\n--J'irai pareil.\n\nIl partit de suite et courut sur la neige, songeant au regard\nreconnaissant de Maria. Les autres se préparèrent pour la nuit,\nagitant dans leur esprit un nouveau calcul de distance... Soixante et\ndix milles aller et retour... Et les mauvais chemins... La lampe\nresta allumée, et jusqu'au matin la malade se lamenta dans le\nsilence, tantôt en plaintes aiguës, tantôt en un halètement affaibli.\n\nDeux heures après l'aube, le médecin et le curé de Saint-Henri\narrivèrent ensemble.\n\n--Je n'ai pas pu venir plus tôt, expliqua le curé. Mais me voilà tout\nde même, et j'ai pris le docteur au village en passant.\n\nIls s'assirent près du lit et causèrent à voix basse; le médecin\nprocéda à un nouvel examen; mais ce fut le curé qui en annonça le\nrésultat.\n\n--On ne peut rien dire, dit-il. Elle n'a pas l'air pire; mais ça\nn'est pas une maladie ordinaire. Je vais toujours la confesser et lui\ndonner l'absolution; après ça nous nous en irons tous les deux et\nnous reviendrons après-demain.\n\nIl s'approcha du lit de nouveau, pendant que tous les autres allaient\ns'asseoir près de la fenêtre. Pendant quelques minutes les deux voix\nse répondirent, l'une affaiblie par la souffrance et coupée de\ngémissements, l'autre assurée, grave, à peine abaissée pour les\nquestions solennelles. Après un murmure indistinct, des gestes\naugustes planèrent, faisant baisser les têtes, et le curé se leva.\n\nAvant le départ le médecin confia à Maria une petite fiole, avec des\nrecommandations.\n\n--Seulement si elle pâtit bien fort, à crier, et jamais plus de\nquinze gouttes à la fois... Et ne lui donnez pas d'eau frette à\nboire...\n\nElle les reconduisit jusqu'au seuil, la fiole à la main. Au moment de\nmonter dans la carriole, le curé de Saint-Henri la prit à part et lui\ndit quelques mots à son tour.\n\n--Les médecins font ce qu'ils peuvent, dit-il avec simplicité, mais\nil n'y a que le bon Dieu qui connaît les maladies. Priez bien fort,\net je dirai la messe pour elle demain; oui, une grand-messe avec\nchant, c'est entendu.\n\nToute la journée Maria s'efforça de combattre avec des prières la\nmarche incompréhensible du mal, et chaque fois qu'elle s'approchait\ndu lit c'était avec l'espoir confus qu'un miracle s'était produit et\nque la malade allait présentement cesser de gémir, s'assoupir\nquelques heures et se réveiller guérie. Il n'en fut rien: les\nplaintes continuaient et vers le soir elles se muèrent en une sorte\nde soupir profond, répété sans cesse, qui semblait protester contre\nun fardeau, ou bien contre l'envahissement lent d'un poison\nmeurtrier.\n\nAu milieu de la nuit, Eutrope Gagnon arriva, ramenant Tit'Sèbe le\nremmancheur.\n\nC'était un petit homme maigre à figure triste, avec des yeux très\ndoux. Comme toutes les fois qu'on l'appelait au chevet d'un malade il\navait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés,\nqu'il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les\nfortes mains brunes, qui saillaient des manches, avaient des gestes\nqui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps\nde la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui\narracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps\nimmobile, assis près du lit, la contemplant comme s'il attendait\nqu'une intuition miraculeuse lui vînt.\n\nMais quand il parla, ce fut pour dire:\n\n--Vous avez-t-y appelé le curé? Il est venu... Et quand c'est qu'il\ndoit revenir? Demain: c'est correct.\n\nAprès un nouveau silence, il avoua simplement:\n\n--Je n'y peux rien... C'est une maladie dans le dedans du corps, que\nje ne connais pas. Si ç'avait été un accident, des os brisés, je\nl'aurais guérie. Je n'aurais rien eu qu'à sentir ses os avec mes\nmains, et puis le bon Dieu m'aurait inspiré quoi faire, et je\nl'aurais guérie. Mais ça c'est un mal que je ne connais pas. Je\npourrais bien lui poser des mouches noires sur le dos, et peut-être\nça lui tirerait le sang et que ça la soulagerait pour un temps. Ou\nbien je pourrais lui donner une boisson faite avec des rognons de\ncastor; c'est bon pour les maladies de même, c'est connu. Mais je ne\npense pas que ça la guérirait, ni la boisson ni les mouches noires.\n\nIl parlait avec tant d'honnêteté, et si simplement, qu'il faisait\nsentir à tous ce que c'était que la maladie d'un corps humain: un\nphénomène mystérieux et terrible qui se passe derrière des portes\ncloses et que les autres humains ne peuvent combattre que gauchement\nen tâtonnant, se fiant à des signes incertains.\n\n--Si le bon Dieu le veut, elle va mourir.\n\nMaria se mit à pleurer doucement; le père Chapdelaine resta immobile\net muet, la bouche ouverte, ne comprenant pas encore, et le\nremmancheur, ayant prononcé son verdict, baissa la tête et regarda\nlonguement la malade de ses yeux compatissants. Ses mains brunes de\npaysan, inutiles, reposaient sur ses genoux; voûté, un peu penché en\navant, doux et triste, il semblait poursuivre avec son Dieu un\ndialogue muet disant:\n\n--Vous m'avez donné le don de guérir les os brisés, et j'ai guéri;\nmais vous ne m'avez pas donné le don de guérir les maux comme\nceux-ci: alors je suis obligé de laisser cette pauvre femme mourir.\n\nPour la première fois les marques profondes que la maladie avait\ncreusées sur le visage de la mère Chapdelaine parurent à son mari et\nà ses enfants être autre chose que des signes passagers de douleur:\nl'empreinte définitive de la dissolution qui venait. Les soupirs\nprofonds, et en vérité pareils à des râles, qui sortaient de son\ngosier, devinrent non plus une expression consciente de souffrance,\nmais la dernière protestation instinctive d'un organisme que\ndéchirait l'approche de la mort. Et une peur nouvelle leur vint à\ntous, presque plus forte que leur peur de la perdre.\n\n--Vous ne pensez pas qu'elle va mourir avant que M. le curé ne\nrevienne? demanda Maria.\n\nTit'Sèbe eut un geste d'ignorance.\n\n--Je ne peux pas dire... Si votre cheval n'est pas trop fatigué, vous\nferiez bien d'aller le chercher dès qu'il fera jour.\n\nLes regards se tournèrent vers la fenêtre, qui n'était encore qu'une\nplaque noire, et de là revinrent vers la malade. Une femme forte et\ncourageuse, qui avait toute sa santé et toute sa connaissance cinq\njours plus tôt. Sûrement elle n'allait pas mourir aussi vite que\ncela... Mais, maintenant qu'ils savaient l'issue triste et\ninévitable, chaque coup d'oeil révélait un changement subtil, quelque\nsigne nouveau qui faisait de cette femme couchée, aveuglée et\ngémissante, une créature toute différente de leur femme et de leur\nmère quels avaient connue si longtemps.\n\nUne demi-heure passa: le père Chapdelaine se leva brusquement, après\nun nouveau regard vers la fenêtre.\n\n--Je vas atteler, dit-il.\n\nTit-Sèbe hocha la tête.\n\n--C'est correct: vous ferez aussi bien d'atteler; le jour va venir.\nDe même M. le curé sera icitte pour midi.\n\n--Oui, je vas atteler, répéta le père Chapdelaine.\n\nMais au moment de partir il semblait se rendre compte tout à coup\nqu'il se préparait à remplir une mission lugubre et solennelle en\nallant chercher le Saint-Sacrement, qui annonce la mort, et il\nhésitait un peu, comme au seuil d'une étape irrémédiable.\n\n--Je vas atteler.\n\nIl se balança d'un pied sur l'autre, jeta un dernier regard sur la\nmalade, et sortit enfin.\n\nLe jour vint, et bientôt après le vent se leva et commença à mugir\nautour de la maison.\n\n--Voilà le norouâ qui prend: il va y avoir une tempête, dit Tit'Sèbe.\n\nMaria tourna les yeux vers la fenêtre et soupira.\n\n--Et justement il a neigé il y a deux jours: ça va poudrer, certain!\nLes chemins étaient déjà méchants; son père et M. le curé vont avoir\nde la misère.\n\nLe remmancheur secoua la tête.\n\n--Ils auront peut-être un peu de misère en route; mais ils arriveront\npareil. Un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, c'est fort!\n\nSes yeux doux étaient remplis d'une foi sans borne.\n\n--C'est fort un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, répéta-t-il.\nVoilà trois ans passés, on m'avait appelé pour soigner un malade en\nbas de la rivière Mistassini; j'ai vu de suite que je ne pouvais pas\nle guérir, alors j'ai dit qu'on aille quérir un prêtre. C'était la\nnuit et il n'y avait pas d'hommes dans la maison, vu que c'était le\npère qui était malade de même, et que les garçons étaient tous\npetits. Alors j'y ai été moi-même. Il fallait traverser la rivière\npour revenir; la glace venait de descendre--c'était au printemps--et\nil n'y avait quasiment pas un seul bateau à l'eau encore. Nous avons\ntrouvé une grosse chaloupe qui était restée dans le sable tout\nl'hiver, et quand nous avons essayé de la mettre à l'eau elle était\nsi enfoncée dans le sable, et si pesante, qu'à quatre hommes nous\nn'avons seulement pas pu la faire grouiller. Il y avait là Simon\nMartel, le grand Lalancette, de Saint-Méthode, un autre que je ne me\nrappelle plus et moi, et à nous quatre, halant et poussant à nous\nbriser le coeur en pensant à ce pauvre homme qui était en train de\nmourir comme un païen de l'autre bord de l'eau, nous n'avons\nseulement pas pu grouiller cette chaloupe-là d'un quart de pouce. Eh\nbien, M. le curé est venu; il a mis sa main sur le bordage... rien\nque mis sa main sur le bordage, de même... «Poussez encore un coup»\nqu'il a dit; et la chaloupe est partie quasiment seule et s'en est\nallée vers l'eau comme une créature en vie. Cet homme qui était\nmalade a reçu le bon Dieu comme il faut et il est mort en monsieur,\njuste comme le jour venait. Oui, c'est fort, un prêtre!\n\nMaria soupira encore; mais son coeur avait trouvé dans la certitude\net dans l'attente de la mort une sorte de sérénité triste. La maladie\nobscure, l'inquiétude de ce qui pouvait venir, c'étaient des choses\nqu'on combattait à l'aveuglette, sans trop les comprendre, des choses\nvagues et terrifiantes comme des fantômes. Mais devant la mort\ninévitable et prochaine, ce qui restait à faire était simple et prévu\ndepuis des siècles par des lois infaillibles. M. le curé venait, que\nce fût le jour ou la nuit, il venait de loin apportant le\nSaint-Sacrement à travers les rivières torrentielles du printemps,\nsur la glace traîtresse, par les mauvais chemins emplis de neige, en\nface du norouâ cruel, il venait sans jamais manquer, escorté de\nmiracles; il faisait les gestes consacrés, et après cela il n'y avait\nplus de place pour le doute ou la peur: la mort devenait une\npromotion auguste, une porte ouverte sur la béatitude inimaginable\ndes élus...\n\nLa tempête s'était levée et faisait trembler les parois de la maison\ncomme les vitres d'une fenêtre tremblent sous les rafales. Le norouâ\narrivait en mugissant par-dessus les cimes du bois sombre; sur\nl'espace défriché et nu qui entourait les petites constructions de\nbois--la maison, l'étable et la grange--il s'abattait et\ntourbillonnait quelques secondes, violent, mauvais, avec des\nbourrasques brusques qui tentaient de soulever la toiture ou bien\nfrappaient les murs comme des coups de béliers, avant de repartir\nvers la forêt dans une ruée de dépit.\n\nLa maison de bois frissonnait du sol à la cheminée et semblait\nosciller sur sa base, si bien que ses habitants, entendant les\nmugissements et les clameurs aiguës du vent, sentant tout autour\nd'eux l'ébranlement de son choc, souffraient en vérité de presque\ntoute l'horreur de la tempête, n'ayant pas cette impression d'asile\nsûr que donnent les fortes maisons de pierre.\n\nTit'Sèbe regarda autour de lui.\n\n--C'est une bonne maison que vous avez là, pareil; bien étanche et\nchaude... C'est-y votre père et les garçons qui l'ont levée? Oui...\nEt de même vous devez avoir pas mal grand de terre faite, à cette\nheure...\n\nLe vent était si fort qu'ils n'entendirent pas les grelots de\nl'attelage, et tout à coup la porte battit contre le mur et le curé\nde Saint-Henri entra, portant le Saint-Sacrement de ses deux mains\nlevées. Maria et Tit'Sèbe s'agenouillèrent; Tit'Bé courut fermer la\nporte, puis se mit à genoux aussi. Le prêtre retira sa grande pelisse\nde fourrure, la toque poudrée de neige qui lui descendait jusqu'aux\nyeux, et s'en alla vers le lit de la malade sans perdre une seconde,\ncomme un messager porteur d'une grâce.\n\nOh! la certitude! le contentement d'une promesse auguste qui dissipe\nle brouillard redoutable de la mort! Pendant que le prêtre\naccomplissait les gestes consacrés et que son murmure se mêlait aux\nsoupirs de la mourante, Samuel Chapdelaine et ses enfants priaient\nsans relever la tête, presque consolés, exempts de doute et\nd'inquiétude, sûrs que ce qui se passait là était un pacte conclu\navec la divinité, qui faisait du paradis bleu semé d'étoiles d'or un\nbien légitime.\n\nAprès cela le curé de Saint-Henri se chauffa au poêle; puis ils\nprièrent encore quelque temps ensemble, à genoux près du lit.\n\nVers quatre heures, le vent sauta au sud-est, la tempête s'arrêta\naussi brusquement qu'une lame qui frappe un mur, et dans le grand\nsilence singulier qui suivit le tumulte, la mère Chapdelaine soupira\ndeux fois, et mourut.\n\n\n\nCHAPITRE XV\n\n\nÉphrem Surprenant poussa la porte et parut sur le seuil.\n\n--Je suis venu...\n\nIl ne trouva pas d'autres mots et resta immobile quelques secondes,\nregardant l'un après l'autre d'un air gêné le père Chapdelaine,\nMaria, les enfants qui étaient assis près de la table, raides et\nmuets; puis il enleva sa casquette d'un geste hâtif, comme pour\nréparer un oubli, referma la porte derrière lui et s'approcha du lit\noù reposait la morte.\n\nOn avait changé le lit de position, lui tournant la tête au mur et le\npied vers l'intérieur de la maison, afin qu'il fût accessible des\ndeux côtés. Près du mur, deux chandelles brûlaient sur des chaises;\nune d'elles était fichée dans un grand chandelier de métal blanc que\nles visiteurs de la famille Chapdelaine n'avaient encore jamais vu;\npour l'autre, Maria n'avait rien pu trouver de plus approprié qu'une\ncoupe de verre dans laquelle, l'été, on servait les bleuets et les\nframboises sauvages aux jours de cérémonie.\n\nLe chandelier de métal luisait, le verre de la coupe scintillait à la\nlumière, qui n'éclairait pourtant que faiblement le visage de la\nmorte. Il avait revêtu, ce visage, une pâleur singulière, raffinée,\nde femme des villes, effet des quelques jours de maladie ou bien du\nfroid définitif des cadavres, dont le père Chapdelaine et ses enfants\ns'étaient d'abord un peu étonnés, y voyant ensuite une métamorphose\nauguste et qui marquait combien la mort l'avait déjà élevée au-dessus\nd'eux.\n\nÉphrem Surprenant regarda quelques instants, puis s'agenouilla. Il ne\nmurmura d'abord que des mots indistincts de prière; mais quand Maria\net Tit'Bé vinrent s'agenouiller aussi près de lui Il tira de sa poche\nson chapelet à gros grains et commença à le réciter à demi-voix.\n\nQuand ce fut fini, il alla s'asseoir sur une chaise près de la table\net resta silencieux quelque temps, secouant la tête d'un air triste,\ncomme il convient de faire dans une maison où il y a un deuil, et\naussi parce qu'il était sincèrement chagriné.\n\n--C'est une grande perte, fit-il enfin. Tu étais bien gréé de femme,\nSamuel; personne ne peut rien dire à l'encontre. Tu étais bien gréé\nde femme, certain!\n\nAprès cela, il se tut de nouveau, chercha sans les trouver les\nparoles de consolation, et finit par parler d'autre chose.\n\n--Le temps est doux à soir; il va mouiller bientôt. Tout le monde dit\nque le printemps viendra de bonne heure.\n\nPour les paysans, tout ce qui touche à la terre qui les nourrit, et\naussi aux saisons qui tour à tour assoupissent et réveillent la\nterre, est si important qu'on peut en parler, même à côté de la mort,\nsans profanation. Tous dirigèrent instinctivement leurs regards vers\nla petite fenêtre carrée; mais la nuit était obscure et ils ne\npouvaient rien voir.\n\nÉphrem Surprenant fit de nouveau l'éloge de la morte.\n\n--Dans toute la paroisse il n'y avait pas de femme plus vaillante\nqu'elle, ni plus capable. Accueillante, avec ça, et quelle belle\nfaçon elle avait pour les visiteurs! Dans les vieilles paroisses et\nmême dans les villes, où les chars passent, on n'en aurait pas trouvé\nbeaucoup qui la valaient. Oui, tu étais bien gréé de femme,\ncertain...\n\nIl se leva bientôt, et sortit d'un air attristé.\n\nDans le long silence qui suivit, le père Chapdelaine laissa sa tête\nretomber peu à peu sur sa poitrine et parut s'assoupir. Maria éleva\nla voix, craignant un sacrilège.\n\n--Endormez-vous point, son père.\n\n--Non... Non...\n\nIl se redressa sur sa chaise et carra les épaules; mais comme ses\nyeux se fermaient malgré lui, il se leva bientôt.\n\n--On va dire encore un chapelet, fit-il.\n\nIls allèrent s'agenouiller près du lit où reposait la morte et\nrécitèrent un chapelet entier. Quand ils se relevèrent, ils\nentendirent la pluie qui fouettait la vitre et les bardeaux du toit.\nC'était la première pluie du printemps et elle annonçait la\ndélivrance, l'hiver fini, la terre reparaissant bientôt, les rivières\nreprenant leur marche heureuse, le monde métamorphosé une fois de\nplus comme une belle créature qu'un coup de baguette miraculeuse\ndélivre enfin d'un maléfice... Mais ils n'osaient s'en réjouir, dans\ncette maison où pesait la mort, et véritablement ils n'éprouvaient\npresque aucune joie, parce que leur chagrin était profond et sincère.\n\nIls ouvrirent la fenêtre et s'assirent de nouveau, prêtant l'oreille\nau crépitement des gouttes pesantes sur la toiture. Maria vit que son\npère avait détourné la tête et restait immobile, elle crut que son\nassoupissement habituel du soir s'emparait de lui une fois de plus;\nmais au moment où elle allait le réveiller d'un mot, ce fut lui qui\nsoupira et se mit à parler.\n\n--Éphrem Surprenant a dit la vérité, fit-il. Ta mère était une bonne\nfemme, Maria, une femme dépareillée.\n\nMaria fit «Oui» de la tête, serrant les lèvres.\n\n--Courageuse et de bon conseil, elle l'a été tant qu'elle a vécu,\nmais c'est surtout dans les commencements, juste après notre mariage,\net un peu plus tard, quand Esdras et toi vous étiez encore jeunets,\nqu'elle s'est montrée rare. La femme d'un petit habitant s'attend\nbien d'avoir de la misère; mais des femmes qui vont à la besogne\naussi capablement et d'une si belle humeur comme elle a fait dans ce\ntemps-là, il n'y en a pas beaucoup, Maria.\n\nMaria murmura:\n\n--Je sais, son père; je sais bien.\n\nEt elle s'essuya les yeux, car son coeur se fondait.\n\n--Quand nous avons pris notre première terre à Normandin, nous avions\ndeux vaches et pas gros de pacage, car presque tout ce lot-là était\nencore en bois debout, et difficile à faire. Moi j'ai pris ma hache\net puis je lui ai dit: «Je vas te faire de la terre, Laura!» Et du\nmatin au soir c'était bûche, bûche, sans jamais revenir à la maison\nhormis que pour le dîner; et tout ce temps-là elle faisait le ménage\net l'ordinaire, elle soignait les animaux, elle mettait les clôtures\nen ordre, elle nettoyait l'étable, peinant sans arrêter, et trois ou\nquatre fois dans la journée elle sortait devant la porte et restait\nun moment à me regarder, là-bas à la lisière du bois, où je fessais\nde toutes mes forces sur les épinettes et les bouleaux pour lui faire\nde la terre.\n\n«Et puis voilà qu'en juillet le puits a tari: les vaches n'avaient\nplus d'eau à leur soif et elles ont quasiment arrêté de donner du\nlait. Alors pendant que j'étais dans le bois, la mère s'est mise à\nvoyager à la rivière avec une chaudière dans chaque main, remontant\nl'écarre huit et dix fois de suite avec ses chaudières pleines, les\npieds dans le sable coulant, jusqu'à ce qu'elle ait eu fini de\nremplir un quart, et quand le quart était plein, elle le chargeait\nsur une brouette et s'en allait le vider dans la grande cuve dans le\nclos des vaches, à plus de trois cents verges de la maison, au pied\ndu cran. C'était pas un ouvrage de femme, ça, et je lui ai bien dit\nde me laisser faire; mais toutes les fois elle se mettait à crier:\n«Occupe-toi pas de ça, toi... Occupe-toi de rien... Fais-moi de la\nterre.» Et elle riait pour m'encourager, mais je voyais bien qu'elle\navait eu de la misère, et que le dessous de ses yeux était tout noir\nde fatigue.\n\n«Alors je prenais ma hache et je m'en allais dans le bois, et je\nfessais si fort sur les bouleaux que je faisais sauter des morceaux\ngros comme le poignet, en me disant que c'était une femme dépareillée\nque javais là et que si le bon Dieu me gardait ma santé je lui ferais\nune belle terre...»\n\nLa pluie crépitait toujours sur le toit; de temps en temps un coup de\nvent venait fouetter la fenêtre de gouttes pesantes qui coulaient\nensuite sur le carreau comme des larmes lentes. Encore quelques\nheures de pluie et ce serait le sol mis à nu, les ruisseaux se\nformant sur toutes les pentes; quelques jours, et de nouveau l'on\nentendrait les chutes...\n\n--Quand nous avons pris une autre terre en haut de Mistassini, reprit\nSamuel Chapdelaine, ç'a été la même chose: du travail dur et de la\nmisère pour elle comme pour moi; mais toujours encouragée et de belle\nhumeur... Là nous étions en plein bois; mais comme il y avait des\nclairières avec du foin bleu parmi les roches, nous nous sommes mis à\nélever des moutons. Un soir...\n\nIl se tut encore quelques instants, puis recommença à parler en\nregardant Maria fixement comme s'il voulait lui faire bien comprendre\nce qu'il allait dire.\n\n--C'était en septembre; au temps où toutes les bêtes dans le bois\ndeviennent mauvaises. Un homme de Mistassini qui descendait la\nrivière en canot s'était arrêté près de chez nous et il nous avait\ndit comme ça: «Prenez garde à vos moutons, les ours sont venus tuer\nune génisse tout près des maisons la semaine passée.» Alors la mère\net moi nous sommes allés ce soir-là virer au foin bleu pour faire\nrentrer les moutons au clos la nuit, pour pas que les ours les\nmangent.\n\n«Moi j'avais pris par un bord et elle par l'autre, à cause que les\nmoutons s'égaillaient dans les aunes. C'était à la brunante, et tout\nà coup j'entends Laura qui crie: «Ah! les maudits!» Il y avait des\nbêtes qui remuaient dans la brousse, et c'était facile de voir que\nc'étaient pas des moutons, à cause que dans le bois, vers le soir,\nles moutons font des taches blanches. Alors je me suis mis à courir\ntant que j'ai pu, ma hache à la main. Ta mère me l'a conté plus tard,\nquand nous étions de retour à la maison: elle avait vu un mouton\ncouché par terre, déjà mort et deux ours qui étaient après le manger.\nÇa prend un bon homme, pas peureux de rien, pour faire face à des\nours en septembre, même avec un fusil; et quand c'est une femme avec\nrien dans la main, le mieux qu'elle peut faire c'est de se sauver et\npersonne n'a rien à dire. Mais la mère elle a ramassé un bois par\nterre et elle a couru dret sur les ours, en criant: «Nos beaux\nmoutons gras! Sauvez-vous, grands voleux, ou je vais vous faire du\nmal!»\n\n«Moi, j'arrivais en galopant tant que je pouvais à travers les\nchousses; mais le temps que je la rejoigne les ours s'étaient sauvés\ndans le bois sans rien dire, tout piteux, parce qu'elle les avait\napeurés comme il faut.»\n\nMaria écoutait, retenant son haleine, et se demandant si vraiment\nc'était bien sa mère qui avait fait cela, sa mère qu'elle avait\ntoujours connue douce et patiente, et qui n'avait jamais donné une\ntaloche à Télesphore sans le prendre ensuite sur ses genoux pour le\nconsoler, pleurant avec lui et disant que de battre un enfant, il y\navait de quoi lui briser le coeur.\n\nLa courte averse de printemps était déjà finie; la lune se montrait à\ntravers les nuages comme un visage curieux venant voir ce qui restait\nencore de la neige de l'hiver après cette première pluie. Le sol\nétait toujours d'une blancheur uniforme; le silence profond de la\nnuit annonçait que bien des jours encore s'écouleraient avant qu'on\nentendît de nouveau le tonnerre lointain des grandes chutes; mais la\nbrise tiède chuchotait des encouragements et des promesses.\n\nSamuel Chapdelaine se tut quelque temps, la tête penchée, les mains\nsur ses genoux, se souvenant du passé et des dures années pourtant\npleines d'espérance. Quand il recommença à parler, ce fut d'une voix\nhésitante, avec une sorte d'humilité mélancolique.\n\n--À Normandin, et à Mistassini, et dans les autres places où nous\navons passé, j'ai toujours travaillé fort; personne ne peut rien dire\nà l'encontre. J'ai clairé bien des arpents de bois, et bâti des\nmaisons et des granges, en me disant toutes les fois qu'un jour\nviendrait où nous aurions une belle terre, et où ta mère pourrait\nvivre comme les femmes des vieilles paroisses avec de beaux champs\nnus des deux bords de la maison aussi loin qu'on peut voir, un jardin\nde légumes, de belles vaches grasses dans le clos... Et voilà qu'elle\nest morte tout de même dans une place à moitié sauvage, loin des\nautres maisons et des églises et si près du bois qu'il y a des nuits\noù l'on entend crier les renards. Et c'est ma faute, si elle est\nmorte dans une place de même; c'est ma faute, certain!\n\nLe remords l'étreignait; il secouait la tête, les yeux à terre.\n\n--Plusieurs fois, après que nous avions passé cinq ou six ans dans\nune place et que tout avait bien marché, nous commencions à avoir un\nbeau bien: du pacage, de grands morceaux de terre faite prêts à être\nsemés, une maison toute tapissée en dedans avec des gazettes à\nimages... Il venait du monde qui s'établissait autour de nous; il n'y\navait rien qu'à attendre un peu en travaillant tranquillement et nous\naurions été au milieu d'une belle paroisse où Laura aurait pu faire\nun règne heureux... Et puis tout à coup le coeur me manquait; je me\nsentais tanné de l'ouvrage, tanné du pays; je me mettais à haïr les\nfaces des gens qui prenaient des lots dans le voisinage et qui\nvenaient nous voir, pensant que nous serions heureux d'avoir de la\nvisite après être restés seuls si longtemps. J'entendais dire que\nplus loin vers le haut du lac, dans le bois, il y avait de la bonne\nterre; que du monde de Saint-Gédéon parlait de prendre des lots de ce\ncôté-là, et voilà que cette place dont j'entendais parler, que je\nn'avais jamais vue et où il n'y avait encore personne, je me mettais\nà avoir faim et soif d'elle comme si c'était la place où jétais né...\n\n«Dans ces temps-là, quand l'ouvrage de la journée était fini, au lieu\nde rester à fumer près du poêle, j'allais m'asseoir sur le perron et\nje restais là sans grouiller, comme un homme qui a le mal du pays et\nqui s'ennuie, et tout ce que je voyais là devant moi: le bien que\nj'avais fait moi-même avec tant de peine et de misère, les champs,\nles clôtures, le cran qui bouchait la vue, je le haïssais à en perdre\nla raison.\n\n«Alors ta mère venait par-derrière sans faire de bruit; elle\nregardait aussi notre bien, et je savais qu'elle était contente dans\nle fond de son coeur, parce que ça commençait à ressembler aux\nvieilles paroisses où elle avait été élevée et où elle aurait voulu\nfaire tout son règne. Mais au lieu de me dire que je n'étais qu'un\nvieux simple et un fou de vouloir m'en aller, comme bien des femmes\nauraient fait, et de me chercher des chicanes pour ma folie, elle ne\nfaisait rien que soupirer un peu, en songeant à la misère qui allait\nrecommencer dans une autre place dans les bois, et elle me disait\ncomme ça tout doucement: «Eh bien, Samuel! C'est-y qu'on va encore\nmouver bientôt?»\n\n«Dans ces temps-là je ne pouvais pas lui répondre, tant j'étranglais\nde honte, à cause de la vie misérable qu'elle faisait avec moi; mais\nje savais bien que je finirais par partir encore pour m'en aller plus\nhaut vers le Nord, plus loin dans le bois, et qu'elle viendrait avec\nmoi et prendrait sa part de la dure besogne du commencement, toujours\naussi capablement, encouragée et de belle humeur, sans jamais un mot\nde chicane ni de malice.»\n\nAprès cela il se tut et sembla ruminer longuement son regret et son\nchagrin. Maria soupira et se passa les mains sur la figure, comme\nl'on fait quand on veut effacer ou oublier quelque chose; mais en\nvérité elle ne désirait rien oublier. Ce qu'elle venait d'entendre\nl'avait émue et troublée; elle avait l'intuition confuse que ce récit\nd'une vie dure, bravement vécue, avait pour elle un sens profond et\nopportun, et qu'il contenait une leçon, si seulement elle pouvait\ncomprendre.\n\n--Comme on connaît mal les gens! songea-t-elle.\n\nDès le seuil de la mort, sa mère semblait prendre un aspect auguste\net singulier, et voici que les qualités familières, humbles, qui\nl'avaient fait aimer de son vivant, disparaissaient derrière d'autres\nvertus presque héroïques.\n\nVivre toute sa vie en des lieux désolés, lorsqu'on aurait aimé la\ncompagnie des autres humains et la sécurité paisible des villages;\npeiner de l'aube à la nuit, dépensant toutes les forces de son corps\nen mille dures besognes et garder de l'aube à la nuit toute sa\npatience et une sérénité joyeuse; ne jamais voir autour de soi que la\nnature primitive, sauvage, le bois inhumain, et garder au milieu de\ntout cela l'ordre raisonnable, et la douceur, et la gaieté, qui sont\nles fruits de bien des siècles de vie sans rudesse, c'était une chose\ndifficile et méritoire, assurément. Et quelle était la récompense?\nQuelques mots d'éloge, après la mort.\n\nEst-ce que cela en valait la peine? La question ne se posait pas dans\nson esprit avec cette netteté; mais c'était bien à cela qu'elle\nsongeait. Vivre ainsi, aussi durement, aussi bravement, et laisser\ntant de regret derrière soi, peu de femmes en étaient capables.\nElle-même...\n\nLe ciel baigné de lune était singulièrement lumineux et profond, et\nd'un bout à l'autre de ce ciel des nuages curieusement découpés,\nsemblables à des décors, défilaient comme une procession solennelle.\nLe sol blanc n'évoquait aucune idée de froid ni de tristesse, car la\nbrise était tiède et quelque vertu mystérieuse du printemps qui\nvenait faisait de la neige un simple déguisement du paysage,\nnullement redoutable, et que l'on devinait condamné à bientôt\ndisparaître.\n\nMaria, assise près de la petite fenêtre, regarda quelque temps sans y\npenser le ciel, le sol blanc, la barre lointaine de la forêt, et tout\nà coup il lui sembla que cette question qu'elle s'était posée à\nelle-même venait de recevoir une réponse. Vivre ainsi, dans ce pays,\ncomme sa mère avait vécu, et puis mourir et laisser derrière soi un\nhomme chagriné et le souvenir des vertus essentielles de sa race,\nelle sentait qu'elle serait capable de cela. Elle s'en rendait compte\nsans aucune vanité et comme si la réponse était venue d'ailleurs.\nOui, elle serait capable de cela; et une sorte d'étonnement lui vint,\ncomme si c'était là une nouvelle révélation inattendue.\n\nElle pourrait vivre ainsi; seulement... elle n'avait pas dessein de\nle faire... Un peu plus tard, quand ce deuil serait fini, Lorenzo\nSurprenant reviendrait des États pour la troisième fois et\nl'emmènerait vers l'inconnu magique des villes loin des grands bois\nqu'elle détestait, loin du pays barbare où les hommes qui s'étaient\nécartés mouraient sans secours, où les femmes souffraient et\nagonisaient longuement tandis qu'on s'en allait chercher une aide\ninefficace au long des interminables chemins emplis de neige.\nPourquoi rester là, et tant peiner, et tant souffrir lorsqu'on\npouvait s'en aller vers le Sud et vivre heureux?\n\nLe vent tiède qui annonçait le printemps vint battre la fenêtre,\napportant quelques bruits confus: le murmure des arbres serrés dont\nles branches frémissent et se frôlent, le cri lointain d'un hibou.\nPuis le silence solennel régna de nouveau. Samuel Chapdelaine s'était\nendormi; mais ce sommeil au chevet de la morte n'avait rien de\ngrossier ni de sacrilège; le menton sur sa poitrine, les mains\nouvertes sur ses genoux, il semblait plongé dans un accablement\ntriste, ou bien enfoncé dans une demi-mort volontaire où il suivit\nd'un peu plus près la disparue.\n\nMaria se demandait encore: pourquoi rester là, et tant peiner, et\ntant souffrir? Pourquoi? Et comme elle ne trouvait pas de réponse\nvoici que du silence de la nuit, à la longue, des voix s'élevèrent.\n\nElles n'avaient rien de miraculeux, ces voix; chacun de nous en\nentend de semblables lorsqu'il s'isole et se recueille assez pour\nlaisser loin derrière lui le tumulte mesquin de la vie journalière.\nSeulement elles parlent plus haut et plus clair aux coeurs simples,\nau milieu des grands bois du Nord et des campagnes désolées. Comme\nMaria songeait aux merveilles lointaines des cités, la première voix\nvint lui rappeler en chuchotant les cent douceurs méconnues du pays\nqu'elle voulait fuir.\n\nL'apparition quasi miraculeuse de la terre au printemps, après les\nlongs mois d'hiver... La neige redoutable se muant en ruisselets\nespiègles sur toutes les pentes; les racines surgissant, puis la\nmousse encore gonflée d'eau, et bientôt le sol délivré sur lequel on\nmarche avec des regards de délice et des soupirs d'allégresse, comme\nen une exquise convalescence... Un peu plus tard les bourgeons se\nmontraient sur les bouleaux, les aunes et les trembles, le bois de\ncharme se couvrait de fleurs roses, et après le repos forcé de\nl'hiver le dur travail de la terre était presque une fête; peiner du\nmatin au soir semblait une permission bénie...\n\nLe bétail enfin délivré de l'étable entrait en courant dans les clos\net se gorgeait d'herbe neuve. Toutes les créatures de l'année: les\nveaux, les jeunes volailles, les agnelets batifolaient au soleil et\ncroissaient de jour en jour tout comme le foin et l'orge. Le plus\npauvre des fermiers s'arrêtait parfois au milieu de sa cour ou de ses\nchamps, les mains dans ses poches et savourait le grand contentement\nde savoir que la chaleur du soleil, la pluie tiède, l'alchimie\ngénéreuse de la terre--toutes sortes de forces géantes--travaillaient\nen esclaves soumises pour lui... pour lui.\n\nAprès cela, c'était l'été: l'éblouissement des midis ensoleillés, la\nmontée de l'air brûlant qui faisait vaciller l'horizon et la lisière\ndu bois, les mouches tourbillonnant dans la lumière, et à trois cents\npas de la maison les rapides et la chute--écume blanche sur l'eau\nnoire--dont la seule vue répandait une fraîcheur délicieuse. Puis la\nmoisson, le grain nourricier s'empilant dans les granges, l'automne,\net bientôt l'hiver qui revenait... Mais voici que miraculeusement\nl'hiver ne paraissait plus détestable ni terrible: il apportait tout\nau moins l'intimité de la maison close et au dehors, avec la\nmonotonie et le silence de la neige amoncelée, la paix, une grande\npaix.\n\nDans les villes il y aurait les merveilles dont Lorenzo Surprenant\navait parlé, et ces autres merveilles qu'elle imaginait elle-même\nconfusément: les larges rues illuminées, les magasins magnifiques, la\nvie facile, presque sans labeur, emplie de petits plaisirs. Mais\npeut-être se lassait-on de ce vertige à la longue, et les soirs où\nl'on ne désirait rien que le repos et la tranquillité, où retrouver\nla quiétude des champs et des bois, la caresse de la première brise\nfraîche, venant du nord-ouest après le coucher du soleil, et la paix\ninfinie de la campagne s'endormant tout entière dans le silence?\n\n«Ça doit être beau pourtant!» se dit-elle en songeant aux grandes\ncités américaines. Et une autre voix s'éleva comme une réponse.\nLà-bas c'était l'étranger: des gens d'une autre race parlant d'autre\nchose dans une autre langue, chantant d'autres chansons... Ici...\n\nTous les noms de son pays, ceux qu'elle entendait tous les jours,\ncomme ceux qu'elle n'avait entendus qu'une fois, se réveillèrent dans\nsa mémoire: les mille noms que des paysans pieux venus de France ont\ndonnés aux lacs, aux rivières, aux villages de la contrée nouvelle\nqu'ils découvraient et peuplaient à mesure... lac à l'Eau-Claire...\nla Famine... Saint-Coeur-de-Marie... Trois-Pistoles...\nSainte-Rose-du-Dégelé... Pointe-aux-Outardes...\nSaint-André-de-l'Épouvante...\n\nEutrope Gagnon avait un oncle qui demeurait à\nSaint-André-de-l'Épouvante; Racicot, de Honfleur, parlait souvent de\nson fils, qui était chauffeur à bord d'un bateau du golfe, et chaque\nfois c'étaient encore des noms nouveaux qui venaient s'ajouter aux\nanciens: les noms de villages de pêcheurs ou de petits ports du\nSaint-Laurent, dispersés sur les rives entre lesquelles les navires\nd'autrefois étaient montés bravement vers l'inconnu...\nPointe-Mille-Vaches... Les Escoumins... Notre-Dame-du-Portage... les\nGrandes-Bergeronnes... Gaspé...\n\nQu'il était plaisant d'entendre prononcer ces noms, lorsqu'on parlait\nde parents ou d'amis éloignés, ou bien de longs voyages! Comme ils\nétaient familiers et fraternels, donnant chaque fois une sensation\nchaude de parenté, faisant que chacun songeait en les répétant: «Dans\ntout ce pays-ci nous sommes chez nous... chez nous!»\n\nVers l'Ouest, dès qu'on sortait de la province, vers le Sud, dès\nqu'on avait passé la frontière, ce n'était plus partout que des noms\nanglais, qu'on apprenait à prononcer à la longue et qui finissaient\npar sembler naturels sans doute; mais où retrouver la douceur joyeuse\ndes noms français?\n\nLes mots d'une langue étrangère sonnant sur toutes les lèvres, dans\nles rues, dans les magasins... De petites filles se prenant par la\nmain pour danser une ronde et entonnant une chanson que l'on ne\ncomprenait pas... Ici...\n\nMaria regardait son père, qui dormait toujours, le menton sur sa\npoitrine comme un homme accablé qui médite sur la mort, et tout de\nsuite elle se souvint des cantiques et des chansons naïves qu'il\napprenait aux enfants presque chaque soir.\n\n À la claire fontaine,\n M'en allant promener...\n\nDans les villes des États, même si l'on apprenait aux enfants ces\nchansons-là, sûrement ils auraient vite fait de les oublier!\n\nLes nuages épars qui tout à l'heure défilaient d'un bout à l'autre du\nciel baigné de lune s'étaient fondus en une immense nappe grise,\npourtant ténue, qui ne faisait que tamiser la lumière; le sol couvert\nde neige mi-fondue était blafard, et entre ces deux étendues claires\nla lisière de la forêt s'allongeait comme le front d'une armée.\n\nMaria frissonna; l'attendrissement qui était venu baigner son coeur\ns'évanouit; elle se dit une fois de plus: «Tout de même... c'est un\npays dur, icitte. Pourquoi rester?»\n\nAlors une troisième voix plus grande que les autres s'éleva dans le\nsilence: la voix du pays de Québec, qui était à moitié un chant de\nfemme et à moitié un sermon de prêtre.\n\nElle vint comme un son de cloche, comme la clameur auguste des orgues\ndans les églises, comme une complainte naïve et comme le cri perçant\net prolongé par lequel les bûcherons s'appellent dans les bois. Car\nen vérité tout ce qui fait l'âme de la province tenait dans cette\nvoix: la solennité chère du vieux culte, la douceur de la vieille\nlangue jalousement gardée, la splendeur et la force barbare du pays\nneuf où une racine ancienne a retrouvé son adolescence.\n\nElle disait: «Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous\nsommes restés... Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi\nnous sans amertume et sans chagrin, car s'il est vrai que nous\nn'ayons guère appris, assurément nous n'avons rien oublié.\n\n«Nous avions apporté d'outre-mer nos prières et nos chansons: elles\nsont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le\ncoeur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt à la\npitié qu'au rire, le coeur le plus humain de tous les coeurs humains:\nil n'a pas changé. Nous avons marqué un plan du continent nouveau, de\nGaspé à Montréal, de Saint-Jean-d'Iberville à l'Ungava, en disant:\nici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre\nculte, notre langue, nos vertus et jusqu'à nos faiblesses deviennent\ndes choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu'à la\nfin.\n\n«Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plaît d'appeler\ndes barbares; ils ont pris presque tout le pouvoir; ils ont acquis\npresque tout l'argent; mais au pays de Québec rien n'a changé. Rien\nne changera, parce que nous sommes un témoignage. De nous-mêmes et de\nnos destinées, nous n'avons compris clairement que ce devoir-là:\npersister... nous maintenir... Et nous nous sommes maintenus,\npeut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne\nvers nous et dise: Ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir...\nNous sommes un témoignage.\n\n«C'est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont\nrestés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement\ninexprimé qui s'est formé dans leurs coeurs, qui a passé dans les\nnôtres et que nous devrons transmettre à notre tour à de nombreux\nenfants: Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit\nchanger...»\n\nL'immense nappe grise qui cachait le ciel s'était faite plus opaque et\nplus épaisse, et soudain la pluie recommença à tomber approchant,\nencore un peu, l'époque bénie de la terre nue et des rivières\ndélivrées. Samuel Chapdelaine dormait toujours, le menton sur sa\npoitrine, comme un vieil homme que la fatigue d'une longue vie dure\naurait tout à coup accablé. Les flammes des deux chandelles fichées\ndans le chandelier de métal et dans la coupe de verre vacillaient\nsous la brise tiède, de sorte que des ombres dansaient sur le visage\nde la morte et que ses lèvres semblaient murmurer des prières ou\nchuchoter des secrets.\n\nMaria Chapdelaine sortit de son rêve et songea: «Alors je vais rester\nici... de même!» car les voix avaient parlé clairement et elle\nsentait qu'il fallait obéir. Le souvenir de ses autres devoirs ne\nvint qu'ensuite, après qu'elle se fut résignée, avec un soupir.\nAlma-Rose était encore toute petite; sa mère était morte et il\nfallait bien qu'il restât une femme à la maison. Mais en vérité\nc'étaient les voix qui lui avaient enseigné son chemin.\n\nLa pluie crépitait sur les bardeaux du toit, et la nature heureuse de\nvoir l'hiver fini envoyait par la fenêtre ouverte de petites bouffées\nde brise tiède qui semblaient des soupirs d'aise. À travers les\nheures de la nuit Maria resta immobile, les mains croisées dans son\ngiron, patiente et sans amertume, mais songeant avec un peu de regret\npathétique aux merveilles lointaines qu'elle ne connaîtrait jamais et\naussi aux souvenirs tristes du pays où il lui était commandé de\nvivre; à la flamme chaude qui n'avait caressé son coeur que pour\ns'éloigner sans retour, et aux grands bois emplis de neige d'où les\ngarçons téméraires ne reviennent pas.\n\n\n\nCHAPITRE XVI\n\n\nEn mai, Esdras et Da'Bé descendirent des chantiers, et leur chagrin\nraviva le chagrin des autres. Mais la terre enfin nue attendait la\nsemence, et aucun deuil ne pouvait dispenser du labeur de l'été.\n\nEutrope Gagnon vint veiller un soir, et peut-être, en regardant à la\ndérobée le visage de Maria, devina-t-il que son coeur avait changé,\ncar lorsqu'ils se trouvèrent seuls il demanda:\n\n--Calculez-vous toujours de vous en aller, Maria?\n\nElle fit: «Non» de la tête, les yeux à terre.\n\n--Alors... Je sais bien que ça n'est pas le temps de parler de ça,\nmais si vous pouviez me dire que j'ai une chance pour plus tard,\nj'endurerais mieux l'attente.\n\nMaria lui répondit:\n\n--Oui... Si vous voulez je vous marierai comme vous m'avez demandé,\nle printemps d'après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du\nbois pour les semailles."